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Lundi 18 juillet 2005, 8 h 45

 

Martin Barrie, au grand étonnement de Faraday, fut franchement sceptique. Il termina un appel téléphonique, puis se joignit à eux à la table de conférence. Winter était arrivé au bureau dès sept heures et demie pour rédiger un rapport concis pour l’équipe de scène de crime. Des policiers surveillaient la propriété de Mackenzie depuis la veille au soir.

— Je croyais que ce type passait pour être intelligent ?

— Arrogant, patron.

Winter était un autre homme : motivé, attentif.

— Son intelligence l’a mené au sommet. Maintenant, il ne s’en fait plus.

— Donc, il laisse tout traîner dans son jardin ? En sachant ce que nous avons trouvé dans le tunnel ? Il avait une semaine pour s’en débarrasser, non ? Ce n’est plus de l’arrogance, c’est de la bêtise.

— Ça arrive, patron. Croyez-moi. On est à Pompey, ne l’oubliez pas. Bazza n’en a rien à foutre.

Faraday baissa la tête. Le superintendant n’avait pas tort. Lui aussi s’était posé les mêmes questions. Étape par étape, songea-t-il.

— On doit examiner cette caravane de fond en comble, chef, dit-il à Barrie. On s’occupe du mandat pour le moment.

— Et Mackenzie ?

— Il ne prend pas les appels. Je viens de parler à son avocate. Elle m’a dit qu’elle me rappelait dans l’heure.

— Inutile de se précipiter, hein ? Pas encore. Pas avant d’avoir de solides présomptions contre lui.

Faraday approuva d’un signe de tête. C’est seulement quand les équipes de scène de crime trouveraient des preuves irréfutables pour relier la caravane à Duley qu’ils auraient de quoi arrêter Mackenzie.

Winter semblait mécontent. Il abandonna ses notes et se pencha vers Barrie.

— Permettez, patron, mais tout le monde est debout à cette heure-ci. Mackenzie est en train de pisser. Il se dit qu’il est peinard chez lui, et que ça fait des années que ça dure. Faut le secouer, lui rappeler qui commande. En remettant à plus tard, c’est exactement le message inverse qu’on lui envoie. Ouais, d’accord, on fait fouiller sa caravane, on emmerde ses voisins, tout ça. Mais plus on lui fiche la paix, et plus il a le temps de se forger un bon petit alibi. Mackenzie a des traitements de faveur en veux-tu en voilà. La moitié de la ville a une dette envers lui. Encore deux jours, et on ne pourra plus l’interroger. Je vous en fiche mon billet.

Pour Winter, c’était un long discours. Faraday, avisant le sang qui avait afflué à son visage, se demanda pourquoi il en faisait une affaire si personnelle.

Barrie n’était toujours pas convaincu. Il voulut en savoir plus long sur Mickey Kearns.

— Lui aussi, dit aussitôt Winter, faut lui mettre la pression, à ce garçon, l’interpeller, lui poser de sérieuses questions. À ce que j’en sais, il a une dette envers Mackenzie et envers beaucoup d’autres gars à cause de ce voyage à l’île Margarita. Bazza va lui dire qu’il doit effacer sa dette. C’est grosse magouille, là. Il suffit de lui mettre tout juste la pression suffisante, et il se peut qu’il soit assez con pour dénoncer Mackenzie.

— Vous pensez qu’il a participé au passage à tabac ? En supposant qu’il ait eu lieu dans la caravane ?

— Plus que probable. On a balancé Kearns. Il a perdu un paquet de fric qui ne lui appartenait pas. De son point de vue, ça doit être Duley. Il avait fait confiance à ce gars-là, bu quelques bières avec lui, l’avait pris dans l’équipe. Et là-dessus, bingo, tout part en couilles. Alors Duley, en priorité, se prend une dégelée. Et le jeune Mickey ne demande qu’à prêter main-forte.

Winter était tout sourire.

— Ça vous paraît kascher ou je passe à côté de quelque chose ?

— Et si c’était Kearns qui avait pris l’argent ?

— Alors, ça se tient d’autant plus, non ? En fait, c’est jeu, set et match. Duley prend une branlée. Il nie tout. Il sait que ce n’est pas lui. Bazza commence à se poser des questions sur le petit Mickey. À ce stade, Mickey veut que Duley disparaisse de la circulation. Il a aussi besoin de marquer des points à titre perso. Vous savez comment ça marche ici. Côté violence, les tarifs crèvent le plafond. Plus on est jeune, plus on doit être barje. La faute aux films, aux jeux vidéo, que sais-je, mais une bonne dérouillée, ça ne le fait plus.

Winter regardait Barrie.

— Vous me suivez, patron ?

— Vous êtes en train de me dire que Kearns aurait pu mettre Duley dans le tunnel ?

— Je suis en train de vous dire que coller une balance sur la voie ferrée, jambes écartées, y a de quoi faire jouir ceux de Buckland. C’est de l’ultra violence. Crédibilité assurée. Sans compter que, comme je disais, ça sort Kearns d’un foutu merdier.

Il y eut un moment de silence. Puis Faraday s’étira. Il avait déjà indiqué aux enquêteurs qui étudiaient les bandes de la vidéosurveillance routière qu’ils devaient chercher un 4 x 4 BMW noir. Mais, en supposant que Winter ait vu juste au sujet de Kearns, que penser de Mackenzie ? Winter avait senti venir l’objection.

— Qu’il doit encore répondre à des tas de questions, dit-il. C’est la caravane de Bazza. La corde de Bazza. Le foutu apprenti de Bazza. Personne ne me fera croire qu’il n’est pas dans le coup. Kearns est le singe savant, patron. Pourquoi ignorer le joueur d’orgue de Barbarie ?

 

Une heure plus tard, Bazza Mackenzie arrivait à Kingston Crescent, flanqué de sa toute nouvelle avocate, une Chinoise de Hong Kong terriblement élégante et férocement agressive, dotée d’un diplôme d’Oxford et de l’accent ad hoc. Des passants s’arrêtèrent pour la regarder émerger de la Mercedes SL500 de Mackenzie, ajuster sa jupe, puis se pencher pour ramasser sa serviette en cuir avant de se diriger vers la porte d’entrée. Mackenzie, en costume foncé, la suivait. Il avait laissé la voiture sur un stationnement interdit dans le parking du poste de police, vitres baissées.

Faraday prit l’appel en provenance de l’accueil. Une certaine Nelly Tien désirait lui parler. Disait que c’était urgent. Faraday remercia le policier, puis raccrocha. Deux ans plus tôt, il avait mené une mission d’infiltration pour piéger Mackenzie. L’opération Tumbril avait englouti des mois de travail, et il en était ressorti en ayant une compréhension douloureusement exhaustive du genre de pouvoir et d’influence que le trafic de cocaïne à grande échelle pouvait apporter (17). L’influence de Mackenzie s’étendait jusque dans les moindres recoins de la ville, et lorsque Tumbril s’était effondrée dans une confusion de récriminations, Faraday s’était promis de ne pas oublier la leçon. Le succès même de cet homme faisait qu’il avait tout à perdre. Il était intelligent. Il pouvait s’entourer des meilleurs conseils. Et lorsqu’une menace se concrétisait, comme à présent, il l’affrontait aussitôt.

Après avoir appelé Martin Barrie par mesure de précaution, Faraday se dirigea vers l’escalier. À mi-chemin du rez-de-chaussée, il se ravisa et retourna dans les bureaux des Crimes graves. Winter était penché sur le classeur métallique de la cellule du Renseignement.

— Mackenzie est à l’accueil, lui annonça-t-il. J’imagine qu’il est venu pour bavarder.

Ils le retrouvèrent en bas, dans un bureau vide. Mackenzie avait pris quelques kilos superflus depuis la dernière fois que Faraday l’avait vu, mais il était hâlé, semblait en pleine forme, et sa lotion capillaire lui faisait gagner plusieurs années. Un gros bonnet blond de Pompey qui jouait sur plusieurs tableaux.

Winter fut le dernier à s’asseoir. Le sourire de Mackenzie n’échappa pas à Faraday.

— Ça va, Paul ? Tout baigne ?

— Je ne me suis jamais senti aussi bien, Baz. Et toi ?

— Tranquille, mec. Elle, c’est Nelly, mon avocate. Incroyable ce que les restaus peuvent être merdiques dans cette ville. Elle voudrait que je dégote un bon chinetoque. Des idées ?

Winter soutint son regard quelques instants, puis lança un coup d’œil à Faraday, Nelly Tien avait déjà sorti un bloc-notes jaune et un stylo-plume Mont-Blanc. Elle se concentrait exclusivement sur Faraday.

— Vous avez téléphoné ce matin. Mon client n’a pas pu prendre vos appels à ce moment-là, mais il ne demande qu’à coopérer. Alors, dit-elle en servant à Faraday un sourire glacial, quel est le problème ?

— Nous voulions une clef, maître.

— Quelle clef ?

— Celle d’une caravane.

— Mais quel rapport cela a-t-il avec M. Mackenzie ?

— Je crois savoir que cette caravane lui appartient. En tout cas, elle est sur son terrain.

Winter observait Mackenzie. Pour la première fois, il lui vint à l’idée qu’il ignorait peut-être qu’une équipe de scène de crime faisait une descente dans l’île d’Hayling.

Tout juste une lueur de curiosité. Ou, plutôt, d’agacement.

— Où ça ?

— North Shore Road, monsieur Mackenzie. Nous avons un mandat de perquisition.

— Quel est le motif ?

L’avocate reprenait le flambeau. Le regard éclair qu’elle lança sur le côté avertit Mackenzie qu’il devait s’en remettre à elle.

— Quel est le motif ? répéta-t-elle.

— Je crains de ne pouvoir vous donner cette information. Du moins, pour le moment.

— Mon client a le droit de savoir. Il s’agit de sa propriété.

— Votre client recevra les informations voulues en temps voulu. Tout ce que vous avez besoin de savoir pour le moment, c’est que nous effectuerons cette fouille le plus rapidement possible. Et que nous prendrons les dispositions nécessaires, bien entendu, pour faire remplacer la serrure. Entre-temps, il pourrait nous être utile que M. Mackenzie nous fournisse la liste des ouvriers ayant accès à cette caravane. Comme vous le dîtes, il s’agit de sa propriété.

— Tu parles ! marmonna Mackenzie. Tout ça, c’est à cause de Duley, hein ? Le connard du tunnel.

Il y eut un long silence. Winter était hilare. Nelly Tien croisa les bras. Elle semblait fumasse.

Au bout d’un moment, Faraday consulta sa montre.

— Je vais devoir officialiser tout ça, dit-il. Maître, nous poursuivrons cet entretien à Bridewell. Une fois que nous aurons notifié ses droits à votre client.

— Et si je ne veux pas venir ? voulut savoir Mackenzie.

— Vous serez en état d’arrestation. C’est vous qui voyez.

Faraday se leva. Nelly Tien le suivit du regard.

— Arrêter M. Mackenzie ? On peut savoir pourquoi ?

— Pour présomption de meurtre.

— Meurtre ? s’écria Mackenzie qui s’esclaffa et se pencha sur la table en fixant Winter du regard. Quand ? Comment ?

— Acceptez-vous de nous suivre à Bridewell ou non ?

Faraday avait gagné la porte. Mackenzie l’ignora.

— Duley s’est fait tuer samedi, c’est ça ? C’est ce qu’ils écrivent depuis une semaine dans le News. Alors, pourquoi vous me demandez pas où j’étais samedi soir ? C’est pas ce que vous faites d’habitude ? Vérifier tout ? Tracer vos petits croquis ? Tendre vos petits pièges ? Ben, allez-y. Demandez-le-moi. Formulez la question. Où est-ce que vous vous imaginez que je me suis fait ce putain de bronzage ? À Petersfield ?

Winter réfléchit à la question. Puis il approcha son visage très près de celui de Mackenzie.

— Grossière erreur, Baz, de laisser Misty comme ça, dit-il en lui tapotant la main. Elle se sent seule, tu sais. Ça lui manque.

 

Faraday détacha deux constables, dont Winter, qui accompagnèrent Mackenzie et son avocate à Bridewell. De retour dans son bureau, il décrocha son téléphone. À sa connaissance, le sergent Brian Imber travaillait toujours à la cellule du Renseignement du poste de police de Havant. Ayant joué un rôle clé dans Tumbril, il avait, lui aussi, été ulcéré par la faillite de l’opération et n’avait toujours pas classé le dossier. Winter était le seul autre enquêteur en ville à avoir une connaissance approfondie de la forme et de l’étendue de l’empire de Mackenzie, et après le quart d’heure qui venait de s’écouler, Faraday avait besoin d’entendre une autre opinion.

— Brian ? C’est Joe.

Sans préambule, Faraday lui résuma les charges pesant sur Mackenzie. À Bridewell, nul doute qu’il leur servirait un alibi en béton. Ce que Faraday voulait, c’étaient des tuyaux sur d’autres noms.

— Comme qui, Joe ?

— Des gros bras. Des gars de sa bande qui seraient ravis de jouer des poings.

— De ligoter quelqu’un à une voie de chemin de fer, tu veux dire ?

Faraday avait déjà compris qu’il s’était fait des idées. Imber enfonça le clou.

— Foutaises, Joe. Aucune chance que Mackenzie ait commandité un truc pareil. Ce type ne s’est pas enrichi en s’amusant à faire ce genre de gags. C’est du Tex Avery. Tu es à côté de la plaque.

— Des noms, Brian. Donne-moi juste des noms.

Imber obtempéra. Il y avait un ancien matelot du nom de Jamie Frensham qui, à l’occasion, malmenait des gens moyennant finance, et un autre gars, beaucoup plus jeune, dont la spécialité était de terrifier, pour qu’ils déménagent, les locataires des propriétés que Bazza voulait acquérir. Il y avait aussi un petit nouveau, un gros bras de Birmingham, dont Bazza s’était entiché depuis peu.

— Quel est son nom ?

— Brett West. On l’appelle La Craie : Il est black. Il a connu Mackenzie par le foot. Un joueur utile. Il a participé à un match de sélection pour Aston Villa.

— Et tu dis qu’il est violent ?

— Il est tout ce que Bazza lui demande d’être. Un homme à tout faire, ce Brett. Doué pour manier la perceuse si on veut mutiler des rotules. Baby-sitter aussi, à ce que j’ai entendu dire. Très porté sur la poudre magique, donc il peut être un vrai boulet.

Faraday ajouta son nom à la liste. Duley s’était fait tabasser une quinzaine de jours plus tôt. West semblait être un candidat plausible, et il était peut-être aussi dans le coup du tunnel. Faraday soumit cette éventualité à Imber.

— Aucune chance, Joe. Absolument aucune.

— Pourquoi ?

— La Craie est derrière les barreaux depuis mai. Possession pour trafic. Il ne s’est même pas donné la peine de garder le silence. Non, Joe. En me fondant sur ce que tu viens de me dire, je serais très étonné que Mackenzie ait à voir avec ce Duley. Non seulement ce n’est pas son mode opératoire, mais en plus il deviendrait dingue rien que d’y penser.

— Tu en es sûr ?

— Affirmatif. Le passage à tabac dans la caravane, s’il a bien en lieu, peut-être. Pompey regorge de jeunots qui rêvent de devenir Bazza, et si ce Kearns a détourné une grosse mise, alors c’est sûr que Mackenzie aura voulu lui en toucher deux mots. Duley semble être une cible facile, et il faudrait que Kearns soit bête comme ses pieds pour ne pas en tirer avantage. Mais le coup à Buriton ? C’est superflu, outrancier. On peut en mettre beaucoup sur le dos de Mackenzie, et, personnellement, je ne m’en priverais pas, mais je ne l’ai jamais vu sombrer dans quelque chose d’aussi théâtral.

Théâtral. Faraday marqua une pause. Lui-même avait utilisé ce terme. Imber, comme toujours, était dans le vrai. La disposition soigneusement préparée dans le tunnel, pulvérisée par le passage du train, puis recomposée minutieusement dans la fraîcheur d’une salle d’autopsie.

Théâtral.

— Je te remercie, Brian, dit Faraday qui s’était déjà levé. Je te rappelle.

 

L’interrogatoire à Bridewell fut dans l’impasse au bout de dix minutes. En venant de Kingston Crescent, Faraday avait contacté Jerry Proctor pour connaître l’état d’avancement de la fouille de la caravane de Mackenzie. Proctor lui avait confirmé la présence de taches de sang sur le matelas et sur le lino sous la table, mais il faudrait attendre quarante-huit heures avant de pouvoir établir si les traces d’ADN étaient attribuées à Mark Duley. Il expliqua que son équipe en aurait sûrement terminé avant la fin de la journée. La caravane était presque vide, uniquement utilisée, à l’évidence, par les ouvriers qui voulaient se servir du réchaud pour se faire un thé. Côté empreintes digitales, ils en avaient jusqu’à présent relevé plus d’une dizaine, et ce n’était pas fini. Ils avaient aussi cherché, autour de la maison, des traces de pneus qui auraient pu correspondre à celles trouvées dans l’exploitation forestière près de la ligne de chemin de fer.

Faraday se partagea l’interrogatoire avec Paul Winter. En temps ordinaire, il aurait pris deux heures pour le préparer soigneusement, mais, comme le superintendant l’avait déjà fait remarquer, cet échange avec Mackenzie était complètement prématuré. Comme toujours, le baron de la drogue de Pompey lui forçait la main.

L’énoncé de ses droits ne changea en rien les dispositions de Mackenzie. Ignorant son avocate, il défia Faraday de le coincer sur ses faits et gestes du week-end précédent.

— Ce Duley a été mis dans le tunnel dimanche soir, c’est ça ?

— Exact.

— O.K., alors posez-moi la question. Putain, mais posez-la-moi.

— Monsieur Mackenzie…

— M. Mackenzie, mon cul ! Demandez-moi où j’étais. Demandez-moi ce que je faisais. Demandez-moi comment je peux le prouver. Est-ce que tout ça serait un peu trop réglo pour vous ? O.K., je vais vous aider. Il y a deux semaines, le mercredi, je vais à Heathrow. Je prends un vol Emirates pour Dubaï. En première classe, évidemment, parce que les gens qui ont réussi, comme moi, c’est comme ça qu’ils voyagent. Vous voulez une preuve ? J’ai un billet. J’ai une carte d’embarquement. J’ai un joli petit coup de tampon sur mon passeport. En plus, j’ai des milliards de milles supplémentaires parce que je suis le passager préféré des enturbannés. O.K., ce qui fait que je me retrouve à trois mille milles de Pompey. Qu’est-ce que je fais ? Eh bien, les choses étant ce qu’elles sont, j’ai envie de me poser, alors je file au Burj Al-Arab Hôtel, et, quelques secondes plus tard, y a plus personne. Pendant la semaine qui suit, je fais du shopping. Du bronzing. Je joue un peu aux courses. Et vous savez quoi, monsieur l’enquêteur, le dimanche, je parie sur le gagnant qui était à… attendez voir… vingt contre un. Je me fais plus de fric en cinq minutes que les bouffons comme vous gagnent en deux ou trois mois. Vous voulez d’autres mauvaises nouvelles ? J’ai toujours le ticket gagnant et, en prime, une jolie photo numérique, de celles qui ont la date et l’heure marquées dessus. C’est un pote à moi qui l’a prise ce soir-là. On était rentrés à l’hôtel, on buvait un coup. C’était de nouveau au Burj, maître d’hôtel pour chaque suite, assez de Krug pour remplir la baignoire, à 3 heures du matin, putain, le lundi 11. Alors, comment le méchant Bazza pourrait-il être mêlé à un gros merdier dans un tunnel ? À trois mille milles de là ?

— Apparemment, tu connais Duley.

C’était Winter.

— Qui t’a dit ça ?

— Tu connais son nom. Au poste, tout à l’heure, tu l’as traité de connard. D’ailleurs, tu as raison. C’est un tocard. Enfin, c’était. Mais comment le sais-tu ?

— Je ne sais rien. Là d’où je viens, « connard », c’est une formule toute faite. C’est quelqu’un qui crée toutes sortes d’emmerdements à des tas de gens.

— Des emmerdements ? Quel genre ?

— Celui-là, pour commencer. Vous autres, je ne sais pas, mais moi, j’ai mieux à faire que d’écouter des conneries sur je ne sais quelle caravane. Quoi qu’il soit arrivé à ce gars, il l’a sans doute mérité. Mais n’allez pas vous imaginer que vous pourrez me le mettre sur le dos.

Il y eut un bref silence. Avant le début de l’interrogatoire, Faraday avait parlé à l’avocate de Mackenzie des éléments trouvés à North Shore Road. À présent, il souhaitait approfondir la question. Mackenzie ne l’entendait pas de cette oreille.

— Un cordon de fenêtre ? Une chaîne de merde ? Un morceau de cornière d’angle ? Vous êtes à la masse, les gars, complètement à l’ouest, et, surtout, vous savez bien. Tous les jours, on vole des trucs sur les chantiers de construction. C’est pour ça qu’on doit en fermer l’accès avec des chaînes. Continuez cette mascarade et je dis à la Reine des Dragons ici présente de vous poursuivre pour harcèlement. Ça vous tente ? Mais je vous préviens, elle est redoutable quand elle s’y met.

À ce stade, reconduit à sa chaise alors qu’il se dirigeait vers la porte, Mackenzie annonça qu’il garderait le silence. L’interrogatoire, de son point de vue, était terminé.

Faraday ramena Winter en voiture à Kingston Crescent. Winter tirait la tronche. Évidemment, ils pouvaient toujours arrêter Mackenzie et le traîner à Bridewell, mais, sans preuve, cela ne ferait que provoquer une autre diatribe.

— Ça semblait en partie une affaire personnelle, dit Faraday, attendant un changement de feu dans Fratton Road.

— Je ne vous suis pas, patron.

— Entre vous et Mackenzie. La pique sur Misty. Ça voulait dire quoi ?

— Je le chauffais. D’habitude, ça donne des résultats.

— Je ne marche pas. Il y a autre chose, hein ?

Il lança un coup d’œil à Winter.

— À quand remonte la dernière fois où vous avez vu Mackenzie, d’ailleurs ?

— Je m’en souviens pas, finit-il par répondre. Ça doit faire un moment.

— Vraiment ?

— Ouais.

Winter se força à sourire.

— Plusieurs semaines. Je suis fâché avec les dates.

— Je vois, dit Faraday, hochant la tête. À part ça, qu’avez-vous pensé de cet interrogatoire ?

— Impliqué dans le passage à tabac, c’est sûr.

— Et pour le tunnel ?

Le feu passa au vert. Winter détourna la tête.

— Oh, pas de commentaires, marmonna-t-il.

 

De retour dans son bureau, Faraday cogita. Brian Imber était un bon flic, un des meilleurs. Winter, idem. À eux deux, ces hommes réunissaient cinquante ans d’expérience de la Crim. Tous deux connaissaient la ville de fond en comble. Et tous deux, malgré la déception évidente de Winter, excluaient, en fin de compte, tout lien direct entre Mackenzie et ce qui restait de Mark Duley après le passage du train.

Le superintendant devait revenir dans une petite heure. Avant la réunion de fin de journée, Faraday devait déterminer de nouveaux angles d’investigation qui prendraient en compte les découvertes de la veille à North Shore Road. Les trois objets avaient été confiés pour analyse à la forensique, et Faraday lui-même ne doutait pas qu’ils correspondraient parfaitement à ceux trouvés dans le tunnel. Les ouvriers qui travaillaient sur le site et avaient accès à la caravane avaient été convoqués pour un interrogatoire détaillé. Mais, sans nouvel élément, où cela mènerait-il Coppice ?

Faraday décrocha son téléphone. Il voulait faire le point sur les recherches effectuées à partir du relevé des appels du mobile de Duley, et la liste complète des véhicules filmés par la vidéosurveillance qui revenaient sur Portsmouth aux petites heures du jour le lundi 11 juillet. Peut-être avait-on déjà réussi à remonter jusqu’à un 4 x 4 BMW noir, songea-t-il. Ou le moment était-il venu d’élargir les paramètres de recherche de vidéosurveillance ? Southampton. Chichester. Brighton. Et ailleurs.

Ce fut Babs qui décrocha à la cellule du Renseignement. Pour autant qu’elle en savait, ils étaient toujours en attente des informations sur les appels passés et reçus sur le portable que Vodaphone devait leur transmettre, mais elle avait appelé l’unité d’informations opérationnelles pour voir s’ils pouvaient leur mettre la pression. En ce qui concernait les bandes vidéo, elle avait une liste qui, selon elle, était exhaustive.

— Y voit-on un 4 x 4 BMW noir ?

— Une seconde, chef. Je vérifie.

Une minute plus tard, elle reprenait la ligne, lui disant que les constables qui travaillaient au poste de contrôle de la vidéosurveillance avaient comptabilisé cent vingt-sept véhicules entre 3 et 4 heures du matin. Après recherches d’après les immatriculations, ils avaient, jusqu’à présent, téléphoné au domicile de quatre-vingt-quatre des propriétaires.

— Et le reste ?

— La plupart d’entre eux étaient sortis, chef. On continue de rappeler. Le constable Winter ne manquera pas de vous tenir au courant.

— Il est là ?

— Non, chef. Il est sorti prendre l’air.

 

Paul Winter, attablé dans le café, profitait des tourbillons de la fumée de clopes. Des conversations épaississaient la chaleur brutale venant de la rue. Quand il n’avait pas trop le moral, il avait pour habitude d’ajouter une cuillerée de sucre de plus dans son mug de thé. Cet après-midi-là, il envisageait sérieusement de vider tout le sucrier dans le liquide beigeasse qui, en ce lieu, en faisait office.

La vie, pour Winter, revenait toujours à être au top. D’année en année, la ville fournissait son lot de mises en examen, de délinquants de bas étage ou de haut vol qui, d’une façon ou d’une autre, avaient sous-estimé telle vanne copain-copain ou tel sourire encourageant, et se retrouvaient à en payer le prix au tribunal.

Dans cette traque incessante des honneurs du combat, Winter s’était taillé une réputation à laquelle il tenait. Nombre de ses collègues le considéraient avec inquiétude. Une poignée d’entre eux, s’ils étaient acculés ou ivres morts, admettaient qu’il avait une forme de génie, un instinct des faiblesses humaines qu’il déployait avec beaucoup de charme et tout autant de férocité. Winter, reconnaissaient-ils, n’avait pas son égal pour serrer les voyous, talent qu’ils imputaient à sa nature. Si, par un hasard des circonstances, il n’était pas entré dans la police, il aurait sûrement fait carrière dans la criminalité, et avec maestria. Grande hacienda à Malaga. Belle caisse. Plus la réputation dans toute la ville d’avoir plusieurs longueurs d’avance sur les flics.

Winter tenait à sa réputation. Très récemment encore, il ne voulait ni n’avait besoin d’amis. Tout comme il n’était pas obsédé par l’idée d’accumuler un maximum de fric, ou d’autres biens de consommation qui semblaient régner en maître sur les vies étroites de tout un chacun. Non, ce qui le faisait vibrer, ce qui le motivait chaque matin et lui donnait le sourire, c’était le respect. On connaissait son nom. On le remarquait. On parlait de lui. Et, ce faisant, on ne le prenait jamais à la légère.

La nuit du samedi au dimanche avait changé tout cela, et il avait compris, à l’expression de Mackenzie, que l’histoire avait déjà fait le tour de la ville. Ils l’avaient épinglé avant même la tombée de la nuit, fourré à l’arrière de la camionnette d’un ouvrier en bâtiment à la noix, baladé un moment, et s’étaient joués de lui tout en étant assez malins pour ne pas laisser filtrer un seul indice. Pour ce qu’il en savait, Mackenzie lui-même était à bord. Sinon, en plus des photos qu’ils avaient prises, il leur avait peut-être refilé une caméra vidéo et exigé une cassette dont il avait fait des copies qu’il avait distribuées à des amis triés sur le volet. Un petit cadeau, leur aurait-il dit. Tirez un fauteuil. Allumez la télé. Servez-vous un verre. Profitez. Il les avait même autorisés à lui faire manger deux ou trois frites, putain de merde. Et quand ils avaient fini par le pousser dehors dans la nuit, nu comme un ver, ils avaient gribouillé un petit message visible aux yeux de tous. Winter, le singe savant. Numéro 47. Quelle genre de réputation pouvait-il espérer avoir après un truc pareil ? Les criminels, il pouvait gérer ; humiliation, c’était différent.

Ils avaient son mobile, en plus, et le cœur de Winter se serra davantage à la pensée de l’usage qu’ils en feraient. Ainsi que Faraday l’avait fait remarquer, une multitude de numéros figuraient sur la carte SIM. Heureusement, il avait toujours utilisé un autre portable pour ses indics, mais, déjà, il pouvait dresser la liste d’une vingtaine de policiers – du superintendant jusqu’en bas de l’échelle – qui seraient des candidats tout trouvés pour un ou deux appels bidons. Je suppose que vous vous demandez comment on a eu votre numéro, dirait-on. Et je suppose que vous vous demandez qui je peux bien être. Parlez-en à ce gentil constable Winter. Et, pendant que vous y êtes, demandez-lui donc si les crevettes étaient bonnes…

Winter frissonna à cette éventualité, étonné qu’elle ne se soit pas déjà produite. En jouant l’intimidation avec Mackenzie lors de l’interrogatoire, il avait fait de son mieux pour regagner un minimum d’amour-propre, mais il savait que cette brève trêve ne saurait durer. Tôt ou tard, Mackenzie ou un de ses sbires tirerait profit de tous ces numéros et à ce moment-là, Winter serait du passé.

Depuis toujours, il était fan des films noir et blanc sur la Seconde Guerre mondiale ; le chef-d’œuvre absolu étant, pour lui, La Mer cruelle. Pour le moment, songea-t-il, je suis au beau milieu de l’Atlantique, la tempête fait rage, et un gogo sur le pont vient de repérer les sillons de la torpille depuis la proue tribord. À ton sifflet, maître d’équipage ! Tous à vos postes !

Génial. Putain, mais que pouvait-il faire ? Il but une gorgée de thé, repoussa la tasse. L’année précédente, sa tumeur au cerveau lui avait – pour une fois – volé la vedette. Des mois durant, il avait été vulnérable, impuissant, sa vie même étant entre les mains d’autrui. C’était une expérience qu’il n’aurait jamais voulu revivre, pourtant, voilà qu’il était à nouveau tout aussi vulnérable et impuissant. Ce n’était pas sa vie qui était en jeu, cette fois, mais son gagne-pain. Pourrait-il réellement survivre dans le métier sans son précieux amour-propre ?

Il se leva, se fraya un chemin entre les tables bondées, connaissant déjà la réponse.

 

Faraday, assis à son bureau, attendait qu’on décroche à l’autre bout du fil. À la troisième sonnerie, une voix de femme, à l’accent canadien chaleureux, résonna à son oreille. Faraday demanda à parler à Barbara Large.

— Elle-même.

— Je recherche une brochure sur la Conférence annuelle des écrivains. Je m’adresse à la bonne personne ?

— Absolument. C’est moi qui l’organise. Mais je crains que vous ne vous manifestiez un peu tard. Elle a déjà eu lieu.

Faraday lui dit qu’il ne l’ignorait pas. Qu’il était de la police, un inspecteur chef. Qu’il menait une enquête liée à un certain Mark Duley.

— Ce nom ne m’est pas inconnu, dit-elle aussitôt. Il était là le mois dernier, un de nos adhérents.

— Vous l’avez rencontré ?

— Je lui ai serré la main.

— Puis-je savoir pourquoi ?

— Parce qu’il a remporté un de nos prix. Les premiers 500 mots d’un thriller, si ma mémoire est bonne. Je vais devoir vérifier.

Faraday sentit son pouls s’accélérer, ainsi qu’un très léger frisson d’excitation, et après la porte que Mackenzie leur avait claquée à la figure, le très léger grincement d’une autre poignée commençant à tourner.

Barbara Large parlait à présent d’une romancière publiée qui avait animé un atelier d’écriture lors de la conférence. Elle s’appelait Sally.

— Sally Spedding ? demanda Faraday, qui avait la brochure sous les yeux, sur laquelle il avait encerclé au feutre rouge l’atelier en question. Page 8 ? « Pour qui vous prenez-vous ? »

— Oui, elle. C’est à elle que vous devriez vous adresser. Mark a participé à son atelier. Quatre heures le vendredi soir, et une autre session le dimanche. Ils sont assez denses, ces ateliers. Ils permettent de découvrir toutes sortes de choses.

Elle marqua une pause, puis :

— Vous me permettez de vous poser une question ?

— Faites.

— Pourquoi cet appel ? M. Duley aurait-il des ennuis ?

— Je crains qu’il ne soit mort.

— Ah oui ?

Il y eut un long silence.

— Mort ? reprit-elle. Comment ?

Faraday hésita. Puis il se rendit compte qu’il n’y avait aucune raison de ne pas divulguer les faits. Depuis des jours, la presse locale faisait ses choux gras de la mort de Duley.

— Écrasé par un train. Dans un tunnel au nord de Portsmouth. Tout porte à croire qu’il a été enchaîné à la voie ferrée.

Autre silence, encore plus long. Quand elle se décida à reprendre la parole, elle semblait sous le choc.

— Il faudrait peut-être que vous lisiez ce qu’il a écrit. Je m’en souviens maintenant. Doué, c’est sûr. Mais quand même un peu bizarre.

 

Deux heures au téléphone ne menèrent pas Winter plus près de Mickey Kearns. Quel que soit son interlocuteur, et la pression qu’il exerçait, la réponse ne variait pas. Pas vu depuis un bail. A dû quitter la ville. Même sa mère, quand elle finit par décrocher son téléphone, semblait ne rien savoir sur son fils.

— La dernière fois que je l’ai vu, ça remonte à deux semaines, dit-elle, toute guillerette. Allez savoir où il est !

Invité par Faraday à partager ses informations avec toute la brigade lors de la réunion quotidienne, Winter haussa les épaules. Dit qu’une possible série d’événements pouvaient avoir mené Kearns et Duley dans le tunnel. Le Renseignement avait établi une énorme dette liée à la drogue, et il aurait été dans l’intérêt de Kearns de faire disparaître Duley de la circulation. D’un autre côté, c’était plus de la spéculation que des faits avérés, et les hypothèses n’avaient jamais impressionné aucun juré.

Faraday, pour une fois, s’impatientait.

— Mais vous, qu’en pensez-vous ? Kearns a pris la tangente ? Il est parti en vacances ? Ou l’a-t-on neutralisé ?

— J’en sais rien, patron, avoua Winter avec lassitude. À vous de me le dire.

À présent, tandis que le crépuscule tombait sur Gunwharf, Winter décida de baisser le rideau sur sa journée. Il avait fait de son mieux pour piéger Mackenzie, pour le pousser à lâcher le genre de révélation capable de modifier le cours de Coppice, pour régler ses comptes après son enlèvement du week-end, mais deux ou trois scotchs bien tassés lui confirmèrent qu’il en était loin. Bazza avait peut-être donné l’ordre à quelqu’un de flanquer une dérouillée à Duley, mais il n’aurait eu aucun intérêt à aller plus loin. Même un gentil petit meurtre n’était pas bon pour les affaires. Pourquoi risquer un plan aussi peu discret que celui du tunnel ?

Winter dormait sur son canapé quand l’interphone sonna. Groggy, il consulta sa montre : 10 : 45. L’écran de contrôle se trouvait dans l’entrée. Trois étages plus bas, une silhouette blonde levait le visage vers la caméra de sécurité. Winter se frotta les yeux, la regarda à deux fois. Bazza Mackenzie.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Winter n’était pas d’humeur pour une nouvelle séance d’intimidation.

— Parler.

— De quoi ?

— De Mickey Kearns.

— Kearns ? T’es seul ?

— Ouais.

Winter débloqua l’ouverture de la porte de l’immeuble, ouvrit celle de son appartement, et attendit que résonnent les bruits de pas étouffés en provenance de l’ascenseur à l’autre bout du couloir. Mackenzie portait un jean, une chemise en denim et une bouteille de Bacardi vaguement enveloppée dans du papier de soie.

— De la part de Mist, dit-il, projetant la bouteille vers Winter. Sans rancune, hein, coco ?

Il passa à côté de Winter et gagna nonchalamment le salon, Misty avait eu un appartement identique par le passé, pas au même étage mais offrant une vue comparable, un cadeau de Bazza avant qu’il ne se rende compte que Mike Valentine la tronchait régulièrement.

— Sympa, dit Mackenzie, regardant autour de lui. Meilleur goût que la Mist. Tu te rappelles tous ces animaux empaillés ? On se serait cru dans un putain de zoo. On ne savait jamais s’il fallait prendre une bouteille de bon vin ou un régime de bananes. Écoute…

Il se tourna vers Winter.

— Et si on s’asseyait ?

Mackenzie se carra dans le canapé, buste incliné vers l’avant, coudes sur les genoux. Une réunion de travail, songea Winter.

— Kearns ? demanda-t-il, glacial.

— Tout juste. Tu essaies toujours de le retrouver. Là, je t’admire. Putain, t’abandonnes jamais, toi, hein ?

Winter secoua la tête.

— Non. Nous, on n’abandonne jamais.

— Bien. Sauf que vous perdez votre temps.

— Ah bon, pourquoi ?

— Parce que Kearns a rien à voir avec ce qui s’est passé dans ce tunnel, Dieu m’est témoin. Ce gamin se prend pour un gros joueur, un caïd, ça, c’est sûr, mais il ferait jamais une chose pareille. Il a pas l’imagination, pour commencer. En plus, Duley lui fournissait tout ce qu’il voulait.

— Ah oui ?

La curiosité de Winter était en éveil.

— Ouais. Ça reste entre nous, on est d’accord ? Je suis venu pour t’éviter pas mal d’allées et venues. Tu vas me devoir une fière chandelle, je te dis que ça.

— Je t’écoute.

— Tu as raison pour la caravane. Duley était allé trop loin, il en avait énervé plus d’un. De leur point de vue, il lui fallait répondre à deux ou trois questions. Il était allé avec le jeune Mickey à Margarita. Au dire de Mickey, il avait parlé à toutes sortes de gens là-bas, en espagnol, évidemment. Un de ces gars a dû balancer Mickey.

— Pourquoi ?

— Pour un max de blé. Donc, Mickey veut un nom, normal, hein ? Il veut savoir où est passé le fric et qui il doit rechercher. C’est à Duley de lui donner ce nom, et au bout d’un moment, il hurle à pleins poumons.

— Dans la caravane ?

— Ouais. J’y étais pas, coco. Je suis pas mêlé à tout ça, à rien de tout ça. Si je te rancarde, c’est juste pour que vous me lâchiez la grappe.

— Alors, c’est quoi, ce nom ?

— Querida. Mickey le lui a fait écrire. Señor Querida. Un gros malin de métèque sur qui Duley a dû tomber. La plus grosse erreur qu’il ait commise, ce Duley.

— Pourquoi ça ?

— Parce que Mickey et deux ou trois potes à lui sont retournés là-bas, à Margarita. Et tu veux savoir autre chose ? Certains ont parié gros qu’ils vont le retrouver.

Winter hocha la tête. Querida était la destinataire de la carte postale que Duley avait envoyée de Margarita. Winter le revoyait, grosses lettres à l’encre rouge. Mia Querida. Faraday, qui parlait un peu l’espagnol, avait traduit par « Ma chérie », encore que personne n’aurait su expliquer pourquoi Duley l’avait envoyée à sa propre adresse. Un gros cœur rouge tenait lieu de texte.

— Señor Querida, dit Winter avec un sourire. Tu donnerais tout pour ne pas être lui, hein, Baz ?

— Oh oui, coco, tu l’as dit, répondit Mackenzie, le regard rivé sur le Bacardi. Bon, on se la fait, cette bouteille ou quoi ?

Winter le regarda un moment, essayant de deviner le tour que prendrait cette conversation inattendue. Mackenzie avait tout intérêt à ne pas être mêlé à Coppice, et n’avait pas pris de gants pour le dire. En même temps, à la surprise de Winter, il n’avait même pas essayé d’abattre ses autres cartes. Aucune vanne sur une camionnette. Aucune allusion aux repas chinois. N’empêche, ça lui restait en travers de la gorge.

— Y a un truc qui me tracasse, Baz.

— C’est quoi ?

— L’autre soir, dans la camionnette.

— Ouais ?

— Pourquoi se sont-ils garés à côté de la voie de chemin de fer ?

— Parce qu’ils avaient les boules, coco. Parce que t’as dépassé les bornes avec Donna et sa mère. T’as abusé.

— Mais pourquoi la ligne de chemin de fer ? S’ils n’ont rien à voir avec ce qui s’est passé dans le tunnel ?

— Parce qu’ils voulaient te foutre une trouille bleue. C’était pas juste histoire de rigoler, ils étaient furax. Toute la ville est au courant de l’affaire du tunnel, ils voulaient te donner une petite leçon. Et ça a marché, hein ?

Il se pencha vers Winter et lui flanqua une tape sur le genou.

— Écoute, coco, c’est du passé, maintenant. Comme je disais, sans rancune.

Il lança un autre coup d’œil en direction du Bacardi.

— T’as déjà essayé avec du Coca et du citron ? C’est qu’y a deux ou trois autres trucs dont je voudrais te parler.

— Comme quoi ?

— Comme le prix de cet appart, pour commencer.

— Six cents.

Winter l’avait dit au pif.

— Six cents !

Mackenzie s’était déjà levé et allait chercher les verres.

— Merde, mec, j’en connais un qui se fout du monde. Écoute, t’as besoin de conseils financiers, grave, de quelqu’un qui gère tes affaires.

Il souriait, débouchant la bouteille.

— Tu m’as compris ?