CHAPITRE XIII
UN SERMENT ROMPU

Une torche flambait. Drizzt comprit que ça faisait partie du marché. Avec son infravision acquise de fraîche date, Entreri n’était probablement pas à l’aise dans l’obscurité totale.

Passant au spectre lumineux normal, l’elfe étudia la grotte : présentant des parois et une voûte banales, elle était close par deux portes de bois de construction récente gardées par six soldats.

Au total, il y avait douze Drows, Jarlaxle et Vierna compris. Le Dridder avait disparu. Entreri parlait avec la prêtresse. Drizzt la vit lui remettre son ceinturon et ses deux cimeterres.

Une curieuse niche couverte d’un drap formait comme une margelle arrivant à hauteur de taille. Epée et dague tirées, un soldat s’y appuyait.

Etait-ce un toboggan naturel ?

Son œuvre achevée, Drizzt doutait que le tueur rebrousse chemin et regagne Mithril Hall. Le drap devait cacher une sorte de conduit menant aux niveaux supérieurs d’Ombre-Terre.

Entreri avança, portant les cimeterres. Un soldat délia Drizzt. Lentement, le ranger devant lui ses bras endoloris.

Enteri laissa tomber les armes à ses pieds et recula.

— Ramasse-les.

— Pourquoi ?

La question parut gifler le tueur. Il se reprit vite :

— Afin que nous sachions la verité.

— Je la connais, répondit Drizzt, placide. Tu désire la plier à ta volonté, pour t’aveugler sur ta misérable existence.

— Ramasse-les ! Cracha Enteri. Ou je te tue à l’instant même !

C’était une vaine menace. A moins qu’il ne veuille se racheter par un duel loyal, Enteri ne tenterait pas de le tuer. Μême en ce cas, Vierna interviendrait ; Drizzt était trop précieux, car Lloth se montrait exigeante sur la qualité des sacrifices.

Drizzt se pancha et reprit ses armes. Avec ou sans elles, il n’avait aucune chance. Pourtant, il avait assez vécu pour savoir que des occassions se présentaient parfois aux moments les plus inattendus.

Souriant d’aise, Enteri se mit en garde.

Epaules basses, Drizzt n’esquissa pas un geste.

D’une pointe d’épée, L’humain lui piqua le nez, l’obligeant à tourner la tête. Du pouce et de l’index, l’elfe essuya le sang qui perlait sur sa peau noir.

— Lâche ! Lanca Enteri.

Pivotant pour rester face à son adversaire, qui tournai autour de lui, l’elfe noir ignora l’insulte, d’un ridicule achevé.

— Allons, Drizzt Do’Urden, intervint Jarlaxle, s’attirant les regards surpris des duellistes, tu es perdu, tu le sais, et à toi, cela devrait te plaire ?

— Qu’a-tu à perdre ? Renchérit Enteri. Je ne puis te tuer, seulement te battre. Je l’ai promis à Vierna.

Toi, tu peux m’éliminer. Voir expirer un humain amuserait ta sœur.

Drizzt resta impavide. Il n’avait rien à perdre, prétendaient-ils. En ce cas, il ne se battrait pas. Il ne prenait les armes que si la situation l’exigeait, non quand on l’y forçait.

— En garde, Drizzt ! insista Jarlaxle. Ta réputation est considérable. J’adorerais te voir à l’œuvre, afin de savoir si tu es vraiment meilleur que Zaknafein.

Luttant pour rester calme, Drizzt ne put réprimer une grimace à la mention de son père. De l’avis général, il avait été le meilleur maître d’armes de Menzoberranzan. A son corps défendant, le ranger tira ses cimeterres. Le bleu d’Etincelle refléta la rage qui montait en lui.

Féroce, Entreri se jeta à l’assaut ; les instincts guerriers de Drizzt prirent le dessus. Le choc des lames résonna dans la grotte. Prenant l’offensive, Drizzt décrivit des cercles autour de sa proie, ses lames tourbillonnant selon des angles et des hauteurs sans cesse différents.

Dérouté par la manœuvre, Entreri manqua aussi souvent qu’il fit mouche ; mais ses pieds agiles le gardèrent hors de portée des tourbillons mortels.

— Tu me surprendras toujours, admit-il entre ses dents.

Les soupirs et murmures approbateurs de leur public le fit grimacer de jalousie.

Drizzt cessa son manège, lames basses.

— Joli, mais inutile ! s’écria Entreri, revenant à la charge, épée haute, dague basse.

Drizzt se fendit, opposant une riposte simultanée aux deux attaques.

Entreri fit tourner son épée en tous sens pour occuper son adversaire. Mais du coin de l’œil, Drizzt ne quittait pas la dague du tueur.

Quand elle fendit l’air sur le côté, elle rebondit contre Etincelle et retomba hors de portée.

— Bien joué ! s’exclama Jarlaxle.

Entreri recula. La perte d’une arme le rendit plus circonspect.

La surprise du tueur fut totale quand sa feinte suivante ne rencontra aucun obstacle. Drizzt manqua deux ripostes successives. Entreri feinta de nouveau.

Il aurait pu lui ouvrir l’épaule ou le cou ! Le sourire entendu du Drow l’arrêta. L’humain se contenta de le frapper du plat de l’épée.

Drizzt se moquait de ses talents de bretteur en feignant l’incompétence !

Entreri aurait voulu hurler et dénoncer cet écœurant petit jeu ! Mais il s’agissait d’une affaire privée, à régler entre Drizzt et lui. Vierna et Jarlaxle n’avaient pas à intervenir.

— Je t’ai eu ! lança-t-il dans la langue rauque des nains, espérant que les autres n’y comprendraient goutte.

— Tu n’aurais jamais dû manquer pareille occasion, répondit Drizzt, en langue ordinaire.

Bien entendu, il parlait le nain couramment. Mais il se refusait à traiter sur un plan personnel. Il garderait le duel public et ridiculiserait ouvertement le tueur.

— Tu devrais mieux te battre, siffla Entreri, retournant à la langue ordinaire. Dans l’intérêt de notre petit ami, sinon dans le tien. Tue-moi et libère Régis. Si j’en réchappe…

Drizzt éclata de rire.

— Régis est mort. Ou il le sera très bientôt, à l’issue de ce duel.

— Non…

— Si. Je te connais trop pour ajouter foi à tes mensonges. La rage t’aveugle. Tu n’as pas tout envisagé.

Entreri revint à l’attaque avec moins d’ardeur pour éviter de rendre la mascarade trop évidente.

— Il est mort, répéta Drizzt.

— Tu es sûr ?

Le ton sec était par trop éloquent.

Entreri tentait de lui faire perdre toute mesure.

Impassible, Drizzt se livra à une série d’attaques sans panache qu’Entreri n’eut aucun mal à parer. Il aurait pu frapper à tout moment.

Vierna et Jarlaxle chuchotèrent. Ils devaient se lasser de la comédie. Drizzt attaqua de manière plus appuyée, mais toujours inefficace. D’un signe de tête, Entreri indiqua qu’il commençait à saisir. Les sous-entendus subtils, la communication tacite ramenaient les choses sur un plan personnel. Autant qu’Entreri, Drizzt se refusait à voir Vierna intervenir.

— Tu savoureras la victoire, lui promit l’humain.

— Je n’en retirerai aucun profit, répondit l’elfe, entrant dans la danse.

Entreri voulait d’autant plus gagner que Drizzt n’en avait cure. Cependant, l’humain n’était pas stupide. S’ils étaient de force égale aux armes, leurs motivations demeuraient opposées. Pour démontrer sa valeur, Entreri était prêt à mettre tout son cœur, alors que Drizzt estimait n’avoir rien à prouver à personne – surtout pas à un tueur.

L’elfe ne rusait pas. Par pur désir de voler à Entreri le plaisir d’une victoire honnête, il se laisserait battre.

L’assassin n’en était pas autrement surpris.

— C’est ta dernière chance, lança-t-il. Nos chemins se séparent ici. Je repars par cette porte ; le Drow retourne dans les entrailles de son univers.

D’un coup d’œil au dispositif couvert d’un drap, Drizzt révéla qu’il avait saisi l’allusion.

Entreri roula de côté pour récupérer sa dague. C’était une manœuvre audacieuse. Face à la passivité de son ennemi, il n’avait pas à prendre de tels risques.

— Puis-je rebaptiser ton grand chat ? fit-il, malicieux.

D’un coup de reins, il exhiba la bourse de cuir pendue à sa ceinture où se devinait la forme de la statuette.

D’une quarte habile, il revint à la charge, manquant toucher Drizzt.

— Allons ! Tu peux te battre beaucoup mieux que ça ! J’ai assisté à tes prouesses tant de fois, et dans ces tunnels précisément ! Te laisseras-tu vaincre si facilement ?

Drizzt fut surpris que l’autre révèle leur petit jeu au grand jour. Mais Vierna et sa suite n’étaient pas des imbéciles non plus. D’évidence, le captif n’y mettait pas tout son cœur. A la réflexion, Drizzt comprit le sens second de la remarque. Entreri l’avait bel et bien vu se battre dans les tunnels. A l’époque, ils n’avaient pas croisé le fer. En cette bizarre circonstance, Drizzt Do’Urden et Artemis Entreri avaient combattu côte à côte et dos à dos, opposant un front uni à un ennemi commun.

Le scénario devait-il se répéter ? L’humain désirait-il si ardemment un duel loyal qu’il en était réduit à aider son adversaire ? S’ils réussissaient, tout combat à venir offrirait à Drizzt une raison de se battre vraiment : la liberté.

— Tempus !

Le cri arracha les duellistes à leurs réflexions.

En parfaite harmonie, ils s’approchèrent l’un de l’autre ; le tueur baissa sa garde. Etincelle éventra la bourse, précipitant la figurine à terre.

— Guenhwyvar ! cria Drizzt.

La porte d’entrée vola en éclats sous les coups d’Aegis-fang.

Le premier mouvement de Drizzt fut de se précipiter vers ses amis. Un garde se rua au-devant des intrus. L’autre porte livra passage au Dridder.

Des lumières magiques embrasèrent les lieux. Des grondements fusèrent en tous sens. Un trait d’argent transperça le Drow qui se ruait au combat.

— Guenhwyvar !

Drizzt ne put attendre de voir si son appel avait du succès. Il fonça sur le garde debout près du drap.

Vierna cria ; une dague se ficha dans l’ample cape vert feuille de son frère, à un pouce de sa cuisse. Il courut à perdre baleine, baissant une épaule au dernier instant, comme pour plonger de côté.

Trompé par la feinte, le garde drow se retrouva avec deux cimeterres contre le cou. Impuissant devant une attaque si fulgurante, il ne put se dégager à temps.

Ecartant ses lames ensanglantées avec une grimace, Drizzt plongea dans l’inconnu.