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Samedi 16 juillet 2005, 8 h 34

 

— Suttle ?

Ce fut la première question que posa Martin Barrie. Le superintendant, au grand dam de son épouse, était déjà à son bureau avant 8 heures. Le samedi, ainsi qu’elle ne s’était pas privée de le lui faire remarquer avec aigreur, était un jour réservé à la famille.

— Il a survécu à l’opération, chef. Mais ce n’est quand même pas gagné. Il est en soins intensifs. Des chances qu’il y reste encore un moment.

Faraday s’était rendu à l’hôpital à la première heure. Suttle était toujours dans un état critique, mais, en un sens, il semblait avoir eu beaucoup de chance. Si le couteau s’était enfoncé d’un ou deux millimètres de plus, Ewart serait déjà inculpé de meurtre.

— Carte ? Fleurs ? Quelqu’un s’en est chargé ?

— Une carte a fait le tour du service hier soir, chef. On la déposera à l’hosto aujourd’hui.

— Hmm… Et Ewart ? demanda Barrie, se rembrunissant.

Faraday rapporta à Barrie la teneur de l’interrogatoire à Bridewell. Il exposait les étapes qu’il devrait franchir avant de pouvoir interroger Dale Cummings, quand Barrie l’interrompit. Il était clair que la nouvelle concernant Suttle le bouleversait.

— Il y a un problème, n’est-ce pas, Joe ?

— Pardon, chef ?

— Avec Suttle. Si j’ai bien compris, il poursuit cet individu, ce Ewart. Ewart prend un otage. Il a un couteau. La situation peut déraper dans n’importe quelle direction. Il existe des procédures. Suttle aurait dû le savoir.

— Je suis certain que le constable Suttle a fait ce qu’il pensait être le mieux sur le moment, chef, répondit Faraday sans broncher. Il a estimé que la vie de cette femme était en danger, et il a voulu intervenir.

— Mais ç’aurait pu être elle, Joe. Une fois que ça a dérapé, c’est elle qui aurait pu recevoir le coup de couteau.

— Mais ça n’a pas été le cas, chef. Ç’a été Jimmy. Et il a de la chance d’être encore en vie.

— Oui, c’est sûr.

Barrie agita la main au-dessus de la paperasse étalée sur son bureau.

— Vous savez cela, je sais cela. Il reste à savoir si le superintendant en chef le verra de la même façon. Il s’en est fallu de peu que Suttle ne se fasse tuer, et nos amis de l’état-major voudront savoir pourquoi. Vous connaissez la musique. Il peut recevoir une citation comme un coup de pied au cul. À mon avis, étant donné les circonstances, il lui donnera certainement ce qu’il mérite. Qu’en pensez-vous ?

— Du boss ?

— De Suttle. De ce qu’il a fait. De la décision qu’il a prise.

— J’applaudis des deux mains.

— Vraiment ?

— Oui, chef. Il a pris ses responsabilités. Je ne suis pas sûr qu’on aurait pu lui en demander plus.

— Appelleriez-vous cela du discernement ?

— J’appellerais ça du courage, chef.

Faraday prenait sur lui pour contenir sa colère. Barrie avait raison, bien sûr. L’inévitable débriefing donnerait lieu à des interrogations sur l’évaluation de la prise de risque, l’imprudence et la mise en danger inutile de vies humaines. S’il avait respecté le règlement à la lettre, Suttle aurait dû reculer, demander du renfort, appeler la cavalerie. Une poursuite d’une minute se serait transformée en véritable siège. Les télés auraient rappliqué. Ashburton Road aurait connu son quart d’heure de célébrité.

— Alors, que voulez-vous que je fasse, chef ? demanda Faraday calmement. Une fois que j’aurai transmis nos amitiés à Jimmy ?

— Rien, Joe. Le dossier devrait nous permettre d’établir les faits, et une fois qu’il sera complet, nous le transmettrons à mon supérieur pour qu’il voie par lui-même. J’attirais juste votre attention là-dessus, rien de plus. Vous avez raison. Suttle a fait preuve de courage. Il a pris une décision en une fraction de seconde, et il en paie le prix. Nous souhaiterions qu’il s’en tire avec une citation, pas une mesure disciplinaire. Suttle fera évidemment une déposition, si Dieu le veut. Prévenez-moi lorsqu’elle sera disponible. Hé ?

— Bien entendu, chef.

Faraday, qui bouillait toujours de colère, opina de la tête. Il savait qu’il ne devrait pas s’étonner des petits jeux que les uns et les autres étaient obligés de jouer désormais, mais il était toujours un policier en exercice, et supportait mal de perdre du temps à nourrir le monstre que la dernière décennie de politique policière semblait avoir créé. Serrer les voyous ne suffisait plus. Le mot à la mode qui vous gagnait tous les bons points, c’était la transparence. La moindre décision devait être justifiée, et plutôt deux fois qu’une. C’était Opacité zéro. Le grand public, même les ordures dans le genre d’Ewart, par quelque étrange tour de passe-passe politique, devenaient des clients. Peut-être que Jimmy Suttle n’aurait pas dû sauter par-dessus le mur, songea Faraday avec hargne. Peut-être était-ce même un peu risqué de sa part d’avoir frappé à la porte de Ewart.

Barrie enchaînait déjà. On pouvait, de son point de vue, laisser mijoter Tartan sans risque. Karl Ewart allait sans doute être placé en détention provisoire par les magistrats, ce qui laisserait à l’équipe de Faraday tout le temps d’explorer ses liens avec la disparition d’Alan Givens. En revanche, il fallait que ça bouge, et pas qu’un peu, du côté de l’opération Coppice. Barrie avait réduit les effectifs du week-end mais, dès lundi, on prendrait un nouveau départ.

— M. Willard va passer ce matin, vous le saviez ?

— Non, chef.

— Il semblerait que les médias s’intéressent à M. Duley. Nous devons maîtriser le sujet, dit-il en prenant ses Rizla. Alors, qu’allons-nous lui dire ?

Faraday fit le point sur les progrès réalisés à ce jour. Côté Duley, ils disposaient d’un nom, d’une ligne directrice ainsi que d’éléments prouvant sa présence dans la forêt en bordure de voie ferrée. Les traces de pneus avaient permis d’identifier un modèle, mais les fabricants en vendaient des centaines de milliers par an, et les moulages ne servaient à rien tant qu’ils n’avaient pas un véhicule. Mme Cleaver, qui habitait en haut du chemin menant à la forêt, avait entendu une voiture passer au beau milieu de la nuit, en direction du sud. L’hypothèse de Faraday selon laquelle celle-ci repartait à Portsmouth n’avait pas, jusqu’à présent, été confirmée par les bandes de vidéosurveillance. Le Renseignement essayait toujours de trouver l’origine du cadenas, de la chaîne et des morceaux de corde, mais ces trois éléments étaient trop communs pour espérer un résultat rapide.

— Ce qui nous ramène à M. Duley.

— Exactement, chef.

— Motivations ?

— Winter pense que nous devrions nous concentrer surtout sur le Venezuela.

— C’est aussi ce que j’avais déduit. Vous êtes d’accord ?

— Oui. Pour être franc, nous n’avons pas grand-chose d’autre. L’homme était un solitaire. Politiquement, il semblerait qu’il se soit un peu, et même beaucoup, investi, mais j’ai l’impression qu’il a pas mal bourlingué.

— Pas d’amis ? Aucun proche ?

— Pas vraiment. Winter a épluché son carnet d’adresses. L’homme attirait beaucoup, mais nous n’avons encore trouvé personne qui sorte du lot.

— Mobile ?

— Nous n’en avons pas encore trouvé, mais nous avons obtenu un numéro par plusieurs sources. Winter l’a transmis à la CIT. Nous n’avons pas encore de réponse.

La Cellule d’Identification Téléphonique centralisait les contacts des services de police avec les compagnies de téléphonie. Le traitement des demandes sur facturations et réseaux cellulaires pouvait prendre des semaines.

— Et la carte postale que vous m’aviez montrée ? Querida ?

— C’est toujours un petit mystère. Querida, en espagnol, c’est un terme d’affection qu’on adresse à une femme, sa maîtresse ou une intime. Mais pourquoi a-t-il envoyé cette carte à sa propre adresse ?

— Parce que quelqu’un la recevrait.

— Or, personne ne l’a prise. Et il semble qu’aucun voisin n’ait vu quiconque.

— Des empreintes digitales dessus ?

— Oui, chef. Celles d’une personne. Lui.

Barrie hocha la tête.

— Donc, vous pensez qu’il se l’est peut-être envoyée à lui-même ? C’est ce que vous voulez dire ?

— Oui. Soit ça, soit ça fait partie d’un jeu. Pour l’instant, nous n’en savons rien.

— Vous trouvez ça bizarre ?

— Je trouve ça inhabituel, mais, en un sens, chef, ça peut coller. Bizarre, c’est le bon terme.

— Vous pensez que Duley était bizarre ?

— Oui.

— Comment ça ?

— Je pense qu’il manquait de prudence. Et qu’il était un brin exhibitionniste. Et aussi qu’il en avait gros sur le cœur. Voilà un homme qui bougeait à la vitesse de la lumière, un vrai derviche tourneur ; en un clin d’œil, il n’y avait plus personne. Bizarre, oui. Unique en son genre.

Barrie dévisagea Faraday un moment.

— Pourquoi imprudent ? En quoi ?

— Eh bien, chef, physiquement, pour commencer. C’est là, dans le dossier. Les grandes manifs. Les arrestations pour trouble à l’ordre public. Il semblait n’avoir peur de rien, et sûrement pas de nous. Et puis, il y a autre chose. D’après moi, Duley devait être dans le tout ou rien. Quand il s’investissait dans une cause, il se donnait à mille pour cent, sans retenue, sans réserve. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Tapis de bombes ?

— Exactement. On a interrogé l’organisateur de Respect. Il nous a dit que Duley avait une énergie extraordinaire, mais aussi une grande gueule. Il vous épuisait. Quand on mène une campagne politique, ça peut être utile, évidemment, mais il y a aussi un inconvénient. Comme je vous disais, il semblerait que Duley ne s’était pas fait beaucoup d’amis.

— Oui, bien sûr, approuva Barrie. Et alors, quel est le lien entre tout ça et le Venezuela ?

— Je ne sais pas trop. Il animait un petit séminaire d’histoire locale un peu plus loin, à Buckland. J’y suis allé hier, j’ai discuté avec l’organisatrice. Il se trouve que Duley était devenu une sorte de star. Il parle deux ou trois langues, et elle pense qu’il s’était peut-être lié avec un type du coin qui avait besoin de quelqu’un parlant l’espagnol. Elle n’en savait pas plus, mais elle m’a donné un autre nom, celui d’une fille qui assistait au séminaire et qui pourrait peut-être nous en dire davantage. Ce sera une de nos prochaines actions. On va s’y coller.

— Ce type, dit Barrie, intéressé à présent, vous avez un nom ?

— Kearns. Mickey Kearns. Il est déjà connu de nos services. Violences dans les stades et trafics divers.

— Qui s’en charge ?

— Une équipe de terrain. Ils sont allés chez lui ce matin, mais pas de chance. Sa mère a dit qu’il était parti quelque part.

— C’est-à-dire ?

— Elle dit qu’elle n’en sait rien. Il va et il vient. Tout lui, apparemment.

— Vous pensez qu’il habite vraiment là ?

— J’en doute. On interroge le voisinage.

— Hmm…

Barrie consulta sa montre.

— Vous savez ce que je pense ? demanda-t-il.

— Quoi, chef ?

— Je pense qu’on devrait mettre Winter dessus, dit-il, souriant. Le lâcher dans la nature.

 

Winter suivit les instructions de la jolie fille de l’accueil, s’engagea à pas pressés dans le large couloir central, gardant l’œil sur les panneaux muraux. M. Suttle, lui avait-elle dit, se trouvait en soins intensifs, au troisième étage.

L’ascenseur était surpeuplé. Une dame âgée était étendue sur un chariot, les yeux clos, une perf plantée dans le bras. Son corps malingre, recouvert du drap blanc comme un linceul, indiqua à Winter qu’elle était déjà aux portes de la mort. Le brancardier à côté d’elle regardait dans le vide tandis que la cabine montait en grinçant, et Winter ne fut pas fâché, lorsque les portes se rouvrirent enfin, de pouvoir s’éclipser. Son souvenir de la soirée de la veille était loin d’être précis, mais il était tout de même un peu étonné de ne pas se sentir encore plus mal.

Le service des soins intensifs consistait en deux salles communes avec, d’un côté, des chambres individuelles. Winter reconnut au premier coup d’œil la femme assise dans le couloir. Mêmes boucles rousses. Mêmes yeux bleus. Et mêmes rides de perplexité sur son front.

— Mme Suttle ?

Elle levait les yeux vers la main tendue. Winter se présenta, lui dit qu’il était un grand ami du jeune Jimmy en essayant de ne pas lui souffler au visage une bouffée des Stella de la veille.

— Vous avez vu le petit ?

Elle fit oui de la tête.

— Comment va-t-il ?

— Très mal.

Ses lèvres tremblèrent.

— Ils l’ont mis sous sédatifs, reprit-elle. Des tubes lui sortent de partout, des goutte-à-goutte. Je suis sûre qu’ils font tout leur possible, mais…

Elle secoua la tête.

Winter regarda autour de lui. Il y avait huit lits dans la salle la plus proche.

— Il est là ?

— Oui. Le deuxième lit sur la gauche. Méconnaissable.

Winter risqua un coup d’œil. Elle disait vrai. Il ne voyait que la forme d’un corps dans le lit, la partie supérieure étant à moitié cachée par un buisson de tubes. Il demanda s’il pouvait entrer dans la salle sans précaution particulière. Y trouverait-on à redire ?

— Je ne sais pas. Je crois que le médecin revient dans une minute. Vous devriez peut-être attendre de voir ce qu’il dit.

Non sans réticence, Winter acquiesça. Pour tromper son attente, il fit les cent pas dans le couloir. S’efforçant de ne pas penser aux implications de la conversation qu’il n’allait pas tarder à avoir, il envoya un Texto à Jake Tarrant. « Le GB te remercie de l’avoir ramené chez lui », tapa-t-il. Quelques minutes plus tard, une réponse lui parvint. « GB ? » Il renvoya un message aussi sec : « Gros Bâtard ». Jake contra dans la seconde. « 2 rien, GB ».

Winter fixa le texte. Un mec bien, songea-t-il. Dieu merci, il y en avait au moins un qui avait le sens de l’humour.

Le médecin ne donnait toujours pas signe de vie. Winter rempocha son mobile, pesta dans sa barbe qu’il jouait contre la montre et entra dans la salle. Le nom de Suttle figurait sur la liasse de feuilles de température accrochées au pied du lit. Le drap était tendu sur la partie inférieure de son corps, seuls sa tête, ses épaules et ses bras dépassaient sur la blancheur de l’oreiller. Un tube maintenu contre sa bouche avec du sparadrap lui envoyait l’air du respirateur artificiel, et Winter compta quatre goutte-à-goutte dans son cou et son bras. Il était très pâle. Le sang avait reflué de son visage, jusqu’à ses taches de rousseur qui semblaient s’être estompées, et le dessous d’un de ses yeux était boursouflé. Il avait les yeux fermés, et Winter crut percevoir un mouvement, un tremblement imperceptible sous une de ses paupières. Le petit rêve, songea-t-il. Il doit y avoir de l’espoir.

Finalement, une infirmière apparut. S’étonnant de la présence d’un visiteur au chevet de Suttle, elle demanda à Winter ce qu’il faisait là.

— Je voulais juste le voir, m’assurer qu’il était toujours parmi nous. Ça ne pose pas de problème ?

— Vous êtes de la famille ?

— Un ami proche.

— Sa mère sait que vous êtes ici ?

— Oui, répondit Winter, le regard toujours rivé sur Suttle. Il va s’en tirer, hein ?

— Une fois que nous aurons fait retomber sa tension, ça ira. C’est juste une question de temps, vraiment. De temps et de repos.

— C’est quoi, tout ça, alors ? demanda Winter en montrant les perfusions.

— Du sang et du sérum physiologique pour l’hydrater.

— Et ces deux-là ?

— Des analgésiques. Et un sédatif à cause du respirateur.

— C’est pour ça qu’il est dans les vapes ?

— Oui. Si vous vouliez faire la causette, je crains qu’il ne vous faille attendre un peu.

Winter hocha la tête. La main de Suttle était tiède dans la sienne.

— C’est pas de la blague, hein ? murmura-t-il, sans quitter Suttle des yeux.

L’infirmière détacha sa main, puis lissa le drap.

— C’est à moi ou à lui que vous parlez ? demanda-t-elle, d’un ton pince-sans-rire.

Winter rejoignit la mère de Suttle dans la salle d’attente. Elle l’avait observé du couloir. Un public de peluches alignées sur la table dans l’encoignure donna à la conversation un air un peu irréel.

— Que vous a dit l’infirmière ?

— Que le petit allait s’en tirer. Il est juste H.S. pour le moment.

— C’est ce qu’elle vous a dit ?

Ses yeux étaient mouillés.

— Plus ou moins.

Winter aurait voulu pouvoir la prendre dans ses bras.

— Mais ça va aller, dit-il, je le sais.

— Qui vous le dit ?

— Moi.

— Mais comment pouvez-vous en être aussi sûr ?

— Parce qu’il le faut. C’est tout.

Elle hocha la tête, s’efforçant de digérer ces dernières nouvelles, puis elle chercha un Kleenex.

— Vous savez quoi ? Je n’ai jamais voulu qu’il soit policier.

— Je n’en suis pas étonné.

— Et vous savez quoi ? Rien de ce que je pouvais lui dire n’y aurait changé quoi que ce soit.

— Je sais ce que vous ressentez.

Le mobile de Winter se mit à sonner.

— Moi non plus, il ne m’écoute jamais, dit-il en lui souriant avant de s’éloigner pour prendre l’appel.

— Paul ?

C’était Faraday.

— Où êtes-vous ? Il faut qu’on se voie.

 

À la suggestion de Winter, Faraday se rendit à Gunwharf. De l’appartement, Winter le regarda sortir du grand parking souterrain et se frayer un chemin le long du ruban d’eau qui séparait les résidents des zonards qui, le week-end, prenaient d’assaut les centres commerciaux avoisinants. Il faisait beau, presque trop chaud au goût de Winter, et Faraday avait jeté son blouson par-dessus son épaule tandis qu’il se dirigeait vers l’immeuble.

Depuis les dernières vingt-quatre heures, avec Jimmy à deux doigts de la mort, Winter s’était pris de sympathie pour Faraday. Il n’avait jamais douté de son efficacité en tant qu’enquêteur. Contrairement à beaucoup d’inspecteurs avec lesquels Winter avait travaillé, Faraday connaissait son boulot et tenait le cap. Mais il avait toujours donné l’impression d’être un peu à part, séparé des autres par un mur, et Winter – qui en connaissait un rayon sur la vie en solitaire – l’avait toujours trouvé un peu fuyant.

Un jour, il n’y avait pas si longtemps, un constable l’avait décrit comme étant un allumé. C’était totalement déplacé, car le gars en question ne lui arriverait jamais à la cheville, mais, en même temps, Winter avait tout à fait compris ce que ce jeune boutonneux avait voulu dire. Faraday, entre sa barbe et ses bouquins d’ornithologie, était un peu décalé. On voyait l’étiquette, on ouvrait la boîte, mais ce qu’elle contenait n’était pas un enquêteur, pas stricto sensu. Non, c’était plutôt un vrai solitaire, un homme pas très différent de Winter, finalement – pas de réels amis, pas de réel appétit pour toutes ces copineries à la con. Un homme à qui, d’une certaine façon, il manquait l’étincelle de malice aventureuse qui rendait la vie dans la police à peu près supportable.

Du coup, Faraday semblait souvent détaché, sans humour, voire froid, et pourtant la veille, à l’hôpital, il avait été super. La plupart des gars que connaissait Winter auraient pété un câble à la vue de la facture salée qui leur permettrait de récupérer leur caisse immobilisée par un sabot, mais Faraday n’en avait même pas parlé. Et, cerise sur le gâteau, il semblait même avoir oublié que Winter avait conduit la Mondeo sans permis de conduire valable.

— Café, patron ?

Winter avait lancé la cafetière.

Faraday marmonna un oui, tout en continuant de visiter l’appartement à l’invitation de Winter.

— Un foutu palais, dit-il, regagnant le vaste salon. Ça vous change de Bedhampton, hein ?

Winter acquiesça. Plus il vivait à Gunwharf, expliqua-t-il à Faraday, plus il commençait à s’interroger sur la façon dont il avait vécu avant. Pourquoi n’avait-il pas déménagé plus tôt ? Qu’avaient donc de si génial des voilages et quarante mètres carrés de terrain qu’il n’avait jamais été fichu d’entretenir ?

— L’habitude, dit Faraday de la fenêtre d’où il admirait la vue. En vérité, on est tous de gros flemmards.

Winter apporta le café. Faraday demanda des nouvelles de Suttle. Winter plaqua un sourire sur son visage et lui dit que le gamin s’en sortirait. Faraday ne s’y laissa pas prendre.

— Comment va-t-il vraiment ?

— C’est limite. Pour vous dire la vérité, patron, il a l’air déjà à moitié mort. Il faut qu’il aille mieux. Il le faut.

— Vous avez parlé à quelqu’un de l’équipe médicale ?

— Ouais. Ils mentent comme ils respirent, pas vrai ?

— Mais c’est eux qui savent, Paul. C’est eux. Vous verrez, dans deux ou trois mois, il va revenir à Kingston Crescent avec un souvenir d’ancien combattant pour les filles, et un très gros chèque d’indemnisation de son accident du travail. Vous savez comment c’est.

— Ah oui ?

— Oui, bien sûr. Et mieux que beaucoup d’entre nous. Il aurait pu devoir être opéré du cerveau. Vous y avez déjà pensé ?

— Bon Dieu, non. La neurochirurgie, c’est une partie de plaisir comparée à ce que Jimmy a subi. Que s’est-il passé avec Ewart hier soir ?

— Il a reconnu les faits.

— Ça ne m’étonne pas. Trois témoins et on essaie de se faire la peau d’un flic ? On devrait l’enfermer, ce gars. Et Givens ? Il a avoué l’avoir buté aussi ?

— Non. Il prétend avoir acheté la carte à un jeune de Somerstown. Il nous a même donné un nom.

— Ah oui ? s’étonna Winter en prenant la cafetière. Et on doit le croire ?

— Je n’en sais rien. J’ai demandé à Dawn Ellis de voir ça. Il a neuf ans. Pas de quoi sauter au plafond.

Winter hocha la tête. Quel que soit le tour que prenait la conversation, il ne pouvait chasser l’image du torse pâle de Jimmy Suttle se soulevant au rythme du respirateur artificiel. Il suffisait d’appuyer sur un bouton pour que le gamin parte, songea-t-il.

— Coppice, lança Faraday. Barrie a les coudées franches. Des tabloïds londoniens se sont intéressés à Duley, et Willard cherche à obtenir un ou deux gros titres.

— Ce qui veut dire ? demanda Winter qui faisait de son mieux pour se concentrer.

— Ce qui veut dire que Barrie veut donner un coup d’accélérateur à l’opération. Tartan reste en suspens jusqu’à ce que Ellis ait exploité la piste du gamin de Somerstown. Pour Coppice, on disposera d’une équipe plus nombreuse. Vous serez ravi d’apprendre que vous en faites partie.

— Je vais pouvoir quitter le bureau ?

— Pour des actions ciblées, oui.

— Comme ?

— Mickey Kearns. L’adresse répertoriée se trouve être celle de sa mère. Elle dit ne pas l’avoir vu depuis longtemps, mais une jeune dame qui assistait au séminaire de Duley pourrait bien nous aider. J’ai eu ses coordonnées hier. Apparemment, elle est proche de ce Kearns. Elle pensait aussi le plus grand bien de Duley, alors il se pourrait qu’elle nous fournisse des éléments utiles. En tout cas, ça vaut la peine d’essayer.

— Et c’est à moi de m’en charger ?

— Ouais, répondit Faraday avec un sourire. J’aurais aimé vous dire que l’idée est de moi, mais je mentirais. C’est la faute de M. Barrie.

Après le départ de Faraday, Winter pesa les implications de ce tout dernier développement. En temps ordinaire, il aurait été aux anges à la perspective de retourner sur le terrain, mais les temps n’étaient pas ordinaires. Il avait beau faire, sa visite matinale à l’hôpital plombait tout. Jimmy pouvait encore mourir. Facilement. Ce genre de blessure peut bousiller les organes, lâcher toutes sortes de saloperies dans les entrailles au point que même des litres d’antibiotiques ne peuvent enrayer l’infection galopante. La température grimpe peu à peu, puis s’emballe, et avant que quiconque n’ait le temps de lever le petit doigt, la dernière étincelle de vie se serait éteinte en Jimmy, sac d’os vide relié au soufflet à son chevet.

Winter envisagea cette perspective, puis secoua la tête, dégoûté. La cuite de la veille, décida-t-il, ne lui avait fait aucun bien. Ce qu’il devait à Jimmy, c’était un peu d’optimisme, de foi. Depuis deux ans, il avait commencé à enseigner au gamin tout ce qu’il savait sur les différentes méthodes d’arrestation, et il s’en tirait plutôt bien, alors le moment serait vraiment mal choisi pour jeter l’éponge. Si Jimmy était là, songea-t-il, il voudrait que j’y retourne, que je rameute quelques contacts, que je tende l’oreille pour écouter les tam-tam de Pompey. On était samedi soir, nom de Dieu, l’occasion rêvée pour retourner barboter dans ces marécages, et, tandis qu’il envisageait cette possibilité, il commença à retrouver le moral.

Il songea à la femme du séminaire d’histoire de Duley. Elle s’appelait Donna Werbinski, et Faraday lui avait clairement fait comprendre qu’il voulait des résultats dès le lendemain. Ça ne devrait pas poser de problème, mais Winter savait qu’un peu d’informations préalables profitaient à ces conversations. Lui-même n’avait jamais entendu parler de Mickey Kearns, et avant d’aller faire une petite visite à la jeune Donna, il lui fallait rectifier le tir.

Son premier appel, pensa-t-il, serait pour une sérial balance du nom de Sammy Lewington. Sammy connaissait tous ceux qui se partageaient le gâteau de la came, même les apprentis, et si quelqu’un, à Pompey, pouvait le rancarder sur Kearns, ce serait lui.

Winter se traîna jusqu’à la chambre et récupéra son carnet d’adresses. Il avait deux numéros de portable pour Lewington. Le premier n’était plus valable ; le second se connecta. Une voix fondit en une quinte de toux.

Winter sourit. Lewington, depuis toujours, fumait tant de clopes qu’il ne pouvait achever une phrase sans ravaler un ou deux mollards. Apparemment, ça ne changeait pas.

— Paul Winter, s’annonça-t-il. Je me disais qu’on pourrait aller boire une bière.

Lewington, c’était clair, ne voulait pas en entendre parler. Ça faisait un bail qu’il n’était plus dans le circuit. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il s’y passait.

Winter n’en crut pas un mot.

— Moi non plus, dit-il. C’est justement pour ça qu’il faut qu’on cause. D’un certain Mickey Kearns, on pourrait commencer par lui.

Winter indiqua un bar à Fratton, l’Anson, dit à Lewington de le retrouver là-bas à 5 heures et demie, puis raccrocha.

Dehors, sur le balcon, une brise marine rendait la chaleur plus supportable. Winter alla chercher sa nouvelle chaise longue, se prépara un verre réparateur de Stella glacée, et s’installa avec le Daily Telegraph, déterminé à reléguer Jimmy Suttle à l’arrière-plan de ses pensées. Une heure plus tard, la sonnerie familière de son mobile le réveilla.

Une main en visière devant ses yeux pour les protéger du soleil, il fixa le petit écran : appel masqué. Il colla le mobile contre son oreille.

— Winter ? C’est toi ?

Winter se raidit, reconnaissant l’accent bourru de Pompey. L’homme était en colère. Il voulait le voir.

— Avec plaisir.

Winter se leva et regagna le silence de son appartement.

— Où, exactement ?

— Tu connais le Water Margin ? Forcément, vu où tu crèches.

— T’es ici, tu veux dire ? À Gunwharf ?

— Ouais. Table près de la vitrine. Dans dix minutes. Comme au bon vieux temps, hein ?

 

Le Water Margin était un restaurant chinois qui offrait une belle vue sur le bas de la tour Spinnaker. Il était ouvert toute la journée le week-end, mais à cette heure de l’après-midi, la clientèle se limitait à une poignée de lécheurs de vitrines sur les rotules qui dégustaient les fonds de plats du jour du déjeuner.

Bazza Mackenzie, seul à sa table, piochait des morceaux de viande de bœuf dans un bol de soupe. Il portait un pantalon en coton fauve des plus chic, et une chemise bordeaux ornée d’un monogramme. Il avait claqué une fortune pour sa coupe de cheveux, et sans doute beaucoup plus pour les lunettes de soleil Ralph Lauren pliées sur la nappe. Aucun de ses potes de la 6.57 Crew (15), les troupes de choc des matchs que Pompey jouait à l’extérieur, ne l’aurait reconnu. Misty avait raison, se dit Winter. Avec vingt millions de livres en banque et un hâle qui n’avait jamais vu l’intérieur d’une bouteille, Bazza voulait que le monde entier sache qu’il était devenu honnête.

— Tu prends quelque chose ?

Mackenzie fit glisser la carte vers le constable. Winter songea qu’il ne dirait pas non à une portion de crevettes tigrées.

— Numéro 47, dit-il. Sans trop de gingembre.

Mackenzie fit signe au serveur, et commanda aussi deux bières. Puis il se tourna de nouveau vers Winter. Il n’avait jamais été doué pour les banalités d’usage.

— Si j’en crois Misty, tu t’intéresses à Mickey Kearns. On peut savoir pourquoi ?

Winter prit son temps. La dernière chose à faire dans de telles situations serait de donner l’avantage à Mackenzie. Quand c’était dans son intérêt, il pouvait se montrer charmant et attentionné, mais son style normal était nettement plus direct, un mélange d’intimidations subtiles et de franches menaces qui, normalement, fonctionnaient à merveille.

— Misty ? dit Winter, doucereux. Elle tient la forme, hein ?

— T’es bien placé pour le savoir, coco. Tu te l’es envoyée l’autre soir.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Ce que je raconte ? Tu lui fais faire la tournée des putains de bars de Southsea et tu t’imagines que ça ne va pas se savoir ? Qu’est-ce qu’ils ont fait à ta cervelle ? Ils l’ont laissée au bloc ?

— On a bu deux ou trois bières.

— Ouais, c’est ça. Et moi, je m’appelle Marco Polo de mes deux. Misty m’a dit que tu cherchais quelqu’un. Elle a juré ses grands dieux qu’elle ne t’a pas aidé. Mais le fin matois que tu es a décroché le nom de Mickey Kearns. On se demande bien comment.

— Vraiment ?

— Ouais, vraiment. Sauf que tu ne peux rien mettre sur le dos du gamin. Alors, maintenant, comme d’hab, tu t’imagines que tu vas faire cracher le morceau à Sammy Lewington. Mais ça ne le fera pas, parce que Sammy m’a téléphoné d’abord. Pourquoi ? Parce qu’il veut pas jouer à ce jeu-là. Et tu sais quoi ? Ça prouve qu’il est vachement plus intelligent que tu pourrais le croire.

Winter afficha un air contrit.

— T’as raison, Baz. Mauvaise initiative.

— Mickey, tu veux dire ?

— Sammy Lewington. Lui qui était toujours si fiable.

— Ben, c’est plus le cas. Alors, rends-nous service à tous : laisse tomber, d’accord ? Ne va pas l’emmerder, cet homme. Respecte-le un peu pour changer.

— Que je le respecte ? Sammy ?

Winter se marra.

— Tu plaisantes, Baz ? Il y a des choses qui ont peut-être changé dans cette ville, mais tu ne vas pas me faire croire que Lewington est du nombre ! Ce type est une lavette-née.

— Tu crois que je ne le sais pas ?

— Au contraire, mais il y a plusieurs façons de le faire baliser. On vit dans un monde libre. On tente tous sa chance, y compris Sammy Lewington. Dommage, quand même. J’aime beaucoup l’Anson.

— Ça ne m’étonne pas de toi. C’est un pub merdique.

Les bières arrivèrent. Winter leva son verre.

— À Mickey Kearns, dit-il. Alors, pourquoi tout ce cirque ?

— Vaut mieux que tu ne le saches pas.

— Mais je veux le savoir, Baz, je veux le savoir. Et, d’une manière ou d’une autre, je le saurai. Comme tu t’en doutes sûrement.

— Ce serait idiot de ta part. En fait, ce serait une grosse erreur.

— Ah ouais ? Et pourquoi ? Je t’ai connu plus subtil que ça, Baz. Ça doit être tes fringues. Peut-être que tu te sens, tu sais, un peu insécurisé. Un conseil, mec. Sape-toi comme tu es vraiment. Sois toi-même. Restes-en au Burberry. Tu te paies notre tête, là ? C’est quoi, cette panoplie ?

Quand Mackenzie se mettait vraiment en rogne, il avait pour habitude de se mordiller la lèvre inférieure. D’un instant à l’autre, songea Winter, le sang allait gicler.

Le serveur revint avec le plat de crevettes. Il demanda à Winter s’il voulait des baguettes. Winter regarda les crevettes un moment, puis leva les yeux sur Mackenzie.

— Tu vas être raisonnable ? Ou dois-je emporter tout ça chez moi ?

— Raisonnable ?

— Au sujet de notre M. Kearns ? D’après moi, Baz, tu lui graisses la patte. Je ne sais pas combien tu lui donnes, ni qui d’autre met de l’argent au pot, et si tu veux une info gratis, sache que mes supérieurs, pour le moment, ne cherchent pas à le savoir. Mais tu sais quoi ? C’est qu’ils ne pigent jamais comment tout se tient. C’est comme une image à reconstituer, Baz. Rien que des points. Joins-les dans le bon ordre, et devine quelle jolie petite gueule apparaîtra…

Mackenzie tendit la main vers ses lunettes de soleil, mais Winter le devança, les recouvrant avec la sienne.

— Tu veux qu’on parle de Mickey Kearns ou pas, Baz ? De toute façon, on a des moyens de régler ça.

— Va te faire, Winter.

— C’est une offre sérieuse.

— Tu ne sais plus ce que tu dis, coco. Je suis pas une foutue balance. Ce genre de conneries, je pourrais…

— Quoi, Baz ? Tu pourrais quoi ? Je t’écoute. Crache-le. Mais je te préviens : mon gang est beaucoup plus gros que le tien, encore maintenant.

Winter lâcha enfin les lunettes de soleil. Mackenzie n’y toucha pas. Il s’apprêta à dire quelque chose, puis se ravisa. Winter le regardait avec un grand sourire. Le serveur, toujours à leur table, voulait savoir quoi faire.

D’un signe de tête, Winter montra le bol de crevettes luisantes.

— Faites-moi un doggy bag, voulez-vous ?

Il repoussa sa chaise.

— C’est M. Mackenzie qui régale.

 

Willard attendit la fin de la réunion avec Martin Barrie pour faire signe à Faraday de le rejoindre.

— On peut s’isoler ?

Faraday le précéda jusqu’à son bureau. Au grand soulagement de Barrie, Willard était satisfait de la dynamique de Coppice. Une mort aussi bizarre, ainsi qu’il l’avait dit à un journaliste deux heures plus tôt, méritait une investigation fouillée et méticuleuse. Enfouies sous les centaines d’enquêtes individuelles se trouvaient les pistes clés qui finiraient par se fondre en un tout cohérent. Alors seulement – une fois les preuves réunies, cent pour cent à l’épreuve des avocats –, le superintendant Barrie et son équipe seraient en mesure d’envisager des interpellations.

Faraday ferma la porte et invita Willard à s’asseoir. Le nouveau patron de la police judiciaire était habillé pour un week-end en mer. Il avait récemment fait un investissement non négligeable dans un yacht de vingt-sept pieds dont il ajustait toujours la toute nouvelle voilure en prévision de la semaine de Cowes (16). Le yacht mouillait dans le port. Avec la marée toujours descendante, Willard devait lever l’ancre, et fissa.

— Winter, dit-il, qu’en pensez-vous jusqu’à présent ?

La question prit Faraday de court. Winter était la dernière de ses préoccupations.

— Il s’en tire bien, dit-il prudemment. Très bien.

— Qu’est-ce que ça veut dire, Joe ?

— Ça veut dire qu’il dirige la cellule Renseignement exactement comme nous le voulions. Bonne analyse. Bon rythme de travail. Et en solo, en plus, jusqu’à hier.

— Il correspond au bon profil, donc ?

— Absolument.

— Aucun motif de plainte ?

— Aucun, non…

— Quoi d’autre ? Des surprises ?

— Oui, répondit Faraday, plissant le front sous l’effort nécessaire pour formuler sa pensée. Disons qu’il est plus complexe que je ne l’avais cru.

— N’est-ce pas le cas depuis toujours ?

— Certes, chef, mais, là, il y a autre chose, quelque chose que je n’avais encore jamais perçu. On dirait qu’il a réglé quelque chose dans sa tête, et je ne parle pas de la tumeur. Non, c’est autre chose. Il paraît…

Il haussa les épaules.

— … différent.

— Vous pensez que c’est lié à la maladie ? À ce qu’il a traversé ?

— Oui, je crois. En un sens, il semble mieux dans sa peau. Il y a toujours en lui beaucoup de l’ancien constable Winter. Les réunions au sommet, par exemple. Il n’a jamais eu l’esprit d’équipe. Il n’a toujours pas plus de temps à consacrer à ces palabres. Mais il le montre moins qu’avant. Et il a l’esprit toujours aussi aiguisé.

— Mais… ?

— Mais… rien, en fait. Sauf qu’il est vraiment vulnérable.

— Vulnérable ? Winter ?

— Oui, chef. Prenez ce qui vient d’arriver à Suttle. J’ai toujours su qu’ils étaient proches. En fait, Suttle est le seul gars à qui, récemment, Winter a vraiment consacré du temps. Mais je ne m’étais pas rendu compte à quel point il s’était attaché à lui.

Faraday décrivit l’état dans lequel il avait trouvé Winter quand il l’avait rejoint à l’hôpital.

— Il pétait les plombs. Il craquait. Fou d’angoisse. Je pense que Suttle lui apporte quelque chose dans sa vie qu’il n’avait pas jusqu’alors.

— Comme un fils, vous voulez dire ?

— Oui. Exactement.

— Hmm…

Willard regardait par la fenêtre. Faraday se demanda s’il vérifiait le vent.

— Et ses nouveaux quartiers ?

— Vous parlez de Gunwharf ?

— Oui. Vous y êtes allé ?

Faraday acquiesça. Dit que c’était grand. Impressionnant. Vues fabuleuses.

— Cher alors ?

— J’aurais tendance à le penser.

— Combien, à votre avis ?

— Je ne sais pas du tout, chef.

Son front se plissa.

— Pourquoi ? demanda-t-il.

Willard s’était levé et consultait sa montre.

— Appelons ça prendre des garanties, Joe, finit-il par dire. À cette période de ma vie, la dernière chose qu’il faille, ce sont des surprises. Je repasserai au bureau lundi matin tôt. Appelez des agents immobiliers, donnez-moi un chiffre.

À la porte, il s’arrêta, se retourna.

— D’accord ? dit-il.

 

Willard partit de Kingston Crescent et roula en direction du centre-ville. Il avait téléphoné un peu plus tôt pour convenir de l’heure et du lieu, et il y avait encore quelques places libres au parking sur le front de mer à côté de la fête foraine. Après avoir verrouillé sa Saab, il s’accorda un moment pour admirer la vue. Un ferry de l’île de Wight quittait prudemment le port, porté par la fin de la marée basse, et quelques yachts éparpillés sur l’eau s’éloignaient sous une belle brise marine. Joli, songea-t-il.

Les Opérations secrètes affectionnaient les nouvelles Skoda. Il avait tout de suite repéré la voiture. Deux hommes étaient assis à l’avant, en civil, et, à l’approche de Willard, l’un d’eux se pencha en arrière et déverrouilla la portière. Ils ne l’avaient encore jamais vu en jean et T-shirt.

Willard glissa son corps massif sur la banquette arrière, ferma la portière.

— Alors ?

Le policier assis sur le siège passager tenait un appareil photos. Il le tendit à Willard.

— Il suffit d’appuyer sur ce bouton, chef. L’écran est derrière.

Willard essayait de protéger le mini-écran de l’éclat du soleil qui entrait à flots par la vitre. Le jeune constable au volant lui décrivait la façon dont ils s’étaient acquittés de leur tâche, l’un d’eux couvrant l’immeuble, et l’autre posté dans la voiture sur la route d’accès à Gunwharf. Que la cible parte à pied ou en taxi, elle serait dans la boîte.

Willard acquiesça. Il avait identifié l’image, deux hommes attablés dans le restaurant, les têtes proches l’une de l’autre, en pleine conversation. Le policier avait photographié de loin, mais le téléobjectif ne laissait aucun doute sur l’identité de celui que la cible avait choisi pour lui tenir compagnie.

— Bazza Mackenzie, dit Willard, songeur.