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Jeudi 14 juillet 2005, 8 h 30

 

Martin Barrie arrivait rarement avant 9 heures, mais, ce matin-là, Faraday ayant souhaité lui parler en début de matinée, il avait demandé à sa femme de déposer les enfants à l’école et était parti à temps pour éviter le gros des embouteillages. Pour Faraday, habitué à voir la forte corpulence de Willard derrière le bureau près de la fenêtre, Barrie était une présence presque spectrale dans la pièce. En plein soleil, pour reprendre les termes d’un des constables les plus désabusés, l’homme était si mince qu’on pourrait pisser à travers. Pour autant, ni fumer à la chaîne ni sa passion pour les salades au chèvre chaud n’avaient émoussé l’acuité de sa pensée.

— Ça ne marchera pas, Joe. Il n’en est pas question.

— Sauf votre respect, chef…

Faraday lui avait communiqué les renseignements dont ils disposaient sur Givens. Il voulait lancer une autre investigation avec lui-même comme enquêteur principal.

— Sauf mon respect, c’est de la folie. Vous êtes déjà assez bousculé avec Coppice. J’ai des yeux, Joe. Je ne suis pas aveugle.

— Vous pensez que je ne suis pas de taille ?

— Je pense que l’affaire Duley est très ouverte. Qu’elle risque de prendre de plus en plus d’ampleur. Que vous soyez de taille ou non, là n’est pas le problème. Être l’enquêteur principal sur Duley, c’est déjà peut-être vouloir en faire un peu trop sans adjoint. Dirigez ces deux enquêtes, et vous deviendrez dingue en quelques jours, dit-il en plissant le front. Il doit y avoir un autre moyen.

— Lequel ? Nous n’avons toujours pas d'inspecteur-chef. Nick Hayder est en arrêt maladie. Petersen est submergé de boulot avec l’affaire à Titchfield.

Hayder et Peterson étaient eux aussi inspecteurs aux Crimes graves. Normalement, la piste Alan Givens aurait dû atterrir sur leur bureau.

Barrie consultait son agenda. Puis, il téléphona à son épouse. Quand elle décrocha, il pria Faraday de le laisser seul. Faraday regagna son bureau. Il avait lu la moitié du rapport que Jerry Proctor avait rédigé la veille au soir, quand le superintendant apparut dans l’encadrement de sa porte.

— J’ai prévu une inauguration de chrysanthèmes, dit-il tout guilleret. Vous m’avez fourni l’excuse idéale. Mettez à jour le registre d’enquête et posez-le sur mon bureau. À partir de maintenant, c’est moi qui prends la direction de Coppice et de la piste Givens.

— Et moi ? s’étonna Faraday.

— Adjoint sur les deux. Pensez aux possibilités. Vous pouvez enfin être sur le terrain, enfoncer quelques portes. Nous parlons gagnant-gagnant, Joe. Sauf pour bobonne.

 

Faraday cacha la nouvelle à Winter jusqu’à l’heure du déjeuner, petite vengeance que celui-ci ne trouva pas à son goût. Assis à son bureau, il considérait d’un air lugubre la liste de coups de fil qu’il n’avait pas encore passés.

— L’équipe de Proctor en a presque terminé à Salisbury Road, lui annonça Faraday qui portait une poignée de scellés. Je vais y aller cette après-midi pour qu’il m’expose les grandes lignes.

— Je vous accompagne, patron, dit Winter, tendant déjà la main vers sa veste.

— Eh non. Je veux que tout ça soit répertorié à mon retour. Vers trois heures, je pense.

Les scellés étaient arrivés le matin même directement de la chambre de Duley, premiers fruits de la fouille de la veille. Winter lorgna le contenu des sachets. Il vit des chéquiers, du courrier, des photos, des factures, un appareil photo, un gros livre à la reliure en cuir qui pouvait être un journal, plus un assortiment d’autres papiers.

— On a fait les relevés d’ADN et d’empreintes digitales ?

— Ouais.

— Et Givens ? demanda Winter, levant les yeux sur Faraday. C’est juste que je pensais… vous savez, dit-il, haussant les épaules. Moi et Jimmy Suttle, la vieille équipe… oui ?

Faraday fit non de la tête. L’opération Tartan, lui annonça-t-il, avait été lancée le matin même et confiée à une brigade de quatre constables. Deux des gars avaient été affectés à un porte à porte dans Ashburton Road. Il était d’ores et déjà acquis que Karl Ewart avait pris la tangente, probablement prévenu par sa petite amie, mais, avec de la chance, ils trouveraient bien une piste grâce aux informations sur son véhicule. Les deux autres gars remontaient la piste des billets de foot, menant leurs investigations autour des pubs de Somerstown. Tous les billets avaient été édités au nom de Givens, mais, à l’heure qu’il était, Ewart les avait sûrement écoulés.

— Perte de temps, dit Winter qui semblait peiné. Vous pensez vraiment qu’on va nous parler ?

— C’est un début.

D’un signe de tête, Faraday désigna le téléphone.

— Vous allez activer vos contacts perso aussi, sans doute.

— Vraiment ? dit Winter dont le visage s’illumina à vue d’œil. Donc, j’en suis ?

— Bien sûr : Vous dirigerez le Renseignement. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je ferai de mon mieux pour vous aider. C’est une offre deux pour le prix d’un, en quelque sorte : vous gardez la boutique pour Coppice et pour Tartan. C’est comme ça que j’ai pu le vendre à Barrie.

— Je serai amené à sortir du bureau ?

— Je doute que vous en ayez le loisir. Barrie est de ceux qui font le point régulièrement. Il aime se tenir au jus. Vous faites partie de l’équipe d’encadrement maintenant, Paul. Un gros bonnet. Magnifiques perspectives d’avancement. Pensez à toutes les réunions qui vous attendent.

— Vous déconnez.

— J’ai bien peur que non. Comme je vous le disais hier soir, le Renseignement est la clé de Coppice. L’affaire Givens paraît plus limpide. Il faut « L.I.E.R » Karl Ewart, et on saura où on en est. Beau travail, Paul. J’ai dit à Barrie à quel point vous aviez été efficace.

L.I.E.R, ça signifiait localiser, interroger, éliminer. Faraday n’aurait pu exprimer plus clairement l’opinion qu’il avait de Tartan.

Winter tira de nouveau la tronche. Il avait toujours détesté les réunions.

— Je suis nul pour ça, dit-il à Faraday. C’est exactement tout ce qu’il ne me faut pas.

— Foutaises.

Faraday ouvrit un des scellés et vida le contenu sur le bureau de Winter.

— Je m’y mettrais tout de suite si j’étais vous, reprit-il. Barrie veut nous voir autour de la table de conférence à 5 heures, et il n’apprécierait pas que vous n’ayez rien à dire.

Il marqua une pause, puis, d’un signe de tête, attira l’attention de Winter sur l’étiquette portant la référence de la pièce à conviction.

— Et n’oubliez pas de signer le registre, ajouta-t-il. Date et heure. Ouais ?

 

Au moment où Faraday arrivait à Salisbury Road, l’équipe de scène de crime remballait son matériel. Dans l’escalier, il croisa un technicien qui ramenait un escabeau et des projecteurs à la camionnette. Dans l’embrasure de la porte, le sergent Jerry Proctor s’entretenait avec le photographe.

— C’est ici ?

Faraday lança un coup d’œil dans la pièce. Les hommes de Proctor avaient retiré un certain nombre d’objets, mais c’était toujours le foutoir. Des éclaboussures de soleil pénétraient par la fenêtre, trahissant des années de taches accumulées sur la moquette usée jusqu’à la trame, et les murs, d’une horrible teinte lavande, portaient encore les traces argentées de la poudre magnétique. Une penderie démontable trônait dans un coin, les portes en étaient dégondées, et d’autres marques de poudre magnétique apparaissaient à la surface de la table qui servait de bureau. Le PC Dell était mis sous scellés, prêt à être envoyé à l’antenne de cyberpolice de Netley ; quelqu’un s’était donné la peine de redresser les piles de livres de poche et de magazines calés contre la plinthe. Faraday s’agenouilla le temps de feuilleter les magazines. New Satesman. Prospect. Des numéros d’un truc français.

Le poster au-dessus du lit attira son attention. Il montrait un jeune manifestant se débattant pour échapper aux attentions de deux policiers anti-émeutes casqués. L’un d’eux serrait son cou en tenaille tandis que l’autre brandissait sa matraque, prenant ses marques pour lui en assener un bon coup. À l’arrière-plan, on voyait une kyrielle de drapeaux, de visages flous, et des lambeaux de nappes de gaz lacrymogènes donnaient à la photo une dimension quasi picturale. À la base du poster, il y avait deux lignes de texte, mais l’italien de Faraday était loin d’être parfait. Il les considéra quelques instants. Une fenêtre sur un monde différent, songea-t-il.

Faraday se tourna vers Proctor.

— Quelque chose d’intéressant ?

— Que dalle, répondit Proctor en secouant la tête. Ce que j’ai ramené ce matin sera peut-être utile, il doit bien y avoir quelque chose sur le disque dur, mais il n’y a aucun indice que quelqu’un lui soit tombé dessus ici. On a trouvé un T-shirt en sale état dans un coin, mais je parierais que c’est à mettre au compte de la bagarre qui remonte à quelques semaines, car il semblerait que, depuis, il s’en soit servi comme torchon. Il y a peut-être d’autres traces d’ADN dessus, c’est sûr, surtout s’il a dû se défendre. On demande un relevé si vous pensez que c’est important.

— Des empreintes digitales ?

— Treize à la douzaine. On va lancer une recherche de concordances dans l’AFIS, mais ça peut très bien être celles de potes à lui, d’anciens locataires, n’importe qui.

L’AFIS était le fichier informatisé des empreintes digitales. En quelques minutes, il indiquerait à Faraday si toute autre personne que Duley ayant un casier judiciaire était venue chez lui.

— Autre chose ?

— Seulement ça.

Proctor sortit de sa serviette un sachet de mise sous scellés. Il contenait une poignée de cafards trapus, ramassés, expliqua-t-il, aux quatre coins de la pièce. Ils avaient aussi trouvé une réserve de barrettes de cannabis, et au cas où quelqu’un d’autre que Dudley en aurait fumé, il serait peut-être bon de les transmettre au laboratoire de criminalistique.

Faraday hocha la tête, remettant la décision à plus tard. Étant donné les débris humains que Proctor avait trouvés dans le tunnel, il espérait au moins que Duley avait passé la soirée dans le brouillard chaleureux de la dope. Il n’en aurait peut-être que moins souffert pendant l’épreuve qui l’attendait.

— Je peux ?

— Bien sûr, chef. Comme je vous le dis, on en a terminé.

Faraday entra dans la chambre. L’odeur douce-amère de l’herbe semblait avoir imprégné les meubles, les rideaux, la rangée de chemises et de blousons en jean suspendus dans la penderie à la va-comme-je-te-pousse. Il s’immobilisa au centre de la pièce, remarqua la perspective qu’on avait de la fenêtre, la mer qu’on apercevait au bout de la rue en face, essaya d’imaginer le visage trouvé dans le fichier national chez lui dans ce petit espace en désordre.

À une patère derrière la porte étaient accrochés un béret vert olive et une écharpe noire. Il y avait aussi un sac Bouddha marron que Faraday examina un moment, avec le sentiment que c’était tout à fait le genre de panoplie qu’affectionnaient ceux qui cherchaient à ce que le monde porte sur eux un regard particulier. Un écho de la photo anthropométrique. Assorti au regard sous la capuche et au menton relevé : autre posture de défi, de fierté de sa singularité. Duley, décida-t-il, était un homme qui se prenait au sérieux.

Faraday regarda à l’intérieur du sac. Il était vide.

— Tout est avec ce que je vous ai donné ce matin, précisa Proctor qui l’observait.

— C’est-à-dire ?

— Bloc-notes, stylos. Deux articles du Guardian de la semaine dernière. Un flyer pour une réunion de Relate. Carnet d’adresses. Rizla. Herbe.

— Le carnet ?

— Presque plein. De conneries. À l’encre rouge.

— Téléphone portable ?

— On n’en a pas trouvé.

Faraday s’approcha du lit, souleva la couette. Le drap de dessous avait été retiré. Il lança un coup d’œil interrogateur à Proctor.

— Anciennes taches de sperme, en grand nombre. Soit Duley était dans une période intensive de production de mousseux maison, soit il avait une amie. On a mis le drap sous scellés au cas où on en aurait besoin pour analyses.

Faraday était étonné. Aucun des témoignages recueillis jusqu’à présent auprès des autres locataires ne mentionnait des visiteurs réguliers au numéro 8. Il se promit de ne pas oublier de questionner Winter. Parmi toutes ces pièces à conviction, il y aurait sûrement une note ou deux, ou au moins un numéro de téléphone. À en juger par cette chambre, Duley paraissait être un homme qui aimait avoir un public.

À présent, Proctor lui parlait d’une pile de feuillets dactylographiés trouvés sur le bureau à côté de l’ordinateur. Il avait tout juste eu le temps de les feuilleter, mais il lui semblait qu’il s’agissait d’un roman de genre fantasy émaillé de plein de noms bizarres. Il l’avait transmis au Renseignement. Il estimait que, pour ce genre de littérature, il y avait des gens mieux qualifiés que lui pour chercher des indices.

Faraday sourit, essayant d’imaginer la tête que ferait Winter en voyant cette toute dernière saisie débarquer dans son bureau. Les relevés de comptes et les carnets d’adresses, c’était une chose ; 50 000 mots de la prose enfiévrée de Duley, c’en était une autre.

— On a trouvé ça aussi. Ç’aurait dû partir pour les Crimes graves avec le reste, mais c’est resté là. Ça vous ennuie de vous en occuper, chef ?

Faraday regarda la carte postale. Elle montrait une baie d’un bleu turquoise sous un ciel tropical. Le sable était blanc comme de l’os, parsemé de rochers, et, au premier plan, un hamac vide accroché entre deux palmiers invitait à la paresse. Pendant une fraction de seconde, il se revit en Thaïlande. Puis il retourna la carte postale et découvrit un affranchissement vénézuélien. Selon la ligne dactylographiée en tout petits caractères au bas de la carte, cette baie se trouvait dans l’île de Margarita.

Faraday examina l’écriture. Encre rouge, encore.

— De la même main, chef. Je vous parie tout ce que vous voulez.

— Duley ?

— Forcément.

La carte était adressée à Mia Querida, #8, 74 Salisbury Road, Southsea, Inglaterra. Dans la partie de gauche, au lieu d’un message, tout juste un cœur écarlate. Perplexe, Faraday glissa la carte dans la poche de sa veste. Mia Querida ?

 

De retour à Kingston Crescent, Faraday passa la tête dans le bureau de Winter. Celui-ci le considéra d’un air impassible. Il avait ôté sa veste et desserré son nœud de cravate. Deux mugs vides étaient posés sur le rebord de la fenêtre, et, sur l’autre bureau, le transistor d’emprunt était réglé sur Radio Two.

— Alors ?

Winter consulta le bloc posé devant lui. Duley, énonça-t-il, payait chaque semaine, par chèque, cinquante livres de loyer pour la chambre. Il avait un contentieux avec British Gas au sujet d’un impayé remontant à plusieurs mois, et sans doute aussi avec Southern Electric car un échange de courrier mentionnait un relevé suspect du compteur situé dans sa chambre. En ce qui concernait ses ressources, il semblait qu’il jouait les cumulards. Un emploi de vendeur à temps partiel chez Ottakar’s lui rapportait un revenu hebdomadaire de 174 livres. Par ailleurs, il travaillait deux nuits par semaine dans une usine de conditionnement de viande au nord de la ville, et comme traducteur free-lance pour une agence basée à Southampton. Soit, acheva Winter, un revenu total d’environ 225 livres par semaine.

— Le boulot de nuit est peut-être payé en espèces, mais à ce tarif-là, ça fait quand même juste.

— Autre chose côté boulot ?

— Ouais. Tenez.

Winter puisa une feuille de paie dans la montagne de documents entassés sur son bureau.

— C’est un bon du conseil municipal de Portsmouth. Je les ai appelés avec la référence. Ils n’étaient pas très chauds pour me répondre, évidemment, mais j’ai fini par le leur arracher.

— Par leur arracher quoi ?

— Notre homme, dit Winter en montrant la fiche de paie, anime une série de séminaires sur l’histoire locale au centre d’aide et d’action sociale de Buckland. Le mercredi matin. Ça fait partie de je ne sais quel programme de formation pour adultes. On m’a donné le numéro de la dame qui l’organise. À l’entendre, il a fait un malheur. Ce sont surtout des femmes qui sont inscrites. Toutes le trouvent formidable. Elle aussi. Il lui tarde d’être à demain.

— Vous lui avez dit ce qui s’était passé ?

— Vous voulez rire. Pourquoi m’amuserais-je à ça ?

Winter tourna la tête et regarda par la fenêtre.

— Étonnant, non ? dit-il. Des séminaires sur l’histoire locale à Buckland ? Apparemment, il y en a qui savent tout de même lire.

— Beaucoup de monde ?

— Une dizaine de personnes, selon elle. De tous âges. M. Duley a l’art et la manière, m’a-t-elle dit. Il fait voir les choses sous un tout autre angle, ça donne à réfléchir.

Il se retourna, passant en revue la pile d’éléments dont il disposait, ajoutant d’autres pièces au puzzle Duley que Faraday commençait à assembler dans sa tête. Le mardi soir, l’informa Winter, Duley le consacrait à Respect. Il faisait partie du bureau, et s’était proposé comme rédacteur en chef de leur bulletin d’informations mensuel.

— Respect ? Vous voulez parler de la bande à George Galloway ?

Faraday et la politique, ça faisait deux. Deux ou trois ans plus tôt, il s’était joint à Eadie lors des manifs contre l’engagement militaire, mais la propension de l’extrême gauche à systématiquement se mobiliser le stupéfiait toujours.

Winter lui lança un coup d’œil, puis se connecta à un site Web. La page d’accueil de Respect détaillait son plan d’action en lettres écarlates.

— Égalité. Socialisme. Paix. Environnement. Communauté. Syndicalisme, lut-il à voix haute. Ça vous aide ?

— Et vous me dites que Duley donne là-dedans ?

— Absolument. D’ailleurs, il ne s’investit pas seulement dans Respect. Le reste de la semaine, quand il ne travaille pas de nuit, il remet ça avec les va-pas-en-guerre. Ou les anars. Ou Sauvez les Kurdes. Voilà ce qui s’appelle s’investir, patron. Ce type ne savait pas s’arrêter.

Winter contempla ses notes un moment, puis repoussa son fauteuil de bureau.

— Mais ça ne nous aide pas vraiment, hein, patron ? reprit-il. Qu’est-ce qui, dans tout ça, aurait fini par le conduire dans le tunnel ?

Faraday répondit qu’il ne le savait pas – pas encore.

— Qu’en est-il du livre qu’il était censé écrire ? Proctor m’a dit qu’il vous l’avait fait parvenir.

— En effet, Dieu le lui rendra, répondit Winter, montrant un scellé marron posé par terre dans un coin. J’ai calé à la troisième page. J’ai rien compris.

— C’est en anglais ?

— Paraît-il. Starkis pourfendeur du Puissant Turc ? Goth l’Éternel ? Biglet le Pompier Colossal ? Je lui tire mon chapeau d’avoir tapé tout ça, mais, croyez-moi, je demandais grâce.

Il hésita quelques instants, puis ajouta :

— Si vous voulez approfondir la piste plumitif, voilà qui devrait vous intéresser.

Il fouilla dans la pile de documents sur son bureau. Cette fois, Faraday eut sous les yeux une substantielle brochure sur ce qui s’intitulait La 25e Conférence annuelle des Écrivains. Cette année, celle-ci s’était tenue à l’University College de Winchester.

— Page 8, grommela Winter. Je vous recommande la photo.

Faraday feuilleta jusqu’à ladite page. Y figurait une liste de séminaires. Une énorme flèche rouge attira son regard sur un encadré consacré au roman policier intitulé : Pour qui vous prenez-vous ? Cet atelier était animé par une certaine Sally Spedding.

— Ça remonte à quinze jours, fit remarquer Winter. Du vendredi au dimanche du dernier week-end de juin. Il a dû y assister car il est sur la photo que j’ai trouvée à l’intérieur.

— Vous êtes doué pour ça, hein ?

— Faites pas chier, patron.

Faraday sourit. La photo montrait un groupe d’une dizaine de personnes, en majorité des femmes d’âge mûr. Duley était un des deux seuls hommes du groupe attablé dans un bar. Il s’était glissé entre une quadragénaire à tignasse brune qui avait l’air ravie et une femme beaucoup plus âgée, grisonnante, la mine revêche. Il tenait les deux femmes par les épaules, et son regard quelque peu vitreux suggérait qu’il était là depuis un certain temps.

— Il n’a rien de spécial, hein ?

Winter avait raison. Duley était mince, presque maigre. Faraday retourna la photo. Au verso, il y avait deux empreintes de baisers et un paraphe qui pouvaient signifier tout et n’importe quoi. Sans doute de la femme derrière l’objectif, songea Faraday. Pour accompagner le tirage promis.

— Vous pensez qu’on peut en tirer quelque chose ?

— J’en sais rien.

Faraday notait le numéro d’appel pour la conférence.

— Mais, bon, c’est récent. Et ce genre de conférences, ça peut être assez dingue – beaucoup d’inconnus, le gîte et le couvert, alcools bon marché au café étudiant, toutes ces femmes comme s’il en pleuvait…

— Ah ouais ? fit Winter, lorgnant enfin la brochure avec intérêt. Vous croyez que c’est trop tard pour devenir écrivaillon ?

— Il n’est jamais trop tard.

Faraday empocha le numéro, et une autre pensée le frappa.

— Jerry m’a remis une carte postale envoyée par Duley. Est-ce que le Venezuela a un lien avec un de ces éléments-ci ?

— Ah…

Winter abandonna la brochure au profit d’une enveloppe tout en bas de la pile sur son bureau.

— Je comptais vous montrer ça.

Il la secoua pour en faire tomber le contenu : une poignée de billets de banque vénézuéliens.

— Eux aussi étaient dans le carnet d’adresses. J’ai compté deux mille bolivars. Il a dû les rapporter.

— Des traces d’un billet d’avion ? D’une facture ? D’une réservation d’hôtel ? De dates ?

— Non, mais on a son passeport. Attendez.

Winter trouva le passeport qu’il donna à Faraday. Le visa entrada du Venezuela figurait sur une page vers la fin. Aeropuerto de Isla de Margarita, 14 mai 2005. Le 17, même page, Duley était reparti.

— Vacances ?

— Sûrement pas, patron, répondit Winter soudain tout émoustillé. Quelle personne sensée irait dans les Caraïbes pour n’y passer que trois jours ?

 

Le superintendant Barrie convoqua la première réunion de l’équipe d’encadrement de Coppice à 5 heures, juste avant le briefing quotidien de toute la brigade. Faraday y assistait en tant que chef d’antenne suppléant, au côté de six membres de l’équipe. Les visages autour de la table appartenaient aux responsables de chaque domaine de l’enquête en cours – de la gestion des scènes de crime aux problèmes souvent épineux de liaison avec les familles –, et le fait que Barrie ait tenu à ce que des comptes rendus complets soient transmis dès la mi-journée était un avant-goût de son style de leadership. Sous son air de ne pas y toucher, songea Faraday, voilà un homme qui ne néglige aucun détail administratif.

Barrie commença la réunion en confirmant le transfert du registre d’enquête criminelle dans son bureau. Il enchaîna avec le résumé détaillé des progrès de l’opération à ce jour et une exploration des pistes possibles. La cellule du Renseignement, annonça-t-il, étudiait la moisson de documents saisis au domicile de Duley. Les noms des personnes figurant dans le carnet d’adresses de la victime avaient déjà été communiqués au sergent en charge de l’équipe de terrain, et des actions appropriées étaient imminentes. On avait d’ores et déjà établi que Duley était un animal politique, un activiste, impliqué dans un certain nombre d’actions d’extrême gauche. La Special Branch apporterait sa contribution, et Barrie avait invité un de leurs inspecteurs à la prochaine réunion. Aujourd’hui, on était jeudi. Barrie demandait qu’une chronologie des faits exacte et définitive fût établie avant le week-end. Cela permettrait à la brigade de retracer les contacts et les déplacements de Duley durant les jours et les heures précédant sa mort.

Winter était assis en bout de table, et Faraday l’observait attentivement. Dès le début, sa gestuelle indiquait clairement qu’il ne se sentait pas à sa place. Il était nerveux, morose, hors de son habitat naturel. Il participa quand on le sollicita, confirmant que le porte-à-porte dans Salisbury Road avait permis d’établir plusieurs pistes utiles, mais il ne partageait pas l’excitation générale devant le fait que Coppice passait à la vitesse supérieure.

Certes, ils commençaient à se faire une idée plus précise de la vie qu’avait dû mener Duley. Bien sûr, il leur faudrait s’entretenir avec ses amis politiques, ses élèves et tous ceux qui avaient traversé sa vie débordante d’activités. Mais le nœud gordien, d’après Winter, c’était le mobile. Plus personne ne prenait la politique au sérieux de nos jours, surtout pas ceux que Winter savait capables de ligoter un homme à une voie de chemin de fer. Non, quelqu’un d’autre devait en vouloir à Duley et, à son idée, il y avait gros à parier qu’il fallait chercher du côté de son récent séjour de trois jours au Venezuela. Qui disait Venezuela disait cocaïne. La cocaïne ramenait Coppice à Bazza Mackenzie. Et à une de ses relations d’affaires, Chris Cleaver. Et, quel hasard, Cleaver habitait justement dans une grande ferme à un jet de pierre du tunnel.

Mis au défi par Dave Michaels de produire des preuves irréfutables de ce lien, Winter répondit qu’il ne le pouvait pas, mais un ou deux vieux briscards, dont Barrie, prenaient note. Le superintendant avait fait sa carrière d’inspecteur-chef ailleurs dans le pays, et tandis que Winter en terminait, il semblait un brin amusé. Barrie avait entendu toutes sortes de rumeurs au sujet de Winter, ce dinosaure partisan des méthodes d’enquête à l’ancienne, mais il n’avait jamais vu l’homme en pleine action.

À la fin de la réunion, il fit signe à Faraday de rester avec lui dans le bureau.

— Il nous hait, non ? demanda-t-il en montrant d’un signe de tête la table de conférence désertée. Il ne supporte rien de tout ça.

 

Daniel George était le moteur de Respect à Portsmouth. Faraday releva ses coordonnées dans le carnet d’adresses de Duley, puis regagna son bureau. Quelques secondes plus tard, il l’avait en ligne. Apparemment, George aidait sa femme dans l’affaire familiale, un café ouvert non-stop dans Albert Road, à Southsea. Au téléphone, il se montra plutôt circonspect au sujet de Duley, mais dit qu’il avait suivi cette histoire dans le News, et fut d’accord pour une rencontre à sept heures et demie. Il aurait un petit moment de liberté, et l’inspecteur était le bienvenu au café.

Faraday demanda à Tracy Barber de l’accompagner. La réunion de brigade avait été moins longue que prévu, et ils avaient eu le temps de faire le point autour d’une bière au bar de l’étage. À la demande de Faraday, la constable avait appelé un contact à la Special Branch pour se rancarder sur ce George. Il se trouvait que son dossier recouvrait plusieurs années. Le contact de Barber ne pouvait en aucun cas le lui lire intégralement, mais il lui en avait donné les grandes lignes.

Soixante-trois ans. Début de carrière comme chercheur pour la Bourse de Londres, puis série de postes d’enseignant dans diverses universités. Militant d’extrême gauche – Internationale Socialiste, Socialist Workers Party – depuis 1968. A combattu l’aile droite du New Labour et soutenu activement la campagne anti-guerre à Portsmouth.

— Ce gars, c’est du sérieux, avait dit Barber à Faraday. La S.B. pense qu’avec lui c’est le socialisme à l’état pur.

Le Minuit moins une était un café à l’éclairage accueillant coincé entre une librairie d’occasions et un immense magasin d’antiquités, dans Albert Road. Selon le contact de Barber à la Special Branch, l’endroit était largement fréquenté par des étudiants, et Faraday comprit pourquoi, en jetant un coup d’œil au menu. Hachis parmentier au corned-beef et chou sauce poisson aillée : 2.95 £. Fish cakes semoule de couscous et sauce pimentée maison : 3.65 £. À ce tarif-là, dit Faraday à Barber, lui-même en ferait peut-être sa cantine.

À l’intérieur, il y avait tout juste assez de place pour se glisser entre les tables. L’air était bleuté par la fumée, et ça sentait fort le cannabis. Au bar du fond, la femme qui éminçait des oignons sous un alignement d’affiches annonçant divers concerts acquiesça de la tête lorsque Faraday demanda à voir Daniel George. Manifestement, ils étaient attendus.

— Il est en haut, au bureau, dit-elle en désignant une volée de marches. Vous verrez de la lumière sous la porte.

L’escalier était plongé dans la pénombre. En haut, Faraday localisa la porte et frappa. Un grommellement leur indiqua qu’ils pouvaient entrer. George, assis au bureau, faisait des comptes. Le rideau de l’unique fenêtre était tiré, et la flaque de lumière déversée par la lampe à côté de lui éclaboussait une jonchée de factures. Une affiche pour une exposition de Rembrandt au Rijksmuseum d’Amsterdam était punaisée au mur, sombre autoportrait qui semblait faire écho à la lassitude visible sur le visage de George. De jour, le désordre de cette pièce devait être frappant. Il y avait des livres et des magazines partout, empilés sur le tapis usé, et des centaines de pages photocopiées débordaient de deux cartons derrière la porte. Ce ne fut pas sans rappeler à Faraday l’impression d’intense activité que dégageait le chaos de la chambre de Duley. Le même refus de l’ordre. La même foi dans l’écrit.

Daniel George repoussa sa chaise et se tourna pour les accueillir. C’était un homme grand, voûté, aux yeux pochés par la fatigue derrière ses grosses lunettes. Il portait des vêtements de jardinage, une vieille chemise, un cardigan déchiré, mais il y avait aussi, dans son regard franc, un écho de Martin Barrie. C’était quelqu’un qu’il serait idiot de sous-estimer.

— Nous allons devoir aller droit au but, je le crains, dit-il, jetant un coup d’œil à sa montre. C’est au sujet de M. Duley, c’est ça ?

— En effet, lui répondit Faraday, rempochant sa carte de police. Comme je vous l’ai expliqué au téléphone, nous…

George passa à côté de lui, ses pas lourds résonnèrent sur le palier, puis il revint quelques instants plus tard avec deux chaises.

— En temps normal, il ne me viendrait jamais à l’idée de répondre à vos questions, dit-il tout de go, mais étant donné les circonstances, je suppose que ça peut aider. Que cherchez-vous exactement ?

Il se laissa tomber sur sa chaise.

— Des informations sur M. Duley, dit Faraday. Il s’agit simplement d’établir certains faits. Cela vous convient-il ?

— On verra bien. Essayons toujours.

— Un parent proche nous serait utile. Duley était marié ?

— Pas à ma connaissance.

— Ses parents ?

— Il n’en parlait jamais.

— Quelqu’un qu’il voyait souvent ? Associé ? Petite copine ? Petit copain ?

— Non. Là non plus, je ne peux rien pour vous.

Faraday hocha la tête. Était-ce de la mauvaise volonté ou disait-il vrai ? Barber prit le relais :

— Vous connaissiez bien M. Duley ?

George les regarda tour à tour, puis il sortit un paquet de Rizla et commença à se rouler une cigarette. Quelque chose le tracassait. Faraday le sentait.

— Écoutez, finit-il par dire, je ne sais pas du tout ce qui est arrivé à Mark, évidemment, on est tous un peu inquiets, mais que cherchez-vous au juste ? Vous voulez savoir quel genre de gars c’est ? Qui pouvait lui en vouloir ? Qu’est-ce qui a bien pu le faire aller dans ce tunnel ? C’est ça ?

— En partie, oui.

— Alors, vous ne vous adressez pas à la bonne personne. Ce n’est pas que je tienne à vous compliquer la tâche, absolument pas, mais je ne suis quand même pas là pour vous faciliter la vie à vous autres.

Barber échangea un regard avec Faraday, puis se carra dans sa chaise. Faraday fit de son mieux pour dissimuler son irritation.

— Il s’agit d’un crime, monsieur George, murmura-t-il. Selon toute vraisemblance, M. Duley a été assassiné. Pas seulement tué, mais tué dans des circonstances effroyables. Vous le connaissiez. Vous avez dû penser à lui depuis que la nouvelle s’est répandue. N’allez pas prétendre le contraire.

— Non, bien sûr que non. Et alors ?

— Alors, tout ce que nous savons de Duley, ce que tout le monde sait, c’est que c’était un militant politique actif. Le premier nom sur lequel nous sommes tombés dans son carnet d’adresses, c’est Respect. Autrement dit, vous, monsieur. Personne ne dit que c’est un crime de s’engager en politique. Nous tenons seulement à savoir ce qui motivait Duley.

— Bonne question.

Il s’ensuivit un long silence. Puis résonna le craquement d’une allumette quand George alluma sa cigarette. Finalement, ôtant un filament de tabac de sa lèvre inférieure, il demanda lequel des deux était de la Special Branch.

— Moi, répondit Barber. Enfin, j’y étais.

— Alors, vous savez le genre de gens que nous sommes, et ceux qu’on attire.

— Toutes sortes.

— Exactement. Si on sortait, là, maintenant, je pourrais vous présenter une bonne dizaine de personnes que je suis fier de considérer comme mes alliés politiques. Des profs de lycée, des profs de fac, des commerçants, des ouvriers, des dockers, des étudiants, des chômeurs, un gars qui vendait des livres anciens. Ils ont tous pris leur carte, ils viennent tous aux réunions, ils font tous leur part de boulot, mais quand je m’interroge sur leurs motivations, dans la plupart des cas, je n’en sais fichtrement rien. D’ailleurs, le plus souvent, on s’en tient à des conjectures. Pourquoi le font-ils ? Pourquoi fait-on quoi que ce soit ? À votre avis ?

— Vous ne connaissiez pas bien Duley ?

— Non, mais ce n’est pas inhabituel. Respect n’est pas un club.

— Depuis combien de temps était-il là ?

— Parmi nous ? Un an, tout au plus.

— Vous ne l’aviez jamais vu avant ?

— Non. Il est venu à une réunion un soir, il a levé la main quand on a demandé des volontaires pour une opération de rue, il s’est démené pour nous.

— Comment ?

— En vendant des journaux, en récoltant des signatures pour diverses pétitions, en faisant campagne pour les élections de mai. Je sais que vous autres, vous pensez que la gauche, c’est uniquement barricades et drapeaux noirs, mais vous vous trompez. La démocratie, ça demande du travail ! Les gens comme Duley, ce sont des denrées rares.

— Il était doué pour tout ça ?

— Il était consciencieux.

— Ce qui veut dire ?

— Qu’il faisait le boulot. Qu’on pouvait compter sur lui. Certains pensaient…

George laissa sa phrase en suspens.

— Pensaient quoi ?

— … pensaient qu’il parlait trop. C’est sûr qu’il avait la langue bien pendue, et il y avait des jours où il était soûlant. L’énergie de ce type, je ne vous dis que ça, mais, de notre point de vue, on aurait été fous de s’en plaindre. Une demi-douzaine de gars comme Duley et, en deux soirées, on pourrait couvrir d’affiches presque tout Southsea.

Faraday hocha la tête et prit des notes. Il décida que cet homme lui était sympathique, sa façon d’appréhender les choses, de distiller prudemment l’information, l’hommage qu’il rendait implicitement à son camarade mort. Tout ce qu’il avait dit jusqu’à présent correspondait parfaitement à l’image que Faraday commençait à reconstituer. Duley le militant. Duley le bénévole. Implication totale agrémentée d’un zeste de passion.

— Il animait un séminaire à Buckland, reprit Faraday. De quoi s’agissait-il ?

— Je n’en sais trop rien, si ce n’est qu’il a réussi à trouver des subventions. C’est tout à son honneur. De nos jours, ce n’est pas si facile.

— Mais de quoi s’agissait-il ? En gros ?

— De l’histoire locale. Il avait mis une affiche ici, deux ou trois fois.

— Et il la présentait… sous un angle particulier ?

— Évidemment, répondit George, qui souriait à présent. La mutinerie de Spithead. La révolte de Southsea Common (12). L’externalisation des docks. L’exploitation de la classe ouvrière dans l’industrie du corset. Tout est sous nos yeux, il suffit d’y regarder de près.

— Qu’est-ce qui est sous nos yeux, monsieur George ?

— Le rôle qu’une ville comme la nôtre finit par jouer. Pompey s’est bâtie sur le sang et les richesses. Nous versons le sang, d’autres reçoivent les trésors. Vous parlez d’une affaire pour qui en fait les frais. Duley l’avait compris. C’était un homme intelligent. Et, comme je vous le disais, il ne ménageait pas ses efforts. Et c’était un bon orateur.

— Qu’en est-il de ses autres engagements ? demanda Faraday. Les anarchistes ? La libération des Kurdes ? Duley s’y est un peu investi, non ?

— Oui, bien sûr. Ce n’est pas un cas isolé. En fait, on a une formule pour ça : sans cause fixe.

— Et où se situait-il en temps ordinaire ? Comment faisait-il la synthèse de tout ça ?

— Je ne suis pas sûr qu’il la faisait.

— C’est-à-dire ?

George secoua la tête, inspira une longue bouffée de cigarette, refusant pour le moment d’aller plus loin, et Faraday sentit qu’ils atteignaient enfin un tournant. Il se pencha en avant sur sa chaise, son visage s’introduisant dans le halo de la lampe de bureau.

— Voilà un homme qui a un lourd passé, reprit-il. Il a été arrêté je ne sais combien de fois, son nom a paru dans la presse, par deux fois il a failli se faire coffrer. Mais quand on analyse tout ça, quand on essaie de relier tous les points, on trouve quoi ? M. Multi-Bonnes-Causes ?

— C’est insultant.

— Pourquoi ?

— Parce que cet homme avait du courage physique. Le courage physique, c’était important à ses yeux.

— Important que les autres voient qu’il en avait ? Important pour lui d’être en première ligne, de soulever les foules, de tenter le tout pour le tout ? Qu’est-ce que ça nous apprend sur lui ?

— Je n’en sais rien.

— Mais si, vous le savez ; du moins, vous devez bien y avoir réfléchi. Pendant son parcours politique, Duley a pris des risques. Il s’est mouillé, il a payé de sa personne. Courageux, voire téméraire, c’est vous qui le dites. Puis, soudain, voilà qu’on le retrouve ligoté à une voie de chemin de fer.

— Vous voulez dire qu’il y aurait un lien ?

— Je vous pose la question.

— Alors, je vous réponds : vous faites erreur.

— Comment pouvez-vous en être aussi certain ?

— Parce que, ces gens-là, je les connais. Duley était un homme étrange, un franc-tireur, un solitaire, mais ce n’est pas le seul. Si on recherche la longue marche jusqu’au bulletin de vote, le train-train quotidien, le combat pour gagner le débat public, alors on se contente de gens comme moi. Si on recherche quelque chose d’un peu plus… ah… haut en couleur, alors Duley pouvait être votre homme. Mais ce n’est pas pour ça qu’il s’est retrouvé dans ce tunnel. Pour moi, non. On ne se fait pas ce genre d’ennemis.

— Franc-tireur, disiez-vous ? intervint Barber.

— C’est vrai.

— Dans quel sens ?

— Dans le sens qu’on ne pouvait pas lui coller d’étiquette, pas systématiquement, il n’était pas homme à n’avoir qu’une étiquette. Il n’était ni SWP (13), ni Old Labour. Il ne venait pas en droite ligne de la tradition des campagnes pour le désarmement nucléaire, les manifestations à Aldermaston. Ce n’était pas un Vert. Il ne passait pas son temps avec ceux de la défense du droit des animaux à faire sauter les locaux des vétos. Ce n’était même pas un anarchiste à proprement parler.

— Un peu de tout, alors ? Un panachage ?

— Ça, c’est un peu facile.

— Mais vous m’avez comprise ?

— Oui, bien sûr.

— Pourtant, vous venez de nous dire qu’il était…, le reprit Barber en consultant ses notes, consciencieux. Qu’il faisait le boulot. Qu’il distribuait tous vos prospectus…

— Parce qu’il était sérieux, parce qu’il y croyait.

— À quoi, exactement ?

George se balança dans sa chaise, inspira une autre bouffée de cigarette, souffla la fumée.

— Oh, voyons…, dit-il enfin. Il faut que je vous fasse un dessin ? Les gens comme Duley se considèrent comme des libres penseurs. Ils n’aiment pas l’autorité. Ils détestent qu’on leur dise ce qu’ils doivent faire. Ils pensent, en fin de compte, n’être comptables de leurs actions qu’à leur propre conscience. Si vous me demandez en quoi ces gens-là croient, je dois vous répondre que je n’en sais rien. Raison pour laquelle ils vont toujours voir ailleurs.

— Mais pas lui, fit remarquer Faraday. Lui, il est resté.

George le regarda longuement et pinça entre deux doigts le mégot de sa cigarette qu’il enterra parmi les rognures de crayon. Puis il consulta sa montre et se leva.

— Je n’ai plus le temps, dit-il. Je suis navré.

Faraday ne bougea pas. Il demanda si George avait déjà parlé à Duley au téléphone.

— Oui, bien sûr. Comme à tous les autres.

— Il avait un portable ?

— Oui, dit George, fronçant les sourcils. Oui, je crois.

— Vous avez le numéro ?

— Sans doute, oui, mais Dieu sait où.

Il prit le blouson en cuir derrière la porte.

— Vous voulez que je vous appelle pour vous le donner ?

 

Misty Gallagher avait déjà commandé la première bouteille de Moët & Chandon quand Winter la rejoignit à l’American Bar. Ce pub du vieux Portsmouth était à dix minutes de marche de Gunwharf, et depuis le récent changement de propriétaires, le restaurant ne désemplissait pas. Winter, qui s’y était pris à la dernière minute pour réserver, avait eu de la chance d’obtenir la dernière table.

— Ça faisait un bail, dit Winter, intercalant sa forte corpulence entre Misty et le grand gaillard aux cheveux pleins de gel deux fois plus jeune qu’elle. Comment va ?

— Très bien.

Elle regardait derrière Winter, désireuse de terminer sa conversation précédente.

— Je te présenterais bien, mon petit, mais j’ai pas compris ton prénom.

— Kevin.

— Ah. Kev. C’est Paul Winter. Ça remonte à loin, lui et moi.

Winter daigna enfin se retourner pour saluer le nouveau chevalier servant.

— Enchanté, fiston.

Winter prit la bouteille et fit un signe de tête vers le bourdonnement des conversations qui leur parvenait par la porte ouverte.

— On y va ? dit-il.

Misty le suivit dans le restaurant. Quand ils furent assis, elle lui parla du champagne.

— C’est pour Kev. La note, c’est pour lui.

— Formidable, dit Winter qui faisait déjà signe qu’on lui apporte une flûte. Tu le connais depuis longtemps ?

— Vingt minutes.

— Alors, ce gars mérite un toast. À une conversation passionnante. En regrettant qu’elle ait été aussi brève.

Tandis que la serveuse remplissait leurs flûtes, il jeta un coup d’œil aux tables voisines pour voir s’il reconnaissait des visages familiers.

— C’est bondé, dit-il d’un ton approbateur. Ils doivent se faire une petite fortune.

Misty regardait toujours vers le bar. Puis une portière claqua, et une voiture démarra. Apparemment, le jeune Kevin se barrait.

— Lavette, pesta Misty, trinquant avec Winter. De retour au pays des vivants, alors ?

— Qui te l’a dit ?

— Baz. T’as envie d’en parler ?

— Non.

Winter prit la carte. Pendant des années, Misty Gallagher avait été la maîtresse de Bazza Mackenzie et surfé sur la vague de la mainmise sur Pompey de ce parrain de la cocaïne. Il l’avait installée dans différents appartements, venant la voir régulièrement et lui offrant un niveau de vie haut de gamme. Pour autant que Bazza en savait, elle avait même eu une fille de lui, une adolescente belle et sulfureuse appelée Trudy.

Puis on avait appris que le vrai père de Trudy était Mike Valentine, complice de Bazza et concessionnaire automobile. Le sort de Misty fut scellé quand Bazza découvrit que sa maîtresse n’avait jamais cessé d’avoir un faible pour les charmes de Valentine. Naturellement, Winter s’était efforcé de tirer profit de ce drame, mais aucune des parties impliquées n’avait souhaité balancer les autres, ce qui, tout bien considéré, était un peu regrettable.

Winter avait vu Misty en chair et en os pour la dernière fois deux ans plus tôt, quand les Opérations spéciales avaient posé des micros et une caméra dans la cabine de Mike Valentine la nuit de sa traversée jusqu’au Havre. Winter et une poignée d’autres enquêteurs avaient eu le privilège de regarder Misty tailler à Valentine la pipe du siècle quand Bazza avait fait irruption dans la cabine et essayé d’y mettre le feu. Le meilleur souvenir que Winter avait gardé de cette soirée surréaliste était la vision de Misty expliquant à Bazza qu’il se méprenait. Son ami ébahi qui bandait comme un cerf, insistait-elle, n’était rien d’autre qu’un compagnon de voyage.

— Alors, comment va-t-il ? Valentine ? Il a toujours son point de chute en Croatie ?

— J’en sais rien, répondit Misty, haussant les épaules. On s’est séparés au bout d’un an. Il pleuvait beaucoup. À la fin, j’en pouvais plus, alors je suis rentrée. Mike a toujours adoré Nice. C’est peut-être là qu’il est.

— Tu vois Bazza de temps en temps ?

— Ouais.

Ses doigts suivirent la courbe du collier dont le pendentif disparaissait dans sa généreuse poitrine.

— Il a réagi en adulte, surtout en ce qui concerne Trude. Ils se sont toujours très bien entendus. Il a juste tiré un trait sur toutes les autres conneries. Mike a débarrassé le plancher. C’est tout ce qui compte. Ça et vous autres, connards.

— Il pense qu’il ne nous intéresse plus ?

— Absolument.

Elle le lui confirma d’un signe de tête.

— Il a raison.

— Tu veux que je le lui dise ?

— Ouais. Au nom du bon vieux temps, hein ?

Winter revoyait le certificat de paternité portant le nom de Mike Valentine, l’allumette qu’il avait utilisée pour griller Bazza Mackenzie. Winter avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour présenter le baron de la drogue de Pompey devant des juges, mais Bazza semblait le lui avoir pardonné aussi. Par deux fois depuis son retour des États-Unis, il était tombé sur Mackenzie, et chaque fois, Bazza avait pris le temps de lui parler. La rumeur de la rue voulait que Bazza ait mis en sécurité ses vingt millions, se soit lavé les mains du business de la drogue, heureux de prospérer sur les recettes bien blanchies, et il en était la preuve vivante.

— Totalement légal, mon pote, c’est tout moi, avait-il dit à Winter. Le fric, j’en chie en veux-tu en voilà.

Winter rapporta cette anecdote à Misty qui hocha la tête, riant, et prit la bouteille de Moët.

— Alors, qu’est-ce qui ne va pas chez lui, Mist ?

— Je ne sais pas, c’est juste qu’il a changé. Tu l’as vu récemment ? Il a une bagnole pratique, une coupe de cheveux pratique, de beaux costards, ça fait des mois qu’il est pas sorti en boîte. Il se rase même tous les matins, c’est te dire.

— Tu sais ça, toi ?

— Bien sûr que je le sais. Il a pris du poids aussi. Rien de dramatique, mais quand on sait où regarder…, conclut-elle en souriant.

Winter voulut savoir où elle habitait. Gunwharf avait vu son dernier nid d’amour avant que Bazza ne la mette à la porte de l’appartement en bord de mer, et Winter savait de première main à quel point on devenait accro au panorama qu’il offrait.

— Retour à Arethusa House, hein ?

— Sûrement pas.

— Pourquoi ?

— J’ai eu envie de quitter la ville.

— C’est-à-dire ?

— L’île de Hayling.

— Tu déconnes. Faudra que tu aies quatre-vingt-dix ans avant qu’on te laisse franchir le pont.

— Ta gueule. Tu sais, la partie du bas ? La plus friquée ?

Misty cita une rue qui longeait le port de Langstone.

— Baz avait un bout de terrain là-bas, permis, de construire, et tout et tout. Il y a une vieille maison dessus pour le moment, mais j’ai trouvé un architecte vraiment génial, un gars de Southsea, qui a fait les transformations.

— Comme quoi ?

— Comme une piscine, un jacuzzi extérieur, un immense jardin d’hiver derrière. Tu devrais voir la vue. En plein sur la mer.

Winter essayait d’imaginer l’endroit. Par beau temps, songea-t-il, elle aurait une vue imprenable sur la maison de Faraday.

— Tu vis là-bas maintenant ?

— Pas encore. Baz pense que c’est une question de deux ou trois mois. C’est pas encore terminé. C’est le foutoir en ce moment. Tu sais comment sont ces gars.

Winter hocha la tête. Mackenzie avait alimenté son empire grâce aux profits de la cocaïne, mais comme le reste de la communauté d’affaires de Pompey, il s’échinait à transformer chaque penny économisé en briques et mortier. Il possédait deux ou trois sociétés de construction dont le personnel se composait exclusivement des joueurs des équipes de football de la Sunday League qu’il dirigeait toujours, et ses gars étaient aussi peu assidus à leurs chantiers qu’ils étaient impitoyables sur le terrain.

— Alors, où tu crèches pour le moment ?

— À Milton. Un endroit crade que je suis censée retaper. Tu veux que je te dise ? C’est l’horreur.

— Alors, pourquoi rester ?

— Parce que c’est gratos. Baz ne débourse pas un penny. En plus, ça lui donne mauvaise conscience. Genre il va m’être redevable pendant très longtemps.

Winter tenta d’imaginer Misty se lançant dans le bricolage, mais renonça. Quand il voulut en savoir plus, elle le détrompa. Baz avait eu cette maison en règlement d’une dette commerciale, lui expliqua-t-elle. Il venait de conclure un accord avec des gars de Buckland qui avaient eu envie de prendre une modeste participation dans l’immobilier.

— Ils vont le regretter parce qu’ils y connaissent rien, dit-elle. Mais Baz s’en rend vraiment pas compte. En plein dans l’angle mort. Pour tout de dire, ça m’a étonnée.

— Alors, pourquoi le fait-il ?

— J’en sais rien. C’est des abrutis, ces gamins, peut-être beaux parleurs et bien montés, mais ils ont rien de rien dans le crâne. Avec Baz, tout est réglo. Ces temps-ci, faut qu’il fasse gaffe. Tu vois ce que je veux dire ? Il se limite aux investissements, il met plus la main à la pâte. C’est peut-être là que ces gamins lui sont utiles. Vu où il en est, Baz n’a plus besoin de ce genre de galère. Lui, ça lui convient peut-être, mais, en attendant, c’est moi qui habite là-bas, bordel, et ils me rendent dingue.

Winter, pour une fois, était perdu.

— On parle toujours immobilier concernant ces gamins, Mist ?

Ce fut au tour de Misty d’afficher une expression chagrine. Elle tendit la main. Vernis à ongle violet. Rubis gros comme un œuf.

— Non, Paul, répondit-elle avec une légère pression de sa main sur la sienne. Pas du tout.