CHAPITRE XIV
ÉCRASES SOUS LE NOMBRE

A toutes jambes, Gaspard Pointepique courait parallèlement à la trajectoire de ses compagnons. Il entendit une porte se fracasser, des flèches siffler, des cris éclater de tous côtés, ponctués d’un ou deux grondements sourds. Maudit hasard qui le spoliait de tout l’amusement !

Le fou-de-guerre tourna à gauche, espérant rejoindre le groupe avant la fin des hostilités. Une curieuse silhouette s’interposa, apparemment aussi surprise que lui de la rencontre.

— Hé toi ! Serais-tu le familier de Bruenor ? La main effilée pressa une détente ; un carreau rebondit sur l’armure du nain…

— Taïaut ! s’écria Pointepique au comble du ravissement.

Sa torche lâchée, il se rua tête baissée, pointe en avant. Stupéfait par la férocité de l’attaque, l’elfe noir tira son épée.

Le nain bougea la tête pour éviter la lame et se redressa au dernier instant avec un rare plaisir.

Ignorant quelle défense adopter face à ce nouveau type de corps à corps, le Drow fut plaqué contre une paroi, le nain dans les bras.

Pointepique se pressa contre lui, afin de lui enfoncer ses pointes métalliques dans la chair.

Epée en main, le Drow se débattit avec frénésie, aidant à son corps défendant l’attaque convulsive de son adversaire. D’un bras ramené en arrière, Pointepique arma un direct furieux ; les pointes du gantelet déchiquetèrent la chair d’obsidienne polie. Il flanqua des coups de coude, de genou, mordit le nez du Drow à pleines dents et lui bourra les côtes de manchettes.

Son cri de guerre sauvage, sortant de lèvres sanguinolentes, exacerbait la férocité du personnage. Le Drow s’effondra, Pointepique sur le dos. L’infortuné eut beau se contorsionner, il ne put déloger le nain.

— Espèce d’anguille d’elfe ! rugit Pointepique, lui martelant le visage de son front casqué.

Avec son armure piégée, le fou-de-guerre déchiqueta littéralement son ennemi.

Puis il se releva et adossa sa victime contre une paroi. Une douleur dans le dos l’avertit qu’un coup d’épée, au moins, avait fait mouche. Plus préoccupant était l’engourdissement qui le menaçait. Enragé, il fonça derechef sur l’elfe inerte, clouant sa poitrine contre le roc.

Un geyser de sang jaillit.

*
* *

Sondant les environs par magie, Cobble esquiva un nouveau tir et se concentra sur sa tâche.

Un carreau se ficha dans sa jambe. Il l’ignora, car il jouissait d’une immunité considérable. Que les elfes noirs le transforment en pelote d’épingles, si le cœur leur en disait. Cobble ne dormirait pas avant quelques heures.

A la faible lueur émanant du secteur investi par l’ennemi, il remarqua quelque chose de curieux sur le sol : des copeaux de métal.

— Du fer ? chuchota-t-il.

D’instinct, il porta la main à ses cailloux explosifs. Un bras levé pour avertir ses compagnons restés en retrait, il se mit en garde.

Malgré le vacarme de la bataille, il entendit un chant drow.

Horrifié, il cria aux siens de fuir à toutes jambes et manqua trébucher dans sa hâte.

Le chant démoniaque alla crescendo.

Les fragments de métal fusionnèrent pour former un mur qui s’abattit sur le nain.

Une explosion souffla du sang et des lambeaux de chair à la face des trois autres compagnons, pétrifiés.

— Cobble…, souffla Catti-Brie.

La lueur magique disparut. Une sphère de ténèbres se matérialisa, bloquant l’autre sortie du passage. Une deuxième surgit, puis une troisième, enveloppant le mur abattu.

— Chargez ! cria Gaspard Pointepique, qui accourait à toutes jambes.

Une nouvelle boule apparut devant le fou-de-guerre, le faisant hésiter à son tour. Des volées de petits carreaux fendirent l’air.

— En arrière ! hurla Bruenor.

Touché une dizaine de fois, Pointepique glissa à terre. Wulfgar l’attrapa par la pointe de son heaume et suivit le roi de Mithril Hall.

— Drizzt…, gémit Catti-brie.

Elle tira à plusieurs reprises ; un carreau rebondit contre son carquois.

Rester était du suicide.

Elle tira une dernière flèche avant de tourner les talons et de battre en retraite à son tour, loin de l’ami qu’elle était venue sauver.

*
* *

Drizzt fit une chute de plusieurs pieds, planant sur une longueur considérable. Il s’agrippa à ses cimeterres. S’il lâchait prise, il risquait d’être coupé en deux par ses propres lames.

D’une roulade réalisée en plein vol, il parvint à ramener ses pieds en avant. Mais la verticale le prit par surprise et il faillit s’assommer sur la dénivellation suivante. Quand il crut contrôler de nouveau sa chute, un passage s’ouvrit sous ses pieds.

Il atterrit rudement, effectua une roulade instinctive et heurta un éboulis.

Drizzt Do’Urden ne bougea plus un cil.

La douleur paralysait ses jambes, mais il l’ignora. Il n’examina pas ses multiples contusions. Sans plus penser à Entreri, ni s’inquiéter pour ses amis, son esprit fut tout entier accaparé par une seule chose : le regret d’avoir violé son serment.

Quand le jeune Drizzt avait fui Menzoberranzan après avoir tué Masoj Hun’ett, il s’était juré ne plus jamais verser le sang des siens. Quand sa famille l’avait traqué dans les entrailles d’Ombre-Terre, il avait tenu parole, laissant même la vie sauve à sa sœur aînée après l’avoir terrassée. La mort horrible de Zaknafein encore fraîche dans sa mémoire, la soif de sang l’avait pourtant submergé. A demi fou de chagrin, après dix ans de survie dans les étendues sauvages d’Ombre-Terre, Drizzt était pourtant parvenu à tenir parole.

Mais plus maintenant. Ses cimeterres avaient dessiné un X parfait sur la gorge du garde.

Il n’avait pas eu le choix. Il n’était pas responsable de ce déchaînement de violence. Qui pouvait le blâmer d’avoir tout tenté pour échapper à ses tortionnaires et voler au secours de ses amis ?

Pourtant, sa conscience le taraudait.

Il avait violé son serment.

*
* *

Bruenor avait pris la tête du groupe dans le labyrinthe tortueux. Au côté de Wulfgar, Catti-Brie se retournait de temps à autre pour décocher de nouveaux traits contre leurs poursuivants invisibles.

Le silence les inquiétait. Ayant Drizzt comme ami, ils savaient pertinemment que les Drows évoluaient dans un silence absolu.
C’était leur fort.

Où aller ? Dans ce secteur inexploré, ils ne disposaient d’aucun repère. Il leur faudrait tenter de s’orienter pour gagner un territoire familier.

Enfin, Bruenor repéra un tronçon divisé en trois embranchements. Il en emprunta un au hasard. Le trio déboucha dans une grotte munie d’une grande dalle de pierre en guise de porte. Il s’y engouffra ; Wulfgar dressa la dalle contre l’ouverture.

— Des Drows ! chuchota Catti-Brie, incrédule. Comment ont-ils pu gagner Mithril Hall ?

— Pourquoi ont-ils investi mes tunnels ? renchérit Bruenor. ( Il fixa sa fille bien-aimée et le barbare. ) Dans quoi nous sommes-nous fourrés cette fois ?

Catti-Brie n’avait pas de réponse. Unis, les compagnons avaient affronté de nombreux monstres, surmonté d’incroyables obstacles.

A présent, il s’agissait de Drows. Si Drizzt vivait encore, le savoir entre leurs griffes… Le groupe avait volé à son secours, prenant ses congénères par surprise. Mais l’ennemi les avait écrasés sous le nombre, les forçant à battre en retraite à toute vitesse.

Catti-Brie, Wulfgar et Bruenor échangèrent des regards consternés. Pourtant, la jeune femme sentit que son fiancé s’inquiétait davantage pour elle que pour Drizzt. Elle ne pouvait l’en blâmer. Mais la guerrière savait que, obsédé par ses velléités de protection, le jeune homme ferait moins attention aux dangers qui les guettaient.

En l’occurrence, elle représentait un handicap, non par manque de compétences guerrières ou de capacité à survivre, mais en raison de la faiblesse de Wulfgar.

A ses yeux, Catti-Brie n’était pas une alliée utile.

Cernés par des elfes noirs, ils avaient désespérément besoin d’alliés !

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Recourant à ses pouvoirs de lévitation, le soldat qui avait sauté à la suite de Drizzt avisa une forme prostrée sous l’ample cape.

S’emparant du gourdin passé à sa ceinture, il avança, exultant déjà à la pensée des trésors qui le récompenseraient de sa formidable capture. L’arme s’abattit sur des pierres…

Silencieux comme la mort, Drizzt sauta de son perchoir.

Les yeux ronds, le soldat comprit trop tard le subterfuge.

Le premier mouvement de Drizzt fut de frapper du plat du cimeterre ; son cœur exigeait qu’il ne verse plus le sang des siens. Un coup judicieux assommerait son adversaire. Ensuite, il le ligoterait et le délesterait de ses armes.

Eût-il été seul en cause, et s’il ne s’était agi que d’échapper aux griffes de Vierna et d’Entreri, il aurait obéi à son élan de compassion. Mais comment oublier ses amis ? Laisser la vie sauve à ce Drow signifiait mettre en danger celles de Bruenor, de Wulfgar et de Catti-Brie.

Etincelle s’enfonça dans le cœur de l’infortuné, son aura bleue soudain teintée de rouge.

Drizzt Do’Urden avait de nouveau les mains pleines de sang.

Mâchoires crispées, il pensa à ses amis. Le sang disparaîtrait. Peut-être.