CHAPITRE XXIV
INTERMINABLE RETOUR

— Bien joué.

Surpris, Drizzt bondit, les cimeterres pointés. Puis il baissa sa garde.

Adossé au mur opposé, une jambe pliée sous lui, gisait Jarlaxle.

— La panthère, expliqua-t-il. Il s’exprimait en une langue ordinaire aussi fluide que s’il avait passé sa vie à la surface.

— Quand elle a sauté sur moi, j’ai cru ma dernière heure venue. ( Il haussa les épaules. ) Peut-être mon éclair magique l’a-t-il blessée.

Jarlaxle devait encore posséder son bâton de sorcier ! Il restait très dangereux. Drizzt reprit une attitude défensive.

Grimaçant de douleur, le mercenaire écarta les mains, paumes tendues.

— Je n’ai plus de bâton, assura-t-il. Et je n’aurais aucune envie de l’utiliser si je t’avais à ma merci. Tu peux me croire !

— Tu voulais me tuer, lui rappela Drizzt, glacial. Jarlaxle sourit.

— Vierna m’aurait étripé si elle avait gagné et que je ne sois pas venu a son aide Aussi doué sois-tu, j’ai cru qu’elle l’emporterait.

Cela paraissait logique. Le pragmatisme était de mise chez les elfes noirs.

— Lloth te récompensera si tu me tues

— Je ne suis pas l’esclave de la Reine’Araignée ! Je suis un opportuniste.

— Vraiment ? Qui l’eût cru ?

Jarlaxle éclata de rire – avant de grimacer de douleur, la main crispée sur sa jambe apparemment cassée.

Bruenor surgit sur ces entrefaites. Il avisa Drizzt, puis le Drow blessé.

Il avança.

— Attends !

Le nain s’arrêta et tourna vers Drizzt un regard glacial, qu’accentuaient un œil mal en point, des joues lacérées et une estafilade sanglante sur sa tempe.

— On ne fait pas de prisonniers, gronda-t-il d’une voix sourde.

Alarmé par le ton venimeux de son ami et l’absence suspecte de Wulfgar, Drizzt demanda :

— Où sont les autres ?

— Je suis là, annonça Catti-Brie, surgissant à son tour d’un couloir.

Sa mine lugubre valait bien des discours.

— Wulf…, commença Drizzt.

Elle secoua la tête ; entendre ce nom était plus qu’elle n’en pouvait supporter.

L’elfe frémit en apercevant un carreau fiché dans sa machoire. Il lui caressa la joue avant d’arracher le dard. Puis il la prit par l’épaule pour la soutenir. La nausée et la douleur firent vaciller la jeune femme.

— j’espère ne pas avoir blessé la panthère, coupa Jarlaxle : cette bête est magnifique !

Drizzt Pivota, furieux.

— Il te provoque, dit Bruenor, serrant sa hache maculée de sang. Il demande grâce sans en avoir l’air.

Drizzt n’aurait pas parié là-dessus. Connaissant les horreurs de Menzoberranzan, il savait jusqu’où un elfe noir pouvait aller pour survivre. Son propre père, Zaknafein, le seul Drow qu’il ait chéri, avait été un tueur. N’avait-il pas joué les assassins au service de Matrone Malice dans le seul but de survivre ? En était-il de même pour ce mercenaire-là ?

Drizzt aurait voulu croire le contraire. Sa sœur morte à ses pieds, sa famille anéantie, ses racines disparues, il voulait encore croire qu’il n’était pas seul au monde. ,

— Tue ce chien, fulmina Bruenor, à bout de patience, ou traînons-le jusqu’à Mithril Hall ! Il fera un beau trophée.

— Que choisis-tu, Drizzt Do’Urden ? demanda Jarlaxle, flegmatique.

Le ranger réfléchit. Qu’avait-il de commun avec son père ? Il se souvint de la colère de Zaknafein, persuadé à tort que son fils avait massacré des elfes de la surface. Il y avait une différence entre le mercenaire et le défunt maître d’armes. Zaknafein avait éliminé ceux qui le méritaient à ses yeux : les âmes damnées de Lloth et ses laquais.

Jamais il ne serait joint à Vierna dans cette chasse à l’homme.

La colère faillit précipiter Drizzt sur sa proie. Il réprima son désir de meurtre. L’air de Menzoberranzan empoisonnait à petit feu les rares elfes noirs « hors normes ». Zak avait avoué avoir failli se perdre à maintes reprises dans les filets de Lloth. Lors de son périple dans Ombre-Terre, Drizzt lui-même avait souvent songé au monstre qu’il risquait de devenir.

Comment pouvait-il juger Jarlaxle ?

Il remit ses cimeterres au fourreau.

— Il a tué mon garçon ! rugit Bruenor.

Drizzt secoua la tête.

— La pitié est une chose curieuse, Drizzt Do’Urden, dit jarlaxle. Est-ce une force ou une faiblesse ?

— Une force !

— Cela peut sauver mon âme ou damner ton corps.

Tenant son chapeau à large bords, il s’inclina devant Drizzt Son bras droit jaillit de sous sa cape. Un objet se fracassa sur le sol, répandant une fumée opaque.

— Maudit chien ! s’écria Catti-Brie.

La flèche d’argent qu’elle tira d’instinct s’écrasa contre la paroi opposée. Bruenor chargea avec force moulinets. Mais sa hache fendit la poussière. Le mercenaire s’était volatilisé.

Catti-Brie et Drizzt examinèrent la forme prostrée de Gaspard Pointepique.

— Est-il mort ?

Vierna l’avait flagellé jusqu’au sang.

— Non, répondit Drizzt. Les morsures des fouets visent à paralyser, non à tuer.

— Dommage, marmonna Bruenor dans sa barbe.

Il leur fallut quelques instants pour ramener Pointe-pique à lui. Ce dernier sauta sur ses pieds – et retomba. Le fou-de-guerre se sentait mortifié… Cela dura jusqu’à ce que Drizzt commette l’erreur de le remercier de son aide.

Dans le couloir principal, ils découvrirent cinq Drows morts.

— Régis…, souffla le ranger, épouvanté.

Il couru jusqu’au passage latéral où il avait poussé son ami.

Sous un cadavre ennemi gisait le petit homme, le poing serré sur la dague rutilante d’Enteri.

— Allons, Régis, lui dit Drizzt, soulagé. Il est temps de rentrer chez nous.

*
* *

Les cinq compagnons se soutenaient mutuellement en remontant les boyaux. Bruenor avait un œil tuméfié ; Pointepique éprouvait quelque peine à coordonner ses mouvements. Le pied de Drizzt lui faisait atrocement mal. Pour autant, les problèmes physiques n’étaient pas les plus préoccupants. L’onde de choc de la mort de Wulfgar se propageait.

Catti-Brie trouverait-elle l’énergie de rassembler ses dernières forces pour combattre ? Bruenor était si mal en point que Drizzt en vint à se demander s’il atteindrait Mithril Hall vivant. Aurait-il la force, lui aussi, de survivre à un dernier affrontement ?

La vue du général Dagna à la tête de sa cavalerie, au détour d’un tunnel, arracha un soupir de soulagement au ranger.

Bruenor céda à l’épuisement. Alors les nains se portèrent au secours de leur roi et de ses malheureux compagnons.

Seuls Drizzt et Catti-Brie ne prirent pas le plus court chemin pour Mithril Hall. Accompagnée de trois guerriers, Dagna compris, la jeune femme guida l’elfe jusqu’à la funeste grotte.

A la vue de l’éboulis, Drizzt sut que nul espoir n’était permis. Son ami avait été emporté à jamais.

Catti-Brie raconta le drame à son vieil ami. Après un long silence, elle retrouva sa voix pour insister sur la fin héroïque du barbare.

— Adieu, conclut-elle avant de se détourner du monticule et de sortir.

Resté seul, Drizzt regarda les gravats. Etait-il possible que le puissant Wulfgar ait disparu sous ce tas de rocs ? Rêvait-il ?

Il ne rêvait pas.

Tout cela était bien réel.

La culpabilité submergea l’elfe noir. Cible de l’obsession de sa sœur, il avait provoqué la fin de Wulfgar.

Il chassa très vite pareilles pensées.

A présent, il devait faire ses adieux à son frère d’armes. Il aurait tant voulu être près de lui pour le réconforter, le guider, échanger un dernier clin d’œil irrévérencieux et affronter le mystère des mystères à son côté : la mort. 

–Adieu, Wulfgar, chuchota-t-il. C’est un voyage que tu dois faire seul.

*
* *

Le retour à Mithril Hall n’eut rien d’un triomphe. A divers titres, Wulfgar était cher aux quatre rescapés : un fils pour Bruenor, un fiancé pour Catti-Brie, un frère d’armes pour Drizzt et un protecteur pour Régis.

Bruenor était le plus gravement blessé. En plus d’avoir perdu un œil, il porterait une vilaine cicatrice au visage jusqu’à son dernier jour.

C’était le cadet de ses soucis.

Plus d’une fois, dans les heures qui suivirent, il pensa à des arrangements à mettre au point avec Cobble, avant de se rappeler qu’il n’y avait plus de Cobble.

Ni de noces grandioses à organiser.

Drizzt mesura la tristesse qui accablait le roi. Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, Bruenor semblait vieux et las. L’elfe avait peine à le voir ainsi.

Croiser le regard de Catti-Brie achevait de lui briser le cœur.

Débordant de vitalité et de joie de vivre, la jeune femme s’était crue immortelle.

Désormais, elle ne verrait plus jamais le monde du même œil.

Interminables, les heures s’égrenaient. Chacun restait dans son coin.

L’elfe, le roi et sa fille ne virent pas Régis partir pour le Val du Gardien.

*
* *

Au flanc d’une falaise, après une pénible ascension, le petit homme découvrit un corps suspendu par les lambeaux de sa cape. Approchant, Régis eut la surprise de voir « le mort » remuer.

— Vivant ? chuchota-t-il.

Les os brisés, Entreri était resté ainsi plus de vingt-quatre heures.

Avec un grand luxe de précautions, Régis glissa la dague sous les derniers plis de la cape : tout ce qui séparait encore l’homme de la mort. D’une simple flexion du poignet, Régis l’y enverrait.

Entreri tourna la tête, une plainte inintelligible sur les lèvres.

— Tu as quelque chose qui m’appartient.

A la vue du visage aux pommettes éclatées qui se tourna vers lui, le petit homme ne put réprimer un mouvement de recul.

— Le rubis !

Armé d’un bâton, Régis écarta la cape déchiquetée et récupéra le pendentif.

— Quel effet ça fait d’être à la merci des caprices d’un autre ? Combien de malheureux as-tu torturés avant de finir ici ? Une centaine ?

Il repéra un autre objet de valeur fixé à la ceinture du mercenaire. Le récupérer était un peu plus ardu que le rubis. Mais n’était-il pas un voleur aux doigts de fée ?

Le masque fut bientôt à lui.

Il fouilla les poches du tueur, trouvant une bourse et un joyau.

— Je pourrais te prendre en pitié… ( Du coin de l’œil il surveillait dans le ciel le manège des vautours nui l’avaient guidé jusque-là. ) Bruenor et Drizzt ne refuseraient pas de te sauver. Tu as peut-être des informations de valeur.

Régis baissa les yeux sur une de ses mains ; Entreri lui avait coupé deux doigts. Il tenait aujourd’hui la dague avec laquelle il l’avait mutilé.

Quelle merveilleuse ironie.

— Non, décida-t-il, se rappelant combien le tueur l’avait fait souffrir. Aujourd’hui n’est pas mon jour de bonté. Je pourrais t’abandonner aux charognes.

L’homme n’eut aucune réaction.

Régis secoua la tête. Jamais il n’atteindrait le degré de cruauté de son ennemi.

D’une flexion du poignet, il trancha les dernières bandes de tissu. Le poids du corps fit le reste.

Artemis Entreri avait épuisé toutes ses astuces.