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Lundi 11 juillet 2005, 13 heures

 

Faraday vit l’anatomopathologiste en début d’après-midi. Tim Ewers avait passé plus de temps que prévu dans le tunnel, surtout parce que le lieu de la collision était un véritable bain de sang. À présent, il était ravi d’avoir retrouvé ses vêtements civils après son étreinte moite avec sa combinaison de légiste. Ewers était un petit nouveau sur la liste régionale, et Faraday fut surpris de voir à quel point il faisait jeune. Il était rare de voir un anapath arriver en jean et T-shirt.

Ils s’étaient placés de part et d’autre de la Mondeo en plein soleil. Ewers décrivit à Faraday l’état du corps et risqua une ou deux suppositions sur ce qui avait pu se passer. Jerry Proctor était présent également, ainsi que le photographe de scène de crime. Proctor était en nage.

— Voilà, dit Ewers, montrant le croquis qu’il avait fait à la va-vite, le gars était enchaîné dans le sens de la longueur au rail le plus proche de la paroi. Appelons-le le rail gauche. Ses pieds pointaient vers le train. Déjà, ça devait être super inconfortable, mais je pense que ses pieds aussi devaient être attachés, pour maintenir ses jambes écartées.

Faraday surprit le sourire de Proctor. Il voulait en savoir plus. Ewers rejoua du crayon, traçant une ligne en pointillé au milieu du cadavre de bande dessinée.

— Dans ces situations, il faut penser réflexe. Réfléchissez. Un train vous fonce dessus. Que faites-vous ? C’est l’instinct. Vous gigotez, vous ramenez les jambes vers vous pour essayer de vous protéger. Comme je le disais, simple réflexe.

Faraday n’imaginait que trop bien la scène. Inutile de s’y appesantir. Il s’efforça de se concentrer à nouveau sur les jambes, de définir l’enchaînement d’événements dont ces chairs et ce sang étaient la clef.

— Vous voulez dire que les jambes auraient été broyées ?

— Évidemment.

— Et ce n’est pas le cas ?

— Non. Elles sont très endommagées, des lacérations terribles, mais pas la boucherie à laquelle on aurait pu s’attendre.

Faraday reporta le regard sur le croquis posé sur le capot. On lui donna un léger coup de coude. Le photographe lui tendait un appareil numérique. Faraday le prit, tourna le dos au soleil, et scruta l’image sur le mini-écran.

Les premières secondes, il ne comprit pas ce qu’il voyait. Puis il reconnut les restes déformés d’un corps humain. Il lui manquait une jambe, l’autre pendait sur le ballast, à un angle bizarre, reliée au tronc par des lambeaux de chair et de tendons. Au-dessus de la jambe, le torse dénudé était coupé en deux, du nombril au cou, tranché net hormis les déchirures de la plaie de l’éventration. Faraday distinguait le trou luisant de la cavité thoracique, des taches blanchâtres qui devaient être les vestiges de tissus pulmonaires et les boucles gonflées des intestins, vertes et bleues, qui traînaient dans l’obscurité au bord du cadre. Il n’y avait pas de tête.

Cette image était si étrange, si macabre, si totalement déconnectée de toute notion humaine que Faraday la trouvait curieusement fascinante. Douze heures plus tôt, cet homme avait une vie, un visage, une voix. À présent, ses restes étaient dignes de figurer dans une galerie d’art avant-gardiste de Londres.

— Dégâts dus au bandage, précisa Ewers.

Faraday sentait son souffle sur sa nuque.

— Comme je vous disais, poursuivit-il, les jambes étaient sans doute maintenues écartées d’une façon ou d’une autre, et le bandage de la roue a fait le reste.

— Nous pouvons le certifier ?

— Nous avons trouvé des chaînes, en tout cas, et aussi des bouts de corde. Voyez vous-même…

Ewers montrait un détail sur l’écran de l’appareil photo, mais Faraday discernait tout juste une ou deux boucles qui pouvaient être métalliques. La chaîne avait, semblait-il, été attachée autour de la taille de l’homme. Faraday leva les yeux.

— Quel type de chaîne ? demanda-t-il.

Ce fut au tour de Proctor d’intervenir.

— Vieille, en fer galvanisé, du lourd. À peu près de cette longueur.

Faraday évalua l’espace entre ses mains écartées. À peu près un mètre cinquante.

— Cadenassée ?

— Probablement. On cherche toujours.

— Et la corde ?

— Trois longueurs différentes, éparpillées çà et là. À cause du train bien sûr. Il en a mis partout.

— Même type de corde ?

— Ouais. Genre cordon de fenêtre à guillotine, selon moi. Pas neuve, fragile. Et autre chose aussi.

Le photographe se fit un plaisir de produire une autre photo. Cette fois, Faraday avait sous les yeux un objet long et métallique coincé sous le rail. Il l’examina plus attentivement.

— C’est une cornière d’angle, chef. De Celles dont on se sert pour clôturer, les trous permettent de passer le barbelé, elles font à peu près cette hauteur.

Langage des signes encore, mains au niveau du ventre de Proctor.

Faraday reporta le regard sur l’écran. Puis le tourna vers l’anapath :

— Alors, quel est le scénario ?

— Difficile à dire, mais, à mon avis, il avait une cheville attachée à chaque extrémité de la cornière.

— Pour maintenir les jambes écartées ?

— Absolument. Regardez…

Ewers dessina un autre croquis, deux traits de crayon en branches de ciseau pour figurer les jambes, la cornière formant la base du triangle.

— Le train vient de cette direction ? demanda Faraday, pointant le doigt à l’opposé de la pointe du triangle. De plein fouet dans l’entrejambe ?

— C’est ce qu’il semble.

— Et il y a peut-être réfléchi pendant des heures ?

— Plus que probable.

Faraday hocha la tête. Ça lui semblait d’un sadisme inconcevable.

— Et s’il était déjà mort ? L’autopsie vous permettra-t-elle de nous le dire ?

— J’en doute, répondit Ewers. Vous avez vu ce que le train a fait. Nous avons le torse, mais la plus grande partie de ce qu’il contenait est éparpillée un peu partout – sur la voie, sous le train et même sur les parois du tunnel. Imaginez les forces en jeu. Dans de telles situations, le corps explose.

— Et la tête ?

Aussitôt, le photographe tritura de nouveau son appareil. La tête, selon Ewers, avait été tranchée par une roue, puis traînée par le train. Proctor avait fini par la trouver une quinzaine de mètres plus loin dans le tunnel, entre les rails de l’autre voie. Faraday examina l’image qu’on lui présentait. Le visage avait totalement disparu, comme si un enfant l’avait recouvert de traînées de peinture avec les doigts. La seule certitude de Faraday était la couleur des cheveux. Blonds.

— Empreintes ? demanda Faraday à Ewers.

— Peu probable. Nous pourrons peut-être retrouver une ou deux volutes, mais je n’en jurerai pas.

— Identité ?

Proctor secoua la tête.

— Absolument rien sur lui, chef. Rien dans ses poches. Rien dans son blouson. Pas de portable. Pas de portefeuille. Pas même un trousseau de clefs.

— Tatouages ? Bagues ? Taches de naissance ?

— Taches de naissance, on ne peut pas en être certains, mais ni tatouages ni breloques apparents. M. Ewers pense que nous aurons peut-être plus de chance avec la dentition, mais nous allons devoir attendre.

— Bien sûr.

Faraday se détacha du capot et se frotta les joues. Chaque particule des éléments de la scène de crime lui donnait à penser qu’ils avaient affaire à un homicide. La disposition du corps. La présence des chaînes et de la corde. La présence de la cornière d’angle. L’impossibilité de l’identification. Quelqu’un avait réglé ses comptes, et ce quelqu’un s’était donné énormément de mal pour faire passer un message fort. Il fallait avoir de bonnes raisons pour ligoter quelqu’un nu comme un ver, jambes écartées vers un train qui allait passer.

Faraday se tourna vers Ewers. Dans des moments pareils, la procédure forensique se révélait étrangement rassurante. Il désigna le croquis posé sur le capot.

— Pas de problème pour l’ADN, je présume ?

 

En milieu d’après-midi, le constable Paul Winter avait réduit à trois noms la liste des personnes disparues dressée par Tracy Barber.

Depuis deux ou trois ans, les disparitions de personnes étaient devenues un vrai casse-tête. Entre les familles aux liens distendus et la ville pleine d’enfants à moitié sauvages, il n’était que trop facile d’accorder une importance imméritée à une maman angoissée brandissant des photos de son petit Connor sous le nez de l’agent d’accueil, ou à une nana de vingt-cinq berges éméchée déboulant en titubant pour signaler l’absence de son mec. Dans les deux cas, il y avait souvent plusieurs sous-couches d’intrigues annexes, et les flics déjà sous pression hésitaient de plus en plus à se plonger dans un autre drame familial ou conjugal. Il était plus facile de remplir les formulaires, de transmettre d’un clic de souris les noms à l’inspecteur de permanence et de passer à autre chose.

Winter gagna nonchalamment la petite cuisine au fond du couloir, mit de l’eau à chauffer pour le thé et se lança à la recherche de la boîte à biscuits. L’un des trois noms se trouvait être celui d’un jeune marin de dix-huit ans qui, depuis le mois de mai, n’avait pas rejoint son bâtiment à la base navale de Portsmouth. Il servait sur L’Invincible et n’avait plus donné signe de vie après une série de conversations agitées au portable avec sa petite amie, qui vivait à Derby. L’état-major de la Marine en avait tiré les conclusions évidentes, l’avait porté déserteur et avait alerté la police du Derbyshire. Winter avait insisté auprès de l’état-major pour obtenir de plus amples informations, et il se trouvait que le type à l’autre bout du fil avait personnellement supervisé cette affaire. Il avait vu une série de photos de nus bien écornées trouvées dans le vestiaire de bord du gars, et ne doutait aucunement des conclusions qu’il fallait en tirer. La fille, avait-il dit à Winter, était canon, et les bruits de couloir parmi les camarades du disparu l’avaient convaincu qu’il était bien vivant et bien portant, et qu’il ne s’était jamais autant éclaté de sa vie. Aucun risque qu’il ait fini sous un train.

Le deuxième nom appartenait à un étranger, un ingénieur saoudien attaché à une entreprise de Southampton liée à la Défense. Winter avait passé un coup de fil, mais là encore, il ne semblait pas y avoir de doutes sur l’endroit où se trouvait cet homme. C’était son épouse, qui s’était installée dans une petite maison en bord de rivière au cœur du verdoyant village de Hamble, qui avait signalé sa disparition. Ce qu’elle ignorait, c’était que son cher et tendre avait craqué pour une Américaine divorcée rencontrée lors d’un stage de formation dans le Massachusetts. Au dire de la directrice des Ressources humaines, M. Al-Ramedi devait être en train de prendre en toute discrétion toutes les dispositions pour faire entrer clandestinement le nouvel amour de sa vie dans son pays, à Riyad.

Déçu, Winter s’était intéressé au troisième nom, Alan Givens, dont l’employeur – la Régie hospitalière de Portsmouth – lui avait fourni une adresse dans le North End. Givens avait été embauché comme conducteur de camionnette pour assurer le transport d’échantillons médicaux dans la ville. Il travaillait depuis près d’un an au St Mary’s, où tout le monde était très content de lui, puis, soudain, il avait disparu. Les appels passés sur son mobile étaient demeurés sans réponse. Un proche qui s’était rendu à son appartement du North End n’avait trouvé qu’une porte close, des rideaux tirés et un VTT aux roues à plat attaché à la gouttière d’angle. La police avait effectué des recherches complémentaires et fait circuler le signalement de Givens, mais sept semaines plus tard, selon la fille des Ressources humaines, le mystère restait entier.

Intrigué, Winter avait noté les détails. Givens était âgé de trente-huit ans, célibataire, et une adresse à Barnsley figurait sur sa lettre de candidature pour le poste. De mémoire, elle le décrivit comme un homme de taille moyenne, mince, au nez busqué et aux cheveux blonds que, de toute évidence, Givens portait un peu trop longs au goût de ses employeurs. Doux comme un agneau, il les avait fait couper.

Aux premiers chuintements de la bouilloire, Winter versa de l’eau chaude sur une pincée de thé instantané, puis il se servit une assiette de sablés au chocolat. Depuis l’opération, il avait pris quinze kilos. Barber l’interrogea sur la liste des personnes disparues.

— Ça avance, répondit-il.

— Ce qui veut dire ?

— Ce qui veut dire que je passe des coups de fil. Quelqu’un a vu le corps ?

— Ouais, Faraday.

— Et ?

— Tout juste ce que nous disions. Blanc, mâle. Les gars de la scène de crime sont encore en train de ramasser les morceaux.

— Rien d’autre sur quoi s’appuyer ?

— Juste les cheveux.

— Couleur ?

— Blonds.

 

Winter prit un taxi pour se rendre dans le North End. Le quartier n’était pas désagréable : un quadrillage de rues bordées d’arbres qui adoucissaient l’impression de brutalité du reste de la ville. Qui entre dans Pompey par là, songea-t-il, pourrait même aimer l’endroit.

Le 70 Meredith Road occupait l’extrémité d’une rangée de maisons attenantes des années 1930 : façade de briques et crépi, bay-window en haut et en bas, vitrail à motif de feuilles de fougère sur la porte d’entrée. Les deux sonnettes paraissaient bien plus neuves que l’ensemble, preuve que l’endroit avait été récemment divisé en deux appartements, et il put tout juste déchiffrer le nom sur celle du haut. Petchey.

La sonnette du bas devait correspondre à Givens. Winter la pressa, tournant le visage vers le soleil, attendant la réponse qui, il le savait, ne viendrait pas. Il ne s’était pas senti aussi joyeux depuis des mois. Il fit une deuxième tentative, par acquit de conscience, puis recula d’un pas.

Ainsi que la fille des Ressources humaines le lui avait indiqué, les rideaux des bay-windows côté rue étaient toujours fermés. Risquant un coup d’œil par l’interstice, Winter parvint à distinguer une table calée contre le mur du fond et deux chaises. Il y avait une sorte de vase sur la table, ou peut-être une coupe, qui semblait vide.

Winter essuya une traînée sur la vitre. Des pièces comme celle-là, il en avait vu des milliers dans cette ville, des refuges provisoires pour hommes seuls. On y trouvait forcément du lait tourné dans le frigo, des assiettes abandonnées dans une bassine, des taches de graisse sur les murs de la cuisine, des traces de calcaire dans le lavabo de la salle de bains et, peut-être, un poster sur un mur de la chambre. C’étaient des pièces qui en disaient long sur les naufrages et les renoncements, sur des existences livrées au combat quotidien qui permettait de les supporter. Déjà, Winter sentait les odeurs, les relents confinés de tabac bon marché et de corps sale. Il secoua la tête, s’écartant de la fenêtre.

À l’angle de la maison, le VTT était toujours attaché à la gouttière par un antivol. Winter s’accroupit un moment pour l’examiner de près, puis il souleva la roue arrière et la fit tourner. Les traces de rouille sur la chaîne attestaient d’une longue période de négligence. Ça faisait un bail que Givens n’avait pas fait de vélo.

Derrière la maison, un carré de jardin non entretenu s’étendait sur une vingtaine de mètres jusqu’au mur du fond mal plâtré. Des herbes poussaient autour d’une vasque pour oiseaux dans le petit carré de pelouse au-delà duquel on avait tenté de cultiver des légumes. Face à cette débauche de verdure, Winter commença à réviser son opinion sur Givens. Parmi les mauvaises herbes, il apercevait des laitues, de la cive, une courge pansue, et même un ou deux plants de tomates. Si c’était l’œuvre de Givens et non de son voisin du dessus, alors le respect de soi teinté d’un brin de végétarisme lui était moins étranger qu’il ne l’avait cru.

Regagnant la porte d’entrée, Winter pressa la sonnette du haut. D’abord, rien ne se produisit. Puis il entendit des pas, très lents, très lourds, dans l’escalier. Enfin, la porte s’ouvrit. Apparut, clignant des yeux dans la lumière du soleil, un homme immense, qui avait dépassé les soixante-dix ans, le cardigan étoilé de vieilles taches de soupe, le menton hérissé d’une barbe de deux jours, une ou deux mèches de cheveux grisonnants coiffées sur le côté sur son énorme crâne.

— Monsieur Petchey ?

Winter lui présenta sa carte de police que l’homme examina sans grand intérêt.

— Ouais ? finit-il par dire.

Winter l’interrogea sur le locataire du rez-de-chaussée. On s’inquiétait à son sujet. Personne ne l’avait vu depuis quelque temps.

— Qui ça ?

— M. Givens. Alan Givens. Votre voisin. Le type qui vit ici, dit Winter avec un signe de tête vers la porte de l’appartement.

— Et alors ?

Winter refit son petit topo. L’homme finit par dire que Givens était absent depuis un bout de temps.

— Depuis combien de temps ?

— Allez savoir. Des semaines ? Des mois ? C’est dur en ce moment. On ne sait pas où le temps file.

— Vous le connaissiez ? Vous vous parliez ?

— Ouais, un peu. Je vis de l’autre côté. Je supporte pas le soleil. Des fois, quand j’ai la fenêtre ouverte, on fait un brin de causette.

— Quand il est au jardin, vous voulez dire ?

— Ouais. Toujours là dehors, qu’il était. Végétarien et compagnie. Bizarre, hein, ce que certains gars en viennent à faire. Cette vasque à la con pour les oiseaux, c’est une idée à lui. Les putains de mouettes. Elles chient partout.

Winter lorgnait la porte de l’appartement de Givens. Une simple serrure Yale. Facile.

— Vous voulez entrer ?

La question prit Winter par surprise. Il acquiesça.

— Vous avez pas la clef ?

— Non.

— Vous êtes pas un pote à lui, alors ? À Alan ?

— Non. Je vous l’ai dit. Je suis flic.

— Pourquoi tout ce binz ? Il a des ennuis ou quoi ?

— J’en sais rien, répondit Winter en lui adressant un sourire. C’est ce que je suis venu découvrir.

Le vieil homme hocha la tête, indécis, puis remonta à l’étage. Winter ouvrit son canif et crocheta la porte de Givens. Le plafonnier révéla un minuscule couloir. Un anorak était suspendu à côté d’un miroir ovale. Sur le paillasson, sous la fente de la boîte aux lettres, une pile de courrier. Winter la contempla un moment. L’homme du premier, songea-t-il. Qui jouait au facteur pour son voisin absent. Winter regarda autour de lui. De quelque part lui parvenait une très mauvaise odeur.

Deux pas le portèrent dans le salon donnant sur la rue. Un rai de lumière crue zébrait la moquette, et Winter distinguait la masse d’un canapé orienté vers un téléviseur grand écran dans l’angle. Un programme télé était soigneusement posé, ouvert, sur le bras du canapé. Winter mémorisa la date : dimanche 22 mai. La table et les chaises constituaient le seul mobilier de cette pièce ordonnée, fonctionnelle, qui ne ressemblait en rien au capharnaüm que Winter s’était attendu à trouver.

De retour dans le couloir, il se laissa attirer par une porte au fond. Là, l’odeur était plus forte, aigre, acre, et à peine eut-il mis le pied dans la cuisine qu’il sut qu’elle provenait du frigo. Il l’ouvrit. Le contenu d’une brique de lait s’était gélifié et avait jauni avec le temps, tandis que le film transparent qui fermait un Tupperware, s’étant soulevé dans un coin, ne parvenait pas à contenir la puanteur de la viande hachée avariée qui entrait dans la composition d’une sorte de risotto. À l’évidence, Givens n’était pas du genre à laisser perdre les reliefs d’un repas.

Le gros Zanussi était divisé en deux, congélateur en bas, réfrigérateur en haut. Dans le compartiment de congélation, Winter trouva un assortiment de légumes, tous lavés et ensachés, et, refermant la porte, il songea à nouveau au petit potager soigneusement entretenu. Sur une étagère à côté de la gazinière, Givens avait aligné une collection de livres de cuisine. Une liste épinglée au panneau de liège lui rappelait d’acheter de l’huile d’olive et des piments frais. Ce gars-là prenait soin de lui, songea Winter. De l’origine de ses aliments et de ce qu’il en faisait.

Sous la fenêtre de la cuisine se trouvait une poubelle. Winter en fit basculer le couvercle et recula vivement comme une nouvelle bouffée de nourriture avariée montait jusqu’à lui. À l’intérieur, il aperçut un amalgame gluant qui ressemblait à de la laitue et des oignons. Jusqu’ici, tout donnait à penser que Givens était un homme qui rangeait sa vie en jolies petites portions. Alors, comment se faisait-il qu’il y ait subitement renoncé ?

La visite de la chambre contiguë offrit peu d’indices. Une pile de magazines sur la chaise à côté du petit lit incluait quatre numéros du Digital Photographier, ainsi qu’une brochure pour des offres de séjours haut de gamme tout compris à Venise. Des paires de chaussures s’alignaient sur la moquette sous la fenêtre. Un rapide coup d’œil au contenu de la penderie en kit révéla deux costumes, un blouson en cuir, un joli pardessus et une polaire ; au fond, Winter avisa un trépied, noir, les pieds attachés par une bande Velcro. Il le regarda un moment, puis se servit de la chaise près du lit pour attraper deux fourre-tout sur l’étagère du haut. L’un et l’autre étaient vides. Pas de trace d’appareil photo.

De retour dans le couloir, Winter ramassa le courrier, puis alluma la lumière du salon et s’installa sur une chaise à la table. La majorité des lettres étaient des publicités, des appels à la générosité de Save the Children, des offres d’assurance à tarif réduit, mais trois enveloppes retinrent son attention. L’une était une lettre affranchie à Southsea. Une autre, barrée du mot Confidentiel, venait de toute évidence de Leeds. La troisième semblait être un relevé bancaire.

Winter hésita, puis consulta sa montre. Dans moins d’une heure, avant la réunion de la brigade, Faraday attendait un rapport sur la liste des personnes disparues. Déjà, Winter avait éliminé deux des candidats possibles. À première vue, Givens pouvait se qualifier, mais s’évanouir dans la nature pendant sept semaines pour resurgir un beau matin dans un tunnel, ça faisait long. Toutefois, la soudaineté de sa disparition méritait à coup sûr de plus amples investigations. Ce type préparait son menu, choisissait ce qu’il regarderait à la télévision ce soir-là, menait sa vie ; et, l’instant d’après, il se volatilisait.

La lettre de Southsea émanait du propriétaire de Givens. Apparemment, ce dernier lui avait écrit pour lui demander l’autorisation de construire un appentis sur le côté de la façade pour son vélo. La lettre était aimable. Oui, bien sûr, M. Givens pouvait le faire. Le propriétaire proposait même de payer le matériel. Winter sourit, puis remit la lettre dans son enveloppe non sans avoir noté les coordonnées du propriétaire. Était-ce là le projet d’un homme qui envisagerait de disparaître ?

La lettre expédiée de Leeds portait les nom et adresse d’un cabinet d’avocats. Elle était brève. Elle accusait réception du chèque de Givens pour le règlement de la succession de sa mère et l’assurait que le cabinet restait à sa disposition s’il devait de nouveau avoir besoin de ses services. Là encore, Winter nota : Goldstein, Everey et associés. 01132177762.

La dernière lettre était, en effet, un relevé de comptes. Winter l’aplatit sur la table et l’examina un moment. Il eut un autre sourire, plus franc cette fois, glissa le relevé dans sa poche intérieure et prit son mobile. Chez Aqua, on décrocha à la troisième sonnerie. Un taxi serait là dans quelques minutes.

 

En fin d’après-midi, toujours en déplacement à Buriton, Faraday commençait à réfléchir à la première réunion de la brigade. Tracy Barber l’avait joint plusieurs fois par radio pour l’informer des effectifs que Barrie mettait en place, et, à la satisfaction de Faraday, le superintendant semblait réunir une équipe assez solide. La priorité du moment était de relever les indices sur la scène de crime, et Jerry Proctor suivait avec attention les progrès des techniciens qui passaient le tunnel au peigne fin.

Pour l’heure, le sergent était heureux que presque toute la victime ait été ensachée et étiquetée. Le tirage au sort, dit-il à Faraday, avait voulu que cette corvée incombe à un jeune policier de Petersfield qui venait de passer une bonne heure à décoller soigneusement des morceaux de chair et de cartilage des roues des deux premiers wagons. Il avait confié en aparté à un collègue avoir autrefois voulu être conducteur de train. Avec ça, avait-il grommelé, sa vision romantique d’une vie de cheminot en avait pris un coup.

Faraday compatissait. Lui-même devrait attendre que les techniciens aient terminé leurs relevés pour accéder à la scène de crime, mais il avait d’ores et déjà vu suffisamment de preuves matérielles pour avoir froid dans le dos à la pensée des derniers moments de la vie de cet homme.

À moins qu’il n’ait été déjà mort, l’attente de ce qui allait immanquablement se produire avait dû être intolérable. La peur avivait les terminaisons nerveuses. Il avait dû entendre le train alors qu’il se trouvait encore à plusieurs kilomètres de distance, il avait dû sentir vibrer les rails. Puis venait le moment où le train entrait dans le tunnel, un brusque appel d’air, le fracas des roues sur la voie, le flamboiement des phares de la locomotive. Hurlait-on en ces derniers instants ? Détournait-on la tête ? Fermait-on les yeux très fort ?

Faraday l’ignorait et se dit que ce genre de spéculations ne menait à rien. À ce stade, l’opération Coppice avait besoin d’une identité formelle, d’amis, de maîtresses, d’une vie que la cellule du Renseignement de Paul Winter pourrait mordre à belles dents. Les échantillons d’ADN étaient déjà en route vers les laboratoires de la police scientifique pour une analyse en urgence qui écornerait de mille livres le budget de l’enquête, mais il faudrait tout de même attendre quarante-huit heures avant de recevoir les conclusions, et même alors l’identification dépendrait d’une correspondance avec un profil du fichier national. Si cet homme n’avait jamais eu maille à partir avec la justice, alors, ils n’en sauraient pas plus sur lui.

Un coup d’œil à sa montre indiqua à Faraday qu’il lui fallait reprendre la route. Portsmouth était proche – une demi-heure au plus –, et il devait encore régler dix mille choses avant d’être assez confiant pour réunir son équipe et l’orienter dans une direction judicieuse. Mais, tout d’abord, il était curieux de savoir quelle importance le News, le quotidien municipal, accordait à ce fait divers.

Une journaliste était restée une heure sur le site lors de la pause déjeuner, traînaillant autour de la file d’attente à la camionnette de restauration des pompiers, et même si Proctor avait donné à ses gars la consigne de la fermer avant une conférence de presse officielle, Faraday savait parfaitement qu’un flic avisé ne devait jamais sous-estimer le pouvoir de la presse de bâtir une histoire à partir du fragment le plus ténu d’une rumeur. La journaliste d’une vingtaine d’années était loin d’être repoussante. Faraday était sûr que, par deux fois au moins, elle avait parlé à des gars qui venaient de sortir du tunnel.

Il emprunta un journal aux villageois attroupés depuis le début de la matinée à la limite du périmètre de sécurité. C’était l’édition de la mi-journée, et cette histoire faisait la une. Sous le titre « DRAME SOUS LE TUNNEL, FORTES PERTURBATIONS DU TRAFIC FERROVIAIR» s’étalaient trois photographies : l’entrée sud du tunnel, une file d’autocars attendant devant la gare de Havant et un instantané d’un petit groupe de policiers qui discutaient au bord de l’étang de Buriton.

Parmi les visages familiers, Faraday, amusé, reconnut le sien. À côté de la silhouette imposante de Jerry Proctor, il faisait plus petit et plus vieux qu’il ne l’aurait cru. Sa barbe le desservait en ce qu’elle était visiblement grisonnante, et ses épaules un peu voûtées suggéraient une profonde lassitude. Il se dit qu’il avait peut-être besoin d’autres vacances. Seul, cette fois.

Il reporta son attention sur l’article qu’il parcourut, et constata, soulagé, que personne ne semblait avoir parlé. On mentionnait un « incident voyageur », la présence d’un corps sur la ligne, mais les témoignages les plus détaillés émanaient des passagers mécontents. On trouvait un encadré de leurs visages en page trois. C’étaient des gens occupés. Ils avaient des vies à mener. Des obligations à assumer. Des délais à respecter. La vie, déclarait l’un d’eux, devrait être beaucoup plus simple. Faraday relut la citation, puis se surprit à hocher la tête en signe d’approbation. Que trop vrai, songea-t-il.

— Chef ?

C’était Proctor. Faraday lui montra les photos en première page. Proctor leur accorda tout juste un regard.

— Nous avons trouvé un cadenas. J’ai pensé devoir vous en informer.

Faraday le regarda. Il sut, à la lueur qu’il vit dans son regard, que ce n’était pas tout.

— Quoi d’autre ?

— Une clef.