CHAPITRE II
ENSEMBLE

Le fleuve Surbrin arrosait la vallée ; tôt, le même après-midi, Drizzt entra dans Mithril Hall par l’est. Catti-Brie l’avait devancé. Les gardes accueillirent le ranger comme un des leurs. Leur empressement lui réchauffa le cœur. Depuis l’époque du Val Bise, le peuple barbu le considérait comme un ami.

Dans les corridors tortueux du complexe, Drizzt n’avait nul besoin d’escorte ; il préférait être seul avec ses émotions et ses souvenirs. Jetée par-dessus le gouffre béant, la nouvelle arche enjambant la Gorge de Garumn était en belle pierre. Jadis, Drizzt avait cru y voir périr son ami Bruenor, emporté par un dragon en flammes. !

L’elfe sourit. Décidément, il faudrait plus qu’un dragon noir pour venir à bout de Bruenor Battlehammer !

Mises en chantier dix jours plus tôt, les tours de guet étaient presque achevées. Comme toujours, les nains s’étaient consacrés à l’ouvrage avec une ferveur sans égale. L’équipe salua le Drow. Guidé par les martèlements, il traversa d’immenses grottes. Dans un vaste corridor, les meilleurs artisans de Mithril Hall sculptaient dans le roc un buste de Bruenor Battlehammer, leur roi, immortalisé au côté de ses sept illustres ancêtres.

— Joli travail, n’est-ce pas ? Un petit nain rondouillard à la barbe jaune coupée court le rejoignit.

— Salut, Cobble, dit Drizzt. Bruenor venait de le nommer Grand Prêtre des Halls – un honneur insigne. Cobble désigna la statue de six mètres.

— Convient-elle, à ton avis ?

— Pour Bruenor, il la faudrait de vingt mètres de haut !

Le nain pouffa de rire. Poursuivant son chemin, Drizzt parvint aux abords de la fabuleuse Ombre-ville. Catti-Brie, Wulfgar et Bruenor y avaient installé leurs pénates. Quelque deux mille cinq cents nains avaient élu domicile plus bas, dans les mines, et en Ombre-ville même. L’élite militaire résidait sur les hauteurs. Même Drizzt, toujours accueilli à bras ouverts, ne pouvait rendre visite au roi sans annonce ni escorte.

Arborant une mine taciturne sous sa longue barbe noire, un nain trapu le conduisit jusqu’au hall d’audience. Le général Dagna avait été l’aide de camp du roi Harbromme de la Citadelle d’Adbar, la forteresse la plus puissante au nord de Mithril Hall. A la tête d’un important détachement, Dagna était venu prêter main-forte à Bruenor pour la reconquête de son royaume. Après la victoire, la plupart des soldats s’en étaient retournés. Deux mille, dont Dagna, avaient préféré rester. Ils avaient juré allégeance au clan Battlehammer. Le roi de Mithril Hall disposait désormais d’un solide contingent pour défendre ses richesses.

Conseiller du souverain et généralissime de l’armée,

Dagna ne portait pas Drizzt dans son cœur. Cependant, il n’était pas assez fou pour l’offenser en omettant de l’escorter en personne. Le général méprisait les autres races. Habitué aux préjugés, l’elfe noir voyait en Dagna un allié d’importance pour Bruenor.

— Salut, dit-il en entrant.

Wulfgar et Catti-Brie flanquaient le roi, assis sur son trône. Le barbare était un colosse à l’impressionnante musculature – de longues mèches blondes et des yeux bleu cristal le caractérisaient.

— Te voilà enfin, lança la jeune femme, feignant l’indifférence.

Apparemment, elle n’avait raconté à personne leur rencontre préalable.

— Tu n’étais pas prévu, renchérit Wulfgar. Espérons qu’il restera une place au banquet.

Souriant, Drizzt s’inclina en guise d’excuse. Il méritait leurs réprimandes bon enfant. Ne s’était-il pas souvent et longuement absenté ces dernières semaines ?

— Bah ! s’écria le roi à la barbe rousse. Il ne repartira plus cette fois !

Drizzt secoua la tête. Bientôt, il s’en retournerait à la recherche de… quelque chose.

— Tu traques l’assassin, Drizzt ? s’enquit le nain.

Jamais ! songea celui-ci aussitôt.

Il s’agissait d’Artemis Entreri, l’ennemi juré de l’elfe, un tueur dépourvu d’âme mais fort habile au couteau. D’un point de vue émotionnel, leur dernier affrontement, à Calimport, avait libéré Drizzt du désir obsessionnel de le vaincre.

Il s’était reconnu en lui. Entreri était l’image de ce qu’il serait devenu à Menzoberranzan. Incapable de le supporter, Drizzt n’avait songé qu’à le détruire. Par bonheur, Catti-Brie lui avait fait toucher du doigt la vérité. S’il ne revoyait jamais Entreri, Drizzt s’en porterait fort bien.

— Je n’ai nulle envie de le poursuivre, affirma-t-il.( La fille de Bruenor lui fit un clin d’œil. ) II y a tant de choses plus intéressantes en ce vaste monde, cher nain. Et tant de sons plus plaisants à l’oreille que les cliquetis métalliques, tant d’odeurs préférables à la puanteur de la mort…

— Qu’on prépare un autre festin ! s’écria le roi, se dressant sur son trône. Il nous mijote de nouvelles noces !

Drizzt ne daigna pas répondre.

Un petit homme surgit.

— Régis ! s’écria Catti-Brie.

Les cinq compagnons étaient de nouveau réunis.

— Ventre-à-pattes ! Te voilà enfin de retour ! rugit Bruenor.

Si Régis était sorti faire un tour, comment se faisait-il que Drizzt ne l’ait pas aperçu en venant ?

 

 

 

*
* *

 

 

 

— Cinq repas par jour…, maugréa Bruenor une semaine plus tard. Et des portions gargantuesques qu’un petit homme devrait être incapable d’avaler !

Toujours abasourdi par l’incroyable appétit de Régis, Drizzt ne sut que répondre.

— Encore heureux qu’on perce de nouveaux tunnels, continua le nain. J’aurai bien besoin de revenu supplémentaire pour rassasier ce goinfre.

Le général Dagna apparut dans la salle comme par enchantement.

Le matin même, il avait conduit une patrouille dans les mines les plus reculées, à l’ouest.

— Mon roi…, commença-t-il, ignorant Drizzt.

— Du mithril ? interrogea Bruenor, plein d’espoir.

— Oui, dit le général, surpris par l’approche directe. Le tunnel mène à un secteur fort riche en minerais.

La légende de votre flair en matière de filons ne fait que grandir, sire. Il fit une profonde révérence.

— Je le savais, chuchota Bruenor à Drizzt. Tout gamin, j’avais exploré ce coin…

— Néanmoins, continua le général, il y a un problème.

Bruenor attendit…, attendit… Le taciturne généralissime garderait le silence jusqu’au soir si son roi ne l’interrogeait pas davantage.

— Quel problème ?

— Des gobelins. Bruenor ricana de mépris.

— Tu appelles cela un problème ?

— C’est une tribu assez importante, forte de plusieurs centaines d’individus.

L’intérêt s’allumant dans le regard lavande de Drizzt se passait de commentaire.

— Que dis-tu de cela, l’ami ? lança Bruenor.

Depuis la conquête de Mithril Hall, la vie avait été plutôt monotone. Voilà qui allait pimenter l’ordinaire. Dans les tunnels, seul retentissait le bruit des marteaux frappant sur l’enclume. Pour un ranger de l’envergure de Drizzt, les pistes reliant Sylverymoon et Mithril Hall ne présentaient guère de défi. Dévoué à la défense des races dites « bonnes », Drizzt était concerné au premier chef par la nouvelle. Il abhorrait les gobelins jaune paille aux bras démesurés.

Bruenor les conduisit à la table où Régis se restaurait avec un bel appétit.

— Le souper est terminé, lança-t-il, balayant les assiettes pleines. Va chercher Wulfgar. Je compte, jusqu’à cinquante. Si tu n’es pas revenu d’ici là, tu seras à la diète !

Régis fila plus vite que son ombre.

Sur un signe de Bruenor, Dagna dessina sur la table une carte grossière pour mieux cerner la position ennemie, repérée par les éclaireurs. Les deux tunnels forés de la région, avec leur sol plat et leurs parois étayées, présentaient un intérêt tout particulier.

— Idéal pour surprendre les gobelins, approuva Bruenor, avec un clin d’œil au Drow.

— Tu savais qu’ils étaient là ! accusa Drizzt. La menace excitait davantage le nain que la découverte de nouveaux filons.

— Je m’en doutais, admit-il. J’en avais aperçu à l’époque. L’arrivée du dragon nous empêcha de balayer cette vermine. C’était il y a si longtemps… Quelle certitude avais-je que les gobelins seraient toujours là ?

— Nous sommes menacés ?

Sa voix de baryton annonça Wulfgar le barbare, un géant de plus de deux mètres, qui dut se plier en deux pour déchiffrer l’esquisse.

— Ce ne sont que des gobelins, répondit Bruenor.

— Aux armes ! rugit Wulfgar.

Bruenor et Drizzt échangèrent des sourires épanouis.

— Vous avez déniché des gobelins au fond de leur antre, s’insurgea Catti-Brie, et vous planifiez déjà leur massacre !

— Les femmes ! grogna Wulfgar. En un clin d’œil, le sourire amusé de Drizzt s’évanouit. Le mépris du barbare le sidéra.

— Sois heureux qu’elles existent, répliqua sa fiancée d’un ton badin, sans se laisser décontenancer. Comment sais-tu, père, qu’il se prépare du vilain ?

— Il y a du mithril, répliqua le roi, comme si cela justifiait tout.

— Ne serait-il pas leur propriété de droit ? s’en-quit-elle innocemment.

— Pas pour longtemps, coupa Dagna. Surpris par les sous-entendus dérangeants de sa fille, Bruenor ne trouva rien à répondre. Elle toisa le quatuor belliqueux de son regard bleu.

— Seul vous importe le combat, n’est-ce pas ? Les trésors sont un prétexte. Vous avez soif d’émotions fortes. Vous vous lanceriez à leurs trousses quand bien même ils vivoteraient sur un tas de cailloux !

— Pas moi, protesta Régis. 

Personne ne lui prêta attention.

— Il s’agit de gobelins, rappela Drizzt. N’est-ce pas un de leurs raids qui te rendit orpheline ?

— C’est exact. Si je retrouve la tribu responsable du massacre, je l’exterminerai. Toutefois, c’était à un millier de lieues d’ici.

— Les gobelins, ce sont des gobelins ! s’emporta le roi.

— Oh ? fit-elle, les bras croisés. Et les Drows, ce sont des Drows. Pas vrai ?

— A quoi rime tout cela ? intervint Wulfgar, foudroyant sa promise du regard.

— Si tu surprenais un elfe noir dans tes tunnels, continua Catti-Brie, ignorant le barbare, le taillerais-tu en pièces ?

Bruenor lança un regard embarrassé à Drizzt. Amusé, l’elfe comprit où elle voulait en venir.

— Si tu avais embroché un Drow appelé Drizzt Do’Urden, qui, aujourd’hui, aurait la patience d’écouter tes vantardises ?

— Au moins t’aurais-je embroché proprement, marmonna Bruenor à l’attention de Drizzt. L’elfe noir éclata de rire.

— Il faut parlementer, admit-il. Ecoutons notre sage et jeune amie : donnons aux gobelins une chance de s’expliquer… avant de les tuer.

— Proprement, insista Bruenor.

— Elle ne connaît rien à rien ! grogna Wulfgar, ramenant instantanément la tension au cœur des délibérations.

D’un regard glacial, Drizzt lui intima le silence. Jamais encore il ne l’avait toisé ainsi. Peinée, la jeune femme tapota l’épaule de Régis ; tous deux quittèrent la salle.

— On va parlementer avec un ramassis de gobelins ? s’inquiéta Dagna, incrédule.

— Ferme-la un peu ! s’exaspéra Bruenor, se concentrant sur le plan.

Au bout d’un moment, il constata que Wulfgar et Drizzt se regardaient encore en chiens de faïence. A en juger par son air mauvais, le barbare n’oublierait pas l’incident de sitôt.

 

 

 

*
* *

 

 

 

Adossé à la paroi du couloir, près de la chambre de Catti-Brie, Drizzt était venu interroger la jeune femme sur son attitude. Au cours des épreuves qu’avaient affrontées les cinq amis au fil des mois, elle avait toujours su leur apporter une modération très précieuse. Cette fois, l’elfe noir avait l’impression que quelque sentiment indicible l’avait poussée à prendre parti avec trop de fougue.

Les bras croisés, dans le couloir, il commençait à comprendre en entendant la dispute opposant les deux jeunes gens.

— Tu ne partiras pas ! beuglait Wulfgar à tue-tête. On se battra, que tu le veuilles ou non. Ces gobelins feront tout pourparler avec nous !

— En ce cas, s’obstina Catti-Brie, tu auras besoin de moi.

— Tu n’iras pas.

Le ton sans réplique était surprenant. Jamais Drizzt n’avait entendu Wulfgar parler ainsi. Sauf les premiers temps, quand il était un jeune coq mal dégrossi, fier et aussi stupide que maintenant.

— Bruenor m’a appelé ? s’enquit celui-ci, surpris, quand il eut quitté sa fiancée.

— Je ne suis pas là en son nom, répondit l’elfe calmement.

Il suivit Wulfgar dans sa propre chambre et referma la porte derrière eux.

— Bienvenue, en ce cas. Tu t’absentes trop souvent. Bruenor désire ta compagnie et…

— Je suis là pour Catti-Brie. Aussitôt le barbare gonfla ses épaules massives, pointant le menton.

— Je sais qu’elle t’attendait dans la montagne, avant ton arrivée.

Son hostilité dérouta le Drow. Quelle importance cela avait-il ? Par les Neuf Enfers, qu’arrivait-il à son ami ?

— Régis me l’a dit, ajouta Wulfgar avec suffisance. De ses doigts fins, Drizzt chassa son épaisse crinière neigeuse de son front.

— Je ne suis pas là pour ça, ni pour ce que Catti-Brie a pu me dire. ( II se posta près du lit, face au barbare. ) Quoi qu’elle me confie, cela ne te regarde pas.

Wulfgar parut sur le point de lui sauter à la gorge. Drizzt, qui pensait si bien le connaître, eut du mal à en croire ses yeux.

— Comment oses-tu ? gronda le jeune homme entre ses dents serrées. C’est ma…

— Comment j’ose ? Tu parles d’elle comme si c’était ta chose ! Tu lui ordonnes de rester ici pendant que nous irons nous battre !

— Tu vas trop loin.

— Tu es bouffi d’orgueil comme un ivrogne d’orc !

Wulfgar inspira profondément. D’une seule enjambée, il gagna le mur où était accroché son magnifique marteau de guerre, Aegis-fang.

— Naguère, tu étais mon maître, dit-il avec le plus grand calme.

— Et ton ami, répondit Drizzt. Wulfgar lui décocha un regard venimeux.

— Tu me parles comme à un enfant. Prends garde, Drizzt Do’Urden. Je ne suis plus ton élève. Il prit son marteau. Le Drow en resta bouche bée.

— Est-ce toi le maître, à présent ?

Lentement, le barbare hocha la tête. En un clin d’œil, les cimeterres se matérialisèrent entre les mains de l’elfe noir. Etincelle, la lame magique, un présent du sorcier Malchor Harpel, brillait d’une douce aura azur.

— Tu te souviens de notre première rencontre ? demanda Drizzt. ( Prudent, il se posta cette fois au pied du lit ; l’allonge supérieure du barbare lui aurait donné l’avantage d’emblée. ) Te rappelles-tu de nos leçons sur le Cairn de Kelvin, avec la toundra et les feux de camp de ta tribu à l’horizon ?

Lentement, Wulfgar pivota pour garder le Drow dans sa ligne de mire. Il serrait l’arme si fort que ses phalanges en blanchirent.

— Tu te souviens du verbeeg ? continua Drizzt avec un sourire. Nous deux contre une bande de géants ? Et le dragon Mortbise ?

— Je me souviens, répondit Wulfgar d’une voix égale.

Croyant l’avoir calmé, Drizzt voulut remettre ses cimeterres au fourreau.

— Tu parles d’un passé révolu ! s’écria le barbare, se ruant sur lui.

Sa rapidité et son agilité surprenaient chez un athlète de sa carrure. Son poing toucha l’elfe à l’épaule.

Le ranger accompagna sa chute d’une roulade arrière ; il rebondit à l’opposé, cimeterres en main.

— L’heure d’une nouvelle leçon a sonné ! lança-t-il, le regard étincelant. Le barbare connaissait bien ce feu intérieur. Sans se laisser démonter, il revint à la charge avec une série de feintes précédant une frappe. S’il avait fait mouche, Drizzt aurait eu le crâne réduit en bouillie.

— S’est-il passé trop de temps depuis notre dernier combat ? interrogea l’elfe.

L’incident faisait-il partie d’un jeu bizarre ? Un rituel de virilité peut-être ? Il croisa ses cimeterres, bloquant sans peine le coup suivant. Mais il plia presque sous la violence de l’impact.

Wulfgar se prépara à frapper derechef.

Le Drow lui égratigna une joue.

Le barbare recula, essuyant une estafilade.

— Mes excuses, dit Drizzt à la vue du sang. Je ne voulais pas…

Wulfgar bondit au cri de « Tempus ! », son dieu de la guerre.

L’elfe évita la première frappe – qui arracha un beau morceau de pierre de la paroi. L’instant suivant, il glissa son avant-bras sous l’aisselle du barbare, le bloquant complètement.

Wulfgar lâcha son arme pour saisir Drizzt par sa tunique et le soulever de terre. Bandant ses muscles fantastiques, il entreprit d’étouffer l’elfe entre ses bras.

Drizzt ne pouvait croire que le colosse eût tant de force ! Ayant l’impression qu’il allait cracher ses poumons, il frappa le barbare des deux coudes. Puis, d’une manchette au poignet, il acheva de se libérer. Simultanément, il cogna avec la garde de son cimeterre, écrasant presque le nez du colosse.

Le grognement du barbare eut quelque chose d’inhumain. Dos au mur, Drizzt se catapulta entre les jambes tendues du géant. Il se retourna dans un même élan et plaqua son adversaire contre la pierre. D’un bond magistral, Drizzt acheva de le déséquilibrer. Tel un arbre coupé, le barbare tomba comme une masse.

Quand il fit mine de se relever, les lames du Drow fouettèrent l’air pour venir s’immobiliser à un pouce de sa gorge vulnérable. Lentement, elles s’écartèrent. Wulfgar se releva sans hâte.

— Tu n’est pas le maître, répéta-t-il.

Le mince filet de sang coulant à la commissure de ses lèvres affaiblissait considérablement son affirmation.

— A quoi joues-tu ? Parle !

Aegis-fang fendit l’air.

Drizzt plongea, esquivant in extremis le jet mortel.

Il se releva à l’instant où l’autre chargeait et lui flanqua un coup de pied dans le tibia. Hurlant de fureur, Wulfgar pivota ; du plat de la lame, Drizzt le cueillit à la mâchoire. Cette fois, l’estafilade ne fut plus si fine.

Aussi entêté qu’un nain, Wulfgar ne s’avoua pas vaincu.

— Ta rage t’aveugle, lança Drizzt, évitant l’attaque suivante sans peine.

Comment un guerrier de la trempe du jeune homme avait-il pu perdre son sang-froid à ce point ? Lui, si magnifiquement entraîné dans l’art de la lutte ?

Quand le barbare revint à la charge, il se heurta au tranchant d’Etincelle. Il ne put arrêter son élan à temps et serra contre lui sa main ensanglantée.

— Le marteau va revenir entre tes mains, dit Drizzt. ( Wulfgar parut presque surpris. Avait-il oublié qu’il possédait une arme magique ? ) Aimerais-tu qu’il te reste des doigts pour l’attraper ?

Aegis-fang choisit cet instant pour voler jusqu’à son maître.

Alors, Drizzt remit ses cimeterres au fourreau. A portée de son adversaire, les bras ballants, il n’offrit plus aucune défense.

Quand il avait réalisé que la lutte n’avait rien d’un jeu, son regard s’était terni.

Les yeux clos, Wulfgar garda une immobilité de pierre, comme s’il menait un combat intérieur.

Puis, souriant, il rouvrit les yeux et lâcha son arme.

— Mon ami, mon maître. Il est bon de te revoir.

Son bras tendu se termina soudain par un poing qu’il lança à la face de l’elfe.

Drizzt eut une réaction fulgurante. Mais Wulfgar lui saisit l’autre bras. Tous deux se retrouvèrent pressés contre le mur, à rire de bon cœur.

L’elfe noir eut enfin le sentiment de retrouver son compagnon d’armes.

Peu après, il sortit, sans plus avoir mentionné Catti-Brie. Au moins comprenait-il à présent le comportement du jeune homme. Il venait d’une tribu dominée par les mâles où les femmes ne prenaient pas la parole sans invitation. Elles obéissaient à leurs maîtres. Wulfgar aurait du mal à oublier son éducation.

Cela inquiétait Drizzt, qui cernait mieux la tristesse de son amie.

Ainsi que la folie croissante de Wulfgar. Si le barbare s’entêtait à étouffer la flamme intérieure de Catti-Brie, il détruirait tout ce qui l’avait attiré et tout ce qu’il aimait en elle.

L’elfe chassa ses idées noires. Depuis plus d’une décennie, il voyait la fougueuse jeune femme mener son père par le bout du nez.

Ni Wulfgar, ni lui ni les dieux en personne n’éteindrait le feu qui brillait dans son regard bleu.