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Jeudi 21 juillet 2005, 8 h 34

 

Ce fut Babs qui apporta à Faraday la lettre de Vodaphone. Elle était arrivée au courrier du matin, la première enveloppe qu’elle avait décachetée.

— C’est ça que vous vouliez, patron ?

Elle posa le trophée sur le bureau. Les appels passés par Duley de son portable remontaient sur six mois et couvraient neuf feuillets. Un employé de Vodaphone avait eu la gentillesse de faire des analyses de base, identifiant des numéros qui apparaissaient plus d’une fois. Les appels à chacun d’eux étaient inférieurs à dix, à une exception près : 07967 633524. C’était également un numéro Vodaphone, et l’analyste zélé épargnait une enquête de plus à une unité de Hantspol en fournissant les coordonnées de l’abonnée. Entre le 2 février et le 12 juillet, Mark Duley avait passé quatre cent quatre-vingt-sept appels à une certaine Mlle ou Mme Jenny Mitchell, 25 South Normandy Street, Old Portsmouth.

Faraday fixait le nom, conscient de la présence de Babs derrière lui. Finalement, il se retourna, souriant.

— Winter est dans les parages ?

— Non, patron, pas encore.

— Vous avez vu la constable Barber ?

— J’crains que non.

Babs s’éclipsa, fermant la porte du bureau derrière elle. Faraday appela Martin Barrie, mais un message préenregistré l’informa que le superintendant était à Londres pour la journée. Toujours souriant, Faraday envisagea de le joindre sur son portable, mais se ravisa. Écrit noir sur blanc, leur parvenait la percée à laquelle il s’attendait depuis deux jours : le nom, la présence dans l’ombre de tout ce qu’il avait appris sur Duley. Il s’enfonça dans son fauteuil, réentendant la voix de Sally Spedding au téléphone. Aucun respect pour la distance physique. Manquait de perspective. Envahissant. Il cherchait à vous couper du monde extérieur. Faraday hocha la tête tout en faisant le calcul. Quatre cent quatre-vingt-sept appels en six mois, soit une moyenne de trois par jour. « Envahissant », c’était un euphémisme.

Il relut attentivement le détail des appels des dernières semaines, conscient de ses fluctuations. Duley ne l’avait pas appelée avant la dernière huitaine de février. Le mois suivant, le volume des appels n’avait cessé d’augmenter. En avril, il lui téléphonait cinq à six fois par jour. Début mai, le rythme retombait inexplicablement à deux ou trois conversations quotidiennes tout au plus. Faraday interrompit sa lecture et fit courir son doigt sur la colonne de numéros jusqu’à remonter au 14 mai. Du Venezuela, au cours des trois jours suivants, Duley avait passé huit coups de fil. Aucun d’eux n’avait duré moins de vingt minutes. Pas étonnant qu’il ait dû piocher dans la caisse noire de Kearns.

Au retour de Duley, le schéma habituel des appels avait brutalement changé. Au lieu d’une série de conversations plutôt longues, la facturation laissait apparaître beaucoup d’appels brefs – 32 s, 53 s, 43 s – sept ou huit fois par jour. Faraday trouvait que ce bombardement incessant sentait le désespoir. Il s’était passé quelque chose entre eux. Par moments, Duley tentait de la joindre, de lui parler, de défendre son cas, peut-être. Mais elle avait dû rester ferme car, à mesure que mai basculait vers juin, le tir nourri d’appels diminuait peu à peu. Faraday prit un crayon et entoura la date clé du changement de fréquence : 18 mai.

Puis, un autre appel attira son attention. Le 28 juin, Duley et Jenny Mitchell s’étaient parlé par téléphone pendant un quart d’heure. Le lendemain matin, à 9 h 32, il l’avait rappelée. Cette fois, la conversation avait duré près d’une heure. Ensuite, d’autres coups de fil, bien plus brefs. Puis, le 5 juillet, une discussion plus longue, d’une dizaine de minutes. Le surlendemain, trois tentatives – infructueuses – de la joindre. Finalement, le dimanche 10 juillet, deux derniers appels. Le premier, à nouveau très bref. Le second, à 12 h 03, avait duré une quinzaine de minutes. Tôt le lendemain matin, Duley mourait.

Faraday rassembla les feuillets, se demandant s’il ne commettait pas un péché capital. Tout enquêteur apprend à ne pas interpréter de simples faits. C’étaient seulement des appels téléphoniques. Ces deux-là avaient peut-être travaillé ensemble. C’étaient peut-être des dingues de politique qui ne pouvaient s’empêcher de disséquer les événements du jour. Si ça se trouve, ils parlaient de la pluie et du beau temps. Tout était possible. Sauf que les moindres lambeaux de preuves matérielles témoignaient du contraire.

Dans Gethsémani, la fiction qui lui avait valu d’être primé, le narrateur rencontrait la femme en plein hiver. Dans la vie réelle, selon la facturation détaillée de Vodaphone, leur relation avait débuté le 24 février. Du Venezuela, Duley avait envoyé à son domicile une carte postale adressée à Mia Querida, mais le lendemain du retour de Duley, quelque chose avait mis un terme à leurs échanges téléphoniques, et – peut-être fallait-il y voir une conséquence directe – personne n’avait pris la carte. Le 26 juin, selon le système d’archivage électronique de Hantspol, Duley avait été admis aux urgences après un sérieux passage à tabac. Deux jours plus tard, allant un peu mieux, il retéléphonait à cette femme. Faraday reporta le regard sur la première page de la liste des appels. Dans l’extrait de Gethsémani, la femme embrassait le narrateur. Baiser de Judas ? Délicieuse douceur de la trahison ? Le détonateur d’un drame passionnel aux conséquences trop horribles pour être envisagées ?

La réponse, Faraday ne l’ignorait pas, se trouvait dans les heures qui avaient précédé et suivi la mort de Duley dans le tunnel. Il décrocha de nouveau son téléphone. Babs répondit aussitôt.

— Appelez l’unité d’informations, lui dit-il. Demandez-leur de contacter Vodaphone pour le détail des appels et des antennes relais activées de Jenny Mitchell. Dites-leur que c’est urgent.

Il lui communiqua le numéro, puis raccrocha.

 

Au moment où Winter arriva à Kingston Crescent, Faraday était parti. Babs le mit au courant des éléments communiqués par Vodaphone, et lui signala que Faraday l’avait cherché. Winter grommela qu’il avait dû attendre un plombier, et s’assit à son bureau. Un appel à PC World, précisant les références des prélèvements automatiques sur le compte de Givens, lui valut l’assurance qu’on le rappellerait pour lui communiquer le détail du matériel sous garantie. Le courrier du matin n’apportait rien d’intéressant. Il regarda l’heure à sa montre, se demandant si Dawn Ellis avait terminé le rapport qu’elle rédigeait pour Faraday sur l’état de Jimmy Suttle. Il décrocha son téléphone.

— Prête, ma grande ?

Ils roulèrent vers le nord à travers la ville. À l’entrée du cul-de-sac qui les mènerait à la maison de Tarrant, Winter posa, en guise d’avertissement, la main sur le bras d’Ellis.

— C’est moi qui mène, dit-il. Ça te va ?

— Comme tu voudras, répondit-elle avec un haussement d’épaules.

Rachel Tarrant installait la chaise haute de leur dernier-né quand, au coup de sonnette, elle prit la direction de la porte. Elle foudroya Winter du regard, ignorant la carte qu’il tendait vers elle.

— Il est au travail, dit-elle. Vous perdez votre temps.

— C’est à vous que nous voulons parler, ma grande. Voici la constable Ellis, une collègue.

— Me parler ? Pourquoi ?

— Faites-nous entrer, on va vous expliquer.

Elle le considéra, hésitante, puis s’effaça. Les deux gamins étaient au salon, regardant la télévision.

— On va s’installer ici, dit Winter, déjà dans la cuisine. Ce ne sera pas long.

Il poussa la chaise haute avec le pied, délogeant une pince avec laquelle Rachel avait refixé un montant cassé. Ellis la ramassa.

— Bricoleuse ? lui demanda Rachel qui l’observait tandis qu’elle tentait de replacer la pince.

— Il faut bien, madame Tarrant. Je vis seule.

— Veinarde.

— Ah oui ? dit Ellis, lui lançant un coup d’œil. Il ne vous resterait pas de la colle quelque part ?

Rachel lui rendit un tube. Ellis recolla le montant vite fait bien fait.

— Et voilà, dit-elle. Bébé-proof.

Winter soupesait ses chances de boire un café. Voyant que Rachel n’en proposait pas, il l’invita, d’un geste, à s’asseoir sur le tabouret vacant.

— C’est au sujet d’Alan Givens, dit-il. Il y a deux ou trois choses qui nous tracassent.

— Quel rapport avec moi ? Je pensais qu’on avait déjà fait le tour de la question.

— En effet. J’ai seulement besoin de vérifier certains détails.

— Comme ?

— Comme la dernière fois que vous l’avez vu.

— Vous me l’avez demandé l’autre soir.

— Je vous le redemande. Sauf que, cette fois, je veux que vous réfléchissiez davantage.

Elle le regarda, prise de court, puis s’appuya contre le plan de travail.

— Ça doit faire un moment, finit-elle par dire. Deux mois, je dirais. En mai.

— Et où est-il, à votre avis ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. J’ai posé la même question à Jake.

— Et ?

— Lui non plus n’en sait rien.

— Il est parti comme ça ? Il a disparu ? Sans prévenir ? Sans explication ?

— Hmm hmm.

— Vous ne trouvez pas ça bizarre ?

— Si, fit-elle en inclinant la tête. Pour tout vous dire, je trouve ça très bizarre.

— En ce cas, pourquoi ne pas avoir agi ?

— J’ai agi. Raison pour laquelle Jake l’a signalé. Il m’a dit qu’il était allé voir sa direction, mais, en fait, ils s’étaient déjà mis en rapport avec vous.

Winter acquiesça. C’était vrai. Il avait vérifié la liste des disparitions inquiétantes la semaine précédente. Le 31 mai, les Ressources humaines téléphonaient à Kingston Crescent. Deux enquêteurs s’étaient rendus à l’hôpital, puis au domicile de Givens. Ils avaient noté son numéro de mobile, mais personne n’avait pensé à demander la liste des appels passés. Depuis, rien.

— Donc, il disparaît fin mai, vous confiant son argent. J’ai raison ?

— Ouais.

— Pas de coups de fil ? De texto ? De cartes postales ?

— Rien.

— Vous n’étiez pas inquiète pour lui ?

— Bien sûr que si. Les gens ne disparaissent pas comme ça. Du jour au lendemain. Surtout des gens comme Alan.

— Que voulez-vous dire ?

Rachel se tourna vers Ellis. Elle était dans le coin de la cuisine, adossée à la porte.

— Qu’il était un peu… vulnérable. En manque d’affection. Vous voyez ?

— Non, répondit Ellis, le regard froid. Expliquez-moi.

— Je ne sais pas. C’est difficile à dire. Il vivait seul. Il n’avait personne.

— Vous suggérez qu’il ne s’en sortait pas ?

— Non, ce n’est pas ça. En fait, il était très organisé, il s’occupait de lui, il réglait tout. Non, au niveau pratique, il s’en tirait très bien. Ce qui était d’autant plus curieux, d’après moi. Alan était un type sur qui on pouvait se régler. Il était totalement fiable. Quand il disait qu’il allait faire quelque chose, il le faisait. C’est de l’inédit chez moi, croyez-moi.

Winter partit à rire.

— Je le lui répéterai, dit-il. Au petit Jake.

— Pas la peine. Il n’écoute jamais.

— Donc, Givens… ? relança Ellis, qui ne voulait pas lâcher.

— Je trouve que c’est vachement bizarre. Comme je vous le disais, à un moment, il est là, et l’instant d’après, il disparaît. Sans prévenir. Rien.

— Vous avez dû vous poser des questions, non ?

— Oui, bien sûr.

— Et qu’en pensez-vous ?

— Je…

Pour la première fois, elle hésitait.

— … je ne sais pas du tout.

Le silence s’installa. À travers la cloison, Winter entendait beugler la télé.

— Certains pensent qu’il en pinçait pour vous, Rachel, dit-il au bout d’un moment.

— Alan ?

Cette idée la fit rire.

— Qu’il en pinçait pour moi ?

— Oui. Pourquoi est-ce si drôle ?

— Parce que c’est absurde. Il avait besoin d’une mère. Pas de…

— C’est ce que Jake pense aussi ?

— Allez savoir.

— Bon, admettons qu’il le pensait. Givens venait souvent ici. Ce n’est pas vrai ?

— Oui. Je ne dirais pas souvent, mais oui. Il faisait beau. Il apportait son appareil, photographiait les gamins dans le jardin. Ils aimaient bien qu’il vienne. Nous aussi. C’est pour ça que nous avons commencé à parler de partager la maison de Southsea.

— Et Jake ? Il était pour ?

— Oui, bien sûr. En fait, c’est lui qui l’a connu le premier, au travail.

— C’est sûr. Je comprends. Mais bon, Alan et vous, vous êtes devenus très… potes. Vous passiez beaucoup de temps ensemble. Jake a peut-être trouvé que tout ça allait un peu trop loin. Peut-être que, tout d’un coup, avoir un colocataire ne lui plaisait plus tant que ça.

— À Southsea, vous voulez dire ? s’écria Rachel qui commençait à s’énerver. Mais comment croyez-vous qu’on va se barrer d’ici ?

— J’en ai aucune idée, ma grande. Tout ce que je dis, c’est que Jake a peut-être fini par voir Givens d’un sale œil. Et, du jour au lendemain, Givens n’est plus dans les parages. On est des enquêteurs, Rachel. On imagine toujours le pire chez tout le monde.

Rachel soutint son regard. Il lui fallut un moment pour saisir le sous-entendu.

— Vous voulez dire que Jake… ?

— C’est une question, Rachel. Une suggestion. C’est tout.

— Après tout ce qu’il a fait pour vous ?

— Aucun rapport.

— Mais vous pensez vraiment qu’il aurait pu…

— Je pense que c’est possible, oui. On s’occupe de faits. Fait numéro un : votre M. Givens a disparu de la circulation. Fait numéro deux : vous avez la plus grande partie de son argent. Et il y a autre chose, hein ? Jake n’est peut-être pas triste de le voir partir.

— Ça, ce n’est pas un fait. C’est vous qui le dites. Jake est aussi inquiet que moi.

— Ah oui ?

— Oui. Et si vous le connaissiez, si vous le connaissiez vraiment, vous sauriez qu’il est de bonne composition. C’est son problème : il est trop gentil. Demandez-le à n’importe qui à son travail. C’est une bonne pâte. Parlez-en à ses copains du foot. L’équipe des cinq ! Ils ne jurent que par lui – bon joueur, bon gars. Mais vous savez ce qu’ils n’arrivent pas à croire ? Si quelqu’un lui joue un tour de cochon, il ne le prend pas mal. Pas du tout le genre à se venger. Toujours cool. De bonne composition, je vous dis. Il roule pour tout le monde.

Ce petit discours laissa Winter momentanément sans voix. Puis une porte claqua, et des petits pas résonnèrent dans le couloir, de plus en plus proches.

Ellis changea de place. À tout moment, les gamins débouleraient dans la cuisine, mettant un terme à l’entretien. Dans ces situations, il valait parfois mieux jouer le tout pour le tout et voir venir.

— Disons qu’Alan est parti quelque part, commença-t-elle. Il aime bien vos enfants. Vos enfants l’aiment bien. Vous avez tous les deux de l’argent.

Elle lui sourit.

— C’est jouable, non ? demanda-t-elle.

Là encore, Rachel semblait avoir des difficultés à suivre la logique. Finalement, le sens des paroles d’Ellis se fit jour en elle.

— C’est quoi, ce délire ? dit-elle, le visage sombre. Vous déconnez, là ?

Plus tard, pendant le trajet de retour à Kingston Crescent, Ellis voulut savoir ce que Jake avait fait pour Winter. Il lui répondit qu’il ne voyait pas du tout de quoi elle parlait.

— Tout à l’heure, Rachel semblait dire que Jake et toi étiez très proches, que vous étiez très potes. Non ?

— Non, dit Winter, secouant la tête. Jake est un mec bien. Elle a raison. Apprécié de tous. Dont moi.

— Je ne te crois pas. Il y a un truc entre Tarrant et toi. J’ai raison ou non ?

— Tu as tort, ma grande. Les femmes confondent tout.

Il lui décocha un sourire Jas.

— C’est ce qui fait leur charme.

 

South Normandy Street était une impasse bordée de maisons d’après-guerre dans un coin tranquille du vieux Portsmouth. La dernière fois que Faraday s’y était rendu remontait à plusieurs années, lors de la mort d’une adolescente de quatorze ans en rébellion qui s’était jetée dans le vide du haut d’une tour des environs (19). À cette occasion, il avait été en relation avec la mère de cette fille, libérant un mausolée de secrets de famille. À présent, il se demandait s’il devait s’attendre à vivre une situation similaire.

La constable Tracy Barber l’accompagnait. Ils s’arrêtèrent un moment sous le soleil implacable, surveillant la maison du bout. Une bicyclette était calée contre la façade, équipée d’un petit siège à l’arrière et d’une miniselle boulonnée à la barre pour un deuxième enfant.

Faraday n’avait pas téléphoné pour annoncer leur venue. Tout l’intérêt de l’heure qui allait suivre, se dit-il, résidait dans l’effet de surprise.

Il frappa. La porte s’ouvrit aussitôt. La femme, de la taille de Tracy, avait la trentaine, une chevelure magnifique qui encadrait son visage et, quand elle sourit à Faraday, il comprit tout de suite ce qui avait rendu Duley fou d’elle. Elle avait des yeux immenses, marron, un regard des plus doux, et son hâle donnait à penser qu’elle avait pu profiter au maximum du beau temps récent.

Elle considérait la carte de police de Tracy Barber, paraissait avoir du mal à la relier à ces deux inconnus sur le pas de sa porte.

— La police ? s’étonna-t-elle.

— En effet. Vous êtes… ?

— Jenny Mitchell. C’est à quel sujet ?

Barber proposa de bavarder à l’intérieur. Faraday aperçut deux petits visages passant par la porte d’une pièce au bout du couloir.

Jenny les conduisit au salon. Des jouets étaient éparpillés sur le sol. Au premier coup d’œil, Faraday comprit qu’elle avait très très peur.

— C’est fou…, dit-elle.

Barber suggéra de s’asseoir. Faraday prit la chaise qui se trouvait à côté de la fenêtre. Les visages étaient sur le seuil de la pièce à présent. La fille était la plus grande, le garçon avait un ou deux ans de moins, tous deux en âge préscolaire.

— Ils jouaient dans le jardin, dit Jenny pour excuser leur nudité. Par ce temps, on les comprend.

Elle ajouta que la plus grande s’appelait Freya. Que Milo, son frère, était un ange.

Barber demanda si quelqu’un pouvait les garder une heure ou deux. Une voisine, peut-être.

— Ma voisine est sortie. Elle va nager tous les matins. Ma mère vit dans un appartement pas loin d’ici, mais elle est à Malte. Ça va prendre beaucoup de temps ? C’est que j’ai promis…

Elle laissa sa phrase en suspens. Faraday s’employa à la rassurer. Ils étaient venus pour lui poser des questions sur quelqu’un qui, peut-être, avait compté parmi ses amis. C’était dans le cadre d’une enquête en cours. Il était navré de lui tomber dessus de la sorte, mais ils travaillaient à la brigade criminelle, et c’était assez urgent.

— La brigade criminelle ?

— Oui.

— Et qui est cette personne ?

— Un dénommé Duley. Mark Duley.

Elle hocha la tête, attira contre elle le plus jeune de ses enfants, qui grimpa sur ses genoux. Il avait dû jouer dans un parterre de fleurs, songea Faraday. Ses petits pieds avaient laissé des marques brunes sur la moquette. Barber reprit la main :

— Vous connaissiez M. Duley ?

— Oui.

— Vous le connaissiez bien ?

La femme serrait l’enfant contre elle à présent. Il battit des pieds et arqua le dos, en redemandant. Sa sœur tira sur la jupe de sa mère, exigeant sa part d’attention.

— Madame Mitchell ?

— Je le connaissais bien. Si c’est ce que vous voulez savoir.

— Bien, à quel point ?

— Je ne suis pas sûre d’être obligée de répondre à cette question, si ?

— Bien sûr que non. Nous pourrons poursuivre cette conversation au poste de police, si vous préférez. Vous avez un avocat, je suppose ?

— Un avocat ? s’écria-t-elle, horrifiée.

La journée ensoleillée s’assombrissait à la vitesse grand V.

— Madame Mitchell…, murmura Faraday, s’efforçant d’adoucir l’impact de ce mitraillage de questions. Je pense qu’il est dans l’intérêt de tous que nous parlions en toute franchise. Vous êtes toujours mariée ?

— Oui.

— Comment s’appelle votre mari ?

— Je dois vous le dire ?

— Seulement si vous le voulez.

Elle acquiesça, tendit le bras vers sa fille et la hissa sur le canapé à côté d’elle.

— Andy, se résolut-elle à dire. Il est concerné lui aussi ?

— Concerné par quoi, madame ?

— Par ce que vous voulez savoir.

— Je ne le sais pas encore, à ce stade.

— Mais vous pensez que c’est possible ?

Faraday se refusa à répondre. Milo bataillait avec une des boucles d’oreilles de sa mère, longue breloque argentée qui avait l’air indien.

Barber prit le relais.

— Vous savez sûrement que Mark Duley a été tué la semaine dernière ?

— Bien sûr. C’est horrible. Le pauvre.

— Simple curiosité de ma part : comment l’avez-vous appris ?

— Par les journaux, par la télé. Franchement, je ne m’en souviens pas. Je l’ai su, c’est tout.

— Le lundi, sans doute ?

— Oui, le lundi, oui.

— Et le dimanche, que faisiez-vous ? Vous vous en souvenez ?

Jenny plissa le front, une main sur Milo, l’autre sur sa fille qui s’agitait. Elle finit par dire qu’elle ne savait plus trop. Les dimanches, la plupart du temps, ils ne les voyaient pas passer. Elle emmenait les petits à la piscine. Ils allaient tous faire une promenade à vélo, invitaient des amis, d’autres enfants, organisaient un barbecue si le temps s’y prêtait – la routine, la famille, comme tous les couples ayant des enfants en bas âge turbulents dans une ville de bord de mer. Faraday l’observait avec attention. Elle fait déjà ses adieux à sa vie, songea-t-il. Elle nous attend depuis des jours, plus longtemps peut-être. Elle n’est pas encore prête à affronter la vérité, pas tout à fait encore. Mais ça va venir.

Barber demanda quel métier exerçait son mari.

— Il est dans les affaires, dit-elle. Il se présente comme étant un entrepreneur social.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire qu’il dirige une association reconnue d’utilité publique. Nouveau Départ. C’est en rapport avec la santé mentale. En gros, une infrastructure d’hébergement et de services à la personne. Avant, il était assistant social.

— Préféreriez-vous qu’on vous parle à tous les deux ?

Elle réfléchit à la question.

— Pourquoi ? Pourquoi voudriez-vous faire ça ?

— Parce que ce serait peut-être plus facile pour vous.

Elle hésita de nouveau, puis fit non de la tête.

— Demandez-moi ce que vous devez me demander, dit-elle posément. Si je peux vous aider, je le ferai.

Faraday hocha la tête. Il avait compris que Jenny ignorait tout de la mort de Mark Duley jusqu’à ce que les médias en parlent. Maintenant, il souhaitait revenir à la relation qu’elle avait entretenue avec lui.

— Comment la décririez-vous ?

— Nous étions amis.

— C’est-à-dire ?

— Nous nous sommes rencontrés par hasard. Il y a déjà un moment, cet hiver. J’étais de plus en plus en colère à cause de la situation en Irak. Je pensais qu’il était important d’agir, ne pas se contenter de se tourner les pouces et de lire la presse. Alors, je suis allée à une réunion de Respect. J’avais vu une affichette à la bibliothèque. Mark était là.

— Et vous êtes devenus… (Faraday sourit.)… amis ?

— Au bout d’un moment, oui. J’aimais bien les gens de Respect. Sympa, cette bande. Ils avaient la même position que moi par rapport à cette guerre, sauf que eux, ils s’impliquaient. Ils menaient des actions, organisaient des manifestations, distribuaient des prospectus, lançaient des pétitions. Ça paraît peu, je sais, mais pour une mère au foyer, ça peut être assez attirant, croyez-moi.

— Et Mark ? demanda Barber, d’une voix plus douce cette fois.

— Il était là, avec eux. En fait, lui aussi faisait partie du comité antiguerre.

— Et ?

— Je vous l’ai dit, nous sommes devenus amis.

— Amis proches ?

— Oui, je suppose qu’on peut le dire.

Elle faisait très attention à présent, elle prenait son temps. Elle a trouvé son second souffle, songea Faraday. Elle nous a bien observés et a conclu que la situation n’était pas aussi grave qu’elle le craignait.

— Dans le cadre de notre enquête, dit-il, nous avons eu accès aux appels téléphoniques passés par Mark Duley. Il vous appelait souvent, dites-moi ?

Cette nouvelle la prit de court. Milo se pelotonnait contre elle sur ses genoux. Elle baissa les yeux sur lui.

— C’est pour ça que vous êtes venus ? finit-elle par demander. À cause de ces appels téléphoniques ?

— Oui.

— Et vous voulez savoir… pourquoi il m’appelait aussi souvent ?

— Oui. Certains numéros apparaissent régulièrement dans la liste de ses appels. Une dizaine qui reviennent assez souvent. C’est tout à fait normal. Nous le faisons tous. Mais il y a des périodes pendant lesquelles il vous téléphonait sans arrêt.

— Vous avez raison.

— Et pourquoi ça ?

— Parce que…

Elle rejeta la tête en arrière contre le canapé et ferma les yeux. Faraday regardait ses doigts autour desquels elle enroulait à l’infini une mèche de cheveux blonds de son fils.

— Eh bien, madame Mitchell ?

La question de Barber lui fit rouvrir les yeux.

— Ça virait à l’obsession, dit-elle. Il en perdait la tête.

— Il était amoureux de vous, c’est ça ?

— C’est ce qu’il disait, oui.

— Et vous ?

— Moi ? dit-elle, les yeux toujours fixés sur Barber. J’étais flattée. Je le reconnais. Il était très brillant, très impliqué. Tout ce qu’il savait ! Tout ce qu’il avait fait ! Des manifs dans toute l’Europe. Merde, il avait même un casier judiciaire. Une rixe. Je le réentends m’en parler. C’était excitant. Pour moi, en tout cas.

— Vous voulez dire que vous avez eu une aventure avec lui ?

— Je veux dire que je le trouvais attirant. Ou peut-être était-ce la situation, dit-elle, laissant courir doucement la main sur l’enfant sur ses genoux. J’aime mes gosses à en mourir. Je ferais tout pour eux. C’est seulement que, par moments, ça devient un peu… étouffant, quoi. Avec Mark, c’était différent, il était passionnant. Il avait tant de choses à dire. Il n’y avait pas un point qu’il ne pouvait m’expliquer. Il paraissait un article dans le journal sur… je ne sais pas, moi… les universités, le Zimbabwe, le programme Trident ou n’importe quoi d’autre, et il lui donnait vie. Pour moi, tout devenait logique comme jamais. Ce n’étaient plus seulement des gros titres. C’était important.

Faraday, réfléchissait aux heures des appels. Il avait déplié la liste sur ses genoux. Jenny ne pouvait en détacher les yeux.

— Il vous téléphonait dans la journée, avança-t-il.

— Bien sûr. On pouvait parler, c’est pour ça.

— Mais vous vous rencontriez aussi ? Vous vous voyiez ?

— Parfois, oui. Mais ce n’était pas facile. Je ne voulais pas que les enfants y soient mêlés.

— Mêlés à quoi, madame Mitchell ?

— À nous, deux. À vous entendre, ça paraît sordide, mais ça ne l’était pas. Justement. C’était… à part. La dernière chose dont j’avais envie, c’était que Mark vienne ici, avec moi, avec les enfants, avec tout ça.

— Donc, vous vous retrouviez ailleurs ?

Elle ne répondit pas. Faraday reformula sa question.

— Vous disiez que, chez lui, ça virait à l’obsession. Les obsessionnels ont besoin du contact physique. Ils ont besoin de proximité. Il vous a forcément suggéré des endroits où vous pourriez vous rencontrer.

— Oui, bien sûr.

— Comme sa chambre ? Salisbury Road ?

— Oui.

— Vous vous y rendiez souvent ?

— À un moment, oui. Pour être franche, je n’aimais pas.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce que je me sentais sale. Mark savait quand les autres locataires ne seraient pas là. Il faisait tout pour me faciliter les choses. Il avait cette attention, cette gentillesse. Mais il n’empêche que je me sentais… sale. J’étais une femme mariée. J’avais un mari, des enfants, la belle vie. Qu’est-ce que je faisais là, à monter discrètement cet horrible escalier ? En veillant à ce que personne ne me voie ? Mark me disait de le prendre comme un jeu. De me raconter que j’étais un agent secret ou autre. Il parlait sans arrêt de territoire occupé. Il me disait que je devais échapper à l’ennemi. Par moments, c’était drôle, et excitant aussi, et romantique, mais au fond de moi je savais que c’était mal. Mal, un mot dont il ne voulait pas entendre parler. Il disait que c’était « bourgeois ».

— Vous étiez d’accord avec lui ?

— Les femmes ont parfois l’esprit faible, inspecteur. Il était facile d’être d’accord avec Mark, du moins, au début, parce que, vous savez, il ne vous lâchait plus.

Il ne vous lâchait plus. Faraday repensa à Sally Spedding. Il était envahissant. Il cherchait à vous couper du monde extérieur.

— Dites-moi une chose, madame. Il vous est arrivé d’aller nager ensemble ?

La question la prit par surprise.

— Oui. Une fois. Mark nageait beaucoup. Salisbury Road n’est pas loin de la plage. Il y allait par tous les temps, en toutes saisons. Il était comme ça. Prêt à tout affronter. Moi aussi, j’aime nager, mais pas en avril.

— C’est en avril que vous y êtes allée avec lui ?

— Oui. Il faisait beau, il faisait chaud. Il a insisté, et j’ai fini par dire oui. Dieu sait pourquoi parce que l’eau était glacée.

— Vous disiez oui à tout ?

— Je n’aime pas cette question. Bien sûr que non.

— Permettez-moi de la reformuler, alors. Mark aurait-il eu des raisons de penser que vous… étiez dans la même disposition d’esprit que lui ?

— Si j’étais amoureuse de lui, vous voulez dire ?

— Entre autres.

— Alors, la réponse est non. Évidemment qu’on a couché ensemble. Il avait un beau corps. Il était doué au lit. J’aimais son caractère, sa conversation. Mais à aucun moment il n’aurait pu penser que c’était… sérieux, quoi.

— Comment le savez-vous ?

— Parce que je le lui ai dit. Chaque fois que ça revenait sur le tapis, je mettais les points sur les i. Je suis mariée, je lui disais. J’ai des enfants que j’adore. C’est un conte de fées, toi et moi. C’est génial pour nous deux, mais ne le confonds jamais avec la vraie vie.

— Il n’avait personne, fit remarquer Faraday.

— Vous vous trompez. Il avait quelqu’un : lui-même. Je n’ai jamais vu un homme aussi autonome.

— Alors, pourquoi tous ces appels téléphoniques ?

— Parce qu’il était amoureux de moi, et que c’était sa façon de le montrer.

— Vous pensez que c’était sérieux ? Qu’il y croyait ?

— Je… Je ne sais pas. On s’illusionne tous, à un moment ou à un autre. Le problème de Mark, c’était qu’il était extrêmement doué pour ça.

— Vous voulez, dire qu’il s’était persuadé de tomber amoureux de vous ?

— Oui.

— Jusqu’à en perdre la tête ?

— Oui.

— Il vous écrivait ?

— Oui.

— Souvent ?

— Oui.

— Vous donnait-il un petit nom, un terme affectueux ?

— Oui.

— Lequel ?

— Il m’appelait Querida. Mia Querida. C’est de l’espagnol. Ça veut dire ma chérie.

Elle marqua une pause.

— Il me parlait toujours en espagnol, reprit-elle. Il me faisait l’amour en espagnol. Si vous voulez tout savoir, ça aussi, ça m’excitait.

Faraday hocha la tête, lança un coup d’œil à Barber.

— Qu’avez-vous fait de ces lettres ? demanda celle-ci.

— Je les ai brûlées.

— Quand ?

— Quand les choses sont devenues difficiles. Mark était parti. Il était allé dans les Caraïbes.

— Vous savez pourquoi ? Pourquoi il y est allé ?

— Non, sinon qu’il espérait gagner beaucoup d’argent. C’était ça le problème, en fait. Il… voulait que je parte avec lui.

— Où ?

— En Espagne. Il disait qu’il avait des amis là-bas, en Andalousie, qu’il pouvait se faire assez d’argent pour nous acheter une petite maison à flanc de coteau. C’était un fantasme.

— Vous le lui disiez ?

— Oui. Mais il ne voulait rien entendre. En fait, je crois même qu’il n’écoutait pas.

— Ça ne vous ennuyait pas ?

— Bien sûr que si. Et ce n’est pas tout. Il y en avait un, à Respect, qui avait tilté. Il voyait bien ce qui se passait, et il a eu la gentillesse de… comment dire… m’en toucher un mot.

— Daniel George, murmura Barber.

— Vous lui avez parlé ?

Elle paraissait choquée.

— Bien sûr. Et il ne nous a absolument rien dit. Mais il savait, n’est-ce pas ?

— Oui. Il m’a conseillé d’être prudente. Il savait que j’étais mariée. Il savait que Mark pouvait dépasser les bornes. Qu’il était trop « intense », pour reprendre le terme qu’il a utilisé. Il pensait que je risquais de trop m’investir.

— Et vous l’avez écouté ?

— Bien sûr que oui. Je crois que, au fond de moi, j’étais consciente que Danny disait vrai. Mark ne savait jamais où mettre la limite. En fait, il ne savait pas qu’il fallait en mettre une. Il vivait dans un autre monde. Comme je le disais, ça peut être attirant. Au début.

— Alors ? Que s’est-il passé ?

— Mark est revenu du Venezuela. Il m’avait beaucoup appelée de là-bas. Ça aussi, ç’a été problématique, car il était nul pour le décalage horaire.

— Votre mari a tout découvert ?

— Non, Dieu merci. Mais il s’en est fallu de peu, parfois.

— Aucun soupçon ?

— Non. Il est très occupé, Andy. Et comme beaucoup d’hommes, il ne voit que ce qu’il veut bien voir.

Elle baissa la tête un moment, et la nicha dans le petit ventre de son fils. Milo pépia de joie.

— Donc, Mark est rentré du Venezuela ?

— C’est exact. Et je lui ai dit que tout était fini entre nous. Tout.

— Il l’a accepté ?

— Non. Mais je m’attendais à cette réaction de sa part, au début du moins. Il m’appelait sans arrêt, sans arrêt. Il ne voulait rien entendre. J’ai pensé à ne plus prendre ses appels, et même à changer de numéro de portable.

— Pourquoi ne pas l’avoir fait ?

— Parce que…

Elle regarda Barber dans les yeux.

— Vous voulez la vérité ? dit-elle. Parce qu’il m’a menacée de venir ici si je le faisais.

— Venir ici ?

— Oui. Le soir. Quand Andy serait là. Alors, j’ai gardé le même numéro, et je prenais ses appels. Il disait qu’ils étaient sa bouée de sauvetage. Qu’ils lui permettaient de tenir le coup.

— A-t-il menacé de se suicider ? intervint Faraday.

— Non.

— Jamais ?

— Pas une seule fois. Ce n’était pas le genre de Mark. Il pouvait en rajouter, c’est sûr. Et Danny avait raison, il était toujours intense. Mais, comment dire, il ne sombrait jamais dans le mélo.

Faraday hocha la tête. Les appels passés par Duley au numéro de Jenny s’étaient peu à peu espacés pendant le mois de juin. Puis, vers la fin du mois, tous deux s’étaient à nouveau parlé.

— Le 28 juin, dit-il avec un coup d’œil sur sa liste. Il vous a téléphoné. L’appel a duré quinze minutes. Quelle en a été la teneur ?

— Il voulait me voir. Rien de grave, disait-il. Juste pour bavarder.

— Et vous ?

— J’ai refusé. Alors, il m’a dit qu’il avait eu des ennuis.

— Quel genre d’ennuis ?

— Physiquement. Il m’a dit qu’on l’avait tabassé.

— Qui ?

— Il n’a pas voulu me le dire. Il voulait juste m’en parler.

— Et là, vous avez accepté ?

— Oui. Oui, j’ai accepté. Ce n’était pas facile. C’était le jour où la reine est venue pour la revue navale, tout ça. Andy avait tout prévu pour qu’on y assiste depuis le bateau d’un ami. Les enfants étaient surexcités. Moi aussi. Le soir, il y avait le magnifique feu d’artifice pour le bicentenaire de la victoire de Trafalgar, le son et lumière. Vous y étiez peut-être ?

Faraday fit non de la tête.

— Poursuivez, dit-il.

— Eh bien…, dans la soirée, on était encore avec nos amis, des gens de Old Portsmouth qui, eux aussi, ont des enfants. On est tous allés sur le terrain communal. La foule était immense, et j’ai su que je pourrais m’éclipser une petite demi-heure avant le début, et que les enfants ne risquaient rien avec Andy qui était là. Alors, j’ai dit à Mark de venir me rejoindre.

— Où ça ?

— Devant le Queen’s Hôtel.

— Et ?

— On s’est vus.

Elle ferma de nouveau les yeux, secoua la tête.

— Il était dans un état ! Je m’attendais à tout sauf à ça. Il faisait peur à voir. Il avait le visage tuméfié, il ne pouvait plus ouvrir un œil, il lui manquait deux ou trois dents. Il m’a vraiment fait pitié.

— Mais que voulait-il ?

— Il voulait m’emmener en Espagne.

— Il le pouvait ? Il avait l’argent ?

— C’est ce qu’il disait.

— Et vous, qu’avez-vous dit ?

— J’ai refusé.

— Il l’a accepté ?

— Je…, murmura-t-elle, baissant la tête. Je ne sais pas. Il était… différent. Plus du tout le Mark que je connaissais, l’ancien Mark. Toute son énergie avait disparu. Il n’arrêtait pas de me regarder. En toute franchise, je me sentais très mal par rapport à tout ça. Je voulais retourner auprès des enfants, auprès d’Andy, mais, en même temps, je ne pouvais pas. Il me tenait la main. Il était comme un gosse. Il n’arrêtait pas de la serrer dans la sienne. Puis le feu d’artifice a commencé.

Elle renversa sa tête en arrière, chercha à l’aveuglette une boîte de mouchoirs en papier à l’autre bout du canapé, se moucha.

— C’était terrible. Je regardais son visage dans la lumière du feu d’artifice. Il le levait vers le ciel embrasé. Et il pleurait. Horrible. Absolument horrible. Je n’ai pas pu le supporter, je n’ai pas pu supporter de le voir ainsi.

— Alors, qu’avez-vous fait ?

— Je suis restée avec lui jusqu’à la fin du feu d’artifice.

— Et après ?

— Je lui ai fait mes adieux.

Elle fondit en larmes. Milo, troublé, gigota et descendit de ses genoux. Freya fixait sa mère du regard. Tracy Barber se leva. Tendit d’autres mouchoirs.

— Excusez-moi, articula Jenny. Excusez-moi, excusez-moi.

Il s’ensuivit un long silence pendant lequel elle reprit contenance. Puis Faraday voulut savoir ce qui s’était passé ensuite. Avec son mari. Avec les enfants.

Jenny le regarda, les joues encore luisantes de larmes.

— Je lui ai dit que je m’étais perdue.

Elle se moucha, puis se leva non sans peine.

— Et, en un sens, je suppose que c’était vrai.

 

Elle leur prépara du café frais. Faraday l’entendait dans la cuisine qui calmait les enfants. Maman avait eu un gros chagrin. C’était passé, Maman allait mieux.

Quand elle revint avec le plateau, elle était plus froide, plus distante.

Faraday l’interrogea sur les appels passés par Duley le lendemain. Elle lui dit qu’en milieu de semaine, alors que son mari était au travail, Mark lui avait téléphoné deux fois. La première fois, elle lui avait dit de rappeler quand elle aurait emmené les enfants chez la voisine. Après, ils avaient parlé.

— Près d’une heure, lui fit remarquer Faraday.

— Ah oui ? J’aurais cru que ça avait duré plus longtemps. J’ai un peu retrouvé l’ancien Mark. Il tenait à me dire qu’on serait tellement bien tous les deux, qu’il pouvait tout régler, que je méritais une meilleure vie.

— Avec lui.

— Oui.

— Il avait toujours l’argent ?

— Il faut croire.

— Vous en a-t-il dit plus sur le passage à tabac ?

— Seulement que des types l’avaient attendu devant chez lui. Il était parti le week-end.

Faraday approuva de la tête. Winchester, songea-t-il. La Conférence des Écrivains.

— Et que s’est-il passé ? Il vous l’a dit ?

— Seulement qu’ils l’avaient emmené quelque part.

— Pas de détails ?

— Non, il ne voulait pas en parler.

— Et vous ne le lui avez rien demandé ?

— Bien sûr que si. J’avais vu l’état dans lequel il était. C’était criminel, ce que ces gens-là lui avaient fait. Mais il m’opposait une fin de non-recevoir. Il disait que c’était le prix à payer.

— Pour quoi ?

— Je ne l’ai jamais su. Il ne me l’a jamais dit.

— Mais il avait toujours l’argent ?

— C’est ce qu’il m’a dit, oui.

— Vous a-t-il précisé combien ?

— Non.

— Assez pour une maison en Espagne, en tout cas.

— Apparemment.

Faraday hocha la tête, prit note. Barber buvait son café.

— Comment s’est terminé ce coup de fil ? demanda-t-elle.

— C’est moi qui y ai mis un terme, en lui disant au revoir. Et en lui demandant de ne plus me rappeler. Il a été d’accord.

— Pourtant, il vous a rappelée, dit Faraday, l’index pointé sur sa liste. Six jours plus tard, il vous recontactait.

— Je sais. Et le lendemain, et le surlendemain.

— Pourquoi ?

— Comme d’habitude : on partirait en Espagne, et tout et tout. On se le devait l’un à l’autre. J’ai été cruelle, j’en ai peur. Je lui ai raccroché au nez.

— Et le dimanche ? demanda Faraday qui l’observait toujours. Le jour de sa mort ?

— Ç’a été son dernier appel.

— Quarante-huit minutes.

— Ah oui ? Je ne m’en souviens pas. Pour être honnête, tout ça est un peu flou. Je crois que j’avais peur à ce moment-là, peur à cause de ce qui lui était arrivé, peur de la différence que ça semblait avoir fait. Je le pensais capable de tout. Il me faisait l’effet d’être un inconnu. Pourtant… je ne sais pas… il y avait toujours une partie de moi…

— Oui ?

— … qui avait de l’affection pour lui, je suppose. C’est peut-être pour ça qu’il n’arrêtait pas d’appeler. Il l’entendait peut-être dans ma voix. Pour être franche, tout ça a été un tel gâchis.

— L’appel a eu lieu à midi.

— C’est exact. Les petits étaient dans le jardin.

— Et votre mari ?

— Il était parti boire un verre chez des amis. Je n’avais pas eu envie d’y aller.

— Comment s’est terminé l’appel ?

— Comme tous les autres. Il a semblé l’accepter. Il m’a dit qu’il m’aimait. Il m’a dit qu’il ferait n’importe quoi pour moi. Il m’a promis de ne plus appeler. L’histoire habituelle.

— Vous l’avez cru ?

— Je ne savais que croire. J’étais épuisée.

— Et le restant de la journée ?

— Andy est rentré. On a mis les petits dans la poussette, on est allés se promener. Andy avait un peu trop bu, il est allé nager pour se dessoûler.

— Et le soir ?

— On a dîné, comme d’habitude, Andy a fait la cuisine. J’ai couché les enfants. On a sans doute un peu regardé la télé. Franchement, je ne me rappelle pas.

— Et puis ?

— On s’est mis au lit.

— Et ?

— Je ne comprends pas ce que vous voulez me faire dire. On est allés se coucher. Comme tout le monde.

— Pas d’appels téléphoniques ?

— Non. Absolument pas.

— Et le lendemain ?

— Le lendemain ?

Elle plissa le front, prit son café.

— Le lendemain, on parlait de Mark dans les journaux, non ?