CHAPITRE XVIII
UN DANGER COMMUN

— Son raffut va attirer tout Ombre-Terre vers nous ! souffla Catti-Brie à son père.

Pointepique grinçait à chaque pas. Il avait pris une avance considérable. Sans lâcher Bruenor une seconde, les humains progressaient à une allure d’escargot. Émissaire silencieux entre le roi et le fou-de-guerre, Guenhwyvar maintenait un semblant de communication.

Un autre crissement fit grimacer Bruenor. Résignée, Catti-Brie soupira. Mieux que sa fille, le nain comprenait la gravité de leur situation. Oter de force son armure à l’encombrant personnage ne les aurait avancés à rien. Eussent-ils continué tout nus que l’ennemi aurait encore entendu leurs pas grâce à une ouïe exacerbée.

— Rallume la torche, ordonna-t-il à Wulfgar.

— Tu n’y songes pas ! protesta Catti-Brie.

— Nous sommes cernés. Je sens ces fils de chiens partout. Avec ou sans lumière, ils nous voient aussi bien. Nous n’en sortirons jamais sans un nouvel affrontement. Alors autant mettre toutes les chances de notre côté.

Dans le noir, la jeune femme dénuée d’infravision n’y voyait goutte. Pourtant, elle comprit qu’il avait raison ; un sixième sens l’avertissait que des présences étrangères rôdaient autour d’eux. Les mailles du filet se resserraient. Wulfgar obéit.

Des ombres tremblotantes remplacèrent l’obscurité. Catti-Brie fut surprise de l’aspect des parois : ils longeaient un tronçon naturel. La terre se mêlait à la pierre, minant les certitudes de la guerrière sur la stabilité des lieux, Abruptement, elle prit conscience de la masse ahurissante qui pesait sur leurs têtes : des millions de tonnes de rocs. Le moindre éboulement les écraserait comme des mouches.

— Qu’y a-t-il ? demanda Bruenor, voyant sa mine soudain dévastée. ( II se tourna vers Wulfgar, guère plus à son aise. ) Des tunnels bruts…, je vois. Vous n’êtes pas accoutumés aux terrains sauvages.

Une main posée sur le bras de sa fille bien-aimée, il sentit qu’elle transpirait.

— Vous vous y ferez, promit-il d’une voix douce. Souvenez-vous que Drizzt est seul, et qu’il a désespérément besoin d’aide. Ainsi vous oublierez vite la rocaille.

Catti-Brie grommela une vague réponse. Bruenor prit de l’avance pour rattraper le fou-de-guerre.

Resté seul avec sa fiancée, Wulfgar répéta :

— Drizzt a besoin de nous.

Surprise par son ton, elle se tourna vers lui. Pour la première fois, il ne faisait pas montre de condescendance ou d’irritation.

Wulfgar la serra contre lui. Elle s’adapta à son pas, étudiant son expression tourmentée.

— Après tout ça, nous aurons à discuter, dit-il. Elle prit un air soupçonneux – ce qui le blessa davantage.

— J’ai beaucoup d’excuses à faire, voulut-il expliquer, à Drizzt, à Bruenor et surtout à toi. Dire que j’ai laissé Entreri me berner ainsi !

Il se calma en voyant la détermination briller dans le regard de Cattie-Brie.

— L’assassin et son pendule magique ont certainement des responsabilités dans ce qui s’est produit ces dernières semaines, reconnut-elle. Mais je crains fort que cela ait surtout révélé au grand jour des problèmes qui existaient déjà. Avant tout, tu dois l’admettre.

— Nous en reparlerons, promit-il.

— Quand nous en aurons fini avec les Drows. ( II acquiesça. ) Garde à l’esprit que tu as un rôle à jouer dans notre groupe. Il ne consiste pas à veiller sur ma sécurité.

Son sourire réconforta Catti-Brie. Il lui rappela de façon poignante l’innocence et la tolérance qui lui avaient tant plu chez lui.

Les deux jeunes gens continuèrent côte à côte – plus l’un derrière l’autre.

*
* *

— Je t’ai donné tout cela, lança Entreri, avançant lentement vers son rival. ( II tenait son épée luisante et sa dague très écartées l’une de l’autre, comme pour faire visiter quelque féerique chambre au trésor. ) Grâce à mes efforts, tu as retrouvé l’espoir, et tu arpentes de nouveau ces boyaux dans l’intention de revoir la lumière du jour.

Mâchoires crispées, cimeterres au poing, Drizzt ne desserra pas les lèvres.

— C’est toute la gratitude à laquelle j’ai droit ?

— Je t’en prie, tue-le, chuchota Régis.

C’était peut-être la supplique la plus pitoyable que le ranger ait jamais entendue. D’un coup d’œil rapide, il vit le petit homme trembler comme une feuille, ses mains couvertes d’hématomes se tordant de leur propre chef. Quelles sortes d’horreurs avait-il subies du fait de cet homme ?

Il se tourna vers le tueur. Etincelle parut s’embraser.

— Te voilà prêt à combattre, approuva l’assassin. ( Ses lèvres
s’ourlèrent d’un sourire caractéristique. ) Et prêt à mourir ?

Drizzt rabattit sa capuche et avança d’un pas téméraire. Il ne laisserait plus Entreri approcher du petit homme.

L’assassin fit mine de lancer sa dague. D’instinct, le Drow se pencha, lames brandies. Satisfait, Entreri sourit.

— Nerveux ? taquina-t-il, effleurant Etincelle de son épée. Naturellement. C’est le problème avec ton cœur trop tendre, Drizzt Do’Urden…

Drizzt esquissa une attaque haute, avant de viser le ceinturon de l’humain, l’obligeant à reculer avec une hâte fort peu digne.

— Tu as trop à perdre, persévéra Entreri. Si tu meurs, le petit homme périra aussi. Trop de distractions, mon ami, t’empêchent de te concentrer.

L’assassin ponctua sa remarque d’un assaut visant à tester les défenses de l’elfe.

La garde du Drow était parfaite. Aussi idéalement exécutée fût-elle, aucune manœuvre ne fit gagner un pouce de terrain à Entreri. Graduellement, Drizzt passa de la défense à l’offensive.

— Excellent ! félicita le tueur. Bats-toi avec ton cœur. C’est l’instant que j’attendais depuis Calimport !

Drizzt haussa les épaules.

— Ne me laisse pas te décevoir, surtout.

Il attaqua, ses cimeterres tourbillonnant à la vitesse de l’éclair. Entreri devait à tout prix se maintenir hors de portée.

Drizzt se porta sur sa gauche – la dague jaillit. D’une roulade avant, il esquiva. Au terme de son élan, il attaqua sans marquer de pause. Entreri fut contraint de pivoter à toute allure, pour repousser les cimeterres de ses lames.

Il ne souriait plus du tout.

Il esquiva les coups de justesse. Drizzt pressa son avantage.

Alors ils entendirent le cliquetis d’une arbalète. A l’unisson, les frères ennemis s’écartèrent et se baissèrent. Les traits fusèrent au-dessus d’eux.

Epées tirées, cinq silhouettes avancèrent.

— Tes amis, observa Drizzt, laconique. Notre duel va encore attendre.

Haineux, Entreri fronça les sourcils.

Drizzt comprit son intense frustration. Vierna lui accorderait-elle une seconde chance de le vaincre en duel ? Même en ce cas, Drizzt ne se battrait plus avec autant d’énergie, une fois ses espoirs de liberté écrasés.

Pourtant, ce qu’il déclara prit encore le ranger par surprise :

— Te souviens-tu de l’échauffourée contre les Duergars ?

Il attaqua derechef. Sans peine, Drizzt para l’offensive rapide, mais maladroite.

— L’épaule gauche, souffla l’humain.

Il se fendit. Etincelle manqua la parade. Entreri perça sa cape.

Régis poussa un cri ; Drizzt laissa tomber son cimeterre, impuissant à juguler la souffrance. Le tueur bloqua aussitôt sa lame contre la gorge de l’elfe.

— Rends-toi ! Lâche tes armes !

Etincelle cliqueta sur le sol. Apparemment sur le point de s’écrouler, Drizzt continua de jouer le jeu. Epouvanté, Régis tenta en vain de se tramer à l’écart pour échapper à son sort.

Prudents, les elfes noirs avancèrent à la lumière des torches, hochant la tête d’approbation.

— Nous le ramenons à Vierna, dit l’un d’eux dans une langue ordinaire hésitante.

Entreri pivota soudain, plongeant sa lame dans la poitrine du premier Drow.

Drizzt reprit ses armes en un tour de main et d’un seul coup, tua le deuxième.

L’humain se chargea du troisième, qui lui opposa une défense vigoureuse. Vétéran de Bregan D’aerthe, le Drow n’avait rien d’un novice. Il tourna autour du tueur, bondit en arrière et dressa un mur d’acier imparable.

Entreri maintint la pression, guettant la moindre brèche.

Drizzt affrontait deux ennemis ; le plus petit le visa de son arbalète. Le ranger fut plus rapide : sa lame dévia le tir.

L’autre lui lança son arbalète à la figure, le temps d’attraper un poignard.

Son camarade en profita pour lever son épée à deux mains.

Les lames cliquetèrent une vingtaine de fois… Chose incroyable, Drizzt para toutes les attaques. Le deuxième survivant entra dans la danse. Aussi talentueux soit-il, le ranger était en mauvaise posture. Etincelle virevoltait pour parer les estocs.

Quelques moments terribles s’écoulèrent. Les deux Drows ferraillaient en parfaite harmonie contre le renégat, s’épaulant l’un l’autre.

Drizzt n’était pas sûr de l’emporter. Même en ce cas, il lui faudrait du temps pour que l’affrontement tourne à son avantage. D’un coup d’œil rapide pardessus son épaule, il vit Entreri délaisser ses attaques classiques au bénéfice d’un rythme plus violent.

L’assassin remarqua la situation difficile du ranger. Drizzt surprit son bref hochement de tête, et sa subtile flexion de poignet.

Il attaqua de plus belle, forçant épée et poignard à reculer, avant de se tourner vers l’autre Drow, les cimeterres décrivant un arc. L’ennemi dut lever sa garde.

Drizzt recula de deux pas.

Interloqué, le Drow ne réagit pas à temps.

La dague du tueur fendit l’air, et se ficha dans les côtes soudain vulnérables du soldat. S’écrasant contre une paroi, l’elfe parvint à maintenir ses lames tendues.

Comprenant ce que le renégat avait en tête, son camarade se rua sur lui.

Drizzt para les deux premières frappes sans mal et vira de côté, évitant la troisième, tout aussi prévisible.

L’adversaire d’Entreri le força à lever l’épée qui lui restait.L’humain amené là où il voulait, le Drow crut en finir avec un double coup fulgurant de ses lames parallèles.

A une vitesse inouïe, Entreri dévia une épée puis l’autre.

Drizzt lança sa propre dague à son allié de circonstance.

De sa main libre, Entreri la prit et l’enfonça dans le flanc soudain vulnérable de son dernier adversaire. Incrédule, le Drow le fixa de ses yeux ronds.

Pitoyable, il s’efforça de lever des bras soudain sans force. Puis la mort l’emporta.

Le dernier elfe noir comprit qu’il ne faisait pas le poids contre Drizzt Do’Urden. Sur la défensive, il saisit une occasion inespérée : son épée zébrant l’air pour tenir les cimeterres en respect, il fit mine de lancer son poignard.

Drizzt réagit en tenant Etincelle en guise de bouclier, tandis que l’autre lame maintenait la tension.

Son ennemi avisa le petit homme à bout de forces, non loin de là.

— Rends-toi ! s’écria-t-il en drow. Ou je tue ton compagnon !

Les yeux lavande de Drizzt lancèrent des éclairs maléfiques.

Un cimeterre fendit le poignet de son adversaire, lui arrachant la dague. De son autre lame, le ranger le blessa au genou et à la cuisse.

Perdu, le Drow chancela, tentant vainement d’implorer grâce. Mais la menace contre Régis avait amené Drizzt au point de non-retour.

Les cimeterres prêts à parer toute attaque surprise, l’elfe avança, la mort au fond du regard. Ni les fouets des prêtresses, ni la rage d’une Matrone n’avaient jamais promis sort plus cruel.

Le condamné hurla à gorge déployée ; mû par la terreur, il se jeta lui-même sur les lames.

Drizzt le força à relever le menton et à croiser son regard une dernière fois.

Haletant de rage, enfiévré, il repoussa le cadavre et pivota, prêt à en finir une fois pour toutes avec le tueur.

Entreri s’était volatilisé.