21

Samedi 23 juillet 2005, 6 h 25

 

Faraday s’étira. La matinée d’été était radieuse. Pendant une bonne minute, il résista à la tentation d’anticiper les événements de la journée, de tirer les fils de Coppice et de se demander où les conversations de la veille pourraient mener. Ollie Bullen, Daniel George, Peter Barnaby : plus aucune importance. Il percevait seulement sur son visage la chaleur du soleil qui entrait par la fenêtre ouverte, et le plouf d’un colvert ou d’un cormoran se posant sur l’eau au-delà du chemin de halage. Marée haute, songea-t-il. Promesse d’une journée chaude, très chaude.

Finalement, bâillant, il gagna son bureau à petits pas. Il avait reçu deux mails pendant la nuit. Un de J-J. « Cet endroit est INCROYABLE, écrivait-il. Plus rien n’est debout, excepté les gens. J’habite chez Gennady. Il a une sœur qui est en fauteuil roulant, et trois chiens, dont un qui s’appelle GEORGE. Gennady dit que c’est parce qu’il est bête et qu’il vient du TEXAS. Cool, pas cool ? »

Le mail se poursuivait par des mini-fragments de la toute dernière aventure de J-J, perles enfilées sur un fil de e-prose haletante. Il terminait en indiquant qu’il resterait encore un mois à Moscou parce qu’il avait un problème pour se faire payer et que, s’il en partait trop tôt, il n’avait aucune chance de voir la couleur de son argent. Première nouvelle pour Faraday que son fils dépendait des Russes pour percevoir son salaire, mais il imaginait qu’il devait y avoir des conventions. Quoi qu’il en soit, il semblait s’éclater comme jamais.

L’autre mail était de Gabrielle. Elle lui disait qu’elle arrivait au bout de son livre. De sa vie, elle n’avait jamais travaillé à un rythme aussi soutenu. Il lui tardait de quitter la France et de repartir en Extrême-Orient, mais elle envisageait de prendre deux semaines de vacances et se demandait si Faraday aurait envie de la rejoindre. Elle avait le camping-car, le chien, et elle se déplacerait au gré de ses humeurs. Le premier jet de son livre serait bouclé, écrivait-elle, vers la fin août*. Septembre, assurait-elle, serait l’idéal. Campagnes françaises désertes. Beau temps. Personne à part eux. « Ça te dit ?* »

Faraday grimaça. Willard insistait pour que Barrie donne un coup d’accélérateur à Coppice et Tartan pour le deuxième week-end de suite. Septembre était dans cinq semaines. La perspective de quinze jours en France profonde semblait désespérément éloignée.

 

Faraday était à son bureau à 8 heures et demie, fenêtre ouverte, blouson sur le dossier d’une chaise. Ce fut Babs qui, une fois encore, lui apporta la bonne nouvelle.

— La réquisition téléphonique nous a envoyé ça par mail, patron, dit-elle, brandissant une liasse de papiers.

Elle lui donna le message qui comprenait deux parties transmises avec l’aimable autorisation de Vodaphone. Les deux premières pages détaillaient les récents appels entrants sur le portable de Jenny Mitchell. Les autres précisaient, comme il avait été demandé, les informations sur les antennes relais activées par les appels passés le dimanche 10 et le lundi 11 juillet.

Faraday la remercia et étala les feuilles sur son bureau. La clef de l’enquête, il le savait, se trouvait dans les heures juste avant et juste après l’entrée du train dans le tunnel de Buriton. Le dimanche matin, Duley avait passé deux appels à Jenny sur son portable, l’un bref, et l’autre de près de quarante minutes. Faraday vérifia les heures des communications, puis les compara à la facturation détaillée de Jenny. Duley avait raccroché à 12 h 48. Après, Jenny n’avait plus téléphoné jusqu’à 21 h 43, heure à laquelle elle avait passé un appel local. La conversation n’avait pas duré plus deux minutes. À 23 h 48, autre appel au même numéro, tout aussi bref. Puis, à 2 h 58, un troisième. Le même numéro à Pompey.

Faraday s’intéressa aux données sur les antennes relais. Chacun de ces appels en avait activé trois et, selon un procédé de triangulation, Vodaphone pouvait localiser, à un degré de précision variable, où l’appelant se trouvait à cet instant précis. Les utilisations des portables en zone urbaine permettaient une meilleure localisation. À la campagne, où les antennes étaient beaucoup plus grosses, il était plus difficile de pointer le lieu d’origine.

Les deux premiers appels, selon l’opérateur, avaient été passés depuis le quartier de Pembroke Park, à Southsea. Faraday jeta un coup d’œil au grand plan mural de la ville. Pembroke Park était une enclave bobo composée de maisons et d’immeubles à un demi-mille du bord de mer, offrant un niveau singulièrement élevé de paix, de tranquillité. Beaucoup de ses résidents avaient choisi d’y passer leur retraite.

Faraday cogitait, se demandant ce que Jenny Mitchell était allée faire à Pembroke Park. Soudain, il se souvint de sa mère. Elle y avait peut-être un appartement ou une maison. Elle était sûrement toujours à Malte. Et Jenny devait avoir la clef.

Il hocha la tête, s’intéressa au dernier coup de fil, et se raidit. À 2 h 58, Jenny avait appelé ce même numéro à Pompey, mais, cette fois, d’un autre endroit. Selon les données de l’opérateur, elle se trouvait dans les environs de Chalton.

Faraday nota le numéro de Pompey et quitta son bureau. Winter, il le savait, avait une carte d’état-major punaisée à son mur. Faraday trouva Babs assise à son bureau.

— Chalton ? demanda-t-il.

Babs se leva. Elle avait déjà localisé le village. Faraday la suivit jusqu’à la carte sur laquelle elle indiqua un point au nord-est de Horndean. À un demi-mille de la ligne de chemin de fer.

— Je viens d’appeler Jerry Proctor pour vérifier, dit-elle, toute souriante. En roulant vers le sud depuis le tunnel par les petites routes de campagne, Chalton est le premier endroit où on a du réseau.

Faraday fixa la carte une ou deux secondes de plus. Le seul témoignage qui attestait du passage d’une voiture cette nuit-là le situait vers 3 heures moins 10, à deux milles au nord de Chalton. Si Jenny Mitchell avait roulé vers le sud, Chalton était le premier village d’où elle aurait pu téléphoner de son portable.

Faraday se laissa tomber dans le fauteuil de Winter. Le central de Netley disposait d’un service d’annuaire à plusieurs entrées. Faraday indiqua le numéro que Jenny avait composé trois fois, puis attendit que l’opératrice accède à la base de données.

— M. et Mme Andy Mitchell, dit-elle. South Normandy, Old Portsmouth.

Faraday la remercia et raccrocha.

— Où est Winter ? demanda-t-il.

Babs haussa les épaules.

— J’sais pas, patron. Il ne devrait pas tarder.

 

Winter n’avait jamais porté les crématoriums dans son cœur. Sa dernière visite à celui de Porchester, c’était il y a cinq ans, par une journée d’automne venteuse où il y avait de la pluie dans l’air ainsi qu’un cordon de parents et d’amis venus dire au revoir à Joannie, sa femme. Après la courte cérémonie, Winter s’était plié à l’usage, serrant les mains, essayant de mettre un nom sur les visages, acceptant les paroles de consolation que lui murmuraient des gens qu’il n’avait, pour ainsi dire, jamais rencontrés de sa vie, priant tout le temps que le tapis roulant des crémations – la longue file de fourgons funéraires qui s’étirait jusqu’à la rue – se remette en marche et pousse ces gens bien intentionnés à regagner leurs voitures.

Il avait organisé un modeste buffet funèbre dans un Beefeater du coin – six bouteilles de vin et trois grosses assiettes de sandwichs qui se battaient en duel sous leur film alimentaire étiré à l’extrême –, mais tout le monde conduisait ou était anti-alcool et, quelques heures plus tard, il s’échouait tout seul sur un terrain vague de moquette douteuse, bien décidé à faire un sort à la dernière bouteille de riesling. En rentrant ce soir-là, il était repassé devant le crématorium en gravissant la colline qui surplombait Porchester et n’avait pu réprimer un frisson. Quand mon tour viendra, avait-il songé, je me traînerai dans un lieu intime connu de moi seul où personne ne me trouvera jamais, et on en restera là.

Solution qui, bien entendu, n’était jamais possible. Il le comprenait à présent, après l’Amérique. Il mesurait combien la maladie ôtait toute intimité, tout libre-arbitre, vous mettait à la merci d’autrui. Qu’on le veuille ou non, on finirait sans doute dans une cheminée ou une autre, volutes effilochées dissipées par le vent, et, dans ses moments les plus cafardeux, il lui était arrivé d’imaginer sa défunte femme, le regardant de là-haut, secouant la tête devant la folie d’un homme qui pensait pouvoir battre le système. On finit là où on doit finir, décida-t-il. La seule consolation était le fait qu’on n’en savait sans doute que dalle.

Réconforté par cette pensée, il demanda au taxi de le déposer devant le crématorium, puis il traversa le parking jusqu’au bureau du responsable. Pour une fois, il avait pris rendez-vous par téléphone. Le responsable, curieux de connaître les raisons pour lesquelles la brigade criminelle s’intéressait à dix crémations qui avaient eu lieu à la mi-mai, avait voulu en savoir plus, mais Winter avait écourté.

— Simple curiosité. Déformation professionnelle.

À présent, l’homme lui faisait face, assis à son bureau. Costume foncé, chemise blanche impeccable, cravate noire. Winter s’était attendu à trouver quelqu’un de plus âgé. Or le blondinet semblait avoir tout juste une vingtaine d’années.

Winter lui présenta sa carte de police. Le responsable l’examina avec attention.

— Que faut-il pour entrer dans la police de nos jours ?

Winter s’esclaffa.

— Vous vous ennuyez, hein ?

— Ouais. Une fois qu’on a vu un enterrement, on les a tous vus.

— C’est un peu comme chez nous, alors. La moitié des gars avec qui je bosse sont morts de là à là, dit-il, portant la main de son cou au sommet de son crâne. Avec l’expérience que vous avez, vous entreriez dans la police les doigts dans le nez. Écoutez, j’ai là quelques noms. J’ai juste besoin de savoir s’ils sont passés par votre établissement.

Le responsable demanda à voir la liste. Winter fit non de la tête.

— Je ne veux pas que vous voyiez mon écriture. Je vais vous les lire.

— Comme vous voulez.

Il se pencha jusqu’à un tiroir duquel il sortit un épais registre.

— De quand parle-t-on ? demanda-t-il.

— Des deux dernières semaines de mai.

— D’accord.

Winter égrena les noms. Le responsable les compara avec les entrées figurant, jour après jour, dans le registre. La première crémation avait eu lieu le vendredi 20. Deux autres le samedi. Une autre le lundi 23. Trois le 25. Une le 27. Et une neuvième le 28. Ensuite, rien.

— Vous voulez que je passe à la semaine suivante ?

— D’accord.

— Quel est le dernier nom, déjà ?

— Reid. Herbert Reid.

Le responsable feuilleta les pages. Finalement, il fit non de la tête.

— Je suis allé jusqu’au 18 juin, dit-il. Rien de rien, m’sieur.

— Vous êtes sûr ?

— Certain.

— Vous pensez qu’il a pu être envoyé ailleurs ?

— C’est toujours possible. D’où venait-il, ce gars ?

Winter consulta ses notes.

— Pompey, dit-il. Dans le quartier de Milton.

— Il a pu aller au crém’ de Southampton. Ou de Chichester. Ou n’importe où, en fait. Ça dépend de la famille. La plupart viennent ici, mais pas tous. Qui lui a rendu les honneurs ?

— Hein ?

— Quelles pompes funèbres ?

— Ah.

Winter lança un autre coup d’œil à ses notes.

— Barrell’s, finit-il par dire.

— Facile. Demandez à Sue. C’est une chic fille. Embrassez-la de la part de Trev.

— Vous avez son numéro alors ?

— Ouais.

Il hocha la tête, hilare.

— Et comment ! dit-il.

De retour au parking, Winter appela de son portable. Quand on décrocha, il demanda à parler à Sue. Quelques instants plus tard, une voix enjouée lui demandait ce qu’elle pouvait faire pour lui. Winter se présenta, mentionna Trevor.

— Vous voulez que je passe ? demanda-t-il. Pour vous montrer ma carte.

— Ça ira. Trev entendra parler du pays si jamais vous me faites marcher.

— D’accord. Vous vous êtes occupée d’un certain Herbert Reid. En mai dernier. J’ai besoin de savoir ce qui lui est arrivé.

— Ce qui lui est arrivé ?

— Où il a été… incinéré, quoi.

Il épela le nom. Elle le nota.

— C’est urgent ? demanda-t-elle. Parce que je suis débordée en ce moment, et je ne suis pas censée travailler le samedi après-midi.

— C’est quand vous voudrez, ma grande, dit Winter, étouffant un bâillement. Du moment que c’est dans la journée.

 

Après une brève conférence avec Martin Barrie, Faraday téléphona à Jerry Proctor, qui était chez lui et accepta de faire un saut en voiture à Kingston Crescent.

— Apportez les moulages des traces de pneus faits à l’exploitation forestière, lui dit Faraday. On en a une copie dans la salle des scellés, mais il semblerait que personne n’ait la clé.

— D’accord. Vous voulez aussi les empreintes de pas ?

— Si ce n’est pas trop demander.

Quand Proctor arriva, Faraday l’attendait au parking. Il prit place sur le siège passager, attacha sa ceinture.

— On va où ?

— Pembroke Park d’abord. Puis Old Portsmouth.

Ils prirent la direction du centre-ville. Il était midi, pic du shopping, la circulation était dense. Proctor demanda ce qui se passait.

— On a trouvé une amie de Duley, dit Faraday. La faute à Vodaphone.

Ils roulèrent jusqu’à Pembroke Park, s’y engagèrent par l’entrée principale. Faraday cherchait un immeuble en particulier, le Lingfield Court.

— Le véhicule est une Toyota beige.

Il lut le numéro d’immatriculation.

— D’où elle sort ?

— De nos recherches sur les bandes de vidéosurveillance. Elle a été filmée entrant dans Pompey à 3 h 19. Les gars de l’enquête de voisinage sont déjà passés deux fois, mais il n’y avait jamais personne à la maison. La voiture est au nom de Mme Milne. Appartement 45.

— Elle s’est peut-être absentée.

— On pense qu’elle est en vacances. C’est sa voiture qui nous intéresse.

Proctor avait repéré les parkings qui correspondaient à l’immeuble. Parmi les quelques véhicules garés là, il n’y avait aucune Toyota beige. Les box qui s’alignaient d’un côté de l’espace goudronné étaient fermés.

— Elle est dans l’un d’eux, je vous parie. Faraday dit à Proctor de continuer de rouler. En direction de South Normandy Street.

— C’est après Warblington Street, dit-il. Quelques minutes plus tard, Faraday descendait de voiture. La bicyclette de Jenny était calée devant la maison, comme la fois précédente. La porte était ouverte, ainsi que la plupart des fenêtres. Il faisait très chaud.

Faraday et Proctor s’engagèrent dans le cul-de-sac. Faraday sonna. Au fond du couloir, par la porte de la cuisine ouverte, leur parvenaient des cris d’enfants. Ils sont dans le jardin, songea-t-il. Avec leur maman.

Il ne se trompait pas. Jenny finit par apparaître. Pieds nus sur le parquet, elle enroulait un sarong autour de son bikini. Reconnaissant Faraday, elle se força à sourire.

— Bonjour.

Faraday lui adressa un signe de tête, présenta Jerry Proctor.

— Un officier de la scène de crime, précisa-t-il. Elle regarda Proctor un moment. Faraday perçut de la peur dans son regard. Puis elle leur adressa un autre sourire crispé.

— Vous voulez entrer ? Ici, c’est un peu public, non ? dit-elle avec un geste pour englober l’impasse.

Faraday et Proctor la suivirent dans la cuisine. Elle devait garder l’œil sur les enfants, expliqua-t-elle. Ils pouvaient faire des dégâts avec l’eau. Faraday apercevait Freya et Milo dans le jardin, s’arrosant à tour de rôle avec le jet.

Faraday s’enquit de la mère de Jenny. Il avait cru comprendre qu’elle habitait à côté.

— C’est vrai. Elle a un appartement à Pembroke Park. Vous voulez lui parler ? Seulement, elle est à Malte.

— Je vois. Possède-t-elle une voiture ?

— Oui.

— Quel type ?

— Une… elle est beige.

— La marque ?

— Japonaise.

— Il vous arrive de la conduire ?

— Tout le temps. D’ailleurs, elle est garée là-dehors, dans la rue.

Proctor lança un coup d’œil à Faraday.

— Vous avez les clefs ?

— Bien sûr. De quoi s’agit-il, inspecteur ?

Faraday garda le silence. Jenny alla chercher les clefs.

— Vous ne pouvez pas la rater, dit-elle. Il y a deux sièges bébé à l’arrière.

Faraday et Proctor quittèrent la maison. La Toyota était garée de l’autre côté de la rue. Proctor s’agenouilla au bord du trottoir, comparant les sculptures des pneus à celles de la photo du moulage. Faraday avait déverrouillé la portière côté conducteur et s’était assis au volant. Un boîtier pour cassette audio attira son attention. Il était posé sur le tapis de sol et vide. Il le ramassa, le retourna. Quelqu’un y avait tracé à l’encre rouge la lettre Q.

Proctor apparut à hauteur de la vitre conducteur. Il était accroupi sur le trottoir, son visage à hauteur de celui de Faraday. Ce dernier baissa la vitre.

— Ils paraissent identiques, dit Proctor avec un signe de tête vers le pneu. Je ne suis pas formel, mais je dirais à quatre-vingt-quinze pour cent.

Faraday hocha la tête, tendit la main vers l’autoradio contenant une cassette, appuya sur la touche « Play », attendit une ou deux secondes et régla le volume. Résonnèrent alors des violes, un cor anglais ; ensuite, une voix de basse. Les mouvements musicaux étaient reconnaissables entre tous. Faraday sut alors que Coppice amorçait un virage décisif.

— C’est quoi ? demanda Proctor, qui n’avait pas bougé.

— La Passion selon saint Matthieu, dit Faraday, fermant les yeux. La Mise au tombeau.

De retour dans la maison, Faraday demanda une dernière chose. Jenny s’était changée. Ses jambes bronzées sous le short blanc et son T-shirt rose suscitèrent un hochement de tête admiratif chez Proctor.

— Auriez-vous une paire de baskets ?

— Plusieurs, répondit-elle, montrant une panière en osier près de la porte. Faites votre choix.

— Des Nike. Pointure 39, intervint Proctor.

Faraday se mit à fouiller dans la panière. Puis il sentit qu’on effleurait son bras : Jenny, à genoux à côté de lui.

— C’est celles-ci que vous cherchez ?

Elle semblait complètement épuisée.

Faraday tendit les baskets à Proctor, qui commença à expliquer qu’il allait devoir les emporter, mais elle lui coupa la parole. Elle n’avait pas quitté Faraday des yeux.

— Écoutez, lui dit-elle. Nous devons parler.

— Vous avez raison.

— Mais pas ici.

— Bien sûr que non.

— Où, alors ?

— Ce devra être à Bridewell, je le crains.

— Où ça ?

— À Bridewell. C’est le poste central. Il y a des salles d’interrogatoire là-bas. C’est la procédure, madame Mitchell. Nous devons la respecter.

— Vous m’arrêtez ?

Elle le regardait sans ciller.

— Seulement si nous le devons.

— Et les enfants ?

— Vous devez prendre des dispositions.

— Maintenant ?

— Je le crains, répondit Faraday, lui adressant un petit sourire. Il se peut que nous vous retenions quelque temps.

 

En début d’après-midi, la constable Dawn Ellis tomba enfin sur Winter. Il était au réfectoire des Crimes graves, bataillant pour décapsuler une boîte de café Easy Chopper.

— Où étais-tu passé ? lui demanda-t-elle.

— Ici et là.

— Mais encore ? J’ai essayé de te joindre hier soir. Tu étais en goguette. Toute la soirée.

— Exact, dit Winter, l’œil sur la cuillère qu’il inclinait. J’avais rendez-vous avec un ami. Pourquoi en faire tout un drame ?

— Tu m’avais demandé de déterminer le traitement des déchets hospitaliers à St Mary. Tu te rappelles ?

— Ouais.

— Je voulais seulement savoir jusqu’où tu voulais que je pousse la recherche. Je peux passer le restant de mes jours à traquer tous ces foutus sacs jaunes.

— Café ? proposa Winter, avec un geste vers la boîte ouverte.

 

Ils allèrent bavarder dans le bureau de Winter. Babs était sortie pour une pause déjeuner tardive. Ellis prit ses aises à la table inoccupée.

Les déchets de la morgue, expliqua-t-elle, étaient collectés sur demande. Quand la poubelle était pleine, Jake ou Simon prévenait le service d’élimination des déchets hospitaliers qui envoyait une camionnette de ramassage.

— Où les emmène-t-on ?

— Il y a une unité de stockage sur site. Située à la limite ouest de l’hôpital.

— Clôturée ? Fermée à clef ?

— Les deux. Un véhicule de collecte passe les prendre. Un contrat lie l’hôpital à la société Whiterose. Elle dispose d’incinérateurs aux quatre coins du pays. Les déchets de Pompey sont traités à Bournemouth. Matériel dernier cri, Paul. Un système de benne basculante évite toute manipulation humaine. Et tu sais quoi ? Toute l’énergie produite va droit dans le réseau électrique national.

Winter se balançait d’avant en arrière dans son fauteuil. Visiblement, l’idée que Givens ait fini par être utile l’amusait.

— Excellent, dit-il. Donc, disons que Jake s’y est pris de la sorte. Quels seraient les risques ?

— Le temps, déjà. Les collectes sont quotidiennes, mais s’il avait fait vraiment chaud, et que ces paquets soient restés sur place jusque…, disons, tard dans l’après-midi, ç’aurait pu se remarquer.

— Il pouvait doubler les sacs. C’est étanche à l’air, ces trucs-là ?

— Apparemment.

— Facile alors. Quoi d’autre ?

— Les renards. Les nuisibles.

— Tu m’as dit que c’était clôturé.

— Oui. J’essaie juste de repérer des failles. C’est super intelligent, un renard.

— Tu veux dire que ça arrive ?

— Non. Que ça peut arriver. Et, dans ce cas-là, Jake serait fou de courir ce risque.

— Ouais. C’est sûr. Mais quand on coupe quelqu’un en morceaux, c’est quand même qu’on est un peu fou, non ? dit Winter, songeur. Donc, tu as parlé à ceux de chez Whiterose ?

— Oui, bien sûr.

— Tu as mentionné le créneau horaire ? Midi ? Quand Givens a disparu ?

— Ouais. De leur point de vue, le train-train quotidien. Collectes, tout droit à l’incinérateur, rien d’extraordinaire.

— Eh ben, voilà ! s’écria Winter, reculant le fauteuil et posant les pieds sur le bureau. Givens à la poubelle. Pas d’ADN. Pas de témoin. Ni vu ni connu. Tu sais comment ça s’appelle, ça ? Le crime parfait.

— Mais on ne sait même pas si ce type est mort, Paul.

— Exactement, répondit Winter, hilare. C’est ce que je viens de dire.