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Mardi 19 juillet 2005,10 h 34

 

Barbara Large vivait dans une maison de plain-pied toute biscornue dans un village au sud de Winchester. Faraday se gara et vérifia l’adresse. Chinook, pour lui, désignait un vent arctique qui souffle en rafales sur les prairies canadiennes, faisant fondre la neige en hiver.

Elle devait guetter son arrivée, car, à peine eut-il franchi le portail que la porte s’ouvrit sur une silhouette élancée et élégante. Sa main, quand il la serra, était légère, effleurant tout juste la sienne. Elle semblait tout émoustillée de le voir.

— J’ai fait du café. Vous en voulez ?

Elle l’invita à la suivre à l’arrière de la maison. C’était surtout là, annonça-t-elle, qu’elle vivait, une vaste pièce ensoleillée où chaque plan de travail était jonché de courrier décacheté. Faraday s’attarda un moment devant la fenêtre, appréciant la sensation de chaleur sur son visage. Le carré de pelouse qui descendait jusqu’à une treille de roses implorait qu’on le tonde. Elle le désavoua d’un hochement de tête empreint de regret.

— Dans un triste état, j’en ai peur. À cette époque de l’année, je n’ai tout bonnement pas le temps.

Et de lui expliquer que la Conférence des Écrivains prenait de plus en plus d’importance. Voilà vingt-cinq ans, elle dorlotait un bébé à la santé fragile. À présent, sa grande fierté, c’était sa santé de fer.

— Plus de trois cents adhérents, dit-elle en passant dans la cuisine contiguë. Des Tolstoï en herbe, tous autant qu’ils sont. Du sucre ?

Faraday refusa. Dans moins d’une heure, il devait être rentré au poste pour une réunion avec Willard. Elle revint avec les cafés sur un plateau, lui demanda s’il préférait des biscuits fourrés à la crème vanille ou des cookies au gingembre. Faraday déclina les deux propositions. Il voulait qu’elle lui parle de Mark Duley.

— Un homme étrange, répondit-elle. J’ai beaucoup réfléchi à ce que vous m’avez dit au téléphone.

— Étrange, c’est-à-dire ?

— Exalté. Non-stop. Implication totale. Comprenez-moi bien, monsieur Faraday. Nous aimons l’implication totale. L’étrangeté, l’exaltation, on connaît nous aussi, de même que tout ce qui est nécessaire pour s’exposer sur papier. Mais avec Mark, il y avait autre chose, quelque chose qui ne cadrait pas tout à fait. Sally a sa théorie, bien entendu, parce que les écrivains sont tous comme ça. Elle disait que ses points de colle ne tenaient plus. Qu’il se décollait.

Sally Spedding était la romancière qui animait l’atelier auquel Duley avait participé. Barbara avait pris la liberté de lui parler du coup de fil de Faraday.

— Elle attend votre appel. Je vous ai noté son numéro. Le voici.

Elle fit glisser vers lui une carte de visite sur laquelle figurait un numéro écrit au crayon, puis lui tendit le café.

— J’ai aussi imprimé son texte qui a été primé, celui dont je vous ai parlé au téléphone. Vous devriez l’emporter. Lisez-le attentivement. Ce garçon écrivait comme un ange. Pour être franche, il n’avait pas vraiment besoin de nous.

Elle exposa que le concours consistait à écrire les cinq cents premiers mots d’une fiction policière, nouvelle ou roman. La plupart des textes remis avaient été sans surprise, des premières scènes d’une violence extrême conformes à tous les clichés du genre. Duley, lui, avait choisi une approche complètement différente.

— C’est-à-dire ?

— Lisez-le. Je ne pourrais absolument pas lui rendre justice. Ce garçon avait une imagination débordante. Ou alors il parlait de ce qu’il connaissait. Il était d’un lyrisme !

— Dans la vie ?

— Sur le papier. Dans la vie, il savait être charmant. En fait, le soir où il a remporté le prix, c’était vraiment la star. On se réunit à la cafétéria des étudiants après la remise des prix. On a tous perdu le compte du nombre de verres qu’il a offerts.

Faraday se remémora l’analyse de Winter des revenus de Duley. Mille livres par mois, ça ne laissait guère de marge pour payer beaucoup de tournées générales.

— Quel est le coût de l’inscription au concours ?

— Pour le forfait week-end ? C’était la formule choisie par Mark. Deux cent vingt-cinq livres.

Elle marqua une pause, plissa le front.

— Oui, il y a eu cela aussi, reprit-elle. Il a payé très tard. En fait, il a réglé en arrivant le vendredi. Et en espèces. Ce qui est très inhabituel.

Faraday sortit son calepin et prit note. Duley était rentré de Margarita, sans doute avec une forte somme d’argent, le 17 mai. Plus d’un mois plus tard, il en claquait une partie pour trois jours de créativité intensive avec une bande d’autres scribouillards.

— Vous pensez qu’il a pu se lier d’amitié… avec des femmes, en particulier ?

— Vous savez quoi ? dit Barbara, les yeux brillants. C’est exactement la question que j’ai posée à Sally. Elle pense que oui. Avec une femme plus âgée que lui qui participait au même atelier, très douée, comme Mark. Vous feriez bien d’aller lui parler, monsieur Faraday. Écrire, ça éveille de ces passions !

 

À dix minutes près, Willard partait pour la gare lorsque Faraday se présenta à son bureau. Une journée en mer lui avait donné le début d’un hâle correct.

— Convocation au Home Office, dit Willard, lançant un coup d’œil à sa montre. Une autre demi-journée de perdue.

Il voulut connaître les toutes dernières nouvelles du constable Suttle. Faraday lui dit que le gamin n’était plus sous assistance respiratoire.

— Il va mieux alors ?

— On pense que oui.

— Dieu merci. Bon… Coppice ? J’ai parlé à Martin Barrie ce matin, mais je ne sais toujours pas clairement où le travail des techniciens de scène de crime va nous mener.

— Les éléments trouvés dans le tunnel nous permettront de faire des recoupements, chef. J’en suis certain.

— Et vous pensez vraiment que c’est signé Mackenzie ?

— J’en doute.

— Qui alors ?

— Ça peut très bien être l’autre gars, Kearns, mais là encore, je ne suis pas convaincu qu’il soit mêlé à l’affaire du tunnel. Plus on creuse, plus c’est Duley lui-même que je vois. Il s’est acoquiné avec Kearns. Ça, nous l’avons établi. Je pense qu’il a pu s’approprier une part de la mise destinée au deal à Margarita. Ce qui expliquerait pas mal de choses. Mais ce que nous ignorons encore, c’est pourquoi.

— Pourquoi il aurait pris cet argent ?

— Pourquoi il en avait besoin. Duley s’en sortait. Winter a analysé ses revenus. Il avait un petit contentieux avec ses fournisseurs de gaz et d’électricité, mais il payait la plupart de ses factures, et il lui restait suffisamment d’argent pour mener un minimum de vie sociale. Croiser la route de Kearns signifiait croiser celle de beaucoup d’autres personnes, des intermédiaires qui mettaient de l’argent au pot de Kearns, et il ne l’ignorait sans doute pas. Alors, pourquoi courir ce risque ?

— Vous m’avez dit qu’il était fou, l’autre jour.

— Versatile, chef. Nuance.

— Versatile, soit. Emporté. Il explose pour un rien. Ces gens-là manquent de jugement. C’est pour ça que ce sont de foutus gauchistes. Écoutez.

Il regarda de nouveau sa montre.

— Il y a autre chose.

— Oui, chef ?

— Winter.

Willard avait regagné son bureau.

— Comment s’en sort-il ?

— Très bien. Il est déçu qu’on ne puisse pas coffrer Mackenzie, mais ça va. Pourquoi cette question ?

— Pour ça.

Willard sortit une photo d’une enveloppe en papier kraft et la tendit à Faraday.

Winter était attablé dans un restaurant, sa silhouette massive reconnaissable entre toutes. En face de lui était assis Bazza Mackenzie. Les deux hommes semblaient partager une plaisanterie.

Faraday retourna le cliché, reconnut le tampon au verso.

— C’est une photo de surveillance. Opérations secrètes.

— Vous avez raison.

— Pour le compte de qui ?

— Le mien.

— C’est récent ?

— Oui. Très.

Willard marqua une pause.

— Vous avez lâché Winter samedi. Vous vous rappelez ? C’était ma décision. J’ai demandé à Martin Barrie de l’entériner. Pourquoi ? Parce qu’il me tardait de savoir ce que Winter ferait de sa liberté de manœuvre retrouvée. Et voilà le travail : la première personne qu’il rencontre, c’est notre vieil ami.

— Merci de m’avoir prévenu. M. Barrie est-il au courant ?

— Non, Joe. Mais là n’est pas la question, n’est-ce pas ? Pourquoi n’essayez-vous pas de jouer à l’enquêteur ? Pourquoi ne me demandez-vous pas quand cette photo a été prise ?

Faraday se contenta de le regarder. Facile, songea-t-il. Et insultant. Willard pianota sur la photo.

— Samedi, Joe. Une heure à peine après que vous êtes allé parler à Winter dans son super appart.

Willard se leva, prit sa serviette.

— Vous deviez me communiquer des chiffres. Ayez l’obligeance de trouver combien il l’a payé, hein ?

 

Faraday emprunta l’itinéraire touristique pour retourner à Portsmouth. Au-delà de la longue courbe très fréquentée de la M3, la route de campagne gravissait les terres crayeuses vers l’or des champs de blé. Il y aurait bien deux ou trois faisans, songea-t-il, et, peut-être, des alouettes. Mais, surtout, il s’accorderait quelques instants de paix et de tranquillité, le genre de solitude dont il avait besoin pour rassembler ses idées.

À un embranchement, il s’engagea dans un chemin semé d’ornières à la terre durcie par plusieurs jours de chaleur estivale. Vingt mètres plus loin, face à une vue imprenable sur Winchester dans la vallée fluviale en contrebas, il coupa le moteur et baissa sa vitre. Willard avait, à l’évidence, de gros doutes sur Winter. Il n’avait pas tout à fait renoncé à son projet de lui confier la mise en œuvre de la législation POGA et de répandre sa bonne parole au sein de la police, mais il existait désormais des questions plus pressantes sous la forme d’un constable des Crimes graves frayant, apparemment, avec l’ennemi.

Avant que Willard ne parte prendre son train, Faraday n’avait pas lâché le morceau. Winter dirigeait la cellule du Renseignement, bon sang. Il y avait des milliers de raisons pour lesquelles il avait pu vouloir rencontrer un type comme Mackenzie. C’était son style. C’était comme ça qu’il la jouait depuis toujours. Se faire admettre parmi eux. Faire ami ami. D’ailleurs, ces initiatives étaient la raison même pour laquelle on lui avait confié ce boulot.

Faraday avait défendu Winter avec une véhémence qui l’avait surpris lui-même. D’autant plus que Winter lui avait juré à peine douze heures plus tôt qu’il n’avait pas parlé à Bazza depuis des semaines. Faraday ferma les yeux un instant, appuya sa nuque contre le repose-tête. Quelle latitude pouvait-on raisonnablement laisser à un magouilleur tel que Winter ? Et quelle confiance accorder à un supérieur qui vous envoyait une équipe de surveillance dans votre dos ? Pris entre deux joueurs, songea-t-il. L’un prenant des photos de l’autre.

Finalement, toujours furieux, il ouvrit sa serviette. Barbara Large lui avait donné l’œuvre qui avait valu un prix à Duley. Cinq cents mots, double interlignage, qui occupaient un feuillet et demi. Il se lança dans la lecture, accroché aussitôt par le rythme de la prose.

« Tu te souviens de petits détails. Tu te souviens de la première fois que tu l’as vue, à son arrivée à la réunion, transie de froid. Tu te souviens de son souffle qui embuait l’air chaud et enfumé de la salle, puis du rose de ses joues, de l’éclat de son regard et de la façon dont son sourire retenait l’attention d’inconnus. Tu te souviens qu’elle n’a pas participé ce soir-là. Elle s’est assise dans la rangée du fond. Elle avait un sac à bandoulière, portait des couleurs vives, à l’indienne. Elle avait déboutonné son manteau, plié son écharpe et ses gants sur la chaise à côté d’elle, et sorti deux livres pour le fonds de soutien, qu’elle mettrait dans le chapeau quand il arriverait à sa hauteur. Plus tard, au moment de partir, tu t’es attardé à la porte, faisant durer une conversation sans intérêt, curieux de savoir à quoi elle ressemblait de près, quelle était son odeur, et si elle te réserverait ne serait-ce qu’une petite part de son sourire. »

Le paragraphe se poursuivait, comme un film, offrant d’autres aperçus de cette femme. Duley décrivait les jeux de lumière sur son visage quand ils prenaient le bus ensemble, sa façon d’incliner la tête quand une conversation la captivait réellement, ou celle dont ses cheveux retombaient sur son épaule dénudée, des mois plus tard, dans la chaleur du début du printemps. Ces images étaient les jalons d’un voyage qu’ils avaient fait ensemble. L’écrivain s’était épris d’elle. Il chérissait chaque fragment du temps passé en sa compagnie, chaque dernier souvenir soigneusement préservé. Pour des raisons qu’il lui avait sûrement dites plus tard, il était devenu l’archiviste de cette relation qui évoluait lentement, et, à la fin, venait le moment où elle faisait prendre une nouvelle direction à leur voyage. Et tu te souviens du premier baiser qu’elle t’a donné, du sable sur ses mains après le bain de mer, de son corps encore mouillé…, avait-il écrit. Ce n’était pas lui qui avait pris l’initiative, mais elle.

Faraday regarda de nouveau dans l’enveloppe, en quête de quelque indice du titre de l’histoire. Un autre feuillet en glissa. Il le retourna. « Gethsémani, par Mark Duley », lut-il.

Faraday, qui sentait l’excitation le gagner, regarda autour de lui les champs soumis aux caprices du vent. Gethsémani ?

 

Lorsque Winter arriva à Kingston Crescent, il était près de midi. Entrant dans son bureau, il fut soulagé de voir que Babs avait assuré un barrage téléphonique. Elle avait aussi appris par l’hôpital que Jimmy Suttle était sorti des soins intensifs.

— J’ai le numéro du nouveau service, dit-elle.

— Super.

— Ça ne vous fait pas plaisir ?

— Si, bien sûr, dit Winter, se laissant tomber dans son fauteuil de bureau. Ne touchez jamais au Bacardi, ma grande. C’est la deuxième bouteille la cause de tous les dégâts.

Babs le dévisagea quelques instants encore, puis annonça qu’elle avait pris la liberté d’ouvrir son courrier. Le lisant en diagonale, Winter ne lui en tint pas rigueur. La routine, pour la plupart, qui faisait que Coppice progressait petit à petit, et il se retrouva bientôt avec la seule enveloppe à laquelle Babs n’avait pas touché.

— J’ai pensé que ça pouvait être personnel, dit-elle.

L’enveloppe était épaisse. Winter avisa le logo HSBC au verso. Sa banque à lui, c’était la NatWest.

Il glissa un ongle sous le rabat de l’enveloppe, toujours perplexe. Elle contenait une liasse de relevés de compte et une carte. Il lut le nom du titulaire du compte. Alan Givens.

— Ça concerne Tartan, dit-il, posant les relevés sur le bureau. C’est un record du monde, pas de doute. Je leur ai envoyé l’injonction de production vendredi. Normalement, ça prend des semaines.

Il ferma les yeux un moment, très fort, puis les frotta, et répondit par l’affirmative à Babs qui lui proposait un café. Quand elle sortit du bureau avec son mug Beano préféré, il laissa errer son regard sur la première page des relevés. Elle était datée de janvier 2005. Le 2 du mois, Givens avait un solde créditeur de 6782,05 £. En février, à peu près pareil. En mars, idem. Puis, soudain, apparaissait un dépôt de 190 350 £. Winter rapprocha son fauteuil du bureau, s’obligeant à se concentrer. L’argent avait été viré de Goldstein, Everey & Partners. Winter hocha la tête, reconnaissant le cabinet notarial qui avait réglé la succession de la mère de Givens. La maison avait été vendue, se dit-il, ce devait être sa part.

Il se carra dans son fauteuil, essayant de calmer la tempête dans son crâne. Début juin, selon le relevé que Winter avait subtilisé chez Givens, son solde était redescendu à un montant à quatre chiffres. Il a dû tout mettre sur un compte d’épargne, songea-t-il, ou en obligations.

Il passa au relevé de mai, pointant les prélèvements mensuels de Givens : loyer, électricité, eau, impôts locaux, assurance pour PC World, et abonnement annuel à Digital Photographer. Venait ensuite le retrait qu’il cherchait : 185 000 £, le 21 mai. Il hocha de nouveau la tête, et entendit Babs glousser dans le couloir, qui revenait avec le café. Puis il se raidit, son attention attirée par un nom écrit à la main à côté du retrait. Dans une note jointe à l’injonction de production, il avait demandé que lui soient précisés les détails de toute transaction inhabituelle. C’était chose faite. Pas un virement. Mais un chèque personnel.

Babs était à la porte. Winter ne pouvait détacher les yeux du nom. Finalement, il prit conscience qu’elle lui demandait s’il voulait du sucre.

— Quatre, dit-il. Au moins.

 

Dix minutes plus tard, Winter réussit à rattraper Dawn Ellis juste avant qu’elle ne sorte du parking. À bout de souffle d’avoir descendu l’escalier quatre à quatre, il appuya sa masse contre la Peugeot.

— Je suis en retard, Paul. Il y a intérêt à ce que ce soit important.

— Babs m’a dit que tu avais donné le feu vert pour l’interrogatoire du gosse de l’opération Tartan. Celui à qui Ewart aurait acheté la carte bancaire.

— Dale Cummings ?

— Oui, lui.

— J’ai parlé à sa mère. Passer par la brigade de protection des mineurs va nous prendre un temps fou. Il y a une de ces files d’attente pour les gamins de neuf ans, tu ne le croirais pas.

— Alors, que dit la mère ?

— Elle nie. « Mon Dale ? Il aurait piqué quelque chose ? Vous plaisantez ! »

— Antécédents ?

— Il est trop jeune pour avoir un casier judiciaire, mais il figure sur le At Risk Register, et la directrice de l’école primaire dit qu’il fait sans arrêt l’école buissonnière. Et aussi qu’il a la fâcheuse tendance à mettre le feu à ceci ou cela. Quand j’ai abordé la question de l’absentéisme avec sa mère, elle m’a répondu que, de toute façon, l’école était nulle. Qu’ils avaient déjà de la chance que Dale y aille de temps en temps.

— Alors, qu’en penses-tu ?

— Ce que moi j’en pense ? Je pense qu’il a trouvé le portefeuille, claqué les soixante livres et vendu le reste. Exactement comme le dit Karl Ewart. Je suppose qu’on pourrait toujours chercher le portefeuille, retourner toute la maison, mais à quoi bon ? Ewart tombera pour Suttle. Ne soyons pas trop gourmands, hein ?

À la mention de Jimmy Suttle, Winter se rembrunit. Dawn lui dit qu’elle était passée à l’hôpital à l’heure du déjeuner.

— Comment est-il ?

— Beaucoup mieux.

— Dieu merci. Quel est le numéro du service ?

— E1. Il joue au héros modeste pour le moment. Les infirmières l’adorent, dit Dawn, tendant la main vers la clef de contact. Pourquoi cet intérêt pour Cummings ? Que s’est-il passé ?

— Rien, répondit Winter d’un ton morne. Pour le moment.

De retour dans son bureau, un message l’attendait. Babs lui indiqua le téléphone d’un signe de tête.

— Le patron veut vous voir. Il dit que c’est urgent.

— Faraday ?

Le cœur de Winter se serra.

— Oui.

Winter regarda les relevés bancaires, hésita, puis les remit dans leur enveloppe qu’il glissa dans son tiroir. Plus tard, songea-t-il. Une fois que j’aurai commencé à trouver un début de logique à cette folie.

Installé à son bureau, Faraday feuilletait une pile de messages. Il demanda à Winter de fermer la porte, puis, d’un geste, l’invita à s’asseoir sur la chaise libre.

— C’est au sujet de Mackenzie, dit-il sans préambule.

— Ah ouais ?

Winter croisa les jambes, esquissa un sourire. Il sait, songea-t-il. Mackenzie lui a téléphoné, envoyé une photo ou un autre putain de truc. Il sait.

— Hier, commença Faraday, quand Mackenzie s’est pointé avec son avocate. C’était quoi, ce cirque ?

— Je ne vous suis pas, patron.

— Vous étiez impatient, et pas qu’un peu. Pas du tout votre style.

Winter feignit la perplexité. Il l’avait lui-même pensé sur le moment – se coller sur le dos de Mackenzie, essayer de lui asséner des coups quand l’homme bottait en touche –, mais son ressentiment, son besoin de régler ses comptes avaient été trop forts.

— Je lui ai posé deux ou trois questions, patron, finit-il par dire. Comme vous.

— Non, pas comme moi. Vous ne le lâchiez pas. Et lui, pareil. On aurait dit deux gosses dans une cour de récré. Alors, racontez-moi ce qui s’est passé d’autre. Avant qu’il se pointe ?

— Je ne vous suis pas, patron.

— Mais si, mais si, Paul. Au contraire. Je dirais même que vous me précédez. Soit nous éclaircissons ce point maintenant, soit… ça risque de faire mal. Ce n’est plus seulement du niveau des Crimes graves. Ni de celui du service du personnel pour une mutation. Potentiellement, si je ne me trompe pas, c’est du niveau conseil de discipline, tribunaux, la totale. C’est radical, j’en conviens, mais vous êtes le seul en mesure de me faire entendre un autre son de cloche.

Il marqua un temps d’arrêt.

— Alors, reprit-il, pourquoi ne pas commencer par Mackenzie ?

— Que voulez-vous que je vous dise ?

— La vérité. Je veux savoir très exactement à quand remonte la dernière fois que vous l’avez vu en tête à tête. Je veux savoir les circonstances, la date, le lieu, tout. Et rendez-vous un service, hein ? Ne me racontez pas de conneries.

Winter le fixa un moment, hésitant. Une vie d’enquêteur lui avait enseigné qu’il était plus sage de ne rien laisser filtrer. Celui qui survit, se disait-il depuis toujours, c’est celui qui sait garder un secret.

Mais Faraday connaissait déjà le secret. Alors, à quoi bon ?

— On avait un contentieux, dit-il posément. Vous avez raison.

— À quel sujet ?

— Mickey Kearns. En partie. Et Misty, je suppose. Bazza pète les plombs, des fois. Il s’imagine que toute la foutue ville lui appartient. Vous savez comment c’est.

— Continuez.

Winter leva les yeux, en quête d’indices, mais le visage de Faraday était un masque.

— Ils me sont tombés dessus, dit Winter d’un ton égal.

— Qui ?

— Une bande de gars de Bazza, à Buckland. J’étais allé voir Donna comme vous me l’aviez demandé, et vous aviez raison, on aurait dû y aller en nombre. Sauf que je ne l’ai pas fait.

Il laissa sa phrase en suspens.

— Que s’est-il passé ?

Quelque chose dans la voix de Faraday indiqua à Winter que c’était pour lui un fait nouveau. Merde, songea-t-il.

— La jeune Donna a dû passer un coup de fil. Ces gars-là avaient une camionnette. On a fait une petite balade.

— Qui était-ce ?

— Je ne sais pas.

— Combien étaient-ils ?

— Je n’en ai aucune idée.

— Pourquoi ?

— Parce que…

Winter en était certain à présent. Il s’était trop précipité. Il avait fait une présupposition de trop. Cet intérêt soudain de Faraday ne venait pas d’une provocation de Mackenzie.

— Parce que quoi ? exigea de savoir Faraday.

— Parce que j’avais fait chier Bazza.

— Ce n’était pas le sens de ma question. Je sais que vous l’aviez fait chier. Vous me l’avez déjà dit. Ce que je vous demande, c’est pourquoi aucun de ces gars ne vous était connu, et pourquoi vous n’avez pas pu les compter.

Il considéra Winter, visiblement furax.

— Vous allez me le dire, ou vous préférez que je décroche ce téléphone et que ça devienne officiel ?

Le mot « officiel » fit naître un sourire triste sur le visage de Winter. Il avait pris une dérouillée. C’était dur à admettre, mais vrai. En deux temps trois mouvements, Faraday l’avait mis dos au mur. Pour ce qui est de garder un secret, tu repasseras, songea-t-il. Finalement, il avait fait le boulot à la place de Mackenzie.

Il regarda par la fenêtre, soupesant les solutions qui s’offraient à lui. Finalement, mesurant la taille du trou béant devant lui, il haussa les épaules.

— D’accord, patron. Je vais vous dire exactement ce qui s’est passé.

Faraday écouta, impassible, le récit de Winter. On lui avait mis un sac en plastique sur la tête, on l’avait ligoté, chargé à l’arrière d’une camionnette, baladé une bonne partie de la nuit, laissé mijoter à côté de la ligne de chemin de fer, un peu chahuté histoire de tromper l’ennui, puis on l’avait dénudé, photographié. Ensuite, on l’avait largué en haut de la colline de Portsdown et à lui de se débrouiller. À 2 heures du matin. Nu comme un ver. Heureusement qu’il avait un pote sur qui il pouvait compter.

Faraday s’agita dans son fauteuil.

— C’est un enlèvement ni plus ni moins, dit-il à voix basse. Et enlever un policier, c’est une infraction grave. Vous n’êtes pas le seul en jeu, Paul, c’est toute la police que ça regarde. Vous vous êtes laissé malmener parce que vous n’aviez pas le choix, c’est évident, mais après, vous n’avez fait que dalle. Ça envoie quel genre de message, à votre avis ?

Winter hocha la tête. Il s’était attendu à cette réaction, sortie tout droit du manuel disponible à la section des normes professionnelles. Il ne doutait pas que Faraday lui demande de faire une déposition. Il voyait déjà les réunions interminables qui l’attendaient. Elles aboutiraient à une séance du conseil de discipline, et au plus froid des au-revoir. Une bonne grosse retraite anticipée serait sympa, songea-t-il. Et, peut-être, une tape dans le dos pour tous les scalps qu’il avait rapportés.

— Je ne le supporterais pas, patron.

— Quoi ?

— Les mises en boîte. Les vannes. Les gars qui rigolent dans mon dos.

— Vos collègues, vous voulez dire ?

— Ouais.

— C’est pour ça que vous ne nous avez pas alertés ?

— Ouais.

— Même par la suite ? Le lendemain ?

— Le lendemain, c’était trop tard. Le lendemain, je me posais trop de questions. Autant laisser pisser.

— Mais ça n’en serait pas resté là, hein ? Mackenzie a les photos. Votre portable. Vos numéros. Autrement dit, il vous tient. Et vous savez pourquoi ? Parce qu’il vous connaît. Il sait quel genre de type vous êtes. Il sait qu’avec vous ce n’est jamais simple, que vous jouez la montre, que vous envoyez chier tout le monde, que vous suivez votre petit bonhomme de chemin et vous vous retrouvez, au bout du compte, avec une bande d’ennemis qui ne demandent qu’à vous tirer dans le dos.

Il fit la moue.

— Dites-moi, reprit-il. Mackenzie se retrouve avec une grosse pile de jetons à encaisser. Il vous aura contacté depuis. Forcément.

— Hier soir.

— Il avait une proposition, hmm ? Quelque chose qu’il voulait que vous fassiez ?

— Ce n’était pas aussi précis.

— Et alors ? Que s’est-il passé ?

— On s’est soûlés.

— Une bonne séance d’amitié virile ?

— Exactement.

— Et comment vous sentiez-vous ce matin ? Quand vous vous êtes rendu compte qu’il vous tenait par les couilles ?

— Aucune idée, patron. Je vous dirai ça quand j’aurai retrouvé l’usage de mon cerveau.

Un sourire hanta le visage de Faraday.

— Vous l’avez bien cherché, putain, dit-il, se penchant vers sa serviette pour y prendre une enveloppe. M. Willard m’a donné ça.

Winter regarda la photo. Les porcs, songea-t-il.

— Samedi après-midi d’après lui. Au Water Margin.

— Il a raison. Mackenzie m’a passé un coup de fil, il voulait me voir. C’est là que je l’ai gonflé.

Il raconta à Faraday ce qui s’était passé. Quand il lui dit qu’il était parti du restaurant en emportant ses crevettes tigrées, Faraday secoua la tête.

— Pas vraiment subtil, dit-il.

— Bazza ne donne pas dans la subtilité, dit Winter, regardant au-dehors. Si on ne crie pas, il n’entend que dalle.

Faraday jouait avec son crayon. Il avait d’autres questions sur l’appartement de Gunwharf cette fois, et il fit clairement comprendre à Winter qu’il était dans son intérêt d’y répondre.

— Combien avez-vous vendu votre maison individuelle ?

— Deux cent soixante-quinze.

— Un reliquat d’emprunt logement ?

— Vingt.

— Des économies ?

— Dix-sept, à peu de choses près.

— Et l’appartement ?

— Cinq cent cinquante.

— Vous aviez déjà payé votre opération ?

— Oui.

— Combien ?

— Soixante.

— Alors, d’où provient la différence ? Étant donné que vous avez déboursé soixante mille livres pour l’opération ?

Pour la première fois, Winter se dit qu’il devait mettre les points sur les i. Le sous-entendu de Faraday n’était que trop évident – Mackenzie ou une autre ordure l’aurait dépanné pour qu’il puisse acquérir l’appartement de Gunwharf –, mais il répugnait à partager les détails de sa situation financière avec ses supérieurs. Malgré ses antécédents, il arrivait un moment où ils devaient lui faire confiance. Sinon, autant qu’il leur facilite la tâche et plaque tout de lui-même.

— C’est légal, patron. C’est tout ce que j’ai à dire.

— Vous pouvez le prouver ?

— Avec joie, si ça en arrive là.

— Ici ? Maintenant ?

— Je crains que non. Mettez-ça sur le compte de ma fierté. Dites-leur que je fais le difficile. Ça ne les étonnera pas.

— Qui ça ?

— J’en sais rien, patron.

Winter fit un signe de tête en direction de la photo de la surveillance.

— Celui qui a monté ça, je suppose.

Il y eut un long silence. C’était comme attendre une sorte de condamnation à mort. Winter se carra dans sa chaise, se demandant s’il était encore temps pour lui de se mettre à l’origami. Enfin, Faraday sembla avoir pris une décision.

— Je vous retire Coppice, du moins pour le moment, jusqu’à ce que nous ayons éliminé Mackenzie une fois pour toutes, dit-il, relevant la tête. Nous nous reparlerons quand j’aurais pris certaines décisions. Concentrez-vous sur Tartan, d’accord ?

— L’angle Givens ?

— Oui, répondit Faraday, lui servant un fin sourire. Je suis sûr qu’il y a beaucoup à faire.

Winter regagna son bureau, penaud. Il s’était couché devant Faraday beaucoup trop facilement, ce qu’il imputait au Bacardi. Le pire, c’était qu’il ne voyait pas du tout ce qui pourrait se passer. Céder l’initiative, songea-t-il sombrement, devenait une habitude.

Babs se préparait pour une conférence avec deux ou trois constables dans la salle des enquêteurs. Après son départ, Winter sortit l’enveloppe HSBC de son tiroir. Il prit le relevé du mois de mai et l’étudia attentivement pour s’assurer qu’il ne s’était pas trompé. Satisfait, il décrocha son téléphone et composa un numéro.

— Jake, c’est toi ? C’est Paul. Tu es au boulot, ouais ? J’ai juste un mot à te dire.

Jake Tarrant lui dit qu’il était occupé. Un embouteillage de corps et une pile de paperasse à n’en pas croire ses yeux.

— C’est sûr, fiston. J’arrive dans un quart d’heure. Branche la bouilloire.

 

La morgue de St Mary se trouvait dans un cul-de-sac lugubre à l’orée du terrain de l’hôpital. L’impasse offrait assez d’espace pour que les fourgons mortuaires et les camions de collecte des déchets hospitaliers puissent exécuter leur demi-tour, et la sécurité, dans cette sinistre bâtisse victorienne, avait été renforcée suite à un vol avec effraction par un ivrogne en quête d’alcool de thanatopraxie. Winter, s’abritant de la bruine, appuya sur le bouton de l’interphone.

Jake Tarrant portait une blouse de bloc, une charlotte attachée sur la nuque et des bottes en caoutchouc étoilées de sang. Il ouvrit la porte toute grande, enjamba une boucle de tuyau et fit entrer Winter. Le constable contourna un chariot sur lequel gisait un cadavre sous un linceul de plastique, et attendit que Tarrant eut refermé la porte. Au-delà du chariot chargé, à l’intérieur de la salle d’autopsie, il vit une bicyclette calée sous une fenêtre. Elle avait l’air neuve.

— C’est la tienne ?

Il suivit Tarrant dans son minuscule bureau.

Celui-ci lança un coup d’œil derrière lui, et acquiesça.

— Elle est géniale, dit-il. Dix-huit vitesses. Cadre en titane. Le must en tout. Elle me fait peur rien qu’en la regardant.

— Rapide, hein ?

— Chère. Laisse-la n’importe où en ville, et il te faut deux antivols. Minimum. Thé ?

Winter prit ses aises. Au mur, une immense affiche de Pompey vantait l’épopée du 4-1 contre les Scummers de la saison précédente, et le flanc d’un imposant classeur métallique était décoré d’un calendrier FHM. Miss Juillet, une blonde pulpeuse, ne laissait que très peu de place à l’imagination.

— Je croyais que tu en avais ta claque, des corps, dit Winter, désignant le calendrier d’un signe de tête. Ton fonds de commerce.

— Elle est cool, hein ? répondit Tarrant qui cherchait le sucre. Tu devrais jeter un coup d’œil sur Avril. Elle est black. Elle a un de ces culs !

Winter résista à la tentation. Sous la fenêtre, les carrés de moquette miteux étaient recouverte par ce qui ressemblait à des plans de construction. Une règle, des stylos, et un bloc de Post-it jaunes étaient posés à côté.

— C’est quoi, ça ?

— La nouvelle morgue, à l’Alexandra. Les architectes ont conçu l’extérieur du bâtiment, et nous devons décider ce que nous voulons à l’intérieur.

— Vous déménagez, alors ?

Winter l’apprenait.

— L’année prochaine. Alors, tes rapports d’autopsie du Home Office, vous les recevrez de Winchester. Techniques de pointe, mec. Le top dans la région. Système de localisation informatisé. Tables de designer. Cent quatre-vingts espaces frigos. J’ai hâte !

— Et ces chiottes, là, c’est quoi ?

— Stockage. Un peu comme ici. Toutes les autopsies de routine sont faites à l’Alexandra. Ils manquent de frigos libres en ce moment, alors on prend l’excédent. On affiche complet. Trop de macchab. Du sucre ?

Winter se servit.

— Merci pour hier, dit-il en inclinant son mug en hommage. Tu as été génial, fiston.

— De rien, mec. Excuse pour bobonne.

— Pas de sa faute. Bon Dieu, qui a envie qu’un vieux schnoque déboule chez soi à 3 heures du mat’ ?

— Tout juste ce qu’elle a dit. Marrant, ça.

Tarrant l’avait raccompagné à Gunwharf le dimanche matin. Tandis que Jake manœuvrait la voiture devant la maison, Winter avait remarqué la présence d’un visage derrière les voilages à la fenêtre de l’étage.

— J’ai toujours ton maillot Pompey, rappela-t-il à Tarrant. Je le passerai à la machine et te le déposerai.

— C’est toi qui vois, répondit Tarrant, du biscuit plein la bouche. Garde-le si tu veux. En souvenir.

Winter baissa la tête, but une gorgée de thé. Son mal de crâne était passé. Il prit deux Jammie Dodgers.

— Écoute, dit-il. J’ai une question pour toi.

— Laquelle ?

— Ce gars, Givens. J’ai étudié ses relevés de comptes. Ça se fait.

— Et ?

— Apparemment, il t’a passé du fric ?

— Ouais, je crois te l’avoir dit, non ?

— Pas cent quatre-vingt-cinq mille livres, non. De quoi s’agit-il ?

La question flotta dans l’air entre eux. Winter prit soudain conscience du vrombissement des ventilateurs d’extraction dans le couloir.

Tarrant semblait ennuyé.

— Tu es là à titre officiel ? demanda-t-il. C’est que je ne suis pas très sûr de ce que tu cherches.

— Je cherche un ou deux indices côté fric, fiston. T’es un mec intelligent. Il s’agit d’une disparition inquiétante. Cent quatre-vingt-cinq mille livres, ça interpelle. Mobile, c’est un sale mot, mais je suis sûr que tu me comprends.

— Mobile ? Merde ! Ce gars était un pote à nous.

— Était ?

— Est. Était. Qu’est-ce que j’en sais ? C’est d’ailleurs pour ça qu’il m’a fait ce prêt.

— Cent quatre-vingt-cinq mille livres ?

— Ouais.

— Pourquoi ?

— On envisage de déménager. Pour tout te dire, Rach a une propriété de Southsea en vue. Meilleures écoles pour les gamins. Toutes ces conneries.

Winter hocha la tête, revoyant les dépliants d’agences immobilières à l’arrière de la Fiat. Famille qui s’agrandit. Cage à lapins en guise de première maison. Ça se tenait.

— C’est quoi ce prêt à long terme, alors ? Calendrier de remboursements ? Virements réguliers ? Papiers officiels ? Tout ça ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on ne l’a pas jugé nécessaire. Primo, c’était juste un coup de pouce. Pour te dire la vérité, Alan ne semblait pas en faire tout un binz.

— Cent quatre-vingt-cinq mille livres ? Et il te les passe comme ça ?

— Ce n’était pas un cadeau. On aurait fait les papiers, au final, dans les règles. Il aurait bien fallu.

— Et que va-t-il se passer maintenant ?

— J’en sais rien, dit Tarrant, haussant les épaules. Je suppose que c’est vous autres qui me le direz. La dernière fois qu’on s’est parlé, tu pensais que quelqu’un l’avait buté. D’ailleurs, tu avais même un nom. Karl je ne sais plus qui.

— Tu en as parlé à Rachel ?

— Non.

— Pourquoi ça ?

— Elle serait bouleversée. Elle aimait beaucoup Alan.

— L’aimait ?

— L’aime. Pour elle, il s’est seulement absenté quelque temps.

— Elle le voyait souvent ? Givens ?

— Ouais. Il adorait la photographie, il a pris des tas de photos des gamins. Tu as vu celles qui sont dans l’escalier ? Elles sont toutes de lui.

— Il venait souvent, alors ?

— Tout dépend de ce que tu entends par « souvent ». Deux ou trois fois par semaine, je dirais. Tu devrais en parler avec Rachel. Il lui faisait mal au cœur, ce gars. Elle pensait qu’il était un peu… tu sais… seul. Elle a un gros faible pour tous les abandonnés, Rach. Les chats, les chiens, les gens, elle ne fait pas de différence. Du moment que le cœur bat, elle est preneuse.

— Et toi, qu’en pensais-tu ?

— Moi ? Je l’aimais bien, ce gars. On n’était pas, tu sais, potes, mais c’était un mec bien. Inoffensif. Peut-être un petit peu seul. Mais ce n’est pas un crime, hein ?

— Pas du tout.

Winter avait reporté le regard sur les plans étalés par terre.

— Cet argent, Jake.

— Ouais ?

— Ça pourrait poser problème.

— En quoi ?

— Parce que ça fait bizarre.

— Louche, tu veux dire ?

— Oui. Ce Givens disparaît. On a un suspect numéro un, c’est sûr, et il a été assez bête pour agresser un flic, alors il ne va pas s’en tirer comme ça, mais il jure ses grands dieux qu’il n’a jamais levé la main sur l’autre mec.

— Bah, on pourrait s’y attendre, non ?

— C’est sûr. Mais tu sais comment ça marche. Je fais partie d’une brigade, et il y en a qui croient notre M. Ewart quand il dit qu’il n’a jamais rencontré Givens. Ce qui veut dire qu’ils vont chercher plus loin.

— En supposant qu’Alan soit mort.

— C’est sûr. Mais c’est une hypothèse que les bâtards dans notre genre doivent faire chaque jour ouvrable. Qui envisage le pire se trompe rarement.

Il s’interrompit, but une autre gorgée de thé, puis repoussa son mug.

— Écoute, fiston, je suis venu te rancarder, d’accord ? Tout ce que j’en dis, moi, c’est qu’il vaudrait peut-être mieux que tu te tiennes prêt à rembourser cet argent. L’intégralité. Quoi qu’il arrive. Tu me suis ?

— Mais on le donne à qui ?

— À Givens. S’il revient et s’il en veut. Sinon…, soupira Winter avec un haussement d’épaules. Il a un notaire. Il se trouve que j’ai ses coordonnées. Ça ne te porterait pas préjudice de lui écrire un petit mot, de proposer de rendre cet argent ? C’est un problème ?

Winter comprit tout de suite que c’en était un. Tarrant secouait la tête.

— Pas possible, dit-il. La maison de Southsea dont je t’ai parlé, Rachel ne veut pas la lâcher. On met la nôtre en vente cette semaine. On veut faire vite, cent soixante-quinze. On se vole.

— Mais pourquoi ne pouvez-vous pas demander un prêt immobilier, comme tout le monde ?

— Parce que je ne gagne pas assez. Et pas question que Rachel aille travailler. Pas avec les deux petits.

— Mais tu viens de me dire que tu pouvais transformer cet argent en prêt-logement. Rembourser Givens par mensualités. Tout dans les règles, disais-tu.

— Ouais, mais il ne voyait pas la chose comme ça, m’sieu W., tu vois ce que je veux dire ? Il nous aurait laissé de la marge si ça avait coincé.

— Donc, tu es en train de me dire que tu ne peux pas rendre cet argent ? Pas tout de suite, en tout cas ?

— Tout juste.

— O.K.

Winter grimaça.

— Mais si jamais on trouve un corps, dit-il, il va y avoir un problème. Tu sais ça, hein ?

— Lequel ?

— La succession à régler, tout ça. Tu te retrouveras entre les mains des notaires, et, crois-moi, le chèque, ils vont venir le chercher.

— Et que se passera-t-il si Givens a seulement… disparu ?

— Il restera sur nos écrans radar. Il figure déjà sur le registre des disparitions inquiétantes. Officiellement, on restera sur la brèche. On continuera de faire circuler son signalement. De le rechercher. Mais plus le temps passe, et plus ça devient difficile.

— Alors, au bout du compte… ?

— Au bout du compte, il est classé Disparu. En fait, il y a des gens qui disparaissent tous les jours. Si je te disais qu’il deviendrait une priorité, je te mentirais.

Tarrant acquiesça, silencieux. Finalement, il demanda à Winter s’il voulait un autre biscuit.

Winter déclina. Il était temps de partir. Il se leva, s’attardant un moment à côté du bureau. Puis il posa la main sur l’épaule de Tarrant et exerça une légère pression.

— Croisons les doigts, hein ? Espérons que ton pote réapparaisse sain et sauf. Ou alors, qu’il ne réapparaisse pas du tout. Sinon, fiston, t’es baisé.