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Lundi 11 juillet 2005,17 h 46

 

Lorsque Winter frappa à la porte du bureau de Faraday aux Crimes graves, ce dernier était en conférence avec le coordinateur de la criminalistique, un inspecteur enjoué de l’école de police de Netley, qui se leva aussitôt pour lui serrer la main et le féliciter de faire mentir les pronostics.

— Les pronostics ? demanda Winter, qui ne voyait pas du tout de quoi il parlait.

— L’opération au cerveau, dit-il en se tapotant le crâne. Le « Big C ». D’après tous les articles que j’ai pu lire, vous étiez fichu. Ça n’a pas dû être de tout repos, une intervention comme celle-là.

— Une vraie partie de plaisir, rétorqua Winter d’un ton sec. Je la recommande à tout le monde.

Il se tourna vers Faraday, préparant son topo sur la liste des personnes disparues.

— Vous m’avez sonné, chef.

— Exact.

Faraday fouilla dans la paperasse sur son bureau.

— Tenez. On a trouvé ça dans le tunnel cet après-midi. La clef correspond. On l’a essayée.

Winter prit les photos couleur que Faraday lui tendait. Quatre d’entre elles montraient un cadenas solide de la taille d’un paquet de cigarettes, et les deux autres une clef glissée dans un anneau. Faraday supposait que le cadenas avait dû fermer la chaîne car deux ensembles de maillons y étaient encore reliés. L’impact du train avait pulvérisé le quatrième maillon d’un côté, et le deuxième de l’autre, libérant le cadenas qui avait été projeté au loin. On avait retrouvé la clef de l’autre côté du tunnel, à cinq mètres du corps environ, un fait qui, en lui-même, était significatif.

— Que voulez-vous dire, chef ? demanda Winter tout en continuant de feuilleter les photos.

— La clef a pu être jetée après que notre homme a été attaché aux rails. On n’a rien trouvé d’autre de ce côté-là du tunnel.

— Pas d’empreintes ?

— Rien d’exploitable.

— Et le cadenas ?

— On l’a récupéré à deux ou trois mètres sur la même voie, avec des bouts de vieille corde. Il m’a l’air d’être flambant neuf. Il nous faut le plus vite possible une liste des points de vente au détail. Contactez les fabricants. Suivez la chaîne de distribution. Vous connaissez la musique.

Winter examina les photos du cadenas plus attentivement. Il pouvait venir de chez B&Q, songea-t-il, Homebase, GA Day, Robert Dyas, plus une dizaine d’autres magasins locaux qui refourguaient ce genre de camelote. La liste risquait d’être interminable. Winter leva les yeux, se demandant jusqu’où lancer le filet, mais Faraday s’était déjà retourné vers le Cocrim, l’interrogeant sur l’ampleur des effectifs affectés au deuxième jour de fouille du tunnel. Winter s’attarda quelques instants encore, puis glissa les photos dans son dossier et regagna son bureau.

Déjà, il entendait des pas provenant du long couloir central, ainsi que les échos des conversations de ceux qui se dirigeaient vers la salle des enquêteurs pour la réunion de six heures. Le fait que Faraday ne l’ait pas interrogé sur la liste des personnes disparues signifiait sans doute qu’il le prierait de faire le point au cours de la réunion. Winter pourrait s’en acquitter sans problème ; il se demandait seulement comment il s’y prendrait pour donner de l’éclat à son travail de l’après-midi. Il était toujours vautré dans son fauteuil quand, quelques minutes tard, Tracy Barber apparut à sa porte.

— Le patron commence, l’avertit-elle. Ce serait sympa de te joindre à nous.

Ils se rendirent à la salle des enquêteurs. Un sergent à côté de la porte foudroya Winter du regard à son arrivée. Apparemment, la réunion avait déjà débuté.

Winter prit ses aises sur le coin d’un bureau. Faraday passait en revue la chronologie des événements qui avaient abouti à un appel au central de Netley. Tout le monde avait conscience des problèmes de terrain épineux qui se posaient lorsqu’un autre service était impliqué, raison pour laquelle des rires fusèrent des quatre coins de la salle quand Faraday mit sur le compte des attentats londoniens le renoncement immédiat de la police britannique des transports à sa compétence juridictionnelle.

— Ces gars-là sont vraiment à cran, dit-il. Ils ne veulent plus revoir un seul tunnel de leur vie.

Faraday reprit les horaires des trains, remonta jusqu’au dernier à avoir franchi le tunnel la veille au soir. Le dimanche, dit-il, le trafic se terminait par celui partant à 0 h 50 de la gare de Waterloo, surnommé le Spécial Matelots. Le train avait dû sortir du tunnel à 1 h 55. Selon le poste d’aiguillage, il n’y avait pas eu de circulation de trains de marchandises sur cette ligne pendant la nuit. Cela laissait trois bonnes heures pour attacher un homme à la voie en prévision du passage du train de 4 h 30 venant de Portsmouth Harbour, qui devait pénétrer dans le tunnel aux alentours de 5 heures. Quelques secondes plus tard, notre homme appartenait au passé.

Le sergent en charge de la logistique opérationnelle leva le doigt. Il voulait savoir dans quelle mesure on était certain que la victime n’était pas morte plus tôt. Cette question, en dépit de sa pertinence, parut agacer Faraday. Il marqua une courte pause, puis décrivit brièvement l’état du corps et annonça que, selon toute vraisemblance, l’autopsie ne permettrait pas d’établir ce point formellement. D’après lui, il était hautement improbable que la victime ait été tuée au préalable. La pile de vêtements à côté de la voie donnait à penser qu’il s’était déshabillé lui-même, probablement sous la contrainte, alors qu’on aurait sûrement découpé la tenue d’un mort. De même, la disposition du corps plaidait en faveur de la présence d’au moins deux autres personnes dans le tunnel pour retenir la victime pendant qu’on l’enchaînait au rail. On décelait une part de mise en scène dans les événements qu’ils essayaient d’éclaircir. On avait mûrement réfléchi à l’impact que l’on voulait donner à cette macabre nature morte.

Évidemment, cette conclusion conduisit Faraday à donner une description détaillée de la position probable du corps dans le tunnel ; un silence total s’abattit sur l’assistance lorsque, de ses mains, il montra la forme des jambes écartées, et la façon dont on les avait attachées à la cornière d’angle coincée sous le rail. Il précisa que les deux premières roues avaient carrément coupé l’homme en deux. Un jeu de photographies était à la disposition de ceux qui souhaiteraient avoir plus de détails.

Le sergent leva de nouveau le doigt.

— Les jambes du gars pointaient en direction du train ?

— Tout juste.

— Attachées écartées ?

— Exactement.

— Vous pensez que ça pourrait être significatif ? Un meurtre par vengeance ? Le gars l’avait cherché ? Était sorti avec la femme qu’il ne fallait pas ?

— C’est possible, approuva Faraday. Radical, mais possible.

Cette fois, personne ne rit. Les hommes restèrent de marbre, tandis qu’une ou deux femmes échangeaient un regard. Il se pouvait bien que ce soit réellement un meurtre pas comme les autres. Inutile de voir des photographies pour imaginer le carnage qu’un train lancé à grande vitesse avait laissé dans son sillage. Radical, en effet.

Faraday parlait à présent de la stratégie, des sentiers que l’opération Coppice allait devoir emprunter, et Winter l’observa attentivement tandis qu’il définissait les limites jusqu’où il était prêt à lancer le filet de l’enquête. Il avait peu vu Faraday depuis son retour de Thaïlande, et il fut frappé par son air plus sombre. Sa voix, qui n’avait jamais été autoritaire, était devenue encore plus douce. Il exposait toujours les faits dans l’ordre, captait toujours l’attention de tous, imposait le respect, mais autre chose était perceptible dans son élocution, comme une lassitude de relever le défi de l’investigation, enquête après enquête. Winter avait déjà observé ce phénomène chez des flics. Ça semblait toujours affecter les plus sensibles d’entre eux. Il songea qu’il devait arriver un moment où ces gens-là voyaient un cadavre de trop. Après, tout commençait à se fissurer.

Il y eut une autre question, sur l’identification cette fois. Faraday y répondit assez habilement, mais d’un ton plus dur, teinté d’une impatience manifeste, et Winter en fut quitte pour relativiser ses considérations sur l’inspecteur.

Il avait appris très tôt que l’on aurait tort de sous-estimer Faraday. En dépit de toutes ses bizarreries – l’observation des oiseaux, les week-ends en solitaire et le fils sourd-muet qui avait quitté le nid –, il n’en était pas moins un enquêteur hors pair, aux intuitions judicieuses, têtu comme pas deux quand il défendait ses positions, inflexible au moment opportun. Winter savait que Willard le tenait en haute estime, et il faudrait être fou pour ne pas tenir compte de l’opinion de Willard. À son nouveau poste à la tête de la police judiciaire, l’ex-patron des Crimes graves avait déjà mis la pression sur certains tire-au-flanc, et des inspecteurs productifs et fiables tels que Faraday ne pouvaient, au final, qu’en tirer parti.

Néanmoins, en cet instant, il était évident que quelque chose clochait chez l’homme en charge de l’opération Coppice, et quand Winter essaya de trouver le mot juste pour le définir, il se résolut à aller au plus simple. Peut-être, après tout, n’était-ce pas la crise de l’âge mûr. Faraday, finit-il pas se dire, en avait tout simplement sa claque.

La réunion se poursuivit. Faraday pria Winter de résumer ses progrès sur la liste des personnes disparues, et Winter s’exécuta. Ses conjectures sur l’ambiance conjugale lorsque madame accueillerait l’ingénieur arabe le jour où celui-ci referait surface soulevèrent quelques petits rires, mais personne ne douta une seconde que, en l’état, cette liste mènerait l’enquête dans une impasse. Un type avait semblé prometteur – même couleur de cheveux –, mais il avait disparu voilà bientôt deux mois, et Winter n’avait trouvé aucune raison logique qui expliquerait sa présence dans le tunnel.

Faraday, sur un rapide signe de tête de remerciement, orienta la réunion vers d’autres domaines, essentiellement des questions boutique comme le niveau des effectifs et la gestion des revendications concernant les heures supplémentaires, et Winter, dont l’attention faiblissait, se surprit à regarder les visages qui l’entouraient.

Il connaissait intimement la plupart de ces hommes, surtout les plus âgés. Il savait qui avait l’esprit vif, qui tenait parole, sur qui compter quand ça dérapait. Également qui était baratineur, qui se tournait vers la bouteille dans les situations délicates et qui avait une aventure avec la plus jolie des cinq opératrices de saisie assises côte à côte près de la fenêtre. Il savait que Dawn Ellis, recrutée depuis peu par la brigade, envisageait une reconversion dans les médecines alternatives, que Bev Yates en était encore à essayer de comprendre l’enchaînement exact d’événements qui avait fait que sa femme était tombée enceinte pour la troisième fois.

Des noms, songea Winter. Des vies. Des réputations. Mais où étaient passées les vraies légendes, ce noyau dur de vieux condés buvant comme des trous, ripoux à leurs heures, mais toujours couronnés de succès ? La réponse, il le savait, était simple. Du fait de l’âge, de l’alcool, ou par simple désespoir à la perspective de la retraite, ils s’étaient tout bonnement fondus dans la masse, laissant derrière eux le plus noir des vides qu’aucun quota atteint, aucune évolution de carrière ni aucune déclaration politique à la noix ne pourraient jamais combler.

À la vérité, plus personne ne voulait devenir enquêteur. De nos jours, les policiers avaient une vie privée et une famille auxquelles ils retournaient le soir. Ils voulaient avoir l’assurance d’horaires de travail réguliers. Ils abhorraient l’idée même de faire des heures supplémentaires. En réalité, sauf pour des jeunots couillus tels que Jimmy Suttle, la police judiciaire était considérée comme une affectation maudite, et la situation était devenue si terrible qu’on devait rappeler de vieux briscards, des gars à la retraite, rien que ça, pour maintenir le niveau des effectifs.

La réunion touchait à sa fin. Faraday rappelait les mises en garde d’usage de ne pas louper les indices, de bosser dur, de ne pas bâcler. Winter croisa le regard de Dave Michaels, le sergent qui ferait office de porte-parole une fois que la machine serait lancée.

— Un putain de nom, grommela-t-il. Ça nous aiderait.

 

De retour dans son bureau, Winter s’intéressa au cadenas. Faraday en avait parlé à deux reprises pendant la réunion, disant aux constables attentifs qu’il faudrait sans doute beaucoup se démener et compter sur le facteur chance pour localiser son lieu d’achat, mais rien ne pouvait se passer avant que la cellule du Renseignement ait fourni la liste des points de vente locaux. Winter consulta sa montre, puis remit les photos dans le tiroir. Demain, songea-t-il. À cette heure tardive, ce serait de la folie de commencer à appeler.

Il s’enfonça dans son siège un moment, puis sortit de sa poche le relevé bancaire qu’il avait piqué chez Givens. Celui-ci déposait son argent chez HSBC. Le relevé était daté du 5 juillet 2005. Le 1er juin, le compte de Givens était crédité de 7 455.29 £. Quatre semaines plus tard, après un prélèvement de 400 £ – sans doute son loyer –, son solde ne se montait plus qu’à 214.70 £. Winter attrapa un calendrier sur un bureau voisin, et se lança dans des calculs.

Selon ses employeurs, Givens ne s’était pas présenté à son travail le mardi 24 mai. Ce relevé ne remontait pas jusque-là, mais des retraits par carte bancaire se succédaient début juin. Les premier, deux et trois du mois, 700 £ disparaissaient du compte chaque jour, et, chaque fois, le bénéficiaire de cette transaction était identique. Winter vérifia une fois, deux fois.

Aucun doute possible. Portsmouth Football Club.

Winter décrocha le téléphone. Dave Michaels était un supporteur de Pompey. Il décrocha dès la première sonnerie.

— Dave ? Paul Winter. Combien coûte un billet de saison à Pompey ?

— Pourquoi ?

— C’est l’anniversaire de mon neveu. Je pensais lui acheter un petit cadeau.

— Tu ferais bien de commencer à économiser alors.

— Combien ?

— Pour les meilleures places ? Sept cents livres.

Winter, tout content, lui répondit que ce n’était pas si cher que ça, et raccrocha. Reprenant le relevé bancaire de Givens, il s’intéressa aux débits de la semaine suivante. Il n’y en avait que deux. Le 6 juin, 2100 £. Le lendemain, 2800 £. Sept autres billets de saison. Simple. Dès lors, le 7 juin, son compte était pratiquement à sec. Pas d’autres opérations. Puis, le 24 juin, le salaire de Givens avait été viré, portant le crédit de son compte à 1857.29 £. Trois jours plus tard, le lundi 27 juin, 1400 £ s’envolaient encore au profit du club de football. Ensuite, on n’avait plus touché à l’argent de Givens.

Winter passa de nouveau ces sommes en revue, comptant sur les doigts. Rien de ce qu’il avait vu chez Givens ne laissait supposer une passion pour le football. Alors, pourquoi aurait-il acheté une dizaine de billets de saison ?

Il connaissait déjà la réponse à cette question. Quelqu’un avait pu s’approprier la carte bancaire de Givens. Peut-être la lui avait-on extorquée ? Peut-être la violence avait-elle dérapé ? Ou y avait-il une autre explication ? Quoi qu’il en soit, ce quelqu’un s’était retrouvé détenteur de la clef du compte en banque de Givens, mais, sans code confidentiel, il n’avait pu effectuer de retraits ni faire des folies dans les magasins. Il avait donc dû trouver un autre moyen pour changer ce petit sésame plastifié en espèces sonnantes et trébuchantes.

Un tas de billets de saison, début juillet, était la méthode idéale. On n’en tirerait pas sept cents livres pièce, mais dans une ville aussi fana de foot que Pompey, on pouvait s’en approcher. La rumeur se répandrait dans les milieux avertis. Peut-être ferait-on monter les enchères ? 500 £ ? 600 £ ? 650 £ ? Quelle importance ? De toute façon, le petit branleur qui avait conçu cette arnaque avait dû se bidonner tout le long du chemin en allant arroser ça. Six mille livres minimum. Combien de Stella cela faisait-il ?

Winter se leva et regarda par la fenêtre. Dans un petit jardin au-delà du parking, un homme âgé en short ample profitait de cette belle fin de journée. Les pieds posés sur une caisse retournée, il se prélassait dans un transat, le visage tourné vers le soleil. Winter l’observa quelques instants, réfléchissant toujours à cette arnaque footballistique. Les chiffres, songeait-il, parlaient d’eux-mêmes, mais ce qui était infiniment plus prometteur était qu’on n’avait plus eu aucune nouvelle de Givens. Pas d’opposition sur son compte. Pas d’indication qu’il ait tenté d’arrêter cette hémorragie de précieux cash.

En théorie, on pouvait toujours penser qu’il n’avait rien remarqué, mais il fallait tout de même avoir une carte bancaire pour acheter des billets par téléphone, et Winter n’avait jamais entendu parler de quelqu’un qui aurait perdu la sienne depuis un mois et n’en aurait pas fait toute une histoire. Non, chaque nouvel élément – son absence au travail, son jardin négligé, l’état de son frigo et, maintenant, de son compte en banque – plaidait en faveur d’une disparition corps et biens de M. Givens. Pour autant, cela faisait-il de lui un candidat crédible pour le cadavre du tunnel ? Winter pensait toujours que non. En mai, dans des circonstances qui restaient à déterminer, Givens avait trouvé la mort. Peu après, quelqu’un avait concocté le moyen de vider son compte en banque. Fin de l’histoire.

Winter se rassit à son bureau. Il avait toujours en tête l’image de ce salon spartiate et bien rangé, si soudainement abandonné. Pas un bon petit meurtre, songea-t-il. Mais deux. Il envisagea cette possibilité, puis il prit son carnet d’adresses dans la poche de sa veste et décrocha à nouveau le téléphone. Ce qu’il lui fallait à présent, comme toujours en pareil cas, c’était beaucoup plus d’informations sur l’homme lui-même. Givens travaillait pour l’hôpital St Mary depuis un bon moment. Pour un boulot comme celui-là, transporter des échantillons médicaux, il avait probablement eu accès à la morgue.

Winter composa le numéro d’un mobile. Il fallut un certain temps avant qu’on ne prenne l’appel. Finalement, une voix qu’il reconnut, l’accent bourru de Pompey. Winter se releva et lança un coup d’œil par la fenêtre. Il avait retrouvé le sourire.

— Jake ? C’est Paul Winter. Une pinte, ça te dit ?

 

Faraday, qui avait regagné son bureau, compulsait le registre d’enquête criminelle. Il ne comptait plus le nombre de fois qu’il avait accompli ce petit rituel, contemplant sa première page vierge, se demandant où mèneraient toutes les notes qu’il consignerait au fil des jours.

Ce registre était son ancre, un aide-mémoire détaillé qui stabiliserait l’enquête lorsque ses flots se déchaîneraient. Chacune de ses décisions, chaque mesure prise, aussi insignifiante soit-elle, seraient relatées sur ces pages. Dans les mois, et peut-être les années à venir, un coup d’œil à une seule de ces notes lui rappellerait pourquoi il avait donné son feu vert à telle ou telle action, ou convoqué une autre réunion.

Au début, lors des premières enquêtes complexes dont il s’était chargé, ce listage fanatique lui avait paru totalement disproportionné, mais l’expérience lui avait appris que ce registre pouvait se révéler un allié précieux. Les avocats de la défense savaient se montrer impitoyables dans leur quête de vices de procédure, et il avait vu nombre de collègues se faire crucifier à l’audience à cause de décisions dont ils ne se souvenaient plus depuis belle lurette. Le registre d’enquête, avait-il appris, était autant un bouclier qu’une ancre.

Passant en revue les avancées de la journée, il nota leur compte rendu chronologique. Il en était arrivé au moment où les parties du corps avaient été sorties du tunnel quand on frappa à la porte. C’était Tracy Barber.

— À quelle heure est l’autopsie, chef ?

— Huit heures et demie.

— Je vous y emmène ?

Cette proposition surprit Faraday. Pendant la construction d’une nouvelle morgue à l’hôpital Queen Alexandra, les autopsies demandées par le ministère public se déroulaient à Winchester, à une demi-heure par l’autoroute. Un trajet des plus facile. Pourquoi cette sollicitude ?

Tracy marmonna qu’elle devait un pot à une copine. Elle pouvait déposer Faraday et passer le chercher quand l’anapath en aurait terminé. Faraday savait que c’était de la foutaise.

— Vous voulez me parler ? Allez-y, dit-il avec un geste vers une chaise.

— Ce n’est pas ça.

— C’est quoi alors ?

Barber le dévisagea un moment. Elle travaillait avec lui depuis plus d’un an, et pensait le connaître. Les vacances, se dit-elle, ça devrait vous reposer.

— C’est juste que vous paraissez… tendu, c’est tout.

— Ah oui ?

— Ouais. Ce n’est pas un crime, chef, personne ne fera un rapport sur vous. Mais, vous savez…

Elle fit un signe de tête vers le registre d’enquête.

— … on n’en est qu’au début.

Faraday hocha la tête. Qu’au début. Elle n’avait pas tort. Il lança un coup d’œil à sa montre, envisagea d’accepter la proposition, puis se dit que c’était inutile. L’autopsie risquait de traîner en longueur pendant des heures. Un cadavre mutilé à ce point pousserait l’anapath et ses assistants au bout de leurs limites.

Barber, gênée à présent, attendait sa décision. Faraday lui sourit, puis se leva.

— C’est gentil à vous, dit-il en mettant son blouson. Mais non, merci.

 

Pour sortir de la ville, on rejoignait l’autoroute au bout de Kingston Crescent. Faraday engagea la Mondeo sur la bretelle d’accès et se coula dans le flot du trafic en direction du nord. Deux ou trois camions français quittaient les quais commerciaux, dernières arrivées par le ferry venant du Havre, et, derrière eux, Faraday distinguait le nord du port gagné par l’ombre. Le soleil s’était couché, enterré derrière des tours de nuages menaçants à l’ouest.

Faraday alluma la radio et chercha un concert. Il opta pour Radio Three. Les cuivres envoûtants de la Cinquième de Mahler lui arrachèrent un sourire tandis qu’il inclinait son dossier d’un ou deux crans pour plus de confort. Était-il vraiment aussi tendu que Barber semblait le penser ? Et, auquel cas, cela regardait-il quiconque à part lui ?

Il réfléchit à la question, ne sachant que trop bien où elle menait. Depuis plus d’un an maintenant, Eadie Sykes vivait et travaillait en Australie, et leur relation avait survécu, alimentée par perfusions d’emails de plus en plus vides de tout hormis des faits bruts de leur vie professionnelle. Lui, on l’avait arrimé au volant des Crimes graves ; elle, elle tournait des documentaires. Faraday avait eu le trac à la perspective de la revoir après tant de temps, et durant le long vol depuis Heathrow, il avait commencé à se demander si leur liaison prolongée à distance pourrait réellement survivre aux trois semaines qui allaient suivre.

La réponse, bien entendu, était non, et dès l’instant où il l’avait vue à l’aéroport de Bangkok, bronzée et débordante de nouvelles, il avait su qu’un monde les séparait. Il représentait un chapitre clos de sa vie occupée, tellement occupée. Elle en avait fini avec la province anglaise. Elle avait tourné la page. Pour une femme pourvue d’autant d’atouts qu’elle – courage, look, énergie, sans compter la détermination implacable de réussir –, l’Australie était irrésistible. Son appartement donnait sur Manly Beach. Elle avait l’oreille d’un homme d’affaires richissime ravi de produire son prochain film, quel qu’il soit. Son équipe était composée des types les plus débrouillards qui soient. Et, comme le démontraient amplement les articles qu’elle avait apportés pour Faraday, elle réussissait. C’était la gloire. Alors, pourquoi diable aurait-elle envie de retourner à Portsmouth ?

Ils avaient pris le ferry sur l’île de Koh Tao, petit paradis pour les amateurs de plongée sous-marine. Un contact d’Eadie, à Sidney, avait préréservé un somptueux bungalow donnant sur une anse isolée, et ils y avaient pris leurs quartiers. Les deux premiers jours, assommé par le décalage horaire, Faraday avait beaucoup dormi. Quand il se réveillait, glacé par la fraîcheur de l’air conditionné, Eadie était déjà sortie nager, se promener, ou se faire de nouveaux amis au bar de la plage à l’autre bout de la baie. Le deuxième soir, frais et dispos, Faraday l’avait invitée dans un restaurant de fruits de mer réputé de la baie suivante. Ils s’y étaient rendus en Honda de location. Faraday sentait encore le doux baiser de l’air nocturne sur son visage brûlant.

Le repas avait viré au désastre. Pendant que Faraday éclusait une série de bières Chang, Eadie sirotait, du bout des lèvres, un verre de Perrier. Elle ne buvait plus une goutte d’alcool, lui expliqua-t-elle, car elle s’était rendu compte que, sobre, elle s’éclatait plus. Se renfrognant aussi sec, Faraday l’avait alors écoutée disséquer au scalpel la vie qu’il menait. Il avait choisi un mauvais boulot. Il se donnait de mauvaises priorités. Il se contentait, depuis qu’elle le connaissait, de pis-aller. C’était un super-flic, aucun doute là-dessus, mais quelle satisfaction tirait-il donc de traquer une bande de jeunes connards aux quatre coins d’un trou comme Portsmouth ? Idem pour l’ornithologie : quel plaisir trouvait-il à observer les oiseaux ?

Tout en l’écoutant patiner sur la glace de surface des trois années précédentes, Faraday était parvenu à garder son calme. Elle avait toujours eu le sens de la formule, une éloquence qui l’avait servie professionnellement, mais elle passait à côté de ce qui le faisait vibrer. Elle ne comprenait pas en quoi observer les oiseaux allait bien au-delà de l’observation des oiseaux, en quoi les chœurs qui s’élevaient à l’aube dans New Forest pouvaient ouvrir la porte aux secrets du monde bruissant des campagnols, des hermines, des vespertilions et des pipistrelles. Elle n’avait pas idée des satisfactions que l’on tirait de s’arrêter dans une clairière, de tendre l’oreille, de filtrer la clameur tapageuse des roitelets et des rouge-gorges pour ne plus entendre que les trilles d’un pouillot siffleur qui, perché dans les hauteurs d’un hêtre, chantait en y mettant tout son cœur. Pour Eadie, ces plaisirs étaient les preuves d’une anormalité, d’une tendance dépressive, d’un refus obstiné de s’impliquer dans la vie réelle.

Ce dernier point, Faraday ne pouvait qu’en convenir. C’est pour ça qu’il le faisait, lui expliqua-t-il. La vie réelle frappait à la porte de son bureau tous les jours de la semaine et, sans les oiseaux, il deviendrait vraiment dingue. Là, Eadie s’était penchée vers lui et avait pris sa main dans la sienne. C’était la première fois depuis qu’ils s’étaient revus qu’elle avait envers lui un petit geste d’affection. Pourtant, ce contact lui fit penser à la petite tape rassurante d’une infirmière ou d’un médecin. Tout allait bien se passer, semblait-elle vouloir dire. Très bien se passer.

Faraday se souvenait de l’avoir dévisagée, surpris par la médiocrité de la vérité qui venait de s’abattre sur lui.

— Tu n’as pas la moindre idée de qui je suis, dit-il posément. Hein ?

Le lendemain matin, il était sorti seul faire de la plongée avec masque et tuba dans la baie. À son retour au bungalow, elle avait fait ses bagages et était partie. Pas de mot. Pas d’adieu. Seulement un oursin planté bien au milieu de l’oreiller de Faraday, encore humide, ramassé dans la petite anse en contrebas. Le message n’était que trop évident. Pourtant, en y repensant, tandis que la Mondeo filait vers le nord, vers Winchester, Faraday se demanda de nouveau s’il était réellement si difficile de le percer à jour.

 

Le temps que Faraday trouve une place où se garer, Ewers était prêt à commencer l’autopsie. En combinaison et bottes, il parlait au téléphone à sa femme à Bristol. Devant la salle, Jerry Proctor était en pleine conversation avec le photographe de scène de crime.

Par les portes ouvertes, Faraday apercevait, après l’alignement de frigos funéraires en acier inoxydable, la pièce où se déroulerait l’autopsie. La tête et deux portions du torse trônaient sur une des tables ; d’autres parties du corps étaient empilées sur un chariot à proximité. Si l’on faisait abstraction des reflets aveuglants du néon sur les murs carrelés, songea Faraday, on aurait pu se croire chez le boucher.

Ewers n’était plus au téléphone. Il apparut à côté de Faraday, enfilant des gants stériles qui claquèrent sur ses mains. Étant donné les circonstances, il semblait remarquablement de bonne humeur.

— On s’y met… ?

Il les précéda jusqu’à la salle d’autopsie. S’étant préparé à l’odeur, cette puanteur douceâtre de la mort, Faraday croisa le regard de Proctor. Tout comme Ewers, il paraissait absolument indifférent aux abats posés sur le chariot, et Faraday en vint à se demander comment il faisait. Deux ans avant son passage récent en Irak, Proctor s’était porté volontaire pour un poste au Kosovo, déterrant des cadavres pour les soumettre aux analyses forensiques en vue de leur identification. Peut-être les charniers des Balkans vous blindaient-ils contre des scènes telles que celle-ci, songea Faraday. Peut-être était-ce le secret.

Ewers s’était déjà mis au travail, assemblant les parties du corps, s’adressant au micro suspendu à mesure qu’il examinait une main broyée ou des méandres de viscères avant de les ajouter soigneusement au puzzle qui prenait forme sur la table de dissection. Il s’intéressa particulièrement à la tête, inspectant les chairs réduites en bouillie et les tendons à l’endroit où le cou avait été arraché du reste du corps, écartant les cheveux emmêlés pour étudier l’état du crâne, faisant courir ses doigts sur le peu qui restait des traits de l’homme. Le nez avait disparu, il manquait un œil tandis que l’autre, luisant et aveugle, pendillait au bout du cordon blanchâtre du nerf optique. Faraday le regarda longuement, écœuré.

Ewers tendit la tête à un technicien de morgue et marmonna à l’intention du micro. Déjà, au ton de sa voix, Faraday sentait qu’il ne sortirait de cette autopsie rien de très intéressant pour l’enquête. Le cadavre était beaucoup trop endommagé. On pouvait établir certaines observations physiques sans risque de se tromper – taille, pointure, couleur de cheveux, poids approximatif –, mais les autres éléments avaient été totalement pulvérisés par l’impact de la collision. Si on voulait effacer toute trace de sévices antérieurs, songea Faraday, voilà exactement comment il fallait s’y prendre.

Au moment où Ewers passait aux deux jambes, plus intactes, le mobile de Faraday trilla. Il sortit dans la salle des frigos. C’était Willard.

— Chef ?

Faraday lançait des coups d’œil derrière lui par la porte ouverte. Ewers semblait avoir trouvé quelque chose sur une jambe.

Willard voulait savoir comment se déroulait l’autopsie. Toute la journée, Barrie avait tenu informé le nouveau chef de la police judiciaire.

— Bien, chef. Mais ne vous faites pas d’illusions. Le type est en piteux état.

Willard grommela quelque chose que Faraday ne comprit pas, puis lui demanda ce qu’il avait prévu de faire ensuite. Pour le moment, lui-même campait dans un appartement de location à Winchester. Il devait dire un mot à Faraday. Autour d’un verre après l’autopsie, peut-être ?

Faraday observait toujours Ewers. L’invitation, il en avait conscience, avait force d’un ordre.

— Bien sûr, chef. Je vous appelle dès qu’on en a terminé.

 

L’Eldon Arms était à cheval sur la ligne de faille entre Portsmouth et Southsea. À deux pas des tribunaux, il attirait une poignée d’avocats à la mi-journée, proposant une grande variété de bières pour accompagner un déjeuner sur le pouce, mais, le soir, il se muait en pub local ayant les faveurs d’un mélange bruyant d’ouvriers du bâtiment, d’étudiants, de petits délinquants et, à l’occasion, de profs de fac. Les murs étaient tapissés d’étagères, et l’épagneul de la maison n’avait que trois pattes. L’endroit était à la fois chaleureux, enfumé et – en cas de besoin – extrêmement intime. Winter l’adorait.

Il avait déjà trouvé une table d’angle quand Jake Tarrant arriva. Winter l’aperçut près de la porte : gel dans ses cheveux blonds, lèvres pleines, T-shirt Madness et jean, adressant un petit signe de la main à une connaissance. Quelques instants plus tard, il était au côté de Winter, lui enjoignant de vider son verre.

— Stella Top, fiston, dit Winter qui se sentait de mieux en mieux. Et un paquet de cacahuètes grillées.

Tarrant revint avec les boissons, les amuse-gueule et s’installa sur la chaise libre. Winter le connaissait depuis une dizaine d’années, pourtant il n’avait toujours pas la moindre idée de l’âge qu’il avait. Certains jours, au St Mary’s, pris dans un embouteillage d’autopsies et ne sachant plus où donner de la tête, Tarrant faisait la cinquantaine. À d’autres moments, l’après-midi surtout, quand la pression retombait, il donnait l’impression d’être frais émoulu de la fac. En tout cas, grâce à son énergie inépuisable et à sa vivacité d’esprit, les virées à la morgue en sa compagnie étaient toujours un réel plaisir, et l’affection que Winter avait pour ce garçon était partagée par d’innombrables enquêteurs. Jake se débrouillait également très bien sur un terrain de foot, et, depuis deux saisons, il jouait dans l’équipe de la PJ de Pompey, redorant leur blason au sein de la division locale. Les flics appréciaient Jake Tarrant. Non seulement il pouvait en remontrer à bien des avant-centres, mais il savait aussi se défendre en matière de conversations de bar.

— M’sieu Winter…, dit-il en levant son verre. Ravi de voir que tu es toujours parmi nous.

Il voulut savoir tous les détails. À ce qu’il avait entendu dire, Winter avait vu la mort en face. On avait parlé de cancer, de toutes sortes de diagnostics fantaisistes, et aussi d’une opération originale censée avoir coûté une fortune. Quelle que soit la réalité, ça avait dû marcher, puisqu’il était là, son enquêteur préféré, frétillant comme un goujon. Un constable, lui dit-il, avait tenu un registre de paris de survie de Winter, et Tarrant avait bien ri en entendant ses chances.

— Quelles étaient-elles ? demanda Winter, intrigué.

— Trois contre un.

— Que je meure ?

— Non, l’inverse. La plupart des gars ne sentaient pas de risques mortels, dit Tarrant en pouffant. Moi ? J’ai gagné dix livres. Pillock me les doit toujours.

Il se pencha sur la table.

— Alors, raconte-moi tout. Fais comme si je ne savais rien.

Winter s’exécuta. Il essayait toujours de décrire équitablement les migraines invalidantes par lesquelles tout avait commencé quand Tarrant l’interrompit de nouveau.

— Il y avait une nana dans l’histoire, non ? Et bien foutue, en plus ? Un nom marrant ?

— Ouais, confirma Winter. Maddox (3).

— Super canon ? Elle tapinait dans une espèce de maison de passe d’Old Portsmouth ? J’ai raison ?

— Tout à fait, fils. Tout à fait.

— Mais que s’est-il passé là-bas, alors ? Comment se fait-il qu’elle ait craqué pour un gros lard dans ton genre ?

— Que veux-tu, la classe attire la classe, répondit Winter à cette question qu’il avait entendue des centaines de fois. On ne le croirait pas, mais c’est vrai.

Il reprit son récit, décrivit les visites au spécialiste à l’hôpital, les scanners et, finalement, la nouvelle qu’une tumeur s’était logée dans son cerveau.

— Grosse comme ça, dit-il en incurvant ses mains. Je l’ai vue moi-même sur l’écran. Pas étonnant que la codéine n’y faisait rien.

Le spécialiste s’était mis à chercher un neurochirurgien. L’opération serait compliquée par le fait que la tumeur avait traversé les sinus et touchait les veines avoisinantes. En la retirant, on risquait de sectionner le vaisseau sanguin.

— On perd un litre de sang par minute, dit Winter. Je me rappelle l’avoir écrit. En cas de pépin, ils ont cinq minutes pour te tirer de là avant que tu te vides. Encourageant, hein ?

Tarrant hocha la tête. Il voulut en savoir plus, connaître tous les détails, et Winter se rendit compte qu’il était facile d’oublier ce que ce technicien de salle d’autopsie faisait pour gagner sa croûte. Il avait dû explorer l’intérieur de milliers de crânes, songea Winter. Il ne devait être aucunement surpris par tout ce qu’il lui racontait.

Il formula sa pensée, mais Tarrant secoua la tête. Le neuro avait dit vrai. Conditions inhabituelles. Bricolage délicat. Qui avait été assez fou pour relever le défi ?

— Un Amerloque. Phoenix, Arizona. Maddox s’est démenée pour le trouver, Dieu la bénisse. Elle a eu cette piste grâce à un blog sur le Net. Celui d’un Anglais qui avait eu le même problème.

— J’avais raison alors. Ça a dû coûter une fortune.

— Oui.

— Combien ?

— Quatre-vingt-quinze mille dollars. Plus sept autres pour les trajets et autres faux frais. En gros, soixante mille livres.

— Merde.

— Ah ouais ? dit Winter, prenant son verre. Tu crois que j’avais le choix ?

— Non, mais… c’est l’équivalent d’un emprunt logement. Tu en connais beaucoup qui ont soixante mille livres à claquer ?

— On s’en fout, fils. Dans une situation comme celle-là, on est dos au mur. Par moments, pour tout te dire, j’étais prêt à tout laisser tomber. Un matin, j’ai même dit à Maddox de plaquer un putain d’oreiller sur mon visage. Ouais… c’en était à ce point-là. Mais à d’autres moments, les drogues qu’on te refile font du bon boulot. Maddox me sortait. On partait en virée en attendant que l’Amerloque nous fasse part de sa décision, on s’arrêtait quelque part le long de la côte du West Sussex, et on descendait de bagnole, moi, je te dis pas dans quel état, je tenais pas sur mes jambes, mais là, tu sens le bon air, peut-être même que tu retires tes chaussettes pour faire trempette, le sable glisse entre tes orteils, l’eau n’est pas mauvaise du tout, et tu te dis, merde, je suis encore un peu là et c’est toujours ça que tu n’auras pas.

— « Tu » ?

— Elle. La mort. Dieu. Dark Vador. Qui tu veux. On s’en tape. S’il y a une chance, on s’y accroche. Le prix marqué sur la boîte importe peu. Soixante mille ? Cent ? Un million ? C’est rien que du fric, fils. Ça ne compte pas. On n’y pense même pas. C’est le contenu de la boîte qui fera que tu surnageras.

— Et la femme ? Maddox ? Elle a tout le temps été auprès de toi ?

— Ouais. Elle ne m’a pas quitté, pas une seconde. Pour tout te dire, c’était une givrée. Elle avait le projet fou qu’on aille tous les deux en Afrique. T’as déjà entendu parler d’Arthur Rimbaud ?

— Non.

— Moi non plus. Jamais avant de la connaître. Mais ce Rimbaud, en fait, c’était un poète, et elle aimait tout de lui. Il a échoué en Éthiopie et on s’apprêtait à faire pareil, mais tout a fini par trop se compliquer, alors on est allés à Phœnix à la place.

— Pour l’opération ?

— Ouais.

— C’était comment ?

— De toute beauté. La semaine d’avant, je faisais dans mon froc. Si je ne mourais pas sur le billard, je pensais finir débile. Fauteuil roulant. Bavoir. Chaise percée. Conneries à la télé. La totale. Et tu connais la meilleure ? La veille au soir, je me suis enfilé un cheeseburger et des frites, puis ils m’ont donné deux cachets maous pour me faire dormir, puis ç’a été dix heures du matin, et tout le cirque a commencé. Piqûre que je n’ai même pas sentie, visages qui deviennent tout flous, et puis, quatre heures plus tard, des tubes qui me sortent de partout. Maddox a adoré. Elle était morte de rire.

— Elle est restée avec toi après ?

— Un peu, ouais, jusqu’à ce que je sois sur pied.

— Et puis ?

— Elle s’est tirée en Amérique du Sud. J’ai reçu une carte pour Noël. Une brochette d’Indiens vêtus de couvrantes. Ecuador ? Qui dit mieux…

Winter s’interrompit et haussa les épaules. Maddox lui manquait plus qu’il ne voulait l’admettre, mais ce n’était ni le lieu ni le moment pour l’avouer.

Tarrant sifflait le restant de sa bière. Winter prit son verre vide.

— La même chose, fiston ?

Il se leva et se fraya un chemin vers le bar, ravi de saisir l’occasion de s’isoler ne serait-ce que quelques instants. Excepté avec Maddox, il ne se souvenait pas de la dernière fois où il s’était autant lâché. Tarrant était plus malin que Winter ne l’avait cru. Si les temps devenaient trop durs à la morgue, ce gamin pourrait envisager de passer un ou deux ans à la Crim, en guest star dans les salles d’interrogatoire.

À son retour à la table, Tarrant voulut reprendre le fil de leur conversation, savoir comment on voyait la vie quand on avait été à deux doigts de la perdre, mais Winter n’était pas trop pour. La vie, dit-il avec brusquerie, était une grosse pêche juteuse. Ce qui importait maintenant, c’était d’en profiter au maximum, et telle était bien son intention. Avait-il changé en quoi que ce soit ? Oui, bien sûr. Avait-il d’autres priorités ? Et comment. Était-il disposé à poursuivre cette conversation ? Oh que non, putain !

— Givens, dit-il, faisant signe à Tarrant de s’approcher. Quelque chose me dit que tu connais ce gars.

— Alan Givens ?

Tarrant semblait surpris.

— Au travail, tu veux dire ? demanda-t-il.

— Ouais.

— Bien sûr que je le connais. On ne l’a pas vu depuis un moment, mais… ouais…

— Il est comment ?

— C’est un mec bien, dit Tarrant, intrigué. Pourquoi ?

— Tout porte à croire qu’il a disparu.

— Disparu ? Comment ça ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Et tes patrons non plus.

Winter but une gorgée de Stella, puis s’essuya la bouche d’un revers de main.

— Tu le connais bien ?

— Comme ci comme ça. Il est assez solitaire. Il conduit une camionnette de livraison. Il se baguenaude en ville avec des portoirs pleins d’échantillons. Il les prend à l’hôpital Queen Alexandra, chez nous, des fois aux blocs, et il les livre aux labos. Il passait à la morgue quand on avait des trucs pour lui, mais comme je disais, il y a un moment qu’on ne l’a pas vu. En fait, je pensais qu’il avait trouvé un autre boulot.

— Ailleurs, tu veux dire ? Pas à l’hôpital ?

— J’en sais rien, dit Tarrant en haussant les épaules.

— Il est du coin, hein ?

— Non. Je ne situe pas son accent, mais c’est sûr qu’il est du Nord. Je ne sais pas trop ce qu’il pense de Pompey. Les moments où on a vraiment eu l’occasion de bavarder, j’ai eu l’impression qu’il n’était pas fasciné à ce point-là, mais je me trompe peut-être.

— Tu penses qu’il aurait carrément pu déménager ?

— Possible, mais je suis sûr qu’il nous en aurait parlé.

— Il est marié ? Une petite amie ? Une vie sentimentale ?

— Pas que je sache. Ce n’est pas qu’il n’était pas sympa, ne te méprends pas sur mes paroles, mais il y a des gars qui sont un peu timides, tu vois ce que je veux dire ? Qui n’ont pas grand-chose à dire.

— Bien sûr. Et le foot ? demanda Winter, repensant aux relevés de compte.

— Le foot ? Givens ?

Tarrant partit à rire.

— Te ne pense pas, m’sieu W. C’était un des trucs qui le gonflait dans cette ville. Une fois, il m’a dit qu’il s’était barré de chez lui parce que tout le monde était dingue de foot. Là-dessus, il se retrouve ici. Blue Army. Pompey till I die. Tout ce qu’il aime ! Pour lui, ce sont tous des hooligans. Il n’arrive pas à comprendre à quoi ça rime.

— Des billets de saison, ce n’est pas son truc, alors ?

— Putain, non. Pourquoi cette question ?

Winter ne répondit pas. Il préféra demander si Givens avait des ennemis.

Tarrant tomba des nues.

— Des ennemis ? C’est quoi cette histoire ?

Il dévisagea Winter plus longuement, puis ça fit tilt.

— Tu penses que… ?

Winter haussa les épaules.

— J’en sais rien. Il semblerait. Cela étant, il a pu se passer autre chose. Il a pu faire un infar, perdre la mémoire. Il se peut que tu aies raison. Pompey lui a peut-être tapé sur les nerfs. Il est peut-être reparti chez lui, dans le Nord. Ouais, ajouta Winter en hochant la tête, c’est peut-être ça.

Tarrant leva les yeux vers le grand écran sur le mur du fond. Une équipe, en bleu entrait sur le terrain. Les rugissements de la foule trouvèrent un écho chez la poignée de buveurs qui s’étaient retournés pour regarder.

— Pompey, dit Tarrant, souriant jusqu’aux oreilles. Le match contre les Saints (4) à Fratton Park en avril dernier. Quatre à un, et ç’aurait pu être plus serré. S’ils font comme mon pub de quartier, ils vont passer le DVD presque chaque soir. Encore une chose qu’Alan ne supportait pas, toutes les conneries sur les Scummers (5). Une fois, on s’est pris la tête là-dessus. On buvait une bière au bureau, et j’ai lancé une vanne contre les Scummers, comme on fait tous, et ça, il ne pouvait pas comprendre. Et alors, quel mal y a-t-il à habiter Southampton ? il disait. Southampton ? Scummerdom. Tu y crois à ça ? Un adulte. Dans cette ville. J’ai dû sévir, lui dire de surveiller ses propos.

Il sourit à ce souvenir, sans quitter l’écran des yeux.

— Mais ça n’a pas suffi, hein ? S’il faut en croire m’sieu Winter…

 

Finalement, il était trop tard pour que Faraday et Willard aillent au pub, alors Willard opta pour un curry à la place. Le Midnight Tandoori se trouvait vers la ville basse. Ainsi que Willard l’avait prédit, il était pratiquement désert.

Willard coinça sa masse derrière la table et prit la carte. La promotion, trouvait d’ores et déjà Faraday, réussissait plutôt bien au nouveau chef de l’antenne de la PJ de Pompey. Le costume trois pièces avait l’air des plus cher, et sa manière d’être dégageait une profonde satisfaction.

Aux Crimes graves, Willard avait institué un rythme paralysant, refusant de se contenter de pis-aller de la part de quiconque dans l’équipe, bataillant sans cesse contre ses supérieurs en haut lieu. Un inspecteur qui le connaissait bien avançait la théorie qu’il ne pouvait fonctionner correctement sans quelqu’un contre qui se battre, et c’était sans peur qu’il choisissait sa cible. Il y avait des pistonnés vers les sommets de la hiérarchie envers qui le superintendant qu’il était alors n’éprouvait que du mépris, et le fait qu’ils soient ses supérieurs ne faisait qu’aviver son furieux sentiment d’injustice. Il y avait eu des fois, dans son bureau d’alors à Kingston Crescent, où Faraday avait eu la tentation de quitter la pièce plutôt que d’endurer une seconde de plus la fin d’une conversation téléphonique de Willard. « Totalement inacceptable » était un de ses mantras. « Abruti » en était un autre.

À présent, des hauteurs vertigineuses de son poste de superintendant en chef, Willard semblait s’être adouci. C’était lui le haut responsable de leur antenne de police. Ce qu’il disait comptait. Plus personne ne pouvait gâcher sa journée.

Une fois le serveur parti, il alla droit au but.

— C’est au sujet de Winter. Et strictement entre nous.

— Bien sûr, chef, lui confirma Faraday.

— Vous êtes satisfait de lui jusqu’à maintenant ?

— Oui.

— Pas de drames ?

— Aucun.

— Et il assure ?

— Oui. On ne peut pas dire qu’il ait été surchargé de travail ces derniers temps, mais, avec Coppice, ça va changer, il va falloir se démener. Le Renseignement sera primordial.

— C’est bien.

Willard fixa Faraday.

— Je veux que vous le surveilliez de près, dit-il, de très près. Que savez-vous du POCA ?

Le POCA était l’acronyme employé par les policiers pour désigner la loi sur les produits de la criminalité. La plupart des enquêteurs de terrain avaient renoncé à éplucher toute cette littérature, mais, entre de bonnes mains, au dire de collègues de Faraday, elle pouvait pourrir la vie de bien des coupables de crimes majeurs.

— Ordonnances de saisie-arrêt de biens ? Blanchiment d’argent ? Indivisions suspectes ?

— Tout juste. C’est l’Exocet dont la plupart des avocats pensent que nous ne pouvons même pas le déballer. Ils n’ont pas tort. La législation est cauchemardesque, pourtant le principe ne pourrait être plus simple. Si toute la vie d’un type est financée par la criminalité, on peut la lui retirer, jusqu’au tout dernier bouton, la toute dernière maison, la toute dernière voiture, le tout dernier compte en banque. C’est à lui d’apporter la preuve au tribunal qu’il a tout obtenu légalement, et s’il ne le peut pas, il est baisé. Bel exemple de législation. Ça devait être notre plus beau fleuron.

— Mais ça ne l’est pas.

— Non, et l’une des raisons en est que personne ne comprend rien à cette loi. On baisse les bras. On essaie de s’y retrouver dans ses articles, ses six millions de clauses, puis on laisse tomber et on se remet au boulot comme d’habitude. Il faut que ça change, Joe. Et ça va changer.

Faraday acquiesça d’un signe de tête. Il ne doutait pas de Willard un seul instant. Il y avait quelque temps, l’opération Tumbril avait tenté de faire tomber un baron de la drogue du nom de Bazza Mackenzie, preuve vivante à Pompey que le trafic de coke pavait la route qui conduisait à de très grosses fortunes (6). Tumbril avait consisté en une mission d’infiltration, connue d’une poignée de policiers seulement, et aussi bien Willard que Faraday avaient été grièvement brûlés quand elle leur avait pété à la gueule. Deux ans plus tard, il était clair que, de son bureau de l’état-major, Willard fomentait sa vengeance.

À présent, il parlait du besoin d’avoir un « champion », un enquêteur qui pourrait consacrer un ou deux ans à défendre le POCA, à épauler ses collègues, à apaiser leurs craintes les plus sombres, à leur expliquer les rouages de la législation. Ce travail de missionnaire, dans l’opinion de Willard, nécessitait l’intervention d’un homme ayant un certain âge, un bon état de service en matière de lutte contre le banditisme, et surtout qui connaissait parfaitement le fonctionnement de criminels dans le genre de Bazza Mackenzie.

— Quelqu’un comme Winter, murmura Faraday.

— Précisément.

— Un choix courageux.

— Controversable, je dirais, Joe. C’est aussi ce que diront mes collègues.

Il s’interrompit, le temps qu’on leur serve leurs bières. Puis il se pencha vers Faraday.

— Évidemment, il faudra suivre une procédure. Il y aura d’autres candidats, un processus de sélection impartial, mais, personnellement, je ne doute pas que Winter soit l’homme de la situation. On pourrait débattre toute la nuit du pour et du contre, mais le fait est que ce gars-là assure, La seule chose qui me tracasse, c’est comment il est depuis sa fameuse opération. D’après ce que j’ai compris, il aurait pu y rester. Ça concentre l’esprit. Ça vous change. Autres priorités. Autre approche de la vie. Qu’en pensez-vous ?

— Concernant Winter ?

— Oui.

— Je n’en sais absolument rien, chef.

— Mais vous le surveillerez de près ?

— Bien sûr.

— Et vous m’avez compris ?

— Oui, dit-il, levant les yeux vers Willard. Le problème avec Winter, selon moi, a toujours été la motivation. Chez la plupart d’entre nous, elle est assez évidente. On fait notre boulot le mieux possible, on essaie de ne pas mettre dans la merde ni soi-même ni les autres, et si tout tourne bien, alors on aime à penser que c’est plutôt une réussite. Winter n’est pas du tout comme ça, il ne l’a jamais été. Ce qui compte pour lui, c’est le résultat. Certains diront que c’est de la vanité. D’autres que c’est carrément un ripoux. Quant à moi ? Je passe.

L’ombre d’un sourire glissa sur le visage de Willard. Il scruta longuement Faraday.

— Passer ne fait pas partie des possibilités, Joe. Pas sur ce coup-là.

— Non, admit Faraday, prenant sa bière. C’est bien ce que je me disais.