CHAPITRE XVII
DOUX FARDEAU

Ses cimeterres au fourreau, il se sentait si vulnérable qu’il se morigénait de sa stupidité. Les risques encourus – l’assassinat de ses amis–, forçaient Drizzt à aller de l’avant. Mètre après mètre, il remontait le toboggan naturel dans un silence absolu. Des années plus tôt, léviter lui avait été aussi naturel que respirer, manger ou dormir. Apparemment liée aux émanations magiques des entrailles de la terre, cette capacité avait disparu peu de temps après son exil à la surface de Toril.

Il n’avait pas imaginé la hauteur du conduit. Il remercia sa déesse, Mielikki, de sa bonne fortune : avoir survécu à pareille chute libre ! Il avait déjà une centaine de pieds derrière lui. Certains tronçons étaient faciles, d’autres, non. Aussi leste qu’un voleur, il grimpait obstinément.

Qu’était-il arrivé à Guenhwyvar ? Avait-il répondu à ses appels ? Un des Drows, peut-être Jarlaxle, en avait-il profité pour ramasser la figurine et se l’approprier ? Il approchait de la margelle. Personne n’avait remis le drap en place. Un silence surnaturel régnait. Cela ne signifiait rien quand ses congénères étaient de la partie. Il avait mené des patrouilles drows sur des lieues de tunnels sauvages sans émettre le plus petit son. Drizzt se doutait qu’une dizaine de soldats, épées tirées, guettait le retour de l’imbécile qu’il était.

Mais il n’avait pas le choix. Pour sauver ses amis, il devait surmonter ses appréhensions.

La main tendue, il sentit un danger. Il n’eut d’autre avertissement que ses instincts de guerrier.

Il tenta de les chasser. Sa main hésita. Combien de fois son intuition l’avait-elle sauvé du pire ?

Ses doigts sensibles glissèrent doucement le long de la margelle. Il réprima l’impulsion de l’agripper pour se hisser d’un coup et affronter ce qui l’attendait. La pointe de son majeur enregistra une infime sensation, à la limite du perceptible.

Il ne put rétracter sa main !

L’angoisse passée, il analysa le phénomène et se tint coi. Il avait été témoin des multiples usages d’une toile d’araignée surnaturelle. La première Maison de Menzoberranzan s’entourait d’une palissade analogue faites de fils incassables. A présent, englué à cause d’une seule phalange, il était pris au piège !

D’une immobilité hiératique, il redistribua son effort musculaire de façon à ce que tout son poids porte sur la paroi. Puis, il avança sa main libre pour attraper un cimeterre. Se ravisant avec sagesse, il
s’empara plutôt d’un dard ramassé plus tôt sur un cadavre.

Des éclats de voix, au-dessus de sa tête, le pétrifièrent.

Sans comprendre le sens de tous les mots, il sut qu’on parlait de lui et de ses compagnons ! Catti-Brie. Wulfgar et d’autres étaient parvenus à s’échapper.

Ainsi que la panthère ! Drizzt capta plusieurs avertissements contre « le félin maléfique ».

Plus résolu que jamais, il leva sa main libre ; il lui fallait se libérer et voler à la rescousse de ses amis. Si Vierna avait laissé une garde conséquente dans la grotte, il devait y avoir un autre accès.

Les voix s’estompèrent. Drizzt assura sa prise. Puis il s’empara du dard empoisonné qu’il frotta contre la paroi et sa cape, pour ôter autant que possible la substance nocive.

Avec précaution, il leva l’autre main vers le fil qui le retenait captif, se mordit les lèvres et s’entama l’épiderme pour se libérer.

Il lui restait à espérer qu’il ne tomberait pas endormi d’un coup, avec une chute libre qui aurait la mort pour résultat. Après s’être assuré une prise solide, il tira violemment.

La souffrance manqua lui faire perdre connaissance. Alors il porta son doigt ensanglanté à la bouche pour sucer les résidus de poison et les recracher.

Cinq minutes plus tard, il était de retour au niveau inférieur, cimeterres au poing, l’œil aux aguets. Quel chemin avait pu emprunter son ennemi ? Mithril Hall était à l’est, il en avait l’intuition. Pourtant, on l’avait entraîné au nord. En conséquence, le second accès envisageable devait se trouver derrière le toboggan.

Il remit Etincelle au fourreau afin que son éclat bleuté ne trahisse pas sa position, mais garda l’autre cimeterre tendu. Par bonheur, il y avait peu d’embranchements perpendiculaires. Sans repère, il s’en remettait à l’inspiration.

A l’intersection suivante, il aperçut une silhouette sur son flanc droit.

Drizzt sut d’instinct que c’était Entreri. D’évidence, le lascar devait connaître l’autre accès.

A pas mesurés, gibier devenu chasseur, le ranger traqua sa proie.

Parvenu devant l’entrée du tunnel, il risqua un coup d’œil. Loin devant, éclair fugitif, l’humain tournait encore à droite.

La puce à l’oreille, Drizzt suspendit ses pas. En toute logique, Entreri n’aurait-il pas dû se rabattre à gauche ?

Le tueur se savait pisté et l’attirait sur son terrain. Le sort de ses amis étant dans la balance, Drizzt fut obligé d’entrer dans son jeu. Entreri l’entraîna dans un dédale de croisements et d’embranchements à donner le tournis.

Son adversaire volatilisé, l’elfe étudia l’empreinte thermique de ses pas, qu’il repéra sans peine grâce à son infravision. Tête penchée, il était particulièrement vulnérable aux coups de jarnac. Si Entreri l’avait attiré ici, c’était sûrement en raison de la configuration particulière du labyrinthe. Il devait pouvoir rebrousser chemin très vite et prendre Drizzt à revers.

Le boyau s’évasa pour former une salle naturelle. Les traces de pas refroidissaient rapidement. Cependant, Drizzt ne se laissa pas distancer.

Un cri étouffé le surprit. Ce n’était pas Entreri. Ses amis étaient encore loin. De qui s’agissait-il ?

S’en remettant à son ouïe, il localisa l’origine des sons pour suivre un gémissement à peine audible. Il se félicita des années d’entraînement passées à étudier la circulation des échos en Ombre-Terre.

Le gémissement s’amplifia. Du point de vue de l’observateur en embuscade, la source en était une chambre ovale adjacente.

Un cimeterre tendu, l’autre main sur la garde d’Etincelle, il fonça.

Régis !

Battu, contusionné, le petit homme gisait à terre, les mains liées, un bâillon sur la bouche. Il avait du sang séché sur les joues. Le premier mouvement de l’elfe fut de se ruer vers lui. Il fit halte.

Entreri avait plus d’un tour dans son sac.

Régis l’implora du regard.

Masque ou non, Drizzt lut dans ses yeux une sincérite au-delà de toute magie. En un instant, il fut à son côté, lui arrachant son bâillon.

— Entreri…, hoqueta le petit homme.

— Je sais.

— Non ! Entreri… était juste…

— Il est passé ici il y a une minute.

Cherchant à reprendre son souffle, le prisonnier acquiesça, les yeux ronds.

Drizzt examina ses blessures. Prises à part, elles semblaient superficielles. Ensemble, elles constituaient un tableau fort préoccupant. Il accorda quelques instants au rescapé. Puis il voulut l’aider à se relever.

Régis secoua la tête. Le vertige ne le quittait pas.

— Laisse-moi, dit-il, faisant montre d’un altruisme inattendu. Indomptable, l’elfe lui sourit et le souleva.

— Ensemble, ou rien du tout. Je ne t’abandonnerai pas plus que tu ne m’aurais abandonné.

La piste de l’assassin étant glacée, Drizzt dut s’en remettre au hasard. Il sortit Etincelle pour que son aura les guide. Avec l’état de Régis, il fallait faire une croix sur la discrétion.

— J’ai cru… qu’il allait… me tuer, hoqueta le petit homme avec peine.

— Entreri tue quand il pense en tirer un avantage.

— Pourquoi… m’a-t-il traîné… jusqu’ici ? Pourquoi… t’avoir permis… de me retrouver ? ( Drizzt inclina la tête. ) Bien sûr…J’étais l’appât…

Il s’affaissa. Drizzt le porta presque.

L’elfe comprenait à merveille les raisons du tueur. Son ennemi savait que Drizzt porterait Régis plutôt que de l’abandonner. Aux yeux de l’humain, c’était tout ce qui les séparait. Cette compassion était la faiblesse de l’elfe.

En vérité, Drizzt en était réduit à jouer au chat et à la souris. Même si, par un heureux hasard, il découvrait le chemin du niveau supérieur, il ne rejoindrait jamais les siens sans qu’Entreri le rattrape.

Plus important encore, le tueur lui avait restitué Régis afin que leur prochain duel soit un vrai combat.

C’était un bon calcul.

La demi-heure suivante, le petit homme oscilla entre conscience et inconscience. Le Drow le porta sans jamais regimber. Sous terre, ses talents étaient considérables ; il était sûr de retrouver son chemin en dépit des pires difficultés.

Ils avancèrent dans un long passage droit, un peu plus spacieux que les précédents. Drizzt déposa son fardeau pour examiner la roche. Il nota une faible inclinaison du sol vers le sud.

— C’est le corridor principal du secteur, dit-il. ( Intrigué, Régis leva la tête. ) De l’eau y coulait autrefois. Elle coupait sans doute la montagne pour jaillir en cascade au nord.

— Nous descendons ?

— Oui. Mais s’il existe un accès aux niveaux inférieurs de Mithril Hall, nous le dénicherons en chemin.

— Bien joué, dit une voix.

A une dizaine de mètres, une silhouette sombre jaillit d’un tunnel perpendiculaire. L’assassin approcha.

— T’ai-je rendu l’espoir qui te manquait ? demanda Entreri.

Son épée brilla d’une lueur aiguë-marine, dévoilant la silhouette gracieuse du bretteur.

— Un espoir que tu regretteras de m’avoir rendu, répondit Drizzt d’un ton égal. D’un sourire, Entreri révéla des dents éclatantes.

Voyons cela !