CHAPITRE VI
UN CHEMIN DROIT ET RÉGULIER

— Je refuse la délégation de Nesmè ! gronda Bruenor.

— Mais, bon roi…, bafouilla l’émissaire de Pierres-table, un rouquin à la grande carrure.

— Non ! dit le nain d’un ton sans réplique.

— Les archers de Nesmè ont contribué à la reconquête de Mithril Hall, s’empressa de lui rappeler Drizzt, assis à son côté dans le hall d’audience.

Bruenor se tourna vers lui :

— As-tu oublié de quelle façon ces chiens nous ont traités quand nous avons traversé leur territoire ? Un petit sourire en coin, Drizzt secoua la tête.

— Jamais.

Son calme indiquait qu’il avait pardonné, non oublié.

La sérénité de son ami à la peau d’ébène atténua l’accès de rage vindicative du nain.

— Tu es d’avis de les laisser assister aux noces ?

— N’es-tu pas le roi ? ( Visiblement, cela ne justifiait pas pour autant un refus. ) La diplomatie fait partie de tes responsabilités envers ton peuple. Nesmè sera un partenaire commercial estimable et un allié aussi important. De plus, l’animosité d’une patrouille est pardonnable face à un elfe noir.

— Bah ! Tu as le cœur trop tendre, et tu es en train de me contaminer ! ( II se tourna vers le barbare, sans doute apparenté à Wulfgar : ) Porte mon salut à Nesmè, en ce cas. Il me faudra le nombre exact des participants.

Avec un regard de gratitude à Drizzt, l’émissaire s’inclina et se retira. Les récriminations du roi de Mithril Hall ne cessèrent pas pour autant :

— J’ai un millier de choses à préparer !

— Tu vois tout en grand. Tu voudrais faire des noces de ta fille un événement sans précédent.

— Elle le mérite, ma Catti-Brie… J’ai tâché de tout lui donner, ces dernières années, mais…

D’un geste éloquent, il souligna qu’elle et lui n’étaient pas de la même race.

— Aucun humain n’aurait pu lui apporter plus que toi, assura Drizzt.

Le nain renifla ; avisé, le Drow réprima son amusement. Comme toujours, ce moment de sentimentalité fut des plus fugaces.

— Des milliers de choses à faire, je te dis ! rugit Bruenor. Une fille de roi doit avoir des épousailles dignes de son rang ! Hélas, je ne suis guère secondé !

Les raisons de sa frustration n’échappaient pas à Drizzt. Le nain avait cru que Régis, ancien maître d’une guilde, au fait de l’étiquette, l’aiderait à organiser la célébration.

Si Régis s’était chargé de beaucoup de détails, il n’avait pas été à la hauteur des attentes de Bruenor. Etait-ce une incompétence surprenante de la part du petit homme, ou de la folie des grandeurs chez père de la future mariée ?

Un serviteur accourut, chargé d’une vingtaine de parchemins contenant les plans du banquet. Un autre apporta les différents menus envisageables.

Accablé, Bruenor lança un regard implorant à Drizzt.

— Tu t’en sortiras très bien, assura l’elfe. Catti-Brie n’aura jamais vu plus belle fête. Son air soudain inquiet n’échappa pas au nain.

— Tu t’en fais pour elle, n’est-ce pas ?

— Plutôt pour Wulfgar. Bruenor pouffa de rire.

— J’ai envoyé trois maçons dans sa chambre pour qu’ils replâtrent les murs. Quelque chose l’a fait bouillir de rage.

Drizzt hocha la tête. Il n’avait révélé à personne comment, de façon inexplicable, le barbare avait bel et bien failli le tuer.

— Il est nerveux, voilà tout… Sans mot dire, l’elfe acquiesça. La nervosité n’expliquait rien. Depuis, Wulfgar était redevenu amical.

— Le mariage célébré, poursuivit le roi, il redeviendra lui-même.

Ne cherchait-il pas surtout à s’en convaincre ? Drizzt en eut la nette impression. Après tout, la jeune orpheline représentait tout pour Bruenor : elle était son unique faiblesse, la pièce vulnérable de
l’armure royale.

Le comportement dominateur et aberrant de Wulfgar ne lui avait pas échappé. Cependant, il n’interviendrait pas tant que sa fille ne l’en prierait pas.

Fière et entêtée, Catti-Brie ne demanderait jamais rien, pas plus à lui qu’à Drizzt.

— Où t’étais-tu caché, petit filou ? beugla soudain le nain, arrachant son compagnon à ses contemplations.

Agité, Régis fit son entrée dans le hall.

— J’ai eu droit au premier repas de ma journée !

répondit-il sur le même ton peu amène, un air revêche sur sa mine de chérubin.

— Il n’est plus l’heure de s’empiffrer ! Nous avons…

— … « Un millier de choses à faire ! » finit Régis à sa place, imitant son accent rauque. Bruenor tapa du pied sur la pile de menus.

— Puisque tu ne penses qu’à te remplir la panse… ( Il ramassa les parchemins et les fourra dans les bras du petit homme. ) Voilà de quoi saliver. Et n’oublie pas de prendre en compte, je te prie, les estomacs délicats des humains et des elfes.

Résigné, Régis s’en fut, ployant sous l’abondance de rouleaux.

— J’aurais cru qu’il s’en serait mieux sorti que ça, soupira Bruenor.

— Je ne l’aurais pas imaginé si doué contre des gobelins, dit Drizzt. Le nain lissa son épaisse barbe rousse.

— Il a passé du temps à battre la campagne avec nous…

— Est-ce suffisant ? souffla le Drow. Au contraire de son ami, il ne voyait pas ces troublantes révélations d’un bon œil.

*
* *

Peu après, dans la chapelle, Drizzt découvrit que la frénésie des préparatifs était contagieuse.

— Pas pour tout le mithril du royaume ! entendit-il Catti-Brie promettre avec emphase.

— Sois raisonnable ! gémit Cobble. Ce n’est pas trop demander.

Drizzt entra. Juchée sur un piédestal, les mains tendues, elle repoussait Cobble et le tablier serti de gemmes qu’il lui présentait. A la vue de l’elfe, elle fit un bref signe de tête.

— On voudrait que je porte un tablier de forgeron ! s’écria-t-elle. Le jour de mes noces !

Sagace, Drizzt réalisa que l’affaire ne prêtait pas à sourire. Il alla prendre l’objet des mains de Cobble.

— C’est la tradition du clan, insista ce dernier.

— Tout nain serait fier de cet honneur, reconnut Drizzt. Néanmoins, dois-je te rappeler qui est Catti-Brie ?

— C’est un symbole de soumission, bougonna la jeune femme. Les naines sont censées travailler à la forge à longueur de journée. Je n’ai jamais levé un marteau de ma vie, et de plus…

Implorant, Drizzt leva une main pour la calmer.

— C’est la fille de Bruenor, souligna Cobble. Plaire à son père est son devoir.

— En effet, admit l’elfe en diplomate consommé. Néanmoins, je te rappelle que son promis n’est pas un nain. Catti-Brie n’a jamais travaillé à la forge et…

— C’est symbolique, protesta Cobble.

— … Et Wulfgar a battu le fer durant sa seule captivité, conclut
l’elfe, imperturbable.

— –Nous trouverons un compromis, soupira le prêtre.

Drizzt lança un clin d’œil à la jeune femme. Cela ne parut pas chasser sa mauvaise humeur.

— Bruenor veut tester « l’eau sacrée », déclara Drizzt, ne sachant trop de quoi il s’agissait.

— Ça signifie qu’on doit goûter l’hydromel, expliqua Cobble machinalement. ( II parcourut la pièce en tous sens. ) Bruenor veut régler le problème aujourd’hui. Il n’est pas sûr que le groupe de Sylverymoon supporte bien le breuvage.

Cobble s’affaira comme un possédé. A l’interrogation muette de Drizzt –« de l’eau sacrée ? »–, Catti-Brie haussa les épaules.

Dans force religions, les prêtres préparaient l’eau bénite avec des huiles exotiques. L’elfe n’aurait pas été surpris que ceux-ci utilisent du houblon.

— Bruenor demande de généreux échantillons, ajouta-t-il.

Enthousiaste, Cobble avait déjà rempli une série de tonnelets avec des variantes du breuvage sacré.

— C’en est fini pour aujourd’hui, dit-il à Catti-Brie. Cependant, n’espère pas avoir le dernier mot ! Il partit en trombe. Drizzt resta seul avec la fiancée de Wulfgar.

— Ce tablier est-il si laid ? demanda-t-il après un long silence.

— Non. C’est le symbole que je n’apprécie pas. Mon mariage est dans deux semaines. Je pense avoir vécu ma dernière aventure, mon dernier combat, si ce n’est ceux qui m’attendent face à mon époux.

La formulation heurta profondément Drizzt. Il ne se crut plus obligé de taire ses propres craintes.

— Les gobelins de Féérune seront ravis de l’apprendre, dit-il, facétieux.

Catti-Brie eut un semblant de sourire. Mais une grande tristesse se lisait au fond de son regard.

— Tu t’es battue comme personne.

— En doutais-tu ? fit-elle d’un ton coupant comme une lame.

— Es-tu toujours si colérique ? L’accusation la calma sur-le-champ.

— C’est l’appréhension, j’imagine, reprit-elle.

Comprenant son dilemme, il acquiesça. Sans son regard implorant, il serait reparti. Mais elle se reprit aussitôt. Son abattement le frappa davantage encore.

— Il ne m’appartient pas de te dire quel devrait être ton état d’esprit, déclara-t-il d’un ton égal. Je ressens exactement ce que tu éprouvais quand, aveuglé par la haine, à Calimport, je m’étais égaré. Je te le dis à présent : tu es à un tournant de ta vie. Le choix t’appartient. Dans notre intérêt à tous, mais surtout dans le tien, réfléchis avec soin, je t’en conjure.

Il chassa ses mèches de cheveux et l’embrassa sur la joue.

Sans un regard en arrière, il quitta la chapelle.

*
* *

Quand le Drow revint dans la salle d’audience, les tonnelets étaient à moitié vidés. Bruenor, Cobble, Dagna, Wulfgar, Régis et beaucoup d’autres discutaient avec force cris du meilleur hydromel. Les « tests » se succédaient avec entrain, conduisant à de nouvelles chamailleries.

— Celui-ci ! beugla Bruenor, la barbe couverte de mousse après avoir vidé un nouveau gobelet.

— C’est bon pour des gobelins ! rugit Wulfgar. Son rire mourut quand le nain le coiffa d’un seau en métal. Affalé par terre, Wulfgar admit d’une voix pâteuse :

— Je pourrais me tromper.

— Qu’en penses-tu, Drow ? lança Bruenor. D’un bras tendu, Drizzt déclina l’invitation à la beuverie.

— J’affectionne davantage les sources de montagne.

Il évita sans peine le seau que lui lança le nain. Le liquide d’un bronze doré couvrit le sol. Un concert de protestations ponctua le gaspillage. A tel point que Drizzt fut fort étonné que Bruenor ne s’insurge pas contre ce manque de respect.

— Mon roi.

Un nain en armure entra, mettant fin à la scène. Sa gravité doucha les joyeux « tastevins ».

— Sept des nôtres ne sont pas revenus des nouvelles sections.

— Ils prennent leur temps, voilà tout, dit Bruenor.

— Ils ont manqué la soupe.

— Alors il y a un problème ! s’exclamèrent en chœur Cobble et Dagna, dessoûlés.

— Bah ! insista Bruenor. Il n’y a plus de gobelins dans ces tunnels ! Nos groupes ne chassent que le mithril. Ces sept-là auront découvert un filon, je vous dis. Même les nains en oublient de manger.

Cobble, Dagna et Régis acquiescèrent. Compte tenu des dangers rôdant dans les tunnels d’Ombre-Terre ( Mithril Hall y plongeait ses plus sombres racines… ), le Drow ne fut pas si facilement rassuré.

A sa mine inquiète, le roi lui demanda son avis.

Drizzt réfléchit longuement.

— Je pense que tu as probablement raison.

— Probablement ? Bah, je n’ai jamais réussi à te convaincre de rien. Puisque tu en meurs d’envie, prends ton grand chat et ramène-les-nous.

Drizzt sourit. C’était son intention.

— Je suis Wulfgar, le fils de Beornegar ! J’irai !

Coiffé de son seau, le barbare perdait beaucoup de sa prestance. Bruenor frappa le métal pour le faire taire.

— Oh, à propos, ajouta-t-il avec un grand sourire, emmène Régis. Il ne sert à rien ici.

Les grands yeux de l’intéressé s’écarquillèrent. Il passa des doigts boudinés dans ses cheveux bruns bouclés.

— Moi ? fit-il d’une petite voix. Retourner là-bas ?

— Tu y es bien allé une fois. Et tu as raccourci quelques gobelins au passage. N’est-ce pas ?

— J’ai trop à faire…

— En route, Ventre-à-pattes ! Pour une fois, obéis sans te faire prier !

Le ton grave du roi surprit son entourage, Régis compris. Il se tut et rejoignit Drizzt.

— Pourrions-nous passer par ma chambre ? demanda-t-il doucement au Drow. J’aimerais au moins prendre une masse d’armes et quelques affaires.

Drizzt entoura d’un bras les épaules voûtées de son petit compagnon.

— Ne crains rien, souffla-t-il. Il lui confia sa figurine en onyx. 

Régis était en excellente compagnie.