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Vendredi 15 juillet 2005, 19 h 32

 

La prison de Bridewell, également poste de police principal de la ville, était une petite bâtisse en brique désuète reliée par des couloirs souterrains au tribunal correctionnel tout proche. Les cellules abritaient des voleurs à l’étalage, des ivrognes mal lunés interpellés pour trouble à l’ordre public, et divers autres ramassis des rues arrêtés depuis peu. Karl Ewart occupait la 6.

Le sergent d’écrou confirma à Faraday qu’empreintes et photos du détenu avaient été prises, et qu’il avait été autorisé à voir l’avocat de permanence. Il ne présentait aucune blessure visible, et un examen médical par le médecin de la police n’avait révélé aucun autre symptôme.

— Qui est de permanence ?

— Michelle, répondit le sergent avec un signe de tête vers la porte d’un bureau. Elle vous attend.

Michelle Brinton était une avocate bien en chair d’une quarantaine d’années. Portsmouth lui avait fait l’effet d’un petit électrochoc après cinq années de pratique dans sa petite ville natale de Tavistock, mais elle tenait le rythme incessant de la criminalité de la grande ville et avait gagné le respect des enquêteurs qui avaient eu affaire à elle.

Elle était au téléphone quand Faraday pénétra dans son bureau. Elle abrégea sa conversation. Elle connaissait bien Jimmy Suttle.

— Comment va-t-il ?

— Mal.

— Mais il va s’en tirer ?

— On l’espère, répondit Faraday en prenant la chaise inoccupée. Vous avez parlé à Ewart ?

— Oui.

— Cette affaire est compliquée. Il n’y a pas que Jimmy. On l’a arrêté pour escroquerie et tentative d’assassinat. Je ne sais pas s’il vous en a parlé.

— Non.

— Eh bien, il aurait peut-être dû ! Il y a des pistes que nous devons explorer.

— Je n’en doute pas.

Elle prit un stylo, nota quelque chose.

— Escroquerie en rapport avec quoi, au juste ?

Faraday hésita. Cette femme lui était sympathique, mais il ne voyait pas pourquoi il rendrait service à Karl Ewart.

— Des billets pour la saison de foot, répondit-il vivement. Achetés avec une carte bancaire volée. Pour un montant supérieur à huit mille livres. On pense que c’est Ewart.

— Auriez-vous l’obligeance de me dire pourquoi ?

— Je crains que non. Il est clair qu’Ewart est un individu violent. Il doit répondre à certaines questions précises, dit Faraday, consultant sa montre. Je laisse la suite aux bons soins de mon équipe qui va l’interroger, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

 

À son troisième appel, Winter eut enfin quelqu’un au bout du fil. Une femme, accent de Pompey.

— Jake est là ?

— Il est sous la douche. Il vient de terminer.

— Dites-lui que c’est Paul.

Winter resta en ligne. En fond sonore, il entendait une télévision et des cris, plus lointains, d’enfants. Eastenders, songea-t-il.

— M’sieu W. ?

C’était Tarrant.

Winter essaya d’imaginer la scène. Il ne savait rien de la vie privée de Jake Tarrant, à part les trois visages sur la photo dans le petit cadre doré posé sur son bureau. Les enfants devraient être bientôt en âge d’aller à l’école. Sa femme était très belle.

— Jake, écoute ; je sais que c’est un peu brusque, mais je ne dirais vraiment pas non à un autre verre. Je t’invite, fiston. Ou un repas, si ça te dit.

— Je viens de manger, dit aussitôt Tarrant.

— Un verre alors ?

Il y eut un silence. Tarrant, à l’évidence, n’était pas trop partant.

— Que se passe-t-il ? reprit-il alors.

— Rien, fiston. C’est moi, si tu veux tout savoir.

— Toi ? C’est-à-dire ?

— C’est compliqué. Disons que la journée a été rude. Tu connais la chanson ? Tout qui se ligue contre toi ? Et là-dessus, un truc vraiment horrible qui se produit…

Winter s’interrompit. Il se rendit compte qu’il transpirait.

— Rien qu’un verre, fiston. Ce serait sympa.

— Bien sûr. Attends une minute.

Winter entendit une conversation étouffée, le ton qui montait un brin, puis Jake reprit le téléphone. Cette fois, il riait.

— Très bonne idée, m’sieu W.

Il indiqua un pub.

— À moi aussi, une ou deux pintes me feraient du bien.

 

À 8 heures, l’équipe qui allait interroger Ewart était prête pour sa première séance. Dawn Ellis et Bev Yates étaient sur Tartan depuis le tout début de l’opération, et l’heure qu’ils avaient passée à Kingston Crescent avec le conseiller en techniques d’interrogatoire leur avait donné les grandes lignes de la marche à suivre avec Ewart pour les jours suivants. Aux termes de la loi PACE (14), la garde à vue ne pouvait excéder vingt-quatre heures, mais, étant donné la gravité de l’agression dont Suttle avait été victime, Faraday s’attendait à pouvoir, si besoin était, la prolonger sans problème. Ewart, tout le monde semblait en convenir, était un taré.

Le geôlier de service le fit entrer dans la salle d’interrogatoire. Mesurant près d’un mètre quatre-vingts, pas rasé, le visage émacié, Ewart arborait un pantalon de survêtement d’occasion et un T-shirt trop grand pour lui fourni par le sergent. Le jean, les baskets et le sweat-shirt à capuche qu’il portait au moment de son arrestation, tous éclaboussés de sang, avaient déjà été envoyés au laboratoire scientifique.

Faraday se retira dans une pièce adjacente où un dispositif vidéo lui fournirait des images en direct de l’interrogatoire. Il prit place au bureau avec son bloc et son crayon, le regard scotché à l’écran mural. Les deux policiers venus en renfort à Ashburton Road avaient vu Ewart poignarder Suttle, et Dawn Ellis était parvenue à arracher en douceur une déposition à la femme qu’il avait prise brièvement en otage. Sur ce seul élément, il était mal, très mal barré.

Les préliminaires étaient terminés : heure, date et intervenants enregistrés par Yates, en charge des cassettes audio et vidéo, et Michelle Brinton avait indiqué qu’elle était disposée à ce que l’interrogatoire commence. Ewart, assis à côté d’elle, avachi sur sa chaise, tête baissée, se rongeait les ongles. Il pourrait, songea Faraday, être en train d’attendre le bus.

Yates demandait à Ewart de préciser son emploi du temps de la journée. Ewart marmonna qu’il avait pieuté chez un pote.

— Où ça ?

Ewart haussa les épaules.

— Je me rappelle pas.

— Vous ne vous rappelez pas ?

— Vers Stamshaw. Ça fait juste deux mois qu’il y est.

— Qui y est depuis deux mois ?

— Le proprio.

— Il a un nom ?

— Ouais, j’imagine.

— Lequel ?

— J’sais pas.

Faraday voyait que Yates regardait le plafond. Il perdait déjà patience. Mauvais signe.

Dawn Ellis intervint. Elle aussi l’avait perçu, et elle choisit une autre approche, traitant Ewart avec indifférence.

— Pourquoi n’étiez-vous pas rentré chez vous ?

— J’étais bourré.

— Trop bourré pour prendre un taxi ?

— Pas de thune. Fauché, quoi.

Il se lança dans une diatribe contre tous ceux sur qui il voulait mettre la main, qui lui devaient de l’argent, des gens qu’il n’avait jamais trouvés. En milieu d’après-midi, vanné, il avait décidé de rentrer chez lui et de se pieuter.

— Et alors ?

— J’y suis allé. Je voulais pioncer, je vous dis. Là-dessus, un mec frappe à ma porte. Et il décarre pas.

— Vous pensiez que c’était qui ?

— Ça pouvait être n’importe qui. Comment voulez-vous que je sache ?

Ellis hocha la tête. Pour des raisons évidentes, ni Suttle ni elle ne s’étaient annoncés. Avec le recul, peut-être avait-ce été une erreur.

— Pourquoi ne pas avoir ouvert ?

— Parce que personne ne le fait, vous oui ? Pas dans le coin où j’habite. Y a toutes sortes de voyous.

— Vous voulez dire que ces gens-là pourraient vous vouloir du mal ?

— Évidemment.

— Pourquoi ?

Pour la première fois, il releva la tête, et Faraday entrevit la ligne de défense qu’il allait adopter. Évidente, songea-t-il. Néanmoins habile.

— Y a des gens que j’ai pas vraiment envie de voir.

— Pourquoi ça ?

— Pour des tas de raisons. Le fric, surtout.

— Des dettes, vous voulez dire ?

— Ouais.

— De quel genre ?

— Pour des trucs que j’ai vendus, quoi.

— Des trucs ?

— Beu. Coke. Speed. Ces gens-là peuvent être givrés. Vaut mieux pas d’embrouilles avec eux. Ils vous tranchent la gorge en un rien de temps. Imaginez un peu, hein ? Un gars cogne à ma porte, et, l’instant d’après, il la défonce. Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ?

— Alors, que s’est-il passé ?

— J’ai pris un couteau dans la cuisine, et j’ai filé par-derrière.

— Aviez-vous ouvert le gaz avant ?

— Je…

Il hésita, détourna le regard.

— Oui ou non ?

— Ouais.

— Pourquoi ?

— Parce que… comme je disais… tout pour éloigner ces animaux.

— Et le couteau ?

— Idem. Ces gars-là peuvent vous pourrir la vie, grave. Ils vous lâchent pas. Et celui-là m’a pas lâché. J’étais mort de trouille, si vous voulez tout savoir. Pardessus le mur, et filer. Hein ?

Il regarda son avocate pour recevoir une confirmation, son approbation de sa stratégie judicieuse. Michelle prenait des notes.

— Vous vous êtes retrouvé dans le jardin de votre voisine, enchaîna Ellis. Que s’est-il passé ensuite ?

— J’ai paniqué. Pour vous dire la vérité, je savais plus quoi foutre. La porte était ouverte. Y avait une petite vieille à l’intérieur, une vieille dame…

— Et ?

— Je l’ai chopée. Je savais pas ce que je faisais. Comme je vous disais, je flippais. Tout ce que j’avais, c’était la vieille dame et le couteau. Le mec, il pouvait être capable de tout.

Faraday, l’œil toujours rivé sur l’écran, hocha la tête. Pour un peu, on décorerait Ewart de la Médaille de Bravoure.

Ellis fit remarquer que Suttle s’était annoncé comme policier.

— Ah ouais ?

— Vous ne vous rappelez pas ?

— Je me rappelle pas de tout. Peut-être qu’il l’a dit, peut-être qu’il l’a pas dit, mais quelle différence ça fait ? Il portait pas d’uniforme. N’importe quel connard peut se prétendre flic. Ça veut rien dire.

Yates s’impatientait de nouveau. Il veut en finir, songea Faraday. En terminer avec les questions, les mensonges, toute cette mascarade. Sauter à la gorge d’Ewart et le frapper jusqu’à le laisser sur le tapis.

L’interrogatoire se poursuivit. Quand Ellis parla des policiers en uniforme qui étaient intervenus dans le jardin de la maison, il déclara ne pas les avoir vus. À ce moment-là, souligna-t-il, Suttle avait tenté de l’agresser et il n’avait fait que se défendre. Le coup de couteau avait été un réflexe de pure panique, lui ou moi, rien d’autre. Évidemment, il s’en voulait pour ce qui s’était passé, qui ne le regretterait pas, mais ce n’était pas sa faute, ce n’était pas lui qui avait commencé.

Il y eut un long silence. Yates s’agita sur sa chaise.

— C’est donc ça, alors ? De la légitime défense ?

— Ouais.

— Vous ne saviez pas du tout que ce gars-là était flic ?

— Non.

— Alors même qu’il vous l’avait dit, qu’il avait décliné son identité ?

Ewart haussa les épaules, puis réprima un bâillement. Ellis changea de tactique.

— Une certaine Emma Cusden habite à Somerstown. Elle a un appartement dans un immeuble appelé Hermiston House. Nous avons cru comprendre que vous la connaissiez.

— Qui vous l’a dit ?

— Les services sociaux. Quelqu’un de chez eux vous a rendu visite.

— Ah ouais ? Et alors ?

— Cette personne voulait vous parler de la petite Cher. Votre fille.

— Ah ouais ?

— C’est bien votre fille ?

Ewart soutint son regard un moment, puis se tourna vers Michelle. L’avocate lui murmura quelque chose à l’oreille.

— C’est exact, confirma-t-il enfin. C’est ma petite fille.

— Et vous y allez souvent, chez Emma ?

— Un peu.

— Un peu, donc.

— Ouais.

Ellis lança un coup d’œil à Yates. Celui-ci sortit une copie du relevé bancaire de Givens, énuméra les transactions une à une, l’accumulation des billets de saison jusqu’à ce que le compte soit pratiquement vide.

— Ce qui fait plus de huit mille livres, dit-il. Sur la carte bancaire d’un autre. La majorité des jurés appellerait ça du vol.

— Quel rapport avec moi ?

— Tous ces billets ont été envoyés à l’adresse d’Emma. Quelqu’un les réceptionnait pour les refourguer. Et voilà que, devinez quoi, on en trouve deux chez vous. Au nom de Givens. Avec vos empreintes partout. On a aussi trouvé près de quinze cents livres en billets. Comment justifiez-vous tout ça ? Alors que vous vous dites fauché ?

— C’est pas à moi. J’ai rien à voir là-dedans.

— C’est à quelqu’un d’autre, alors ?

— Ouais, forcément.

— À un de vos colocataires ?

— J’en sais rien.

— Ils nous ont dit que non.

— Surprise, surprise.

— Vous êtes en train de me dire qu’ils mentent ?

Ewart recommençait à se ronger les ongles. Quand Yates répéta sa question, il se contenta de hausser les épaules.

— J’en sais rien, dit-il. Aucune idée.

Ellis parla à l’oreille de Yates. Yates l’ignora. Faraday, de son côté, avait conscience que l’interrogatoire allait trop vite. La phase offensive, les menaces du doigt, viendraient plus tard, après avoir laissé à Ewart la possibilité de défendre son cas.

Yates ne quittait pas Ewart des yeux.

— On a des gars chez toi qui vont mettre ton appart sens dessus dessous, finit-il par dire. Que va-t-il se passer quand ils vont trouver la carte de crédit de Givens ? Elle aussi couverte de tes empreintes ? Qu’est-ce que tu diras alors ?

À nouveau, Ewart n’opposa pas de réponse. Il regarda son avocate – un appel à l’aide. Elle protesta que ce n’étaient là que pures spéculations, qu’aucune carte de crédit n’avait été trouvée pour l’instant, mais Yates était plus furieux que jamais. Il s’était penché en avant, son visage à quelques centimètres de celui d’Ewart.

— Cette carte appartient à un gars qu’on ne retrouve plus, murmura-t-il. Disparu, envolé, pffft. Personne ne s’amuse à ça, monsieur Ewart, pas dans la vraie vie. C’est donc qu’il lui est arrivé quelque chose. Que quelqu’un l’a rayé de la carte.

Ewart commençait à comprendre.

— Arrêtez vos conneries, s’indigna-t-il. Vous croyez que c’est moi qui ai fait ça ?

— Fait quoi ?

— Entubé, tabassé je ne sais qui.

— Oui, on le croit, confirma Yates. En fait, on pense que tu l’as tué.

— Tué ? Vous déconnez. Vous pensez vraiment que je ferais un truc pareil ?

— On le sait, Karl, intervint Ellis. On a vu ce que tu as fait au constable Suttle.

Michelle s’était levée. Elle désirait mettre un terme à cet interrogatoire. Son client avait été arrêté sur présomption de tentative de meurtre et d’escroquerie. Il niait l’escroquerie et plaidait la légitime défense en ce qui concernait le coup de couteau. En aucune façon, ces accusations ne pouvaient s’étendre à un autre meurtre. Elle posa la main sur le bras d’Ewart, mais il esquiva. C’était une affaire perso. Entre Yates et lui. Il semblait sincèrement outré.

— Ouais, mais… c’était différent. Je viens de vous dire… Il me poursuivait… Je l’avais jamais vu de ma vie. Écoutez… que je l’ai tué ? L’autre gars ? Vous n’y pensez pas. Qu’est-ce que j’en aurais fait, bordel ?

— Tu l’aurais mis dans ta bagnole, dit Yates. Puis tu te serais débarrassé de lui. Sauf que ça aurait posé problème après, hein, le coffre plein de sang ? Voire d’autres traces qu’on aurait pu trouver… ?

Il laissa cette idée en suspens un moment. Michelle, à regret, avait repris sa place. Quand elle se pencha vers Ewart et lui dit qu’il n’était pas obligé de répondre à ces questions, il rejeta son conseil d’un petit mouvement de tête. Faraday se pencha vers l’écran. Michelle avait raison. Il pourrait y avoir des conséquences. Sans mise en examen pour la disparition de Givens, tout aveu d’Ewart serait irrecevable par le tribunal.

— L’histoire de la caisse, finit par dire Ewart. Un connard…

— Un connard quoi ?

— L’a niquée.

— Ah ouais ? dit Yates, qui le fixait en arborant un grand sourire à présent. Ce n’est pas toi, alors ? Pas toi avec deux ou trois litres d’essence et une boîte d’allumettes ?

Ewart était en difficulté, et il le savait.

— Écoutez…

Il commençait à transpirer.

— … vous n’y êtes pas du tout. Ouais, d’accord, je suis un mauvais garçon. Je donne dans la came. Je zone pas mal. J’achète, je revends. Et ouais, vous allez me coffrer à cause d’un flic. O.K., de bonne guerre, mais tuer un mec dont j’ai jamais entendu parler ? Vous êtes givrés.

— Et les billets de saison ?

Ewart fixa Yates, puis il baissa la tête et, finalement, fit signe à Michelle et lui parla à l’oreille. Elle lui rendit la pareille, puis reporta son attention sur les policiers assis face à elle.

— C’est totalement irrégulier, dit-elle, si vous souhaitez interroger mon client sur cette disparition prétendument suspecte, vous devez auparavant l’informer de ses droits au regard de la loi sur ce point. Sinon, je me vois dans l’obligation d’exiger que cet interrogatoire se limite à celui qui vaut à mon client d’être ici.

Elle regarda Yates, le rouge aux joues. Puis elle se leva de nouveau.

— Mon client et moi souhaiterions faire une pause. Y a-t-il des objections ?

 

Winter était encore bourré. Il avait pris un taxi pour se rendre au Copnor, le pub où Tarrant avait proposé qu’ils se retrouvent, et il avait avalé deux ou trois Stella suivies de deux whiskies avant que Tarrant finisse par se pointer, s’excusant de son retard. Un pote lui avait téléphoné. Un bail qu’il n’avait plus de nouvelles de lui.

À présent, environ deux heures plus tard, Winter avait abandonné tout espoir de pouvoir atteindre le bar. Il préféra faire glisser un billet de dix vers Tarrant en lui demandant de s’occuper d’une autre tournée. Sans oublier les cacahuètes. Winter avait la dalle.

Tarrant obtempéra. Il buvait des panachés, la faute au traitement par antibiotiques qu’il venait de commencer, mais il ne demandait qu’à écouter Winter lui faire le récit de ce qui s’était passé à Southsea et de compatir. De nos jours, dit-il, il fallait être fou pour s’aventurer à la nuit tombée dans certains quartiers. Même en plein jour, comme Suttle, on pouvait frapper à la mauvaise porte et se retrouver face à un couteau.

— Mais ce n’était pas la mauvaise porte, mec. C’était la bonne, putain ! Tout est là. À une époque, tout se serait passé en douceur. On se rancarde, on serre le gars, il sait qu’il est coincé, et basta, il va chercher son manteau, doux comme un agneau. Tu sais comment ça s’appelle, ça ? Du respect. Des règles. Mais tout ça a disparu. À la putain de poubelle du passé. Les têtes de nœud comme Ewart, c’est de la vermine. Ils ont rien dans le ventre. Ils te plantent dès qu’ils te voient. Et tout ça pour quoi ? Pour des billets de saison ? Pour Pompey ?

— Tu ne m’as pas dit qu’on l’avait arrêté pour Givens aussi ?

— Si, si, fiston, dit Winter, tendant la main vers son verre plein à ras-bord qu’il manqua. T’as raison.

— Les présomptions de culpabilité sont solides ?

— Du cent pour cent. Forcément. Primo, dit Winter, commençant à compter sur ses doigts les charges contre Ewart, il arnaque le compte bancaire du gars ; deuzio, le recel des billets, c’est lui, logique ; tertio, il a foutu le feu à sa caisse pour effacer les preuves ; et quarto…

Il plissa le front, fixant sa main.

— … quarto, c’est un salopard d’assassin.

— Comment m’sieu W. sait-il ça ?

— Parce qu’il vient de planter Jimmy, répondit Winter, scrutant Tarrant. T’as pas écouté un traître mot de ce que j’ai dit, fiston ? Jimmy est mort, ou pas loin. Jimmy, mon pote Jimmy. Ce nom ne te dit rien ?

Il fit un vague geste de la main vers les verres vides entre eux.

— Ou t’as perdu la mémoire ?

— M’sieu W., Paul… Je suis désolé pour lui, vraiment désolé. Moi aussi, je le connais. Il venait à la morgue parfois quand on faisait le nécessaire. C’est un mec bien – drôle, il nous faisait tous marrer. Écoute. Il est entre de bonnes mains. Je connais les gars de Queen Alexandra. S’il y en a qui peuvent le tirer d’affaire, c’est bien eux. Fais-moi confiance. Crois-moi. Il va s’en tirer.

Winter se pencha vers lui par-dessus la table. Il voulait à tout prix croire cet homme. Sa main libre se referma sur celle de Tarrant.

— C’est pas des conneries ? dit-il, les yeux vitreux. Tu penses que Jimmy s’en sortira ?

— J’en suis sûr.

— Tu le promets ?

— Parole de scout.

— T’es un bon gars, dit Winter, exerçant une légère pression sur la main de Tarrant. Un bon pote. Qu’est-ce qu’en dit ta femme, que je t’entraîne dehors comme ça ?

— Elle n’était pas très jouasse si m’sieu W. veut tout savoir.

— Appelle-moi Paul.

— Paul.

— Pas facile, hein ? Enfants en bas âge ? Tout ce sommeil en retard ? Pas assez… tu sais… d’action ?

Tarrant le regarda un moment, puis s’esclaffa.

— Ouais. Dans le mille, m’sieu W. L’action, c’est le mot. Peut-être que je devrais le lui dire. Plus d’action. Qu’en penses-tu ?

— Moi ? Ce que j’en pense ? Je pense que t’as une sacrée veine. Elle est canon, hein ? Comment elle s’appelle, déjà ?

— Rachel.

— Rachel…

Winter lançait des regards autour de lui, comme si elle pouvait être assise à une table voisine.

— Rachel, répéta-t-il. Tu la connais depuis longtemps, la jeune Rachel ?

— Je suis marié avec.

— Oui, bien sûr, fiston. Oui, bien sûr. Tout s’explique alors. La photo sur ton bureau. Cheveux blonds. Belle bouche. J’ai raison ?

— Ouais. Et drôle aussi, quand elle est d’humeur.

— L’humeur. Tout est là, hein ? Faut choper. Faut saisir. Faut pas laisser passer. Ouais… quand elles sont d’humeur.

Winter essaya de déchirer le sachet de cacahuètes d’un coup de dents, n’y parvint pas. Tarrant le fit pour lui, et en versa une poignée sur la table. Winter les fixa un moment.

— T’es heureux, alors ?

Il releva la tête.

— Avec ta Rachel ?

— La plupart du temps, oui.

— Et elle ? Elle est heureuse avec toi ? C’est que, tu sais ce que c’est, dit-il avec un geste mou de la main, éparpillant les cacahuètes. Une fois qu’on est mariés…

— Ouais, je sais. M’sieu W. a connu ça. M’sieu W. sait de quoi il parle.

— Paul.

— Paul.

— Ouais, tu l’as dit. Tu veux un petit conseil ? À propos de Rachel ? Veille sur elle, fiston. Sois gentil avec elle. Une femme bien vaut mieux que tout l’or du monde. Peu importe ce qu’on doit faire, ce que ça coûte, on s’en fout. Si elle est aussi bien au-dedans qu’au-dehors, tu feras tout pour elle, hein ?

— Ouais, dit Tarrant qui souriait de nouveau. Tout.

— C’est bien, mon garçon.

Winter essaya de ramasser une cacahuète tombée sur la moquette. Tarrant retint la table au moment où il se redressait. Winter trouva une autre cacahuète, sur ses genoux cette fois, et la tint entre le pouce et l’index.

— Dîner ! marmonna-t-il en la gobant.

Il regarda autour de lui. Le pub commençait à se vider. Tarrant avait déjà proposé de faire en sorte qu’il rentre chez lui sans encombre.

— C’est quoi, ça ? demanda Winter.

— C’est un portable, m’sieu W. J’appelle un taxi.

 

À Bridewell, l’interrogatoire reprit. Michelle Brinton annonça d’un air pincé que son client était à présent disposé à reconnaître l’utilisation frauduleuse de la carte de crédit et avoir porté un coup de couteau au constable Suttle en état de légitime défense, mais confirma qu’il n’avait rien à voir avec ce qui était arrivé au propriétaire de ladite carte. S’ils voulaient élargir leur enquête aux Personnes Disparues, ils devaient suivre certaines procédures. Yates, qui s’était entretenu avec Faraday pendant la pause, arrêta Ewart sur présomption de meurtre et lui lut ses droits. Regardant la vidéo dans la pièce voisine, Faraday s’attendit à ce que l’interrogatoire tombe dans une impasse : Ewart se refuserait à tout commentaire, forcément. La suite lui donna tort.

— Vous dites n’avoir aucun lien avec le détenteur de cette carte de crédit, dit Yates, regardant Ewart droit dans les yeux. Comment pouvons-nous en être sûrs ?

— Mais parce que c’est vrai, marmonna Ewart.

— Prouvez-le.

— Ouais ? Au risque de balancer quelqu’un ?

— Quelqu’un qui l’aurait buté ?

— Quelqu’un qui lui a volé sa carte.

— Et ce serait qui ?

Le regard d’Ewart passa de l’un à l’autre. Son choix n’aurait pu être plus clair, songea Faraday. Soit il donne un nom, soit il est mis en examen pour tentative d’homicide.

— Un gamin a trouvé un portefeuille, finit par dire Ewart.

— Où ?

— Chez le marchand de journaux de Somerstown. Par terre au pied des magazines.

— Le portefeuille de qui ?

— De votre gars. Givens. Apparemment, il contenait soixante livres en espèces, et d’autres trucs, dont la carte. Le gamin a gardé les billets, mais il ne pouvait rien faire avec la carte.

— Pas de code ?

— Non.

— Alors, que s’est-il passé ?

— Je lui ai acheté la carte. Dix livres.

— Et on peut savoir le nom de ce gamin ?

Il y eut un long silence, Ewart eut au moins la décence de sembler hésiter, mais Faraday savait que sa décision était déjà prise.

— Tu comptes me le dire ou non ? s’impatienta Yates.

— C’est un putain de suicide, dit Ewart. Vous vous en rendez compte ?

— Ouais, confirma Yates. On peut toujours espérer.

— Enfoiré.

Yates, en rage, s’apprêta à se lever. Ellis le retint.

— Le nom, dit-elle d’un ton las. Donnez-nous juste ce foutu nom.

 

Jake Tarrant raccompagna Winter à Gunwharf. Le taxi les déposa tous les deux à Blake House, et Tarrant demanda au chauffeur d’attendre qu’il ait conduit Winter à l’étage. Winter titubait jusqu’à l’allée qui menait derrière la zone résidentielle. Tarrant dut courir pour le rattraper.

— La vue…

Winter voulait la partager.

Tarrant le prit par le bras, lui fit faire gentiment demi-tour et le ramena vers l’immeuble.

— M’sieu W. a une clé ?

Winter donnait l’impression de ne pas avoir compris la question. Il voulait que Jake soit gentil avec Rachel. Il voulait que tout le monde soit gentil.

Tarrant trouva les clés dans la poche de la veste de Winter. La plus grosse ouvrit la porte de l’immeuble.

— Quel étage ?

— En haut, répondit Winter avec un geste vague vers les ampoules encastrées du plafond.

Tarrant eut toutes les peines du monde pour le faire entrer dans l’ascenseur, puis il tendit le doigt vers les boutons à côté de la porte.

— Premier ? Deuxième ? Troisième ? Dernier ?

— M’en fous. Je t’ai dit pour Jimmy ?

— Ouais, m’sieu W. C’est vraiment triste.

Comme la dernière fois qu’ils s’étaient vus, Winter l’avait bassiné sur la plus belle vue que l’immeuble offrait, Tarrant misa sur le dernier étage. En sortant de l’ascenseur, il cala Winter contre le mur, puis passa d’une porte à l’autre, essayant la clé à chaque fois. Dans la dernière, elle tourna. À l’intérieur, tandis qu’il cherchait l’interrupteur à tâtons, il sentit l’odeur d’un après-rasage familier.

De retour auprès de Winter, il parvint à le guider jusque dans la petite entrée, puis dans le salon. La vue de ses quatre murs parut prendre Winter par surprise. Il regarda autour de lui, dit qu’il voulait boire quelque chose.

— Bacardi, marmonna-t-il. Regarde dans le frigo.

Tarrant avait localisé la chambre principale. Il alluma la lumière, tira les rideaux, aida, malgré ses protestations, Winter à gagner le grand lit double. Winter le fixa un moment, puis, lentement, se laissa tomber par terre.

Tarrant se campa devant lui. Lui dit que la semaine suivante, il reprendrait le boulot, qu’il était important qu’il ait vu juste au sujet d’Alan Givens. Que les gens devaient savoir. Qu’on devait le leur dire.

— Leur dire quoi, fiston ?

— Leur dire qu’il est mort.

— Ouais, c’est sûr.

— Alors, il est mort ? Tu en es sûr ? C’est que c’était un pote. On travaillait ensemble. Au St Mary’s. L’hôpital. M’sieu W. se souvient de tout ça, hein ?

Winter leva les yeux vers lui.

— T’es un mec bien, fiston.

— On parlait de Givens.

— Ah ouais ?

— Absolument, répondit Tarrant qui s’était agenouillé et glissait un oreiller sous la tête de Winter. Tu me disais que Givens avait été tué. Par un dénommé Ewart. Si j’ai bien compris ?

Winter approuvait de la tête, ses yeux commençaient à se fermer. Puis il tendit la main et trouva celle de Tarrant.

— Ouais, murmura-t-il paisiblement. T’as tout compris.

 

Faraday ramena Dawn Ellis à Kingston Crescent. Il était près de minuit. Karl Ewart avait été mis en examen pour tentative d’homicide, escroquerie à la carte bancaire, et il serait présenté au juge dès le lundi matin.

— Qu’en pensez-vous ?

— J’en pense que ce type est un connard de première. J’en pense qu’une bonne douche ne lui ferait pas de mal.

— Au sujet de ce Dale Cummings ?

— Je n’en sais rien, patron. Je ne suis même pas sûre que ça fasse de différence. Il plonge, de toute façon, non ?

Faraday attendait toujours que le feu passe au vert. Ils avaient non seulement obtenu l’identité de Dale Cummings, mais aussi son adresse. À neuf ans, le jeune Dale habitait toujours chez sa maman.

— Vous y croyez ? demanda-t-il, lançant un coup d’œil à Ellis. Vous pensez que ça s’est passé comme Ewart l’a dit ?

Elle garda le silence. Elle était allée voir Jimmy Suttle moins d’une heure plus tôt. Comme tout le monde aux Crimes graves, elle avait un faible pour lui. C’était un ambitieux, aucun doute là-dessus, mais aussi un type adorable. Ellis détourna la tête vers le défilé de boutiques éteintes qui menait à Crescent Road. Un ivrogne pissait contre une vitrine pleine de poussettes. Il lui adressa un petit signe au moment où ils passèrent à sa hauteur.

— Alors ? insista Faraday, exigeant une réponse.

Ellis s’apprêta à faire entendre la voix de la raison en disant d’attendre d’autres éléments de preuve, d’avoir entendu le gamin et sa mère, d’avoir vérifié la version d’Ewart ainsi qu’il se devait, au lieu de quoi elle hocha la tête.

— Vous voulez vraiment savoir ce que je pense, patron ? dit-elle, fermant les yeux. Je pense que je m’en fiche.