CHAPITRE III
POURPARLERS

A la tête de deux cents soldats, le huitième roi de Mithril Hall était davantage harnaché pour guerroyer que pour parlementer. Bruenor portait son inséparable heaume cabossé à une corne, ainsi qu’une fine cotte de mailles en mithril dont les lignes verticales couvraient son torse robuste. Son bouclier en or arborait une chopine fumante, l’emblème du clan Battlehammer. Sa hache portait moult encoches recensant les centaines d’ennemis tués – pour la plupart des gobelins.

Dans une tenue en peau de loup, la tête de l’animal tombant sur sa vaste poitrine, Wulfgar venait ensuite, Aegis-fang au creux du bras. Taulmaril en bandoulière, Catti-Brie était à son côté. Les deux jeunes gens ne desserraient pas les lèvres. Entre eux, la tension était presque palpable.

Drizzt marchait à la droite du nain ; Régis se hâtait ; sur ses petites jambes. Guenhwyvar, le prédateur racé à la musculature ondulante, filait explorer les recoins.

Les torches projetaient des ombres grotesques sur lesparois.

Même si les risques d’être surpris, avec l’elfe noir et sa merveilleuse panthère pour éclaireurs, étaient quasiment nuls, tous se tenaient sur leurs gardes.

Le groupe était armé jusqu’aux dents.

Au milieu, quatre nains portaient une poutre sur leurs épaules.
D’autres faisaient rouler des dalles circulaires trouées. Des pieux crantés, de la corde épaisse, des chaînes et des feuilles de métal flexible constituaient le reste du « jeu du gobelin », selon les termes de Bruenor. Drizzt imaginait sans peine tout l’amusement que lesdits gobelins en retireraient.

A une intersection gisait une pile d’os monstrueux surmontée de deux crânes démesurés où le petit homme aurait pu tenir.

— Des ettins, maugréa Bruenor. Il s’agissait de géants bicéphales. A l’embranchement suivant, ils retrouvèrent le général Dagna et sa troupe : trois cents vétérans.

— Les pourparlers sont engagés, annonça l’officier. Les gobelins campent à un millier de pas d’ici, dans une vaste grotte.

— Vous garderez nos flancs ? s’enquit Bruenor.

— Oui. Les gobelins sont environ quatre cents. J’ai envoyé Cobble et les siens au-delà de la grotte, pour leur couper toute retraite.

Bruenor hocha la tête. Au pire, les forces en présence s’équivaudraient. Or, il estimait qu’un nain valait au moins cinq de ces vermines.

— J’avance avec une centaine de soldats, expliqua le roi. Une autre centaine prendra par la droite, avec le jouet ; à toi, la gauche. Ne t’avise pas de me décevoir !

Le petit rire de Dagna refléta son assurance. Puis il redevint grave :

— Est-ce à vous de conduire les pourparlers ? Je ne fais pas confiance aux gobelins.

— Oh, ils mijotent un coup fourré, ou je suis un gnome barbu. Mais ceux-là n’ont plus revu de nains depuis des siècles, j’en suis sûr. A tous les coups, ils nous sous-estiment.

Ils échangèrent une franche poignée de mains, avant que Dagna parte en trombe avec ses trois cents braves ; le bruit des bottes résonna longtemps dans les galeries comme un roulement de tonnerre.

— La discrétion n’a jamais été le fort des nains, soupira Drizzt.

Régis regarda disparaître les guerriers puis se tourna vers le groupe chargé de matériel.

— Si tu n’as pas assez de tripes, Régis…, commença Bruenor.

— Ne suis-je pas là ? rétorqua sèchement le petit homme.

Son agressivité inhabituelle surprit ses compagnons. D’un geste typique, il remonta sa ceinture sur son ample bedaine, s’attirant leurs rires. Seul Drizzt restait intrigué. Pour quelle raison, en effet, le petit homme s’était joint à l’expédition ? Dire qu’il détestait combattre revenait à remarquer qu’il haïssait le jeûne – deux doux euphémismes.

Peu après, le roi et sa suite entrèrent dans la grotte fatidique. Une section surélevée surplombait l’excavation où se tenait l’armée adverse. Drizzt remarqua que l’endroit, au contraire du reste de la caverne, était dépourvu de stalagmites. Néanmoins de nombreuses stalactites constellaient la voûte assez basse.

Drizzt et Guenhwyvar se glissèrent de côté, dans le noir. Grâce à sa vision d’une acuité exceptionnelle, l’elfe n’avait nul besoin de torche. L’elfe et l’animai parurent se volatiliser. Ainsi que Régis, toujours sur leurs talons. 

–Ils ont abandonné le plateau avant même que nous attaquions, chuchota Bruenor à Catti-Brie et à Wulfgar. Je les aurais tout de même crus plus futés que ça !

Intrigué, il examina les bords de l’immense dalle surélevée, aux arêtes d’un lisse fort suspect. Pensif, il regarda dans la direction où avait disparu le Drow.

— C’est une bonne chose que nous soyons en hauteur pour parlementer, dit-il d’une voix trop forte. Drizzt comprit.

— Tout le secteur est piégé, remarqua Régis derrière lui.

L’elfe faillit sursauter. Comment avait-il pu approcher si près sans qu’il n’entende rien ? Quels objets magiques portait-il ? Suivant son regard, Drizzt aperçut un pilier sous le « plateau » : une stalagmite récemment sciée plus qu’à demi.

— Un coup précis la déséquilibrerait, ajouta Régis.

— Reste ici.

Les gobelins avaient tout préparé. Drizzt réapparut et communiqua par signes avec Bruenor avant de se fondre de nouveau dans les ténèbres.

Tous les nains étaient réunis, mais Bruenor leur avait indiqué de rester hors de la plate-forme semi-circulaire.

Flanqué de Catti-Brie et de Wulfgar, il avança vers l’ennemi. Les gobelins étaient environ deux cents.

— Comme convenu, nous venons parlementer, commença-t-il dans leur langage guttural. L’un d’eux répondit en langue ordinaire :

— Qu’ont à offrir les nains à Gar-yak et à ses milliers de braves ?

— Ses milliers ? releva Wulfgar.

— Les gobelins ne savent pas compter plus loin que leurs dix doigts, lui rappela Catti-Brie.

— Prenez garde, souffla Bruenor. Ceux-là sont prêts à se battre, je le sens.

Wulfgar toisa la jeune femme d’un air supérieur ; elle l’ignora.

*
* *

Quatre créatures à la peau jaune avancèrent, torche en main.

Bruenor était déjà fatigué de ces « pourparlers ».

— Lequel de vous, chiens, est Gar-yak ?

— Gar-yak est avec les autres, répondit le plus grand gobelin.

— Un signe qui ne trompe pas, marmonna Catti-Brie faisant discrètement glisser l’arc de son épaule. quand leur chef reste à l’abri, c’est qu’ils entendent battre.

— Va lui dire, reprit Bruenor d’un ton ferme, que nous ne voulons pas vous tuer. Mon nom est Bruenor Battlehammer…

— Battlehammer ? cracha son interlocuteur. Tu es le roi des nains ? Bruenor acquiesça.

— Le roi ! beugla-t-il à tue-tête.

Les nains comprirent le signal plus vite que leurs brutes d’ennemis ; leurs cris de guerre résonnèrent les premiers dans la vaste grotte.

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Drizzt battit de vitesse l’ettin aux cervelles embrumées. Ce dernier poussa un cri de surprise et de douleur quand une panthère de trois cents kilos lui écrasa le bras alors qu’un cimeterre mordait son flanc de l’autre côté.

En un mouvement synchrone des plus étranges, le géant tourna chaque tête vers ses ennemis. Sans perdre de temps, l’elfe attaqua.

 

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* *

— Drizzt le tient ! s’écria Bruenor quand le sol sous ses pieds se mit à tanguer.

Leur piège déjoué, les gobelins perdaient tout avantage. Stupides, ils foncèrent dans le plus grand désordre ; leurs grossiers épieux de bois mordirent surtout la poussière.

La riposte fut plus efficace. Fendant l’air de ses flèches magiques, Catti-Brie fit mouche à tous les coups.

Haches et marteaux de guerre brandis, les nains taillèrent dans le vif des gobelins.

Taulmaril Cherchecœur fit des ravages. Ce fut au tour de la jeune guerrière de toiser son fiancé avec arrogance. Mortifié, il baissa la tête.

La dalle tangua de plus belle ; les cris du géant blessé éclatèrent.

— Sus aux gobelins ! s’époumona Bruenor pardessus le vacarme.

Les féroces petits guerriers ne se le firent pas répéter deux fois ; tels des missiles vivants, ils se jetèrent de toute leur hauteur sur la masse grouillante de leurs ennemis ataviques.

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Dans ses convulsions, l’ettin heurta la stalagmite, qui se brisa en deux. La plate-forme, déstabilisée, l’écrasa en s’inclinant sur lui. Protégé par la volumineuse carcasse du monstre, Drizzt s’étonna :

— Comment espérais-tu sortir de là ?

Le géant à l’agonie ne comprit pas la question. Miséricordieux, l’elfe l’acheva avant de ramper à l’extérieur, suivi de son félin. Résolu à employer ses talents en d’autres domaines, Drizzt évita la mêlée pour gagner les flancs du champ de bataille.

Des centaines de gobelins accouraient en renfort par les corridors. A sa grande surprise, Drizzt repéra d’autres ettins derrière des stalagmites, attendant un signal pour entrer dans la danse.

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Catti-Brie vit le Drow la première ; hissé sur une stalagmite, il lui faisait signe. Se désolidarisant de la mêlée, un gobelin se rua sur elle. Wulfgar s’interposa pour le réduire en bouillie d’un coup magistral. Pivotant à toute vitesse, le barbare s’opposa à un autre monstre qui fonçait, pieu dressé.

La tête de l’arme explosa sous l’impact d’une flèche d’argent.

— Drizzt a besoin de nous ! cria Catti-Brie.

Elle guida Wulfgar vers la gauche ; le guerrier massacra tous ceux qui tentèrent de leur barrer la route.

Une fois éloignés du plus fort de la bataille, Drizzt indiqua à la jeune femme de tenir sa position, et fit signe à Wulfgar d’approcher discrètement.

Caché derrière le couple, Régis souffla :

— Il a déniché d’autres géants, là-bas.

Un ettin sur les talons, Drizzt exécuta une série de sauts périlleux.

Un trait d’argent se ficha dans la poitrine massive du monstre.

Un second le projeta à terre ; Wulfgar l’acheva.

Toutes griffes dehors, Guenhwyvar s’écrasa sur un autre ettin, l’aveuglant avant que son maître entre en action.

Le géant suivant se heurta à une guerrière déterminée ; une pluie de flèches le fit se tordre en tous sens et le tua.

Wulfgar rejoignit Drizzt à temps pour affronter les derniers ettins. L’elfe plongea de côté à la seconde où sifflait une flèche qui fila entre eux pour s’enfoncer dans le ventre d’un ennemi.

Le barbare écrabouilla un crâne de l’ettin ; Drizzt fracassa sa seconde tête. Un nouveau trait magique vint parachever l’œuvre.

Les deux survivants en avaient assez vu. Ils tournèrent les talons…

… Pour se jeter dans les bras de Dagna et des siens.

Un ettin reparut dans la grotte, le dos hérissé d’une dizaine de marteaux, et s’écroula. Avant que le trio puisse esquisser un geste, une multitude de nains surgit pour écraser le dernier sous le nombre.

Drizzt jeta un coup d’œil à Wulfgar.

— N’aie crainte, mon ami, sourit ce dernier. La bataille n’est pas finie !

Sur un autre cri martial en l’honneur de son dieu, le barbare se jeta à corps perdu dans la mêlée, cherchant des yeux le heaume cabossé de Bruenor.

Drizzt, quant à lui, préférait le combat singulier à la sauvagerie
d’un affrontement généralisé. Rappelant Guenhwyvar à son côté, il s’éclipsa.

Au bout de quelques pas, après un feulement d’avertissement, il s’aperçut que Régis le suivait.

*
* *

La débandade ne tarda pas. Rendant coup pour coup, les gobelins découvrirent vite l’inutilité de leurs épées grossières et de leurs gourdins contre l’acier de l’ennemi. Mieux entraîné, le peuple barbu gardait la tête froide dans le chaos et les cris d’agonie.

Les gobelins battirent en retraite, pour périr des mains de Dagna et de ses soldats, qui les attendaient de pied ferme.

Catti-Brie visait avec soin : les torses minces des gobelins n’arrêtaient pas ses traits à tous les coups. Elle se concentra sur les fuyards pour éviter tout risque de blesser un nain.

En dépit de ses protestations de pacifisme, la jeune femme ne pouvait nier son excitation, le flot d’adrénaline qui montait en elle à chaque nouveau tir.

Le regard embrasé de Wulfgar en disait long. Issu d’un peuple guerrier, il avait connu tôt la fièvre du sang. Seuls les explications de Bruenor et de Drizzt sur la valeur humaine potentielle d’un ennemi et sur le mal qu’avait causé les guerres tribales des barbares lui avaient appris à tempérer ses accès de rage.

Néanmoins, contre les gobelins, il n’y avait aucune hésitation possible.

D’une frappe, Wulfgar faucha trois fugitifs. Puis il fut cerné par d’autres ; écrabouillant et mutilant les créatures obstinées, il eut vite fait de les balayer.

— Tempus ! hurla-t-il à pleins poumons, redoublant d’ardeur.

Tout gobelin incapable d’éviter les coups voyait une partie de son corps irrémédiablement détruite. Ceux qui tentèrent de le prendre à revers changèrent vite d’idée à la vue de son visage tordu de fureur quand il fit volte-face.

Wulfgar eut tôt fait de créer le vide autour de lui.

Bruenor dut s’y reprendre à deux fois pour arracher sa hache d’une poitrine. Un geyser de sang l’éclaboussa. Sûr de se battre pour la bonne cause en débarrassant le monde des gobelins, le nain n’en eut cure.

Il s’enfonça dans la bataille qui faisait rage, en quête de nouveaux adversaires. Alors il remarqua un gobelin se hissant sur la plate-forme écroulée.

— Non !

Accouru à toutes jambes, il s’apprêta à sauter à la gorge du téméraire. Le sifflement d’une flèche le força à s’écarter d’un bond. Le gobelin tomba comme une masse.

Les mains sur les hanches, Bruenor morigéna sa fille malgré la distance :

— Catti-Brie ! Laisses-en un peu pour les autres !

Elle allait encocher une nouvelle flèche, mais se ravisa.

Bruenor comprit sa curieuse attitude quand une massue heurta son crâne.

— Celui-là, je te l’offre, père ! cria-t-elle.

Fou furieux, le nain pivota, bouclier levé contre le coup suivant, tristement prévisible. Puis sa riposte étripa le malappris.

— Ça t’apprendra à frapper dans le dos, lança-t-il, irascible, avant de décapiter « proprement » le gobelin.

La plate-forme débarrassée de tout ennemi, Bruenor et Catti-Brie se tournèrent vers la bataille. La plupart des gobelins affolés périrent des mains de Dagna et de son détachement.

Telles de grandes mâchoires, les phalanges de nains se refermèrent sur les survivants.