CHAPITRE XVI
TIRER UN TRAIT

— Je ne suis pas satisfaite, souligna Vierna, près du mur qui avait écrasé le pauvre Cobble.

— Croyais-tu que ce serait facile ? répliqua Jarlaxle. Nous avons investi les tunnels d’un complexe nain avec un contingent de cinquante soldats. Cinquante contre des milliers. Tu recaptureras ton frère, s’empressa-t-il d’ajouter. Mes hommes sont bien entraînés. J’en ai déjà envoyé quarante dans le corridor menant à Mithril Hall. Aucun des alliés de Drizzt n’empruntera cette voie sans dommage ; ils ne nous échapperont pas.

— Quand les nains seront informés de notre présence, ils enverront une armée.

— S’ils l’apprennent. Les tunnels de Mithril Hall sont interminables. Il faudra du temps à nos adversaires pour rallier des renforts importants – des jours peut-être. Avant qu’ils s’organisent, nous serons à mi-chemin de Menzoberranzan avec Drizzt.

Vierna réfléchit. Deux voies seulement menaient en hauteur : le toboggan naturel, et, plus au nord, des tunnels tortueux. Avait-elle eu tort d’envoyer trois soldats aux trousses de son renégat de frère ? Devait-elle expédier leur groupe entier, à savoir une dizaine de Drows et le Dridder ?

— L’humain le coincera, dit Jarlaxle, comme s’il lisait dans ses pensées. Artemis Entreri le connaît mieux que nous. Il l’a combattu à la surface. De plus, il porte toujours la boucle d’oreille magique. Le repérer sera un jeu d’enfant. Là-haut, seuls quelques hommes se dresseront contre nous.

— Et si Drizzt échappe à Entreri ?

— Il n’y a que deux voies pour remonter, rappela-t-il.

Sa décision prise, elle hocha la tête. De sa robe de cérémonie, elle tira un petit bâton ; yeux fermés, la grande prêtresse entonna un chant. Avec lenteur, elle tira un trait après l’autre au-dessus de l’abîme reliant les deux niveaux. L’embout du bâton crachait des filaments gluants. Une toile d’araignée prit forme sur la margelle. Satisfaite, Vierna la saupoudra d’une fine poussière. Aussitôt, les fils s’épaissirent, prenant un lustré noir argenté. Enfin, exposés à la température de la pièce, ils devinrent invisibles.

— Il ne reste plus qu’une issue, annonça-t-elle. Aucune arme ne peut trancher ces fils.

— Direction le nord, en ce cas, dit Jarlaxle. J’y ai dépêché une poignée d’hommes pour garder les passages inférieurs.

— Drizzt et ses amis ne doivent pas se rejoindre.

— S’il les revoit, c’est qu’ils seront déjà morts, répondit le mercenaire avec assurance.

*
* *

— La grotte doit avoir un autre accès, remarqua Wulfgar. Si nous pouvions les prendre en tenailles…

— Drizzt est parti de là, coupa Bruenor, triturant le médaillon magique d’Alustriel.

De façon étrange, il sentait la présence de leur ami quelque part sous leurs pieds.

— Quand nous aurons tué tous nos ennemis, votre compagnon nous retrouvera, dit Pointepique.

Wulfgar, qui le tenait toujours par la pointe de son casque le secoua, histoire de lui remettre du plomb dans la tête.

— Je ne suis pas d’humeur me colleter contre des Drows, répondit Bruenor, lançant un regard en coin aux deux jeunes gens. Pas de cette façon. Il faut les éviter à tout prix, et riposter si nous n’avons pas le choix.

— Retournons chercher Dagna, proposa le barbare, et nettoyons le secteur.

Bruenor songea au labyrinthe qui menait à Mithril Hall. Ils perdraient peut-être une heure à retrouver leur chemin, et beaucoup plus à rassembler une armée.

— Il faut sauver Drizzt ! décréta Catti-Brie. Le médaillon et Guenhwyvar nous guideront vers lui.

Pointepique ne rêvait que de coups ; il acquiescerait plutôt deux fois qu’une. La panthère piaffait d’impatience. A la vue de l’air condescendant de Wulfgar, Bruenor faillit cracher de dégoût.

Soudain, le félin se figea, un sourd grondement dans la gorge. Catti-Brie moucha leur torche sur-le-champ et s’accroupit.

Le groupe se reforma ; Bruenor chuchota qu’il partait en reconnaissance. Un instant plus tard, il revint avec le félin :

— Une poignée de Drows, expliqua-t-il. Ils se dirigent vers le nord.

— Une poignée de Drows morts, jubila le fou-de-guerre, se frottant les mains.

— J’ai dit pas de lutte ! gronda Bruenor à mi-voix.

A mon avis, ils savent où Drizzt se trouve. Mais sans lumière, nous n’avons aucune chance de les rattraper.

— Si nous nous éclairons, dit Catti-Brie, nous aurons une bagarre sur les bras.

— Allume la torche ! dit Pointepique, plein d’espoir.

— Boucle-la ! écuma Bruenor. Nous allons sortir à pas de loup. Au premier signe de lutte, allume nos deux torches, Wulfgar.

Il fit signe à Guenhwyvar de les conduire.

Sitôt dans le tunnel, Pointepique fourra sa fiole entre les mains de la jeune femme.

— Bois-en une rasade, dit-il, et passe-la aux autres. Catti-Brie palpa l’objet à tâtons. Prudente, elle renifla le liquide malodorant et fit mine de le rendre.

— Tu chipoteras moins quand un Drow t’expédiera un dard entre les omoplates ! dit Piquepointe, lui flattant la croupe au passage. Avec ça dans le sang, tu seras à l’abri du somnifère !

Se rappelant que Drizzt avait de sérieux problèmes, la jeune femme s’exécuta. La gorgée la fit tousser et chanceler. Un instant, elle crut voir quatre paires d’yeux de nains et deux de panthère. Alors elle passa la fiole au suivant.

Bruenor déglutit et rota discrètement.

— Ça réchauffe les doigts de pied, fit-il à Wulfgar.

Le groupe se remit en route, guidé par Guenhwyvar, et annoncé à dix lieues à la ronde par les grincements métalliques de l’enthousiaste Gaspard Pointepique.

*
* *

Quarante nains armés jusqu’aux dents suivirent leur général jusqu’à la dernière salle de garde.

— Nous irons jusqu’au hall des gobelins, expliqua Dagna. Là, nous nous séparerons.

Il donna ses instructions à la garde, fixant une nouvelle série de codes. Aucun groupe de moins de dix soldats ne devait s’aventurer dans le nouveau secteur. Il laissa un itinéraire précis à l’intention des renforts ultérieurs.

Puis l’austère général mit ses braves en rang, prit fièrement leur tête et franchit le seuil fatidique. Il doutait que son roi fût véritablement en péril, tendant à penser qu’il restait une poche de résistance gobelin ou un autre inconvénient mineur à balayer. Mais l’homme prudent qu’il était préférait ne prendre aucun risque, surtout quand il y allait de la sécurité de son souverain.

Le martèlement des bottes, le cliquetis des armures et le chant sourd des guerriers annonçaient une descente en force. Un nain sur trois portait un flambeau. Dagna n’avait aucune raison de croire qu’un tel déploiement nécessitait de la discrétion. Il espérait que Bruenor et compagnie les repéreraient facilement.

Dagna ignorait tout des elfes noirs.

Ils accédèrent rapidement au premier embranchement, où gisaient les ossements d’ettins. Le général avait l’intention de gagner la grotte des gobelins au plus vite. Soudain, il ralentit le pas et intima le silence à ses troupes.

Ses instincts guerriers aiguisés par trois siècles de campagnes, il avança. Quelque chose clochait, il en avait l’intime conviction. Sa nuque se hérissa.

Toutes les torches furent soufflées.

Des clameurs s’élevèrent. Quand Dagna découvrit que son infravision était impuissante, il reconnut trop tard le piège.

— Des ténèbres ! s’écria un nain.

— Sorcellerie ! lança un autre.

La pagaille régna. Des traits sifflèrent aux oreilles de Dagna, touchant un officier derrière lui. D’instinct, il recula et sortit de la sphère de ténèbres. Un deuxième globe plongea l’autre moitié du contingent dans le noir.

— En formation de combat ! C’est une sphère de ténèbres ! s’écria Dagna par-dessus le tumulte. Rien de plus !

Près de lui, un soldat arracha de sa poitrine une sorte de dard avant de s’écrouler, endormi.

Dagna ignora une piqûre au menton et continua de beugler ses ordres, cherchant à regrouper ses troupes. Il envoya cinq hommes sur le flanc droit, au-delà du globe maléfique, en direction de l’embouchure.

— Trouvez-moi ce foutu sorcier ! rugit-il. Et par les Neuf Enfers, contre quoi nous battons-nous ?

La frustration enflamma son ire. Bientôt, ses forces adoptèrent une formation serrées prêtes à percer les ténèbres.

Une fois convaincus que l’embranchement suivant n’abritait aucune mauvaise surprise, les cinq voltigeurs contournèrent la nuit magique pour gagner le mince interstice existant entre la sphère des ténèbres et le passage suivant.

Deux silhouettes se désolidarisèrent des ombres, ployèrent un genou et les mirent en joue.

Touché à deux reprises, le nain de tête trébucha. Néanmoins, il parvint à lancer l’assaut. Lui et ses quatre compagnons chargèrent. Trop tard ! D’autres ennemis lévitant s’abattirent sur eux.

— Eh, tu n’es pas Drizzt ! hoqueta un nain, une fraction de seconde avant d’être égorgé.

Ils auraient voulu battre en retraite. Mais du sommeil qui les frappa, nul ne se relèverait.

En cinq secondes, trois nains eurent péri.

— Des Drows ! hurlèrent les deux survivants.

Le premier s’écroula, le dos percé de carreaux ; le second se heurta à un seul adversaire. Le Drow attaqua ; le nain riposta d’un coup vicieux au bras, entaillant la fine cotte de mailles.

Puis le survivant se rua dans les ténèbres supra-naturelles pour se jeter dans les bras de ses frères.

— Des Drows ! hurla-t-il.

Un troisième globe se matérialisa, reliant les deux premiers. Une volée de carreaux fusa, précédant l’attaque.

Dagna comprit qu’il lui aurait fallu des prêtres pour combattre la magie drow avec quelque chance de réussite. Quand il voulut sonner la retraite, seul un bâillement lui échappa.

Quelque chose lui heurta la tempe ; il se sentit tomber.

Dans le chaos qui s’ensuivit, la formation se désagrégea. Les nains n’avaient aucune chance contre un nombre égal d’elfes noirs sur le pied de guerre. Ils rompirent les rangs ; beaucoup eurent la présence d’esprit de ramasser un camarade tombé avant de prendre leurs jambes à leur cou.

Débandade ou pas, les nains n’étaient pas des lâches. Sitôt en terrain moins dangereux, plusieurs prirent sur eux de réorganiser leur force. L’ennemi les talonnait. L’affronter dans ces conditions était hors de question. Encombré d’une dizaine de compagnons assoupis, dont Dagna, le contingent ne pouvait plus espérer l’emporter contre les elfes.

Six volontaires restèrent à l’arrière pour couvrir la retraite des leurs.

— Courez ou nous aurons péri en vain ! s’écria l’un d’eux.

— Fuyez au nom de notre roi ! renchérit un autre.

Les derniers fuyards jetèrent plus d’un coup d’œil par-dessus leurs épaules – jusqu’à ce que les ténèbres avalent la courageuse ligne de défenseurs.

Des sons métalliques éclatèrent dans les ténèbres. Le cri occasionnel d’un Drow blessé fit sourire plus d’un nain.

La tête rentrée dans les épaules, les survivants fuirent de plus belle, chacun se jurant de boire à la santé des compagnons perdus.
L’arrière-garde impromptue tiendrait bon jusqu’à son dernier souffle. L’ennemi passerait sur des cadavres. C’était l’ultime sacrifice consenti par des cœurs vaillants.

Si un fugitif trébuchait, quatre paires de mains se tendaient pour le rétablir. Si un dormeur devenait trop lourd, un autre porteur prenait le relais.

Un jeune courut plus vite qu’une gazelle pour donner le signal à la porte barricadée. Quand il atteignit le tronçon final du couloir, elle s’entrebâillait déjà.

Le groupe entra en trombe dans la salle de garde ; certains s’assurèrent que tous les traînards gagnaient le refuge à temps. Quand un globe de ténèbres apparut au bout du corridor, on referma la porte en toute hâte.

Des quarante et un explorateurs, vingt-sept revenaient sains et saufs, un bon tiers étant plongé dans un sommeil artificiel.

— Il faut envoyer l’armée au complet ! avança-t-on.

— Et les prêtres ! Nous aurons besoin d’eux pour lutter contre le somnifère et repousser les ténèbres magiques !

Ingénieux, les nains déterminèrent rapidement un ordre hiérarchique et une liste des priorités. La moitié des rescapés resta sur place. L’autre fonça vers les niveaux supérieurs de Mithril Hall pour lancer l’appel aux armes.