CHAPITRE XI
AFFAIRES DE FAMILLE

Les vêtements volèrent, un bric-à-brac indescriptible s’écrasa contre le mur opposé, des armes hétéroclites tourbillonnèrent dans les airs, quelques-unes retombant sur Bruenor. A demi enfoui dans son placard, il ne sentit rien.

— C’est là ! gronda-t-il. ( Une cotte de mailles incomplète vola par-dessus son épaule, manquant éborgner les autres. ) Par Moradin, ça doit être là !

— Par les Neuf Enfers…, commença Pointepique.

Un cri d’extase lui coupa la parole.

— Je le savais !

Triomphant, le roi exhiba un médaillon en forme de cœur fixé sur une chaîne d’or.

Catti-Brie le reconnut aussitôt : le présent d’Alustriel de Sylverymoon à Bruenor. Contenant un portrait de Drizzt, « synchronisé » par magie sur le Drow, il permettait de le repérer.

— Voilà qui nous mènera à l’elfe !

— Remets-le-moi, ô roi, dit Pointepique, et je retrouverai ton étrange… ami.

— Je me débrouillerai fort bien seul, fit Bruenor.

s’armant de son heaume cabossé, de sa hache et de son bouclier d’or.

— Mais tu es le roi de Mithril Hall ! Il n’est pas question que tu t’aventures dans des secteurs dangereux !

— La ferme, fou-de-guerre ! intervint la jeune femme. Mon père livrerait les halls en pâture aux gobelins plutôt que d’abandonner Drizzt à son sort !

Cobble agrippa Pointepique par l’épaule ( se piquant la main pour la peine ) afin de lui confirmer la remarque, et de l’avertir discrètement de ne pas insister.

Bruenor n’écoutait plus. Le regard enfiévré, le roi à la barbe rousse sortit en trombe.

*
* *

Surréel, l’environnement cessa de danser ; lentement, le captif reconnut sa sœur, penchée sur lui.

— Yeux-violets…, dit la prêtresse.

Le sentiment d’avoir vécu cette scène une centaine de fois dans sa jeunesse le submergea.

Vierna, la seule personne de sa famille pour laquelle il avait eu de l’affection, en dehors de Zaknafein !

Elle avait été sa mère de substitution, chargée de le sevrer et de faire de lui un prince de la Maison Do’Urden. Une Vierna différente se tenait devant lui, il le sentit. La « tendresse » était définitivement enterrée sous les plis de sa tunique de grande prêtresse.

— Combien de temps cela fait-il, mon frère disparu ? demanda-t-elle en drow. Vingt ans ? Combien de chemins as-tu parcourus, avant de revenir affronter ton destin ?

Les mains liées derrière le dos, une dizaine de soldats l’encerclant, Drizzt ne répliqua rien. Entreri parlait à un elfe noir à l’étrange allure, au chapeau à plumes extravagant et à la jaquette ouverte sur un estomac musclé. Le tueur avait accroché son masque à sa ceinture ; quels ravages sèmerait-il encore dans son sillage s’il retournait à Mithril Hall ?

— A quoi penseras-tu en revoyant Menzoberranzan, petit frère ? continua Vierna.

Question rhétorique ou non, il tourna son attention vers elle :

— J’aurai des pensées de prisonnier. Et quand je serai mené devant Matr… devant Malice…

— Matrone Malice ! siffla-t-elle.

— Malice.

Elle le gifla pour son impudence. Des ricanements éclatèrent parmi les soldats.

Vierna partit d’un rire sauvage.

Drizzt garda le silence. Pourquoi une réaction si explosive ?

— Matrone Malice est morte, sombre imbécile !

Comment prendre la chose ? A la nouvelle de la mort de leur mère, il n’avait aucune idée de la meilleure façon de réagir. Il chassa une vague tristesse. Le sentiment de n’avoir jamais eu de mère en était la cause, non la perte de Malice.

Sa fin était assurément une bonne chose.

— Tu ignores tout, n’est-ce pas ? ricana Vierna. Comme ton exil a été long ! ( Drizzt leva un sourcil. ) Tes actes ont provoqué la ruine de la Maison Do’Urden, et tu n’en sais rien !

— Sa ruine ? répéta-t-il, intrigué, sans plus.

A l’instar de toutes les familles princières de Menzoberranzan, la Maison Do’Urden lui inspirait la plus parfaite indifférence.

— Matrone Malice était chargée de te retrouver, expliqua Vierna. Son échec, quand tu lui as filé entre les doigts, lui a coûté les faveurs de Lloth.

— Comme c’est dommage, souffla-t-il avec une ironie appuyée.

Vierna le gifla plus brutalement encore ; stoïque, il ne cilla pas.

Fermant ses mains effilées d’une force insoupçonnée, Vierna lutta pour retrouver son calme.

— Détruite, reprit-elle d’un ton peiné, par la volonté de la Reine Araignée. Elles sont toutes mortes par ta faute ! Tes sœurs Briza et Maya, ta mère… La Maison entière fut massacrée à cause de toi !

L’air indifférent du captif reflétait à merveille son état d’esprit.

— Et notre frère ? s’enquit-il, pour alimenter la conversation.

— Eh bien, Drizzt, tu l’as revu tantôt et tu as failli lui trancher toutes les pattes ! ( Quand même surpris, il parvint à garder son équanimité. ) C’est encore toi le coupable ! éructa-t-elle.

Son sourire triomphant s’évanouit lentement ; Drizzt n’accusait toujours aucune réaction.

— Zaknafein est mort pour toi !

Cette fois, il ne put plus garder son calme.

— Non ! hurla-t-il.

Un sourire mauvais aux lèvres, Vierna sut qu’elle avait trouvé la faille.

— Sans les péchés de Drizzt Do’Urden, Zaknafein vivrait encore ; la Maison Do’Urden serait à l’apogée de sa gloire et Matrone Malice siégerait au Conseil.

— Les péchés ? cracha-t-il. La gloire ? Tu mélanges tout !

Vierna fit mine de le gifler une nouvelle fois ; Drizzt ne broncha pas. Elle baissa le bras.

— Au nom de votre misérable divinité, vous vous complaisez dans le vice et la malveillance, poursuivit l’elfe indomptable. Zaknafein est mort… assassiné pour de faux idéaux. Jamais tu ne me convaincras de ma culpabilité. Vierna, n’as-tu pas tenu le couteau sacrificiel ?

Empourprée, la prêtresse sembla sur le point d’exploser.

— C’était aussi ton père, continua Drizzt.

A son corps défendant, elle accusa le coup. C’était la vérité. De Malice, Zaknafein avait eu deux enfants : Drizzt et elle.

— Mais que t’importe ? Zaknafein n’était qu’un mâle, après tout. Chez les Drows, ils ne valent rien. Pourtant, c’était ton père, répéta-t-il. Il t’a donné plus que tu ne l’admettras jamais.

— Silence ! grinça-t-elle.

Elle le gifla plusieurs fois ; il sentit le sang couler de ses lèvres.

Quel monstre était devenu sa sœur ? En cela, elle rejoignait Briza, leur aînée, la plus cruelle du lot, grande championne des tortures préconisées par la Reine Araignée. Qu’était devenue la Vierna de sa jeunesse, celle qui lui montrait de la compassion en secret ? Où était la Vierna d’antan qui, si elle suivait les sombres voies de Lloth, ne paraissait jamais adhérer pleinement aux préceptes de la déesse ?

Qu’était devenue la fille de Zaknafein ?

Elle était morte et enterrée, se dit-il devant son visage cramoisi. Chez les Drows, les mensonges et la cupidité corrompaient tout.

— Je t’offre la rédemption, reprit la prêtresse, son beau visage de nouveau serein.

— Des êtres plus mauvais que toi s’y sont cassés les dents, répondit-il. Devant ses conclusions erronées, elle éclata de rire.

— Je t’offre en pâture à Lloth, précisa-t-elle. En retour, j’y gagnerai un pouvoir dont même Matrone Malice n’aurait pu rêver. Réjouis-toi, petit frère perdu. Sache que tu vas réhabiliter la Maison Do’Urden de façon éclatante.

— Ton pouvoir s’estompera ! cracha-t-il. ( Il perdait pied dans cette joute verbale. ) Il n’y a aucune constante, aucune permanence à Menzoberranzan en dehors des caprices de la Reine Araignée.

— Bien, mon petit frère, ronronna-t-elle.

— Lloth est maudite ! 

Vierna hocha la tête.

— Tes sacrilèges ne peuvent plus m’atteindre, expliqua-t-elle avec un calme glacial. Tu ne m’es plus rien qu’un renégat apatride que Lloth accepte en sacrifice.

« Mais continue, je te prie, d’égrener tes anathèmes contre la Reine Araignée. Montre à Lloth à quel point un tel sacrifice s’impose ! Quelle ironie, quand on pense que si tu te repentais sincèrement de tes erreurs, tu me vaincrais. »

Drizzt se mordit les lèvres. Le silence était désormais son allié. Il lui fallait mieux comprendre les causes d’un affrontement inattendu.

— Ne comprends-tu pas ? Lloth accueillerait de nouveau un guerrier de ta valeur ; le sacrifice n’aurait plus lieu d’être. Et c’est moi qui deviendrais la paria, la renégate sans attaches.

— Tu ne crains pas de me révéler tout cela ? Vierna le comprenait mieux qu’il ne croyait.

— Tu ne te repentiras pas, brave, honorable et stupide frère ! Un mensonge aussi éhonté ne franchira jamais tes lèvres. Plutôt mourir que de proclamer ta loyauté à Lloth. Quel fardeau que ces idéaux auxquels tu attaches tant de prix !

Sans raison, elle lui flanqua une nouvelle gifle avant de partir. La chaleur de son corps était brouillée par les plis magiques de sa tenue. Comme il était approprié que la silhouette de sa sœur disparaisse sous les oripeaux de la perverse Reine Araignée !

Des bottes claquèrent ; l’extravagant personnage que Drizzt avait remarqué tantôt approcha. Il le regarda presque avec compassion.

— Quel dommage, lâcha-t-il, tirant Etincelle de sous sa cape.

Il repartit sans le moindre bruit.

*
* *

Abasourdis par l’irruption de leur roi, les gardes se mirent prestement au garde-à-vous. Catti-Brie, Wulfgar, Cobble et un autre nain à l’harnachement archaïque entrèrent sur ses talons.

— Avez-vous revu le Drow ? demanda Bruenor en s’élançant vers la porte barrée. 

Leur silence fut éloquent.

— Convoquez le général Dagna, ordonna-t-il. Qu’il rassemble une armée et fasse une descente dans le nouveau secteur !

La garde s’empressa d’obtempérer.

Les cinq compagnons ouvrirent la porte.

— Trois coups, puis deux, expliqua un homme, c’est le signal.

— Entendu, répondit Bruenor, avant de s’enfoncer dans les ténèbres.

Même si Gaspard pensait toujours qu’il ne seyait pas à un roi de foncer dans la gueule du loup, il le suivit avec la même loyauté que les autres.

Cobble et Pointepique grimacèrent à l’unisson quand la porte se referma sur eux avec un écho sinistre. Aiguillonnés par les pires craintes, les trois autres n’entendirent même pas.