CHAPITRE V
HOMME DE PEU DE FOI

Dinin scrutait les faits et gestes de Vierna, notant qu’elle observait rigoureusement le rituel conçu en l’honneur de la Reine Araignée.

Ils étaient dans une petite chapelle mise à leur disposition par Jarlaxle alors qu’elle appartenait à une Maison mineure de Menzoberranzan. Fidèle à Lloth, Dinin avait accepté d’accompagner Vierna dans ses prières. En vérité, il voyait surtout une absurde façade dans la ferveur de sa sœur, une caricature de foi.

— Tu ne devrais pas être si sceptique, lança Vierna, plongée dans son rituel.

A son soupir dégoûté, elle fit volte-face, les yeux brillant de colère.

— A quoi bon ? osa-t-il riposter.

Même s’il s’obstinait à la croire en disgrâce, Vierna était plus grande et plus forte que lui, et armée de pouvoirs magiques. Mâchoires crispées, il ne se rétracta pourtant pas. L’obsession maladive de sa sœur risquait de les entraîner tous à leur perte.

En représailles, Vierna sortit un curieux fouet de sous sa tunique. Si le manche en adamantite noire n’avait rien de remarquable, les cinq lanières de l’instrument étaient des serpents vivants. Dinin ouvrit des yeux ronds. Il saisissait l’importance de l’objet.

— Lloth limite l’utilisation de ses armes à ses grandes prêtresses, fit Vierna avec attendrissement

— Mais notre disgrâce…

Elle éclata d’un rire moqueur, puis embrassa une tête vipérine.

— Alors pourquoi traquer Drizzt ? Si tu es rentrée en grâce, pourquoi tout risquer à cause de notre traître de frère ?

— C’est pour pouvoir le tuer que j’ai été graciée ! cria Vierna.

Prudent, il recula. Adolescent, il avait souvent été torturé par sa sœur aînée, Briza, la plus mauvaise de toutes.

Vierna se tourna vers l’autel couvert d’araignées sculptées ou vivantes.

— Notre famille a dû sa chute à la faiblesse de Matrone Malice, reprit-elle. Elle n’a pas rempli la mission primordiale que Lloth lui avait confiée.

— Tuer Drizzt.

— Oui. Tuer ce misérable, cet impie… J’ai promis son cœur à Lloth, et juré de réparer les erreurs de notre lignée. Alors la déesse lèvera pour toujours la sanction…

— A quelle fin ? insista Dinin, avec un regard méprisant pour l’autel. Notre Maison n’est plus. Le nom de Do’Urden est proscrit. A supposer que tu réussisses, qu’aurons-nous gagné ? Tu seras une grande prêtresse, ce dont je me réjouis, mais tu n’auras aucune Maison à gouverner.

— Au contraire ! Je suis la survivante d’une noble lignée, comme toi, mon frère. Nous aurons la possibilité d’invoquer l’Accusation.

Dinin écarquilla les yeux. D’un point de vue technique, elle avait raison. L’Accusation revenait de droit aux survivants des familles exterminées. Les coupables du crime dénoncés, tout le poids de la justice drow s’abattait sur eux. Dans les perpétuelles intrigues d’arrière-cour, la justice était rendue de manière sélective.

— L’Accusation ? bégaya Dinin, la gorge sèche. As-tu oublié quelle Maison détruisit la nôtre ?

— C’en sera d’autant plus doux !

— Baenre ! La Première de Menzoberranzan ! Tu ne peux parler contre elle ! Aucune autre lignée ne se joindra à nous ; Matrone Baenre contrôle l’Académie. D’où tireras-tu tes forces ? Et Bregan D’aerthe ? La bande de mercenaires qui aida à notre destruction ?

Il s’arrêta soudain, surpris comme toujours par la cruelle ironie de leur société.

— Tu es un mâle. Tu ne peux comprendre la beauté de Lloth. Notre déesse se nourrit de chaos et de cruels paradoxes.

— La ville n’entrera pas en guerre contre la Maison Baenre.

— On n’en arrivera jamais là ! Matrone Baenre est âgée, mon frère. Son temps est révolu depuis long-temps. Quand Drizzt mourra, ainsi que l’exige Lloth, j’aurai le droit de demander une audience à la Matrone. Là… nous formulerons notre accusation.

— Elle nous jettera en pâture à ses esclaves gobelins.

— Ses propres filles l’évinceront afin de regagner les faveurs de la Reine Araignée. A cette fin, on me confiera la direction des opérations. ( Dinin ne trouva rien à répliquer. ) Imagine-toi à mon côté tandis que je présiderai la Première Maison de Menzoberranzan !

— Lloth te l’a promis ?

— Par l’intermédiaire de Triel, la fille puînée de Matrone Baenre, elle-même maîtresse de l’Académie.

Dinin commençait à comprendre. Si Triel, tellement plus puissante que Vierna, avait l’intention de remplacer sa mère, ce serait certainement pour occuper son trône en personne, ou du moins y asseoir une de ses nombreuses sœurs. Ses doutes se lisant sur son beau visage, il s’assit sur un banc, les bras croisés.

— Il n’y a pas place autour de moi pour les sceptiques, l’avertit-elle.

— Autour de toi ?

— Bregan D’aerthe est un simple instrument.

— Tu es folle, s’entendit-il dire. A son grand soulagement, elle n’avança pas sur lui, fouet brandi.

— Tu regretteras ces paroles sacrilèges quand le traître sera livré à Lloth.

— Tu ne l’attraperas jamais, dit-il sèchement, leur dernière rencontre gravée douloureusement dans sa mémoire. Je ne t’accompagnerai pas à la surface ; pas contre ce démon. Il est puissant, Vierna, beaucoup plus que tu ne crois.

— Silence ! ( II ravala ses protestations. ) Que sais-tu du pouvoir, pauvre petit mâle impuissant ? Allons, viens, sceptique. Viens, je te dis !

Subjugué par l’ordre, il suivit sa sœur hors de la pièce, puis de Menzoberranzan.

Sitôt les deux Do’Urden partis, Jarlaxle laissa retomber le rideau sur son miroir de claire vision. Avertir Dinin des conséquences de son entêtement s’imposait. Le mercenaire lui vouait une affection sincère. Le prince déchu courait à sa perte.

— Tu l’as bien appâtée, lança-t-il avec un clin d’œil à la prêtresse qui se tenait à son côté.

Plus petite que lui, mais irradiant une aura de force indéniable, celle-ci ne cacha pas son mépris.

— Ma chère Triel, susurra-t-il.

— Tiens ta langue, ou je te l’arrache pour que tu la gardes dans ta main !

Haussant les épaules, il revint à ses préoccupations du moment :

— Vierna t’a crue.

— Vierna est désespérée.

— Elle aurait traqué son frère contre la simple promesse de l’accueillir dans votre Maison, argumenta le mercenaire. Lui faire miroiter de prendre la place de Matrone Baenre…

— Plus inouïe est la récompense, plus fortes sont les motivations. Il importe à ma mère que Drizzt Do’Urden soit livré à Lloth. Laissons la folle croire ce qu’elle voudra.

— Entendu. La Maison Baenre a-t-elle préparé l’escorte ?

— Une trentaine des nôtres marcheront avec Bregan D’aerthe – des mâles sacrifiables, ajouta-t-elle sur un ton de dérision.

Tête inclinée, la première fille de la Maison Baenre observa le mercenaire.

— Accompagneras-tu Vierna avec tes meilleurs hommes ? s’enquit-elle. Afin de coordonner les deux groupes ?

Jarlaxle joignit ses longues mains.

— Oui. Je viens, et j’entends commander !

— Cela me déplaît ! cracha-t-elle.

D’une simple invocation, elle disparut en fumée.

— Ta mère m’adore, chère Triel, dit-il dans le vide. Jamais je ne raterais cela.

A son avis, sonner l’hallali contre Drizzt était une bonne chose. Il perdrait quelques soldats compétents, c’était sûr, mais pas irremplaçables. Si Drizzt était offert en sacrifice, Lloth serait ravie, Matrone Baenre exulterait, et lui trouverait le moyen de se faire récompenser pour ses bons et loyaux services. Après tout, traître à la patrie et renégat, Drizzt Do’Urden valait une petite fortune pour un chasseur de primes avisé.

Le mercenaire eut un petit rire mauvais, se délectant de l’ironie du sort. Si Drizzt leur glissait de nouveau entre les doigts, c’en serait fini de Vierna, et lui s’en tirerait comme une fleur, poursuivant ses activités lucratives comme si de rien n’était.

D’un point de vue plus objectif, et avec sa sagesse innée de Drow, Jarlaxle ne négligeait pas une troisième possibilité : le triomphe de la folie. Là encore, du fait de sa relation privilégiée avec Vierna, il en retirerait les plus grands profits. Lloth avait ordonné à Triel de promettre une récompense inouïe à Vierna. Qu’adviendrait-il si elle réussissait ? Quelles sombres surprises Lloth réservait-elle à la Maison Baenre ?

Vierna Do’Urden paraissait stupide d’ajouter foi aux promesses de Triel. Mais Jarlaxle savait que nombre de Drows puissants, Matrone Baenre y compris, avaient paru tout aussi aveugles à un moment ou un autre de leur existence.

*
* *

Plus tard, ce même jour, Vierna traversa le seuil luminescent des appartements privés de Jarlaxle, l’air bouleversée.

Le maître de céans entendit des bruits insolites dans le corridor ; sa visiteuse lui fit un sourire de connivence. Jarlaxle se balança sur son fauteuil. Quelle surprise lui réservait-elle cette fois ?

— Nous aurons besoin d’un soldat supplémentaire, dit-elle.

— Cela peut s’arranger. Mais pourquoi ? Dinin ne sera pas de la partie ?

Le regard de la grande prêtresse lança des éclairs.

— Oh si. Cependant, son rôle a changé. ( Jarlaxle resta imperturbable. ) Il doutait des desseins de Lloth, expliqua-t-elle, se perchant avec nonchalance sur un coin de table. Il ne souhaitait pas participer à notre mission. Pourtant, la Reine Araignée en personne nous l’a confiée !

Prise d’un nouvel accès de férocité, elle retourna près du seuil, poursuivant sa tirade :

— Maudits soient tous ceux qui ne pliaient pas le genou devant Lloth, maudits soient ses frères, Dinin et Drizzt !

Se calmant sans crier gare, elle sourit d’un air mauvais.

— Lloth exige la loyauté, lança-t-elle, accusatrice.

— Bien sûr.

— La justice appartient aux prêtresses.

— Naturellement.

Craignant une attaque, Jarlaxle se prépara sans le montrer. Vierna appela son frère.

Une silhouette voilée déforma la barrière pour entrer.

Une à une, d’immenses pattes d’araignée se matérialisèrent dans la pièce. Le torse mutant suivit : le corps nu et boursouflé de Dinin, transmué de la taille aux pieds en abdomen d’araignée noire. Naguère beau, son visage semblait une chose morte, bouffie et vide d’expression.

Jarlaxle lutta pour garder une respiration régulière. Otant son grand chapeau, il passa une main sur son crâne en sueur.

La créature torturée rejoignit docilement Vierna.

— La quête est essentielle, insista-t-elle. Lloth ne tolérera aucune dissension.

Si Jarlaxle avait nourri le moindre doute sur l’implication de la Reine Araignée dans la mission de Vierna, il n’en avait plus aucun.

Elle avait infligé à son frère le châtiment ultime dans la société drow. Seule une grande prêtresse jouissant des faveurs de Lloth pouvait le faire. Le corps élancé et gracieux de Dinin avait été transformé en une monstruosité. La féroce indépendance de l’elfe n’était plus que malveillance ; Vierna pourrait désormais le plier à ses caprices.

Elle avait métamorphosé son frère en Dridder.