CHAPITRE IV
LE JOUET DES NAINS

Les clameurs comme reléguées à l’arrière-plan, Drizzt se glissait dans un couloir désert. Son ombre fidèle, Guenhwyvar, le précédait. Que Régis le suive inquiétait l’elfe. Par bonheur, le petit homme se révélait aussi discret que lui.

Un impérieux besoin de silence était tout ce qui empêchait Drizzt de l’interroger. S’ils tombaient sur des gobelins, comment se comporterait Régis, qui n’avait rien d’un guerrier ?

Plus noire que la nuit, la panthère fit soudain halte, se tourna vers son maître et s’engouffra dans une grotte. Au-delà résonnaient des sons gutturaux typiques. Drizzt se retourna vers le rougeoiement qui signalait la présence de Régis. Les petites gens y voyaient dans le noir, mais pas aussi bien que les Drows ou les gobelins. Avant de suivre Guenhwyvar, Drizzt fit signe au petit homme de ne pas bouger.

A droite, il capta un léger mouvement ; patient, Guenhwyvar attendit son signal pour bondir. Quel merveilleux compagnon c’était !

Pelotonnés au centre de l’excavation, six ou sept gobelins se pressaient contre des piliers.

Le ranger rampa de stalagmite en stalagmite, se rapprochant de son gibier. Il distinguait neuf ennemis maintenant, occupés à improviser un plan d’action.

N’ayant posté aucun garde, ils ne se doutaient pas du danger qui les menaçait.

L’un s’écarta du groupe pour s’adosser à une stalagmite. Avant qu’il puisse émettre une plainte, un cimeterre plongea dans ses poumons.

Ils restaient huit monstres.

Drizzt étendit sa victime sur le sol et prit sa place dans l’obscurité.

Un instant plus tard, on se tourna vers lui. Il émit un vague grognement. Quelqu’un lui tapota l’épaule ; ses mouvements ralentirent… Le monstre palpa la cape, notant la haute stature de l’elfe…

Intriguée, la créature se pencha…

Sept !

Cimeterres fouettant l’air, Drizzt bondit. En un clin d’œil, il étendit pour le compte deux gobelins de plus.

Les cinq derniers, affolés, coururent en tous sens, heurtant des stalagmites ou se percutant les uns les autres. Un flot de paroles inintelligibles aux lèvres, l’un se rua sur l’elfe noir, les bras écartés, comme en signe d’amitié. S’apercevant de son erreur, il sauta en arrière. Mais Drizzt avait déjà marqué sa poitrine d’un X sanglant.

Guenhwyvar bondit sur un fugitif et le tua d’unrevers de patte.

Du trio de survivants, deux reprirent assez de sang-froid pour opposer un front uni au Drow. D’une parade, Drizzt écarta un gourdin maladroit avant de fendre l’air à trois reprises avec ses deux lames. Abasourdie, la bête tomba dans un vide sans fin, percée de six coups mortels.

Alors Drizzt para les attaques désespérés de l’avant dernier monstre.

Se sachant perdu, le gobelin lança son épée courte, sans grand effet, et bondit derrière un pilier.

Le dernier en profita pour fuir en sens inverse Pestant contre les deux créatures, Drizzt fit mine de se lancer à la poursuite du plus proche. Un choc retentissant signa l’arrêt de mort du fuyard, le crâne écrasé par Régis.

Ebahi, le Drow fixa le petit homme qui venait de surgir, masse d’armes au poing. Puis, sans perdre une seconde, il bondit à la poursuite de l’ultime gobelin, sur le point d’atteindre l’autre bout de la grotte.

Plus leste et plus agile, le Drow gagna rapidement du terrain. La gueule ensanglantée, Guenhwyvar courait aussi, talonnant sa proie. La créature n’avait aucune chance d’en réchapper.

Elle fît soudain halte. Ses poursuivants l’imitèrent, se réfugiant derrière des stalagmites providentielles tandis qu’éclataient des séries d’explosions ; touché de plein fouet, le gobelin se convulsionna ; des morceaux de chair fusèrent en tous sens.

Les déflagrations le maintinrent debout longtemps après sa mort. Quand le silence retomba, il s’affaissa comme une loque.

D’une immobilité de pierre, Drizzt et Guenhwyvar gardèrent un silence absolu. A quelle sorte d’horreur avaient-ils affaire ?

Une lueur magique illumina les lieux.

Luttant pour focaliser sa vision, Drizzt serra ses cimeterres.

— Tous morts ? s’enquit une voix familière.

Une main sur un sac pendu à sa ceinture, Cobble entra, bouclier dressé. Plusieurs nains suivirent. Un soldat marmonna :

— Un sacré bon sortilège, prêtre.

Cobble inspecta le cadavre disloqué avant de hocher la tête. Drizzt sortit à découvert.

Surpris, le nain pivota, lançant une poignée de cailloux. Guenhwyvar gronda ; son maître plongea à terre ; des explosions eurent lieu là où il se tenait une seconde plus tôt.

— Drizzt ! s’écria Cobble, affolé. Est-ce que ça va, cher Drizzt ?

— Un sacré bon sortilège, prêtre, répondit-il, imitant à la perfection le rude parler des nains, un sourire admiratif aux lèvres.

Cobble lui flanqua une grande claque dans le dos, manquant le déséquilibrer.

— J’aime te l’entendre dire, fit-il, exhibant une sacoche pleine de cailloux explosifs. Tu en veux ?

— Moi oui ! lança Régis, surgissant de derrière une stalagmite.

*
* *

Un autre contingent de gobelins, fort d’une centaine de têtes, s’était posté à droite de la grotte, prêt à intervenir une fois les hostilités déclenchées. Après l’échec du piège et la charge de Bruenor, précédée par un essaim de flèches d’argent, le misérable ratage des ettins et l’arrivée des troupes de Dagna pour couronner le tout, même les gobelins, pourtant sans cervelle, n’avaient plus vu de salut que dans la fuite.

— Les nains ! hurlèrent-ils.

Ils passèrent de la terreur à l’avidité, croyant avoir affaire à une petite bande isolée.

La chasse débuta.

Quelques tours et détours menèrent poursuivis et poursuivants dans un vaste tunnel éclairé. Les ouvriers de Mithril Hall l’avaient foré des siècles plus tôt.

Pour la première fois depuis ces jours lointains, des nains s’y tenaient de nouveau, attendant leurs adversaires de pied ferme.

De puissantes mains enfilèrent les dalles trouées sur le rayon de bois jusqu’à ce que l’ensemble ressemble à une solide roue haute comme un nain, presque aussi large que le corridor, et pesant une bonne tonne. Quelques chevilles judicieusement placées complétèrent le travail. On ajouta les plaques métalliques aux bords coupants, puis les poignées permettant de manipuler l’engin.

Un grand drap où étaient peints des nains en train de charger fut déployé devant la machine de guerre Les gobelins s’apercevraient trop tard du subterfuge.

— Les voilà, annonça un éclaireur. D’ici quelques instants, ils seront là.

— Les rabatteurs sont-ils en place ? demanda le chef de la brigade. L’autre hocha la tête ; chacun prit place.

— Les chiens sont à quelques centaines de pas, rappela le coordinateur. Ne ratez pas la cible ! Quand le jouet s’ébranlera, plus rien ne l’arrêtera !

Au loin retentissaient des cris de détresse et des hurlements de joie sauvage.

Le chef secoua la tête. Combien ces bêtas de gobelins étaient faciles à berner ! Qu’ils imaginent un instant avoir le dessus et ils fonçaient dans la gueule du loup !

Les soldats de tête partirent au trot, suivis des tireurs et du détachement, le bruit de leurs pas couvert par le tonnerre de l’arme infernale.

Un cri s’éleva au-dessus du vacarme :

— Maintenant !

Les premières lignes foncèrent, la roue sur les talons. Les nains entonnèrent leur chant rauque :

— Le tunnel est trop étroit 

    Le tunnel est trop bas 

    Cours, gobelin ! 

    Car nous voici !

Les gobelins eurent l’impression d’affronter une avalanche. Pensant toujours avoir affaire à un petit groupe, ils chargèrent avec force cris guerriers.

Les soldats nains atteignirent les alcôves où ils bondirent à l’abri ; le rouleau compresseur continua sa course. Comme prévu, l’étrange peinture intrigua les premiers rangs ennemis.

Des hurlements de terreur remplacèrent les cris martiaux. Un gobelin courageux donna de la hache contre le drap, dévoilant l’engin de mort une seconde avant d’être écrasé.

Les terribles nains avaient baptisé leur jeu martial « la moulinette ». Le hachis de gobelins laissé derrière justifiait amplement le sobriquet.

— Chantez, mes nains ! lança leur chef.

Les chants atteignirent de nouveaux crescendos, étouffant les piaillements de l’adversaire.

La machine écrasa des monceaux de gobelins piégés. Quand un nain tombait, une dizaine le remplaçaient aussitôt.

Les forces de réserve achevaient les blessés. Longeant des tunnels latéraux de plus en plus nombreux, le contingent principal ne s’éloigna pas de la grande faucheuse sur roue. Des brigades investissaient chaque nouvelle alcôve pour éliminer les dernières poches de résistants.

A un tournant en épingle du couloir, le chef hurla de tout lâcher ; la moulinette heurta le mur dans un fracas épouvantable, écrasant moult gobelins sur son passage.

— Bon travail ! s’écria l’officier.

Plus de la moitié des monstres avaient été éliminés.

En effet, c’était bien joué.

*
* *

Dans la grotte principale, Bruenor et Dagna s’étreignirent vigoureusement, savourant la victoire. Les nains appelaient cela « partager le sang ennemi » Comparées à celles des gobelins, leurs pertes étaient minimes. Ils n’avaient pas espéré une déroute aussi complète de l’adversaire.

— Qu’en penses-tu, ma fille ? s’enquit Bruenor, quand Catti-Brie reparut.

— Nous avons fait ce que nous devions. Comme prévu, les gobelins se sont conduits en fourbes. Mais je ne renie pas ce que j’ai dit. Nous devions parlementer, ou du moins essayer.

Dagna cracha par terre ; plus sage que lui, Bruenor hocha la tête.

— Tempus ! cria Wulfgar, non loin de là.

Son marteau de guerre victorieusement brandi, le grand barbare rejoignit le groupe.

— Je pense toujours que vous prenez trop de plaisir à tuer, insista la jeune femme, avant de partir s’occuper des blessés.

D’évidence, elle ne tenait pas à adresser la parole à son fiancé.

— Bah ! railla Bruenor. Ton arc jouait une jolie mélodie, ma fille.

Repoussant ses longues mèches de son front, elle ne se retourna pas, dissimulant un sourire.

Une demi-heure plus tard, la brigade revint : le flanc droit était dégagé. Drizzt, Régis et Guenhwyvar surgirent peu après. Le Drow informa Bruenor que Cobble et les siens finissaient de ratisser les corridors.

— En as-tu tué quelques-uns, après les ettins ? demanda le nain.

— En effet… Presque autant que Guenhwyvar et Régis.

Sa masse d’armes ensanglantée en main, le petit homme affronta avec sérénité les regards intrigués qui se posèrent sur lui.

— Je ne pensais même pas te voir parmi nous, Ventre-à-pattes, admit Bruenor. J’aurais cru que tu te serais empiffré là-haut, bien au chaud, tandis que nous nous démenions comme des forcenés.

Régis haussa les épaules.

— Je me suis dit que je serais plus en sécurité auprès de Drizzt.

Bruenor n’allait pas argumenter contre cette saine logique.

— D’ici quelques semaines, dit-il au ranger, des expéditions exploreront les lieux.

Drizzt lui prêtait une attention distraite. Circulant parmi les blessés, Wulfgar et Catti-Brie faisaient tout pour s’éviter.

— C’est le garçon qui crée des complications, expliqua Bruenor, remarquant son intérêt.

— A son avis, une femme n’aurait pas dû se battre avec nous.

— Bah ! C’est une excellente guerrière. De plus, soixante-dix naines se sont jointes à nous ; deux ont même péri.

Etonné, l’elfe secoua sa longue crinière blanche.

— Soixante-dix, je te dis, Drizzt ! Tu peux mecroire.

— Mon ami, je n’avais pas vu la moindre différence…

*
* *

Deux heures plus tard, Cobble et son contingent les rejoignirent. Les environs nettoyés, la victoire était totale. Il ne restait aucun ennemi en vie.

Près des zones critiques, flottant entre les stalactites personne ne remarqua des silhouettes minces : les espions de Jarlaxle.

Les elfes noirs avaient soigneusement observé les mouvements des nains et leurs techniques.

La menace gobelin écartée, Bruenor Battlehammer ne se doutait pas que le pire était à venir.