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Vendredi 15 juillet 2005, 7 h 48

 

La sonnerie du portable n’arrangea en rien la tête de Winter, déjà prête à exploser. Il roula sur lui-même, chercha par terre à l’aveuglette, essaya de se concentrer sur le réveil à son chevet. Huit heures moins le quart. À peu près.

— Qui est-ce ?

— Jimmy. Écoute. La voiture d’Ewart.

— Qui ?

— Ewart. Karl Ewart… Paul ?

Winter s’était extirpé du lit. Gagnant la salle de bains à tâtons, il l’atteignit juste à temps pour vomir dans la cuvette des toilettes. Se laissant tomber à genoux sur le carrelage froid, il essaya de se rappeler qui était Ewart au juste. Coppice ? Tartan ? Il n’en savait que dalle.

— Paul ? Que se passe-t-il ? Ça va ?

— Non.

Winter ferma les yeux un court instant, essaya d’apaiser ses crampes d’estomac, échoua lamentablement. Il se pencha en avant, vomit de nouveau, puis se sentit un peu mieux. Il lorgna la bouillie des restes de son dîner de la veille avant que sa main ne trouve la chasse d’eau. Coquilles Saint-Jacques au vin blanc. Quel gâchis.

— Paul ? Parle-moi. Putain, qu’est-ce qui t’arrive ?

Jimmy Suttle, le retour. Winter se mit debout, s’appuya au lavabo et prit sa brosse à dents. Du visage que lui rendait son regard dans le miroir s’arracha un sourire las.

— Jimmy ? parvint-il à articuler. Je suis naze.

Quelques minutes plus tard, Suttle sonnait à l’interphone. Après un coup d’œil à l’écran vidéo près de la porte, Winter le fit entrer. Il avait réussi à trouver sa robe de chambre, s’était donné un coup de peigne, mais, pour une fois, avait résisté à la tentation d’ouvrir les rideaux sur la vue. Toute cette lumière du jour était plus qu’il ne pourrait en supporter pour le moment.

Dès qu’il vit Suttle, il comprit qu’il était bon pour se faire remonter les bretelles. Le jeune enquêteur le fit asseoir sur le canapé, puis trouva une boîte d’Ibuprofen dans la cuisine.

— Où, exactement ? demanda Suttle au sujet de la douleur.

— Ici.

Les doigts de Winter trouvèrent l’arête osseuse au-dessus de ses yeux.

— Tu as très mal, tu dis ?

— Horriblement.

— Tu as de nouveau vomi ?

— Non, dit Winter qui grimaça en secouant la tête. Pas encore, non.

Suttle le dévisagea encore un moment, puis disparut dans la salle de bains. Il en revint avec un gant de toilette. Il s’assit à côté de Winter, lui épongea le front. Winter sentit le filet d’eau glacée couler sur sa poitrine. Suttle interrompit son geste, cherchant son portable avec son autre main.

Winter le regarda, inquiet.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— J’appelle une ambulance.

— Pourquoi ?

— « Pourquoi ? » L’an dernier, c’est déjà de l’histoire ancienne ? Les douleurs ? Exactement au même endroit ? Vomissements huit fois par jour ? Merde, mec…

Il hocha la tête, composa le 999.

Winter parvint à lui arracher le portable. Quand une voix lui demanda quel service d’urgence il cherchait à joindre, il marmonna une excuse. Fausse alerte, ma grande. Erreur de numéro, désolé. Puis sa main trouva le genou de Suttle qu’il tapota d’un air rassurant.

— Autodestruction, fils. Ma faute, entièrement. Un thé, ça te dirait ?

Suttle, ainsi que Winter s’y attendait, ne décolérait pas. Les toubibs lui avaient prescrit de boire avec modération, et voilà qu’il s’était pris une bonne cuite sans penser une seconde aux conséquences. La plupart des gens un tant soit peu sensés suivraient ce conseil, mais pas Paul Winter.

— Simple curiosité de ma part : quelle est la cause des dégâts ?

— Bacardi. Sec.

— Bacardi ? Depuis quand tu biberonnes du Bacardi ?

— Misty en avait une bouteille de côté. On a terminé la soirée chez elle.

À la mention de Misty Gallagher, Suttle se figea. Il versait le thé à la cuisine, criant à l’adresse de Winter par la porte ouverte. À présent, il revenait au salon, stupéfait. Winter, allongé de tout son long en travers du canapé, montra le goutte à goutte de taches venant de la cuisine.

— Fais gaffe à ma moquette, dit-il.

— Pourquoi Misty ?

— J’ai eu envie, c’est tout.

— Tu parles ! Elle s’est remise avec Mackenzie. Tu le savais ?

— Ouais.

Winter avait fermé les yeux, le gant toujours plaqué contre son front.

— Elle me l’a dit.

— Alors, à quoi tu joues ? Tu te bourres la gueule. Tu finis la soirée avec la nana de Bazza. Tu cherches à te prendre une dégelée ? Ou c’est juste que t’es con ?

Cette question chagrina Winter. Il se redressa non sans mal sur un coude. Deux ans plus tôt, Jimmy Suttle avait eu la bêtise de fricoter avec Trude, la fille de Misty, pendant deux ou trois mois. Winter avait bien essayé de le mettre en garde, mais Suttle avait fait la sourde oreille. Quelques jours plus tard, deux gars de Bazza l’envoyaient à l’hosto.

— Une dégelée ? Tu sais de quoi tu parles, fils.

— Exactement. Alors, pourquoi courir le risque ?

— Parce que…

Winter fronça les sourcils, se revoyant s’effondrant hors du taxi avec elle la veille au soir. Après l’American Bar, ils étaient allés dans deux ou trois autres pubs. Un Bacardi chez Misty lui avait semblé une bonne idée en guise de dernier verre. Erreur.

— Écoute…

— Non, toi, tu m’écoutes. Certains collègues pensent que tu es déjà un abruti d’avoir repris du service. Ils disent que tu avais le billet de sortie idéal. Retraite anticipée. Pension d’invalidité. Peinard. Alors pourquoi tout foutre en l’air en travaillant pour gagner sa vie ? Moi, je sais qu’ils ont tort. Du moins, je pensais. Tu m’écoutes ?

Dessoûlé, Winter avait réussi à se lever. Il lui était reconnaissant de tant de sollicitude, mais il allait mieux, alors peut-être pouvaient-ils tout reprendre depuis le début.

— Le thé pour commencer, dit-il. Ensuite, tu pourras me parler d’Ewart.

 

Il se trouvait que Karl Ewart conduisait une Astra d’occasion. L’enquête de voisinage dans Ashburton Road avait permis de dénicher une infirmière à domicile à la retraite qui l’avait vu reculer et emboutir sa Renault toute neuve. Elle avait voulu s’expliquer avec lui dans la rue, et en avait été quitte pour se faire traiter de tous les noms, mais elle avait noté le numéro de sa plaque et porté plainte. C’en était resté là, mais elle avait conservé le numéro et nourrissait une rancune tenace envers le hooligan de l’appartement en sous-sol en face de chez elle.

— Où est passée la voiture ?

— Quelqu’un l’a incendiée hier soir. Ewart, sans doute. Dans une ancienne carrière derrière la colline. Ce crétin n’a même pas retiré les plaques.

— Des traces d’Ewart lui-même ?

— Aucune. Le bruit court dans les pubs que c’est un dealer à la petite semaine – un livreur de lignes à domicile.

— Avec la voiture ?

— Probablement. Il n’est pas très apprécié, notre ami Ewart. Pas mal de gars ne demandent qu’à le balancer.

Winter voulut une autre tasse de thé. Jimmy Suttle faisait partie de la brigade de quatre hommes que Barrie avait montée pour se rencarder sur la disparition de Givens. Jusqu’à présent, ils n’étaient remontés à aucun billet de foot, mais ils savaient qu’Ewart les avait refourgués. À ce rythme, selon Suttle, ils devraient attendre le début de la prochaine saison pour identifier les marques des fesses sur les sièges.

— C’est en septembre, fils.

— Août.

— Tout de même dans un mois. Qu’en pense M. Faraday ?

— Il pense comme nous : qu’Ewart s’est taillé. Il est convaincu qu’il finira bien par revenir là où il crèche. On a placé une caméra en face de chez lui. Chez un petit vieux au deuxième étage. Moi, dit-il en consultant sa montre, je fais partie de l’équipe de jour. De 9 heures à point d’heure.

Winter commençait à retrouver l’usage de ses neurones. Il prit le gant de toilette et disparut dans sa chambre. À son retour, il portait un bout de papier. Il le donna à Suttle.

— C’est quoi, ça ?

— Le numéro de portable d’Ewart. J’ai chipé sa carte rechargeable et appelé Orange. Il en a acheté une nouvelle avant-hier, donc, son téléphone fonctionne toujours.

Il parvint enfin à afficher un sourire.

— Ça peut être utile, hein ?

 

En milieu de matinée, se sentant presque dans son état normal, Winter frappa à la porte de Faraday. En arrivant dans son bureau, il avait trouvé une constable en surpoids du nom de Babs assise au bureau disponible. Il voulait savoir pourquoi.

— Soutien, répondit Faraday, levant à peine les yeux. M. Barrie pense que vous pourriez avoir besoin d’aide.

— Il n’est pas content de mes services ?

— Au contraire, il est très impressionné. Il pense juste que vous pourriez avoir besoin d’un coup de main pour la paperasse.

Winter plissa le front, cherchant le piège. Les gueules de bois le rendaient toujours parano, mais dans ces situations il ne fallait jamais croire personne sur parole. Les effectifs disponibles étaient rares sur le terrain. Comment se faisait-il que Babs ait été arrachée à ses autres fonctions ?

Faraday rassembla le rapport qu’il venait d’étudier, et le remit dans une enveloppe.

— Asseyez-vous, dit-il en désignant la chaise vacante. Nous devons parler.

— De l’opération Tartan ? Jimmy Suttle m’a dit ce matin que vous aviez monté une surveillance discrète dans Ashburton Road.

— C’est exact. Mon sentiment, c’est qu’Ewart vit peut-être d’allocations. Je veux que vous fouilliez de ce côté-là, que vous déterminiez si c’est le cas ou non. Si oui, il reviendra forcément chez lui pour récupérer son chèque ou son mandat.

Il marqua une pause.

— Qu’en est-il du compte bancaire de Givens ? Nous aurons besoin de relevés antérieurs au dernier.

— J’ai demandé une injonction de production. HSBC devrait me communiquer les éléments d’ici une dizaine de jours.

— Bien. Suttle vous a-t-il mis au courant au sujet de la voiture ?

— Ouais.

— Et qu’en pensez-vous ?

— Que c’est bien louche. S’il livre de la coke aux quatre coins de la ville, il a besoin d’un véhicule. Ce qui veut dire qu’il devait avoir une excellente raison de détruire l’Astra.

— Givens ?

— Exactement. On dépouille le gars, on lui file une raclée, on en fait un peu trop, et on se retrouve avec un cadavre sur les bras. Et ensuite ? On va chercher la caisse, on le fout dans le coffre et on se demande quoi en faire après. De toute façon, il se répand partout. C’est ADN assuré. Même Ewart y aurait pensé.

— Mais on n’a toujours pas de corps.

— C’est sûr, chef. Et maintenant, on n’a plus de bagnole.

Faraday jouait avec un crayon. La logique, il le savait, dépassait toute argumentation. Dans cette ville, songea-t-il, tout ramenait au bourbier où les jeunes comme Ewart se démerdaient pour survivre. Larcins, agressions, meurtres, ça ne faisait aucune différence. De temps à autre, les mêmes crânes rasés, les mêmes traits tirés, les mêmes regards froids. Il repoussa le crayon et s’enfonça dans son fauteuil, mains derrière la nuque, regardant par la fenêtre. Vive Mark Duley, songea-t-il. Au moins, l’espoir d’une nouvelle piste.

— Parlons de Coppice, dit-il. Qu’en pensez-vous ?

Winter hésita. Il avait anticipé cette conversation depuis près d’une heure, mais ne savait trop comment la mener.

— J’ai bu un ou deux verres hier soir, commença-t-il prudemment. Avec une vieille connaissance.

— Et ?

— Bazza Mackenzie remet ça, pleine concurrence, il monte des groupes d’investissement.

— Pourquoi, il s’était arrêté ?

— Oui, à ce qu’il paraît, un temps, mais vous savez ce que c’est, patron. Il se lance dans une affaire réglo, il regarde les marges bénéficiaires et il pisse de rire. La poudre lui rapporte plus en une semaine que ce que la plupart des gars gagnent en un an. Les hommes d’affaires locaux mettent du fric dans le chapeau, les riches connards comme Chris Cleaver, par liasses de dix mille. Bazza y va de sa participation, puis le pot échoit à un minus du bas de l’échelle qui rêve de devenir un baron de la drogue. Il achète en gros, se charge de la distribution, prend son bénef au passage, puis rend la mise assortie d’un putain de super dividende. De l’argent gratuit.

— Qui est ce copain à vous ? Et comment se fait-il qu’il en sache autant ?

— C’est une copine, patron.

— Une copine ?

Faraday arqua un sourcil, attendant un nom, mais Winter secoua la tête.

— Là, c’est kascher, patron. Vous n’en saurez pas plus.

— Et Coppice ? Duley ?

— Le gamin que Bazza soutient en ce moment se fournit sûrement dans les Caraïbes, comme ils le font tous. Vous voulez les détails ?

— Faites pas chier, Paul. Dites-moi, point barre.

— De fortes probabilités qu’il se serve d’une île au large du Venezuela. L’île de Margarita.

— Là où Duley est allé ?

— Exactement.

Faraday prit un stylo. Comme Winter, il ne croyait pas trop aux coïncidences.

— Le gamin dont vous parlez, qui est-ce ?

— Je n’ai pas de nom. Même bourrée, ma copine n’a pas voulu me le dire. Mais je sais où commencer à chercher.

— Où ?

— Dans le séminaire animé par Duley. Apparemment, le petit protégé de Bazza est un gars de Buckland.

— Vous êtes en train de me dire que ce gamin va à des conférences sur l’histoire locale une fois par semaine ?

— Ça ne risque pas. Mais je vous parie qu’une copine à lui y assiste, dit Winter en se levant. Pensez-y, patron. Supposons que le gars achète aux habitants de Margarita. C’est tout juste s’il parle sa propre langue, alors l’espagnol, vous imaginez. Il lui faut quelqu’un pour l’épauler, et ce quelqu’un devait être Duley.

— Nous sommes certains que Duley parlait espagnol ?

— Sûrs et certains. J’ai appelé l’agence de traduction de Southampton. Espagnol et français. Il parlait couramment l’un et l’autre.

 

Suttle et la constable Dawn Ellis planquaient depuis près de deux heures lorsqu’une silhouette encapuchonnée et en Nike flambant neufs apparut au coin de la rue. Ellis prépara l’appareil photo et prit les jumelles. Bien en retrait dans le salon du vieil homme, dans l’ombre du drapé des rideaux, on ne pouvait la voir d’en bas.

Suttle était derrière elle. Le visage sous la capuche ne paraissait pas rasé. À part ça, il était impossible de voir le moindre signe distinctif.

Même avec les jumelles, Ellis n’avait aucune certitude. Peut-être. Peut-être pas. Suttle prit son mobile dans sa poche, sortit un bout de papier avec une succession de chiffres.

— Je crois qu’il ralentit, dit Ellis.

— Et maintenant ?

— Il s’est arrêté. Il cherche quelque chose. Il a un portable. Quelqu’un a dû l’appeler.

— C’est moi, dit Suttle, lui mettant le sien sous le nez.

Du génie, songea-t-il. Du pur génie.

— Il descend les marches vers l’appart, dit Ellis, qui avait repris son poste derrière le rideau. Il est rentré. Je l’ai perdu.

— Très bien.

Suttle avait pris la radio portative, et parlait au sergent en charge de la logistique opérationnelle. Ils avaient convenu des détails plus tôt. Suttle avait fait une reconnaissance des lieux. Tout ce qu’il lui fallait, c’étaient deux gars derrière la maison.

— Skip ? C’est Jimmy. Ewart est dans l’appart. Je répète, dans l’appart. Ouais… c’est quand tu veux.

Le sergent rappela quelques instants plus tard. Deux policiers avaient pris position, même fréquence. Il souhaitait à Suttle toute la chance dont il aurait besoin.

— Tu plaisantes ? dit Suttle, qui ne pouvait détacher les yeux de l’appartement en sous-sol sur le trottoir d’en face. Le type est coincé.

Dawn Ellis était déjà descendue au cas où Ewart déciderait de ne pas s’éterniser. Suttle la rejoignit. Ils traversèrent la route, poussèrent le portillon affaissé, contournèrent le bord d’un matelas détrempé et descendirent l’escalier qui menait au sous-sol. Des traces d’éclats récents dans le bois pourri de la porte entouraient la serrure. Quelqu’un avait déjà essayé de la forcer. Ces petits branleurs se tiraient dans les pattes, songea Suttle en appuyant sur le bouton de la sonnette.

Il n’y eut pas de réponse. Il recommença. Puis une troisième fois. Alors, la couverture qui faisait office de rideau à la fenêtre toute proche frémit légèrement, et Suttle sut qu’ils ne devaient pas en rester là.

— On est repérés, dit-il à Ellis.

Il recula d’un pas, puis flanqua un grand coup de pied à la jonction de la serrure et du chambranle. Ça tint bon. Au coup de pied suivant, il entra. L’endroit était plongé dans la pénombre. Il régnait une odeur que Suttle ne reconnut que trop bien. Il entendit, venant du fond, un fracas de verre volant en éclats.

— Vérifie le gaz, cria-t-il par-dessus son épaule. Ce petit enculé cherche à nous compliquer la tâche.

Suttle se trouvait dans un couloir à présent. Devant lui, par une porte ouverte, il voyait les éclaboussures grises de la lumière du jour. La vitre centrale était cassée. Suttle tourna la poignée. Fermée à clef.

— Ewart !

Il le voyait à présent, dans le rectangle formé par le jardin à l’arrière de la maison, escaladant le mur. Suttle martela la porte de coups de pied, mais elle ne bougea pas. Les éclats de verre toujours fichés dans l’encadrement déchirèrent ses vêtements quand il se faufila par l’ouverture. Ewart avait franchi le mur, et filé.

Suttle sauta et s’assura une prise, vit du sang sur le briquetage et se rendit compte qu’il s’agissait probablement du sien. Au sommet du mur, se demandant ce que foutaient les deux policiers, il chercha en vain Ewart des yeux. Puis il l’aperçut. L’appartement en sous-sol de la maison voisine devait être ouvert. Toujours encapuchonné, Ewart avait pris une otage. Âgée d’au moins soixante-dix ans, elle était frêle, voûtée, pâle sous le choc. Ewart, derrière elle, avait passé un bras autour de son cou. Dans son autre main, il tenait un couteau.

Suttle se laissa tomber par terre, essuya le gros du sang sur son pantalon, s’approcha de la porte de derrière ouverte. Ewart avait plaqué sa main en bâillon sur la bouche de la vieille dame dont les yeux laiteux étaient tout écarquillés dans son visage osseux. Elle semblait terrifiée.

— Calmos, mon gars, dit Suttle seulement à quelques mètres de la porte, les mains bien écartées du corps, pas menaçant. Je suis policier. Tu ne t’attendais pas à ça, hein ?

Ewart ne répondit pas. Il était toujours essoufflé suite à son escalade, son visage était gris d’épuisement. Il a retouché à la marchandise, songea Suttle. Le con.

Il s’approcha doucement, sans jamais cesser de parler, disant à la vieille dame que tout allait bien se passer, sans problème, que le gars était un peu à cran à propos d’un ou deux trucs, qu’il reprendrait ses esprits d’ici une petite minute, que, bientôt, ce serait terminé.

— Pas vrai, Karl ?

Entendant son prénom, Ewart cilla. Il baissa la tête un instant et parut hésiter. Avançant d’un pas de plus, Suttle en profita pour saisir la main qui tenait le couteau et la tordre. La vieille dame se mit à hurler, puis, soudain, Suttle se retrouva sur le côté tandis que la vieille tombait sur lui. Il essaya de la rattraper, de la protéger, puis il sentit la lame dans sa chair, s’enfonçant profondément dans les plis musculaires sous sa cage thoracique. Ce fut chaud, étrange, pas très douloureux, et il eut le temps de voir la vieille dame tomber d’un bloc dans l’embrasure de la porte, et un uniforme noir flou tandis qu’un grand gaillard l’enjambait, puis une autre silhouette, un visage, penché sur lui, très près, et une voix qui semblait devenir de plus en plus inaudible, lui disant de tenir bon, de s’accrocher, de rester conscient, lui disant que tout allait bien se passer.

 

Winter, dans son bureau, évoquait le passé avec sa nouvelle collègue. Il se trouvait que Babs était une recrue récente du Renseignement, à Havant, affectée aux Crimes graves pour la durée des opérations Coppice et Tartan. Elle était entrée dans la police sur le tard, après un long parcours de travailleuse sociale à Leigh Park, et sa brutale explication de cet inhabituel virage professionnel avait fait rire Winter. Au bout de sept années passées à courir après les mères adolescentes et les junkies au bout du rouleau, à leur torcher le cul et à écouter tout ce beau monde lui expliquer à quel point ils étaient stressés, elle en était arrivée à la conclusion que la plupart d’entre eux étaient bons à enfermer. Winter aimait beaucoup ce genre de raccourci, et, alors qu’ils passaient le temps en échangeant des histoires horribles, le téléphone sonna. Winter reconnut aussitôt la voix.

— Patron ?

Faraday se trouvait au centre d’aide et d’action sociale de Buckland. Il s’était longuement entretenu avec l’organisatrice du séminaire d’histoire de Duley qui lui avait donné un nom.

— Kearns, dit-il. Mickey Kearns.

Ce nom ne disait rien à Winter.

— Qui est-ce ?

— Il semblerait qu’il sorte avec une auditrice. La femme m’a dit qu’il lui arrive de venir la chercher. Apparemment, il connaît Duley. Elle les a vus parler ensemble dans la rue.

— Vous voulez que je lance une recherche ?

— Si ça ne vous dérange pas.

— Tout de suite ?

— Oui.

Winter se connecta au fichier informatique national, tapa son code personnel et attendit quelques secondes avant d’accéder au bon espace. Il trouva plusieurs Kearns, mais aucun Michael.

— C’est peut-être un surnom, dit Faraday. Il est dans quelle tranche d’âge ?

Winter fit défiler la liste rapidement. Il n’y avait pas un seul Kearns de moins de trente ans, et aucun ne vivait plus près que Gloucester.

— Essayez les archives alors.

Winter obtempéra. Babs s’était approchée de l’écran. Quelques secondes plus tard, Winter accédait au système d’archivage électronique, tapait le nom, et se carrait dans son fauteuil.

— Bingo, patron. Mickey Kearns. Né en 1979. Ça lui fait vingt-cinq ans.

— Parfait.

— Domicilié à Buckland, en plus.

— Pourquoi est-il fiché ?

— Deux ou trois mises en garde pour suspicion de violence footballistique…, déchiffra Winter en plissant les yeux, et doute sur stupéfiants.

— Usage ou commerce ?

— Les deux. Amphétamine et cannabis, mais rien d’avéré.

— Excellent. Que faites-vous en ce moment ?

— Du gringue à Babs.

— Je passe vous chercher dans cinq minutes. Attendez-moi devant, voulez-vous ?

 

Faraday patientait depuis un moment déjà quand Winter émergea du poste. Un seul regard au visage du constable suffit pour que Faraday coupe le moteur.

— Quel est le problème ?

— Ewart a planté Jimmy Suttle au couteau, patron. On l’a transporté à l’hôpital Queen Alexandra. Ewart est au poste de Bridewell. Le con.

Faraday était descendu de voiture. Il lança les clefs à Winter en lui disant de la garer derrière. Puis il fila, montant quatre à quatre les marches qui menaient à la grande double porte, et disparut à l’intérieur.

Winter s’installa au volant. Sur le coup, il n’y avait pas cru. Puis, à mesure qu’il assimilait la nouvelle, il s’était senti glacé jusqu’aux os, submergé par de sombres pressentiments. Pas Jimmy, songea-t-il. Pas ce visage joyeux venu à sa porte. Pas le gars qui s’était donné la peine de se soucier d’un vieux schnock qui s’était enfilé trop de Bacardi. Pas le garçon qu’il en était venu à considérer comme une sorte de fils. Aucune nouvelle, songea-t-il, n’aurait pu être pire.

Il démarra et commença une marche arrière vers l’entrée du parking. Puis, réflexion faite, il se dit qu’à cette heure de la journée, et l’hôpital n’étant qu’à un quart d’heure de voiture, Faraday comprendrait et, de toute façon, il s’en fichait. Il n’avait pas conduit depuis plus d’un an. Il régla la position du rétroviseur, passa la première, mit le clignotant à droite pour s’immiscer dans le trafic, stupéfait que ces automatismes lui reviennent aussi rapidement. Le feu, par chance, était au vert. Il tourna à gauche et partit vers le nord.

 

À l’arrivée de Faraday au deuxième étage, une grande animation régnait dans la salle des enquêteurs. Le sergent responsable des équipes de terrain se leva et le prit à part.

— Je viens de parler à un des policiers qu’on a envoyés à Ashburton Road, chef. Ils ont arrêté Ewart dans la maison voisine, l’ont conduit à Bridewell. Il y est toujours…

— Et Suttle ?

— Le médecin ne peut pas se prononcer. Il a réussi à stopper l’hémorragie, mais il reste les blessures internes. L’hôpital doit me rappeler d’un moment à l’autre.

— On a envoyé quelqu’un auprès de lui ?

— Non, chef. Pas encore.

— Organisez ça.

Faraday partit. Le bureau de Barrie, à l’autre extrémité du couloir, était vide. Faraday passa la tête dans celui de ses assistants.

— Vous avez vu le patron ?

— Il est allé à Winchester, chef. Bilan budgétaire.

— Il revient quand ?

— Il a dit 5 heures au plus tôt.

— Merde.

Faraday regagna la salle des enquêteurs. Il voulait deux constables et un conseiller en technique d’interrogatoire sur le pied de guerre dans moins d’une heure. Et une équipe de techniciens de scène de crime au complet dans l’appartement d’Ewart. Entre-temps, si on avait besoin de lui, on le trouverait à l’hôpital.

Faraday se dirigea vers l’escalier, puis y réfléchit à deux fois. Winter, il le savait, était proche de Suttle. Autant lui dire de venir, songea-t-il. Il passa la tête dans le bureau de Winter, et trouva Babs seule à son bureau.

— Winter ? interrogea-t-il.

— Je ne l’ai pas vu, patron. Pas depuis qu’il est descendu vous rejoindre.

— Il n’est pas remonté avec des clefs ?

— J’ai bien peur que non.

Faraday hocha la tête, consulta sa montre et redescendit par l’escalier jusqu’au parking. Quelques minutes plus tard, cherchant toujours sa Mondeo, il finit par comprendre ce qui avait dû se passer.

— Merde, redit-il.

 

Winter gara la Mondeo sur un emplacement réservé aux véhicules des urgences. Il gravit au pas de course la montée qui menait aux grandes portes vitrées, faisant un écart pour éviter de bousculer une mère et ses deux mômes criards. À l’accueil, il coupa la file d’attente, brandissant sa carte de police sous les yeux de la dame assise devant l’ordinateur.

— Constable Winter, dit-il. Je viens voir Jimmy Suttle.

La femme fit un signe de tête vers deux portes battantes.

— Par là, dit-elle. Vous demanderez l’infirmière en chef.

Winter franchit la double porte. La première infirmière qu’il arrêta alla chercher sa chef. Quelques minutes plus tard, craignant le pire, Winter se retrouva dans le placard à balais qui servait de bureau à Mme Barr.

Jimmy Suttle avait été admis voilà plus d’une heure. Il avait repris brièvement conscience dans l’ambulance et avait reçu une transfusion de plasma sanguin avant son arrivée. À présent, il était en salle d’opération.

— Comment va-t-il ?

— Impossible de le dire, j’en ai peur.

— Comment vous a-t-il paru ?

— Mal en point. Si j’ai bien compris, il a reçu un coup de couteau.

— C’est exact. C’est ce qu’on nous a dit.

— Alors, dit-elle, se voulant compatissante, c’est une question d’endroit, de profondeur, et de savoir si un organe vital a été touché. Je ne peux vraiment pas vous aider, je regrette.

Elle se leva, guidant Winter vers la salle d’attente.

— Vous pouvez rester, bien sûr, ajouta-t-elle. En fait, vous pourriez donner à l’accueil les coordonnées de ses parents les plus proches, si vous êtes un ami. Le distributeur de boissons chaudes est à côté de la porte. On viendra vous prévenir quand il sortira du bloc.

Winter acquiesça, marmonna des remerciements. De retour à l’accueil, il nota un contact aux Crimes graves qui pourrait donner un numéro où joindre la mère de Suttle, puis trouva un siège à l’écart dans une zone réservée aux ados. Ce coin de la salle d’attente était désert. Il s’installa sous une affiche de prévention contre les dangers de l’abus de cocaïne, et fixa le mur d’en face. Il détestait les hôpitaux, ne supportait pas d’attendre de la sorte, mais, pour l’heure, il était au-delà de l’énervement. Il resta assis un moment, la tête renversée en arrière, les yeux clos, s’efforçant de ne pas penser à cette matinée, à Jimmy, à son gant de toilette humide et à sa façon d’agiter le doigt en un geste réprobateur, aux autres moments qu’ils avaient partagés – leurs missions en binôme, les angles qu’ils avaient arrondis, l’air du gamin quand une initiative particulièrement risquée avait fait tomber une tête. Ce gars-là était fort, songea-t-il. Aucun Dieu sain d’esprit ne permettrait qu’il meure. Mais alors, il pensa à Joannie et à ce même hôpital, à ces mêmes odeurs et à la terrifiante ligne droite qui menait de l’admission à la pire nouvelle qu’un homme puisse apprendre. En irait-il de même pour Jimmy ? Auraient-il même le temps, l’opportunité, de se dire au revoir ?

Winter déglutit avec peine, chercha à l’aveuglette un Kleenex dans sa poche, sentit ses paupières se gonfler de larmes.

— Paul ? Ça va ?

Il ouvrit les yeux. Le visage de Faraday était dans le flou.

— Patron…, bredouilla-t-il…, putain, mais on joue à quoi, là ?

 

Une heure et demie plus tard, Winter rentrait chez lui en taxi. Il était resté assez longtemps pour apprendre le résultat de l’opération. Jimmy Suttle avait survécu, mais d’un cheveu. Sa tension artérielle inquiétait les médecins, et les prochaines vingt-quatre heures seraient décisives. Le coup porté par Ewart avait déchiré la paroi musculaire abdominale, manqué son foie de quelques millimètres, mais fait un carnage dans les multiples boucles intestinales. Les chirurgiens avaient réparé les dégâts du mieux possible, recousu des morceaux, et lui administraient des antibiotiques à forte dose dans l’espoir de contrecarrer l’infection inévitable. Avec de la chance, avait dit le chef de service à Winter, le gars en réchapperait, mais il faudrait attendre longtemps avant que son état lui permette de recevoir des visites.

Arrivé chez lui, Winter s’affala sur le canapé. À la vue de la théière, il fondit de nouveau en larmes, et il regarda, hagard, l’étendue du port gagnée par l’obscurité, sachant que tout le scotch du monde n’adoucirait jamais la nouvelle qu’il craignait d’apprendre. Lui téléphonerait-on s’il mourait pendant la nuit ? Et serait-il capable de le supporter ?

Il secoua la tête, sachant que c’était là le dernier endroit où il avait envie d’être, seul avec sa peine. Il fixa le téléphone un moment. La liste des personnes qu’il pourrait appeler était lamentablement courte. Il pensa à Dawn Ellis, mais non. Ils avaient été proches dans le passé, et c’était une chouette nénette, cependant il ne se voyait pas la déranger, d’autant qu’elle avait participé à l’incident. Il pensa aussi à Faraday. À l’hôpital, il n’avait pas fait la moindre allusion à la Mondeo, alors que la place de stationnement choisie par Winter n’avait pas manqué d’attirer l’attention des poseurs de sabots. Mais il se rendit compte que ce ne pourrait être Faraday. D’une part, l’inspecteur devait être occupé au poste de Bridewell, à régler son compte à Ewart ; d’autre part, il y avait des limites à ne pas dépasser en matière d’intimité avec son patron.

Winter se leva, complètement largué. Il fit les cent pas dans le vaste living, jouant avec une poignée de somnifères et l’idée de se coucher tôt, mais ça non plus ne le tentait pas. Il serait réveillé à trois heures, pensant trop, guettant la sonnerie du téléphone, rongé à mort par l’inquiétude. Enfin, il devait bien y avoir une autre solution, quelqu’un qui le gaverait de bière, quelqu’un qui savait deux ou trois choses sur la résilience du corps humain, quelqu’un sur qui il pouvait compter pour lui remonter le moral. Un nom lui vint à l’esprit, et il s’immobilisa, examinant son reflet dans la baie vitrée. Mais oui, bien sûr, songea-t-il.