CHAPITRE PREMIER
LE PRINTEMPS NAISSANT 

Drizzt Do’Urden longeait une piste à l’extrême sud de l’Epine Dorsale du Monde. Le ciel s’éclaircissait. Au sud, par-delà la plaine des Landes Eternelles, il vit rougeoyer les derniers feux de quelque ville distante. Il devait s’agir de Nesmè. Au coude suivant de la piste, la petite cité de Pierrestable lui apparut en contrebas. Déjà affairés, les colons tâchaient d’en relever les ruines.

Drizzt observa les minuscules silhouettes. Il se remémora l’époque, pas si lointaine, où son ami Wulfgar et son peuple sillonnaient la toundra gelée, de l’autre côté de la chaîne de montagnes.

Le printemps, saison du négoce, arrivait à grands pas. La population endurcie de Pierrestable, intermédiaire commercial des nains de Mithril Hall, jouirait bientôt d’une prospérité et d’un confort qu’elle n’aurait pu imaginer dans ses rêves les plus fous. Le clan barbare, répondant à l’appel de Wulfgar, avait combattu vaillamment au côté des nains pour reconquérir Mithril Hall. Bientôt, il en récolterait les fruits, délaissant ses coutumes nomades, ainsi que les plaintes glacées du Val Bise.

— Combien de chemin avons-nous parcouru souffla Drizzt dans la fraîcheur matinale.

Le ranger revenait de Sylverymoon, une magnifique cité, où il s’était enfin vu offrir l’hospitalité.

— Tu as parcouru seul une centaine de lieues en une semaine…

D’instinct, les fines mains noires de Drizzt volèrent vers ses cimeterres. Aussi vif, son esprit repéra la source des mélodieuses inflexions : Catti-Brie, la fille par adoption de Bruenor Battlehammer, surgit d’un aplomb rocheux. Son épaisse chevelure châtain flottait au gré de la brise ; tels des joyaux dans la lumière, ses yeux brillaient d’un bleu profond.

A la vue de l’allure primesautière de la jeune femme et de sa vitalité, que n’avaient pu entamer des luttes souvent brutales, Drizzt ne put réprimer un sourire. Chaque fois qu’il la voyait, une vague de chaleur l’inondait.

Catti-Brie le connaissait mieux que personne. Depuis leur première rencontre dans ce même Val, cinglé par les vents, plus de dix ans auparavant, elle l’avait compris et accepté pour ce qu’il était, sans se soucier de la couleur de sa peau. A présent, la jeune femme avait une vingtaine d’années.

L’elfe noir attendit que son fiancé, Wulfgar, surgisse à son tour. Personne n’apparut.

— Tu as fait du chemin sans escorte, remarqua-t-il. Les bras croisés, tapant impatiemment du pied, elle rétorqua :

— Tu me parles comme un père, non comme un ami ! Je ne vois aucune escorte près de Drizzt Do’Urden.

— Bien dit, admit le ranger, sans sarcasme.

Après tout, Catti-Brie était une grande fille. Elle portait une épée courte forgée par les nains, ainsi qu’une armure sous sa cape fourrée, aussi fine que la cotte de mailles dont Bruenor avait fait don à Drizzt. En bandoulière, elle avait Taulmaril Cherchecœur, l’arc magique d’Anariel. Drizzt n’avait jamais vu arme plus puissante. Chose plus redoutable encore, Catti-Brie avait été élevée par les nains, un peuple aussi rude que la montagne qui l’abritait.

— Contemples-tu souvent l’aube ? s’enquit-elle. Drizzt jeta son dévolu sur une pierre plate et l’invita à s’asseoir près de lui.

— Depuis mes premiers jours à la surface, expliqua-t-il, rejetant sa cape vert feuille en arrière, j’observe chaque lever de soleil. A l’époque, les yeux me brûlaient. A mon grand soulagement, je tolère désormais la lumière.

— Fort bien. ( Un innocent sourire aux lèvres, comme au temps de leur première rencontre, elle sonda le merveilleux regard de son compagnon. ) II ne fait aucun doute que tu es une créature de lumière, Drizzt Do’Urden, autant que n’importe qui de ma race.

Sans répondre, il se tourna vers le ciel. Ils partagèrent un long silence, intime et confortable.

— Je voulais te voir, fit-elle soudain. Nous avions ouï dire que tu revenais à Pierrestable et à Mithril Hall. Je t’ai guetté tous les matins.

— Tu souhaitais me parler en privé ?

Son acquiescement ne présageait rien de bon.

— Je ne te pardonnerai pas si tu manques mon mariage, dit-elle doucement.

Elle s’efforça en vain de déguiser ses reniflements en début de rhume.

Drizzt enveloppa d’un bras les épaules de la belle jeune femme.

— Crois-tu vraiment que je n’y serais pas, quand bien même tous les trolls des Landes Eternelles se dresseraient sur ma route ?

Catti-Brie s’abîma dans ses yeux et sourit. L’étreignant avec force, elle se releva d’un bond et le tirai avec elle. Drizzt feignit d’être aussi soulagé qu’elle. Catti-Brie savait pertinemment qu’il ne se serait pas dérobé aux noces de ses deux plus chers amis. Alors comment expliquer ces larmes, ces reniflements suspects ? Pourquoi ce besoin subit de le voir en privé ?

Il ne lui fit pas part de ses doutes ; néanmoins, cela l’inquiéta plus qu’un peu.

Chaque fois que le regard si bleu de Catti-brie s’embuait de larmes, Drizzt Do’Urden s’inquiétait plus qu’un peu.

*
* *

Les bottes noires de Jarlaxle claquaient tandis qu’il traversait un tunnel tortueux, hors de Menzoberranzan. Dans les sauvages étendues d’Ombre-Terre, la plupart des Drows isolés auraient pris un maximum de précautions. Le mercenaire savait à quoi s’attendre ; dans le secteur, il connaissait la moindre créature.

L’information était son fort. Le réseau de Bregan D’aerthe était plus complexe et ramifié que celui de n’importe quelle lignée drow. Jarlaxle n’ignorait rien de ce qui se passait, ou de ce qui allait survenir. Armé d’informations, il survivait depuis des centaines d’années. Jarlaxle faisait tellement partie des intrigues passées, présentes et à venir que personne ne s’interrogeait plus sur ses origines, à l’exception peut-être de la Première Matrone Baenre.

Sa cape magique chatoyante cascadait sur sa silhouette gracieuse ; son chapeau à larges bords coiffait un crâne rasé. Une floraison de plumes de diatryma, un grand oiseau d’Ombre-Terre incapable de voler, le décorait. Une épée fine dansait sur sa hanche gauche ; sur l’autre, une dague complétait son armement visible. Son entourage savait qu’il ne se limitait pas à cela – loin s’en fallait.

 Mû par la curiosité, Jarlaxle accéléra le pas. Quand il s’en rendit compte, il se força à ralentir. Il ne dérogerait pas aux canons en se présentant en avance au rendez-vous peu orthodoxe de la folle Vierna.

La folle Vierna.

Il fit halte un instant pour passer en revue ses aberrantes prétentions des semaines écoulées. Ce qui avait passé au début pour le délire d’une noble brisée se révélait un plan parfaitement réalisable.

Quelque chose guidait Vierna. Jarlaxle voulait bien croire qu’il s’agissait de la déesse Lloth, ou d’un puissant laquais de la Reine Araignée. Ses pouvoirs liturgiques récupérés en totalité, Vierna lui avait fourni de précieux renseignements, ainsi qu’un espion idéal pour leur cause. Ils savaient désormais avec une quasi certitude où se trouvait Drizzt. Tuer ce traître ne relevait plus d’une vue de l’esprit.

Jarlaxle entra dans une chambre circulaire au plafond bas. Son esprit calculateur nota l’attitude détendue de Vierna – tout le contraire de Dinin. Ce dernier avait passé de nombreuses années à patrouiller aux abords de la ville ; sa sœur, une prêtresse protégée, avait rarement quitté Menzoberranzan.

Si elle était convaincue de jouir de la bénédiction de Lloth, qu’elle ne redoute rien semblait logique.

— Tu as porté notre présent à l’humain ? s’enquit aussitôt Vierna.

Dans sa vie, tout semblait avoir pris une urgence remarquable.

La question prit le mercenaire par surprise ; Dinin haussa les épaules. L’avidité de Vierna contrastait avec la résignation de son frère.

— L’humain a la boucle d’oreille, confirma Jarlaxle.

Vierna exhiba un objet plat métallique, en forme de disque, conçu pour s’assortir à la précieuse boucle.

— Le métal est froid. Notre espion est déjà loin.

— Avec un présent inestimable, rappela le mercenaire, non sans sarcasme.

— C’était utile à notre cause, répliqua sèchement la grande prêtresse.

— A condition que l’humain s’avère aussi bon espion que tu sembles le croire.

— Douterais-tu de lui ? Lloth m’a guidée jusqu’à lui. Elle m’a indiqué le moyen de rendre l’honneur à ma famille. Douterais-tu de… ?

— Je ne doute de rien quand il s’agit de notre déesse, coupa Jarlaxle. La boucle d’oreille, ta balise espionne, a été remise selon tes instructions ; l’humain est déjà loin.

Avec panache, le mercenaire fit une grande révérence.

Vierna parut apaisée. Un sourire sournois ourla ses lèvres.

— Et les gobelins ?

— Bientôt, répondit Jarlaxle, ils entreront en contact avec les nains, pour leur plus grand dam, à n’en pas douter. Mes éclaireurs se sont postés autour des gobelins. Si ton frère fait une apparition au cours du conflit, nous ne manquerons pas d’en être informés.

Le mercenaire réprima un sourire devant le plaisir évident de la grande prêtresse. Il nourrissait bien d’autres ambitions. Les gobelins et les nains se vouaient une haine aussi intense que les Drows et les elfes blancs, leurs cousins de la surface. Tout contact entre ces groupes s’achevait immanquablement dans un bain de sang. Quelle meilleure occasion pour Jarlaxle d’évaluer les défenses des nains ?

Et leurs faiblesses ?

Si Vierna rêvait seulement de tuer son traître de frère, le mercenaire avait une vision plus large des choses. Comment tirer un profit maximal d’une expédition susceptible de s’aventurer à la surface ?

Se frottant les mains, Vierna tourna un regard acéré vers Dinin. La piètre tentative de ce dernier d’imiter l’air réjoui de sa sœur faillit faire éclater Jarlaxle de rire.

L’elfe était trop préoccupée pour y faire attention.

— Ces vermines de gobelins savent ce qu’ils ont à faire ? ( Sans laisser le temps au mercenaire, elle répondit elle-même : ) Bien sûr, ils n’ont pas le choix !

Pour le mercenaire, la tentation de crever sa bulle de bonheur idiot fut trop forte.

— Et si les gobelins tuaient Drizzt ? s’enquit-il, faussement innocent.

Une étrange expression déforma les traits de Vierna, qui en rougit d’émotion.

— Non ! Après tout, plus d’un millier de nains vivent dans ce complexe, sinon le double ou le triple. La tribu gobelin sera écrasée.

— Mais les nains et leurs alliés subiront des pertes.

— Il ne sera pas tué, intervint Dinin d’un ton sans réplique. Nul gobelin ne sera à la hauteur. Aucune de leurs armes n’effleurera Drizzt.

Le sourire de Vierna prouvait qu’elle ne saisissait rien de la terreur cachée derrière les arguments de son frère. Du groupe, seul Dinin avait déjà affronté Drizzt en combat singulier.

Sur l’assurance de Jarlaxle que le chemin était dégagé, Vierna partit sans perdre plus de temps.

— Tu as hâte d’en finir, remarqua le mercenaire, de nouveau seul avec Dinin.

— Tu n’as jamais rencontré mon frère. ( Machinalement, il porta la main à la garde de sa magnifique épée drow. ) Pas au combat en tout cas.

— Tu as peur, Khal’abbil ? Le ton ironique portait atteinte à son honneur. Néanmoins, le guerrier n’opposa aucun démenti.

— Méfie-toi également de ta sœur. ( Dinin eut une expression de dégoût. ) La Reine Araignée, ou une de ses âmes damnées, est en contact avec elle. A première vue, l’obsession de Vierna avait le goût fielleux du désespoir. Mais Jarlaxle sillonnait Menzoberranzan depuis assez longtemps pour réaliser que d’autres êtres puissants, Matrone Baenre incluse, nourrissaient des rêves en apparence aussi extravagants.

Chaque notable de Menzoberranzan, y compris les membres du Conseil, avait accédé au pouvoir à cause d’actes dictés par le désespoir. Ils s’étaient faufilés entre les barbelés du chaos pour atteindre la gloire.

Vierna serait-elle la suivante à traverser ce dangereux terrain ?