LE CHAT ET LA SOURIS

Quel chaos s’est abattu sur moi la première fois que j’ai rompu mon serment ! A la vue de mon œuvre, la douleur, un sentiment d’échec et de pêne me saisirent.

La culpabilité disparut vite. Non que je m’absolve de mes propres échecs : je réalisai simplement que j’avais eu tort de prononcer ce genre de serment, impossible à tenir. Quand je tournai le dos à ma mère patrie, l’innocence m’avait dicté ces paroles. J’étais sincère. Ce jour-là, je m’aperçus que c’était une illusion. Si je me faisais le champion d’idéaux chers à mon cœur, me dérober face aux obligations qu ’ils impliquaient serait indigne, y compris devant d’autres Drows.

Tenir parole dépendait de circonstances incontrôlables. Si je n ’avais plus jamais ferraillé contre un elfe noir, je serais resté fidèle à mon serment. Mais cela ne m’aurait pas rendu plus honorable.

Quand des Drows ont menacé mes amis les plus chers, comment aurais-je pu, en mon âme et conscience, garder mes cimeterres au fourreau ? Que valait un serment face aux vies de Bruenor, Wulfgar Catti-Brie, ou d’autres innocents ? Si, au cours de mes pérégrinations, j’étais tombé sur un raid drow contre des elfes blancs, je serais entré en action ; de toutes mes forces, j’aurais repoussé les agresseurs.

En ce cas, j’aurais un instant souffert des affres du remords, avant de les chasser – comme maintenant.

En conséquence, je ne regrette rien. Même si manquer de parole me chagrine toujours, même si tuer me répugne. Je ne renie pas le serment de ma jeunesse idéaliste, car il ne prêtait pas vraiment à conséquence. J’ai tenté de m’y conformer à la lettre. Mais si, imposé par une fausse fierté, mon refus de tuer avait causé la mort d’un innocent, la douleur de Drizzt Do’Urden eût été autrement plus persistante et implacable.

Concernant cette promesse, j’ai compris une chose, qui m’aide à progresser dans la voie que j’ai choisie. J’ai dit que je ne tuerais plus de Drow. J’ignorais alors qu’il existait tant d’autres races à la surface du vaste monde, et dans Ombre-Terre. Plus jamais je ne verserais le sang d’un de mes frères de race, me disais-je. Et les Svirfneblins, les gnomes des profondeurs ? Et les petites gens, les elfes blancs, les nains, les humains… ?

Quand les barbares envahirent Dix-Cités, j’eus l’occasion de tuer. Défendre les innocents impliquait d’éliminer les agresseurs. Aussi déplaisant que ce fût, cela n’affecta en rien ma promesse solennelle, n’est-ce pas ? Pourtant la réputation de l’humanité dépasse de très loin celle des elfes noirs.

Déclarer que plus jamais je n ’abattrais de Drows, en raison de mon appartenance ethnique, m’apparaît aujourd’hui comme une position raciste. Placer une espèce au-dessus des autres sous prétexte que c’est la mienne déprécie mes précieux principes. Les fausses valeurs qui inspiraient ma décision n’ont aucun droit de cité dans mon nouvel univers, celui, infini, des différences culturelles et physiques. Ces divergences mêmes rendent mes voyages palpitants, car ils ont pour toile de fond la merveilleuse palette de la beauté universelle.

Je fais un nouveau serment, frappé au coin du bon sens et de l’expérience : je ne lèverai plus mes cimeterres, sinon pour me préserver, défendre mes préceptes et protéger les innocents. Je ne lutterai pas au nom de faux prophètes, pour enrichir des rois avides ou pour venger ma fierté blessée.

Aux mercenaires bardés d’or, religieux ou laïques, qui regarderaient de telles promesse comme irréalistes, déraisonnables, voire ridicules, les bras croisés, je déclare avec conviction :

Je suis beaucoup plus riche que vous ne le serez jamais !

Drizzt Do’Urden