CHAPITRE VIII
LES ETINCELLES VOLENT

Des perles de sueur constellaient les biceps du barbare. Les ombres portées de l’âtre soulignaient la puissance de ses énormes bras.

Comme s’il maniait un outil conçu pour des mains délicates et manucurées, Wulfgar travaillait le fer avec un marteau de dix kilos. Des éclats de métal incandescent volaient à chaque impact, percutant les murs, le sol et le tablier de cuir épais qu’il portait. Le sang bouillait dans ses veines ; il ne se lassait pas. Il devait chasser les émotions démoniaques qui étreignaient son cœur.

L’épuisement serait son refuge.

Depuis des années, il n’avait plus battu le fer. Comme tout cela était loin !

A présent, il avait besoin de s’abîmer dans un travail instinctif, afin de dominer le chaos émotionnel qui ne lui laissait plus le moindre répit. L’activité presque animale ramenait ses idées dans des ornières sans complications.

Il avait tant de problèmes à résoudre. Tout d’abord, il devait se concentrer sur les qualités qui attiraient sa fiancée, et redevenir l’homme qu’elle aimait. Hélas, à chaque nouveau coup, lui revenait la même vision : la tête de Drizzt, à deux doigts d’Aegis-fang.

Il avait voulu tuer son ami le plus cher.

Avec une ardeur redoublée, il s’acharna sur le métal, ponctuant sa colère de fantastiques gerbes d’étincelles.

Par les Neuf Enfers, que lui arrivait-il ?

Combien de fois Drizzt Do’Urden lui avait-il sauvé la vie ? Sans son ami à la peau d’ébène, son existence eût été vide de sens !

Mais le jour de son retour, le Drow avait embrassé sa Catti-brie !

Le bras du barbare s’abattait sans relâche, vivante extension de sa furie. Il fermait les yeux aussi fort qu’il serrait les doigts. Ses muscles se gonflaient de tension.

— Cette lame est pour frapper dans les coins ? s’enquit un nain par la porte ouverte.

Surpris, le barbare rouvrit les yeux ; l’autre passa son chemin, pouffant de rire. Baissant la tête, Wulfgar vit le morceau de métal rendu inutilisable par des coups trop brutaux.

Il le jeta sur le sol, ainsi que son marteau.

— Pourquoi m’as-tu fait ça ? gémit-il dans le vide.

Il imagina l’elfe et sa fiancée étroitement enlacés, échangeant un langoureux baiser.

Essuyant son front en sueur, il s’effondra sur un banc de pierre. Comment la situation avait-elle pu se compliquer à ce point ? Il n’avait pas prévu le comportement outrageant de la jeune femme.

La première fois qu’il l’avait vue, adolescente, elle gambadait dans le Val Bise, comme si les dangers et la guerre récente contre le peuple de Wulfgar ne la concernaient pas.

Il n’avait pas fallu longtemps au jeune homme pour comprendre que la belle avait capturé son cœur. Il n’avait jamais rencontré de femme comme elle. Dans sa tribu, les femmes étaient virtuellement des esclaves, obéissant au doigt et à l’œil à leurs maîtres. Elles n’osaient jamais discuter, encore moins les plonger dans l’embarras. Or, Catti-Brie avait repris les armes contre sa volonté.

Wulfgar avait la sagesse d’admettre ses défauts. Il s’était comporté de façon stupide avec elle. Pourtant, il avait besoin d’une épouse qu’il puisse protéger et qui l’accepte comme il était.

Tant de complications… Et pour couronner le tout, sa Catti-Brie, dans les bras de Drizzt Do’Urden !

Rouge de colère, il se remit de plus belle à sublimer son désir de meurtre à coups de marteau. Des heures durant, le fer plierait à sa volonté, au contraire de Catti-Brie.

Une nouvelle barre de métal se tordit sous la violence de
l’impact. Des étincelles frôlèrent les joues du forgeron.

Le sang bouillonnant dans ses veines, les muscles crispés, Wulfgar ne sentit rien.

*
* *

— Rallume la torche, chuchota le Drow.

— La lueur alertera l’ennemi, souffla le petit homme. Un sourd grondement leur parvint.

— Allume, répéta Drizzt. Attends ici. Guenhwyvar et moi partons en reconnaissance.

— Je joue les appâts, maintenant ?

Sur le qui-vive, Drizzt n’entendit pas la question. Un cimeterre au poing, Etincelle au fourreau, il disparut dans le noir.

Maugréant, Régis alluma le flambeau avec son silex.

Un grondement le fit pivoter, masse d’armes brandie ; bondissant derrière lui, Guenhwyvar le dépassa. Sans espérer courir à si vive allure, le petit homme lui emboîta le pas.

Seul, entouré d’ombres inquiétantes, il longea les parois, silencieux comme la mort.

L’embouchure d’un passage latéral s’ouvrait à quelques pas. Il sentit une présence. Posant la torche par terre, il serra sa masse d’armes… et bondit. Un éclair bleu s’interposa. Un cliquetis métallique résonna. Aussitôt, Régis orienta son arme plus bas.

On para encore.

— Régis !

Il retint une nouvelle attaque.

— Je t’avais dit de rester en arrière ! grogna Drizzt, sortant de l’ombre. Tu as de la chance que je ne t’ai pas tué.

— Ou que je ne t’ai pas tué, objecta le petit homme avec froideur. Qu’as-tu trouvé ? ajouta-t-il, ignorant l’étonnement de l’elfe.

— Nous nous rapprochons, c’est certain. Régis ramassa la torche et remit son arme à sa ceinture. Un feulement les fit accourir.

— Ne me sème pas ! s’écria Régis, agrippant son compagnon par le côté de sa cape.

L’elfe ralentit en distinguant les pupilles dorées du félin, posté à un détour du couloir.

Régis leva sa torche sur un triste spectacle : taillés en pièces, les disparus gisaient le long de la paroi.

*
* *

— Si tu ne veux pas porter le tablier, ne le porte pas ! grogna Bruenor.

Heureuse de cette concession –tout ce qu’elle voulait entendre–, Catti-Brie hocha la tête.

— Mais, mon roi…, protesta Cobble. Bruenor et lui avaient de sérieux maux de crâne, dus à « l’eau sacrée ».

— Bah ! Tu ne connais pas ma fille aussi bien que moi. Quand elle a décidé quelque chose, tous les géants de l’Epine Dorsale du Monde ne la feraient pas changer d’avis.

— « Bah » toi-même ! rugit-on derrière la porte des appartements privés du roi.

Suivit un coup formidable, de nature à ébranler l’huis sur ses gonds.

— Je sais que tu es là, Bruenor Battlehammer, qui te prétends le roi de Mithril Hall ! Ouvre et affronte ton supérieur !

— Qui est-ce ? souffla Cobble, échangeant un regard interloqué avec son suzerain.

— Ouvre, j’ai dit !

Un gantelet de métal hérissé de pointes fit voler le bois en éclats.

— Oh ! tonnerre de dieu…

Avec un grognement étouffé, la créature dégagea son bras. Bruenor et Cobble se regardèrent, incrédules.

— Qui est-ce ? s’impatienta Catti-Brie, les mains sur les hanches.

La porte explosa, dévoilant le nain le plus folklorique qu’elle ait jamais vu. Des pointes aux gantelets, aux genoux, aux coudes et aux bottes faisaient passer le personnage pour le vague cousin d’un hérisson ; une armure adaptée à son torse râblé –constituée de plaques métalliques parallèles– le couvrait du cou à mi-cuisses, et des épaules aux avant-bras. Son heaume gris tenait en place grâce à des lanières de cuir disparaissant sous son épaisse barbe noire. Une immense pointe étincelante sur son heaume complétait sa mise loufoque.

— Cette chose, fit Bruenor avec dédain, est un fou-de-guerre.

— Pas n’importe lequel ! coupa l’individu. Le fou-de-guerre le plus inouï au monde !

La main tendue, souriant, il avança vers Catti-Brie. Ses moindres mouvements s’accompagnaient de grincements. Un peu d’huile ne lui eût pas fait de mal !

— Gaspard Pointepique à ton service, ma brave dame ! Le premier combattant de Mithril Hall. Tu dois être la Catti-Brie dont on entend tant parler à Adbar. C’est drôle de voir une fille Battlehammer sans barbe pour lui chatouiller les pieds !

Sa puanteur faillit la faire s’étouffer. Lui était-il arrivé d’ôter son armure depuis un siècle ?

— J’essaierai de m’en faire pousser une, promit-elle.

— Veilles-y ! pouffa-t-il.

Il bondit vers Bruenor ; ses grincements torturèrent les nerfs de la jeune femme.

— Mon roi ! beugla Gaspard. S’inclinant, il faillit couper le long nez de Bruenor avec la pointe de son heaume.

— Par les Neuf Enfers, que fais-tu là ?

— Et vivant ? ajouta Cobble.

— Je te croyais mort sous le souffle enflammé de Noir Chatoiement, renchérit Bruenor.

— Son souffle était surtout puant ! s’écria Gaspard.

Catti-Brie ravala une remarque ironique.

Virevoltant avec un air dramatique, les yeux dans le vague, Pointepique parut revivre des scènes d’un lointain passé.

— Un souffle maléfique, des noirceurs insondables qui s’abattent sur moi, me volant mes forces vives… Mais j’en ai réchappé ! ( II pointa un doigt boudiné sur Catti-Brie. ) Grâce à un passage secret donnant sur les niveaux inférieurs, j’ai eu la vie sauve. Même les dragons noirs n’auront pas la peau de Pointepique !

— Nous avons tenu bon deux jours contre les laquais de Noir Chatoiement, avant d’être repoussés dans le Val du Gardien, expliqua Bruenor. Je n’ai jamais entendu dire que tu étais revenu combattre avec mon père, ou son père, alors roi de Mithril Hall.

— Il m’a fallu une semaine pour retrouver des forces et contourner la montagne. Tout était perdu. Ensuite, j’ai ouï dire qu’une bande de gamins, toi compris, faisait route vers l’Ouest. D’aucuns parlaient d’exploiter les mines de Mirabar. Rendu sur place, je ne t’y ai pas vu.

— Deux cents ans ! s’emporta Bruenor. Ne me dis pas qu’il t’a fallu deux cents ans pour me retrouver ! Car je n’ai plus jamais entendu parler de toi !

— Je suis revenu à l’Est ; j’ai travaillé comme mercenaire à Sundabar, puis au service du roi Harbromme. Il y a trois semaines de ça, en mission au Sud, j’ai appris qu’un Battlehammer avait reconquis Mithril Hall ! Et me voilà, ô roi, conclut-il, un genou en terre. Désigne tes ennemis.

Il fit un clin d’œil appuyé à Catti-Brie.

— Tu te prétends un sauvage combattant ?

— Toujours.

— Je t’appelle une escorte, que tu puisses prendre un bain et un repas.

— J’accepte le festin. Garde le bain et l’escorte. Je sais m’orienter aussi bien que toi, Bruenor Battlehammer. Mieux, dirais-je, au souvenir de ton enfance braillarde et imberbe.

Il fit mine de lui pincer le menton ; Bruenor l’écarta d’une chiquenaude. Son rire évoqua un cri de faucon et l’armure grinça comme des serres sur de l’ardoise. Puis le fou-de-guerre se retira.

— Charmant, lança Catti-Brie.

— Pointepique, vivant…, commenta Cobble, éberlué.

— Tu ne m’as jamais parlé de lui, père.

— Croîs-moi, ma fille, il ne vaut pas la corde pour le pendre.

*
* *

Epuisé, le barbare s’affala sur sa couche. Aussitôt, le rêve revint en force. Ne voulant pas revoir sa fiancée entre les bras de Drizzt, il s’assit d’un bond.

Cela ne chassa pas le cauchemar.

Un millier d’étincelles, des feux infinis l’invitaient à sombrer dans le néant.

En vain, il voulut se relever. Les ténèbres constellées d’étincelles l’avalèrent.