CHAPITRE X
DANS LES FACETTES
D’UN JOYAU FABULEUX

Régis et Drizzt aboutirent dans une grotte dénuée de stalactites.
L’entrée, fort basse, pouvait aisément s’obstruer.

— Dois-je moucher la flamme ? demanda le petit homme.

L’oreille tendue, Drizzt était accroupi près de la gueule du tunnel. Après réflexion, il fit signe que non. Quelle importance ? Ils n’avaient aucune chance d’en réchapper sans nouvel affrontement.

D’autres ennemis s’étaient massés dans les corridors parallèles. L’elfe connaissait assez les techniques de chasse de ses frères de sang pour comprendre que le piège n’aurait aucune faille.

— Je me bats mieux à la lumière que mes congénères, expliqua-t-il.

— Au moins, ce n’était pas Entreri, dit Régis d’un ton léger.

Quelle étrange idée fixe ! Si seulement il ne s’était agi que de lui… Tout valait mieux qu’être cernés par une horde de guerriers drows !

— Tu as bien fait de renvoyer Guenhwyvar.

— Serait-il mort sinon ?

Honnêtement, Drizzt l’ignorait. Il avait vu la panthère se débattre entre les griffes d’un élémental de terre, puis tomber dans un lac d’acide. A chaque fois, elle lui était revenue, ses blessures cicatrisées.

— Si le combat avait duré, Guenhwyvar aurait eu besoin de plus de temps pour lécher ses plaies dans le plan astral. Je ne le crois pas vulnérable, du moins pas tant que la figurine subsiste. ( Un air de gratitude sur son beau visage, Drizzt se tourna vers son petit compagnon : ) Tu as quand même bien fait, insista-t-il. Guenhwyvar souffrait aux mains de nos ennemis.

— Il serait dommage de perdre un allié magique de cette importance.

Depuis son retour, rien de ce que Régis avait dit ou fait ne paraissait normal. Stupéfait par la remarque, Drizzt s’interrogea. Depuis des années, la panthère et Régis étaient devenus plus que des compagnons. Jamais il n’aurait parlé d’elle comme d’un « allié magique ».

Soudain, il comprit : les allusions constantes à Artemis Entreri, et à Calimport ; la férocité de sa lutte contre Wulfgar. Le barbare n’avait-il pas dit que Régis l’avait informé de sa rencontre avec Catti-Brie dans la montagne ?

— Qu’as-tu dit d’autre à Wulfgar ? s’enquit Drizzt avec le plus grand calme, sans se retourner. De quoi d’autre l’as-tu convaincu avec le rubis hypnotique qui se balance à ton cou ?

La masse d’armes tomba à terre. Un masque suivit le même chemin. Dans les empires du Sud, Drizzt l’avait porté pour prendre l’apparence d’un elfe blanc et circuler en toute quiétude.

*
* *

Ne sachant que faire de l’incroyable personnage, Wulfgar lorgna le nain à l’allure ridicule. Bruenor le lui avait présenté une minute plus tôt. Le jeune homme avait eu la nette impression que le roi ne portait pas le dénommé Pointepique dans son cœur. Bruenor s’était empressé de s’attabler à l’opposé, entre Catti-Brie et Cobble, le livrant aux griffes du malodorant nouveau venu.

Gaspard Pointepique était parfaitement à l’aise.

— Es-tu un guerrier ? s’enquit poliment Wulfgar, cherchant un terrain d’entente. Pointepique éclata d’un rire moqueur.

— Un guerrier ? beugla-t-il. Quelqu’un qui se bat pour l’honneur ?

Ignorant où il voulait en venir, le barbare haussa les épaules.

— En es-tu un, mon grand ? 

Wulfgar bomba le torse.

— Je suis Wulfgar, fils de Beornegar, commença-t-il d’un air sombre.

— Je me disais aussi…

A l’autre bout, Cobble chuchota à l’oreille de son roi :

— Vous réalisez qu’il va insulter le garçon ?

— Je parie sur lui : or contre argent. Pointepique est bon dans sa catégorie, mais il n’a pas la force du barbare.

— Je n’en suis pas si sûr, répondit Cobble. Si Wulfgar lève la main, Pointepique le lui fera regretter, c’est certain.

— Parfait, dit Catti-Brie, à leur grand étonnement. Un peu d’humilité lui fera le plus grand bien, ajouta-t’elle avec un cynisme inhabituel.

— Si je luttais contre quelqu’un, beugla Pointepique, toi par exemple, et que tu perdes ton arme, je te laisserais la ramasser.

Wulfgar hocha la tête et sursauta quand son interlocuteur fit claquer des doigts sales sous son nez.

— Ensuite, poursuivit-il, je planterai ma pointe dans ton épaisse caboche ! Je ne suis pas un stupide guerrier, pauvre idiot ! Je suis le fou-de-guerre ; n’oublie jamais que je joue pour gagner ! ( II se leva en trombe et rejoignit Bruenor. ) Tu as de drôles de fréquentations, mais je ne suis pas surpris. En revanche, tu aurais une jolie fille si elle avait un peu de poil au menton.

— Prends-le comme un compliment, souffla Cobble à Catti-Brie. 

Amusée, elle sourit.

— Les Battlehammer ont toujours eu un faible pour les autres races, poursuivit Pointepique.
( Revenu de son étonnement, Wulfgar s’approcha. ) Pourtant, nous les laissons nous gouverner.
J’aimerais qu’on m’explique !

Serrant les accoudoirs de son siège, Bruenor en eut les phalanges blanches. Sa fille posa une main apaisante sur son épaule. L’orage passa.

— A propos, continua le trublion, selon de vilaines rumeurs, tu aurais un Drow près de toi. Est-ce vrai ?

Le premier mouvement de Bruenor fut la colère. Il n’hésitait jamais à défendre son ami, souvent diffamé.

Catti-Brie prit la parole la première. S’adressant davantage à son père qu’à Pointepique, elle lui rappela que Drizzt s’était endurci, et qu’il savait se défendre tout seul.

— Tu verras le Drow bien assez vite, ajouta-t-elle à l’attention de Pointepique. C’est certainement un guerrier à la hauteur de tes critères. ( Le rire moqueur du nain mourut sous le regard de la jeune femme. ) Si tu le défiais, et que ton casque tombe, il le ramasserait et te le remettrait sur la tête. Naturellement, il le ferait tomber derechef et te botterait l’arrière-train.

Les lèvres du fou-de-guerre s’étirèrent en un sourire crispé. Pour la première fois depuis des jours, Wulfgar parut approuver pleinement sa fiancée. Les hochements de tête de Bruenor et de Cobble entérinèrent sa remarque.

— Combien de temps Drizzt restera-t-il parti ? intervint Wulfgar avant que l’autre retrouve sa voix.

— Les tunnels sont longs, répondit Bruenor.

— Reviendra-t-il pour la cérémonie ? 

Catti-Brie crut déceler une note ambiguë dans la question.

— Sois-en certain, répliqua-t-elle. Car il n’y aura aucun mariage tant que Drizzt n’aura pas reparu. ( Son air déterminé étouffa les protestations paternelles. ) Je me moque que toutes les têtes couronnées du Nord attendent encore un mois !

Wulfgar sembla sur le point d’exploser. Par bonheur, il eut la sagesse de diriger ses foudres ailleurs que sur sa fiancée.

— J’aurais dû l’accompagner, Bruenor ! Pourquoi lui avoir fourré Régis dans les pattes ? A quoi lui servira-t-il s’il fait de mauvaises rencontres ?

La férocité du reproche laissa le nain pantois.

— Il a raison ! renchérit Catti-Brie. Non qu’elle voulût abonder dans le sens du barbare, mais l’occasion de se défouler était trop tentante. Confus, le roi s’adossa à son siège.

— Les nains se seront perdus, voilà tout !

— Et même si c’est vrai, insista sa fille, que fera Régis sinon ralentir le Drow ?

— Il a dit qu’il trouverait le moyen de se rendre utile !

— Qui a dit ça ?

— Ventre-à-pattes ! rugit Bruenor, soudain troublé.

— Il ne voulait même pas partir ! s’emporta Wulfgar.

— Si ! s’époumona le roi, bondissant pour repousser le barbare penché sur lui. C’est Ventre-à-pattes en personne qui m’a demandé de l’envoyer avec le Drow !

— Régis était là quand nous avons appris que des nains étaient portés disparus, se souvint Catti-Brie. Tu n’as jamais fait allusion à cette demande…

— Il m’en a parlé avant. Il a dit que…

Réalisant l’illogisme de la chose, Bruenor n’acheva pas sa phrase. Il se souvenait vaguement de Régis lui expliquant qu’il devrait accompagner Drizzt à la recherche des disparus. Mais comment était-ce possible, puisque’il avait pris la décision sitôt la nouvelle connue ?

— Auriez-vous encore « goûté » l’eau sacrée, mon roi ? s’enquit Cobble, respectueux.

D’une main levée, Bruenor requit le silence. Il se rappelait les paroles de Régis : ce n’était pas imagination de sa part. Mais aucun cadre, aucun décor ne confirmait ou n’infirmait l’invraisemblance.

Une vision s’imposa à lui : les facettes d’un rubis fabuleux, l’entraînant dans d’incroyables profondeurs.

Les yeux clos, il reprit la parole :

— Ventre-à-pattes m’a dit qu’un groupe serait porté disparu et que je devrais l’envoyer à sa recherche avec Drizzt.

— Régis ne pouvait pas savoir, objecta Cobble, incrédule.

— Et même en ce cas, renchérit Wulfgar, il n’aurait jamais demandé à être de la fête. Etait-ce un rêve… ?

— Non ! Il me l’a dit… avec son rubis…

— Régis n’aurait pas…, commença le barbare.

— A moins que ce ne soit pas Régis, coupa Catti-Brie.

Les terribles implications de sa déduction lui firent écarquiller les yeux. Tous trois avaient traversé tant d’épreuves ensemble… Et ils n’ignoraient pas que Drizzt avait des ennemis puissants…

Consterné, le barbare en resta bouche bée. Bruenor fonça, manquant renverser Pointepique et Wulfgar au passage. Les deux jeunes gens lui emboîtèrent aussitôt le pas.

— Par la caboche d’un gobelin, s’écria Pointepique, quelle mouche les pique ?

— Une bataille ! lança Cobble

Le vétéran poussa un long cri de joie.

— Quelle joie d’être de nouveau au service d’un Battlehammer ! beugla-t-il jusqu’au ciel.

*
* *

— Es-tu de connivence avec les Drows, ou n’est-ce qu’une terrible coïncidence ? s’enquit Drizzt, refusant toujours de se tourner.

— Je ne crois pas au hasard.

La réponse était prévisible.

Enfin, Drizzt pivota pour affronter son rival, Artemis Entreri, une belle épée dans une main, une dague incrustée de joyaux dans l’autre. La torche gisait à leurs pieds. La transformation de petit homme en humain était parfaite, vêtements compris. Sur Drizzt, le masque avait simplement altéré la couleur de sa peau et de ses cheveux.

— Tu devrais apprendre à mieux te servir des objets magiques avant de t’en débarrasser aussi cavalièrement, dit l’assassin, fine mouche.

C’était vrai. Pourtant, l’elfe n’avait jamais regretté d’avoir tombé le masque à Calimport. Sous ce camouflage protecteur, il avait circulé à son gré parmi les autres races – au prix d’un mensonge.

— Tu aurais pu me tuer lors du combat contre les gobelins, ou une centaine d’autres fois depuis mon retour à Mithril Hall… Pourquoi ce jeu tordu ?

— Ma victoire en sera d’autant plus douce.

— Tu veux continuer le duel interrompu à Calimport.

— Il a commencé bien avant, Drizzt Do’Urden… Il flanqua une chiquenaude sur la joue du Drow ; Drizzt ne broncha pas. Il ne dégaina pas ses armes.

— Dès le premier jour, reprit Entreri, nous avons été des ennemis mortels ; chacun était une insulte vivante au code moral de l’autre. Je me moque de tes grands principes ; tu piétines mon sens de la discipline.

— La discipline et la vacuité sont deux choses bien différentes. Tu n’es qu’une coquille qui sait manier les armes. Il n’y a aucune substance en toi.

— Bien, ronronna le tueur, le piquant à la hanche. Malgré tes efforts désespérés, je sens ta colère, Drow. Déchaîne-toi. Que ton talent m’enseigne ce que tes paroles échouent à me communiquer.

— Tu ne comprends toujours pas, répondit Drizzt, un sourire aux lèvres. Je ne prétends pas t’apprendre quoi que ce soit. Artemis Entreri n’en vaut pas la peine.

Soudain enragé, le tueur à gages bondit, l’épée haute.

Drizzt n’esquissa pas le moindre geste.

— Prends tes armes et accomplis ton destin ! gronda Entreri, menaçant.

— Tombe sur ta propre épée et rencontre la seule fin que tu mérites.

— J’ai ton félin ! Tu dois me combattre ou Guenhwyvar
m’appartiendra !

— Tu oublies notre capture imminente. Ne sous-estimes pas mon peuple.

— Alors bats-toi pour le petit homme, gronda Entreri. L’aurais-tu oublié ? Je ne l’ai pas tué, mais sa mort est proche. Moi seul sais où il est. Je te le révélerai si tu gagnes. Bats-toi, Drizzt Do’Urden, ne serait-ce que pour sauver sa misérable peau !

L’épée du tueur se balança devant le visage du Drow. Un cimeterre l’écarta brutalement.

Entreri riposta de façon fulgurante, perçant presque les défenses de l’elfe.

— Je croyais que tu avais perdu l’usage d’un bras et d’un œil.

— J’ai menti… Dois-je être puni ?

Drizzt laissa ses cimeterres continuer la conversation, feintant et esquivant sans cesse.

Epée et dague en action, l’assassin para toutes les bottes.

Les mouvements étant trop parfaitement harmonisés pour que l’un ou l’autre prenne l’avantage, la lutte devint danse. Le temps jouait contre l’elfe, et surtout contre Régis ; Drizzt orienta le duel vers la torche, qu’il piétina.

Dans l’obscurité, il vit rougeoyer les yeux du tueur…

— Tu crois que le masque m’a donné l’infravision en plus ? railla Entreri. Inexact. Il s’agit d’un don de mon associé, un mercenaire comme moi.

Sa charge força Drizzt à sauter de côté. Etincelle dévia la dague. Une manoeuvre subtile compléta la contre-attaque, visant la poitrine soudain vulnérable du tueur.

Entreri roulait déjà en arrière ; la lame ne l’effleura pas.

A la lueur bleutée d’Etincelle, qui teintait de gris la carnation naturelle des duellistes, on eût dit des frères issus du même moule. Aux yeux du paria, Artemis Entreri était le reflet démoniaque de sa propre âme, l’image de qu’il aurait pu devenir s’il était resté à Menzoberranzan, au contact d’une race amorale.

La rage décuplée de Drizzt l’entraîna dans un tourbillon d’estocs et de feintes ; ses lames incurvées attaquèrent Entreri selon des angles différents à chaque nouvel assaut.

L’épée et la dague menèrent une danse aussi époustouflante, bloquant et parant sans relâche les assauts , Entreri semblait tout anticiper avec aisance.

Drizzt aurait pu se battre contre lui l’éternité durant ; jamais il ne se lasserait d’un tel adversaire.

Soudain, il sentit une piqûre au mollet. L’engourdissement le gagna.

En quelques secondes, ses réflexes s’émoussèrent. Il aurait voulu crier la vérité au tueur ; Entreri qui voulait tant le vaincre à la loyale n’apprécierait pas un triomphe obtenu au prix d’un empoisonnement.

Etincelle tomba des doigts gourds du Drow touché par un carreau.

Entreri s’évanouit le premier. Drizzt aurait-il le temps de lui fendre le crâne avant que surgissent les elfes noirs ?

Il sentit la pierre froide contre son dos ; sa conscience tenta en vain de mesurer l’étendue du désastre.

Les derniers mots qu’il entendit, en drow, semblèrent surgir du passé :

— Dors bien, mon frère.