CHAPITRE XII
SI LA VÉRITÉ DOIT ÊTRE CONNUE

— Du sang, souffla Catti-Brie. 

Elle tenait une torche au-dessus de gouttelettes noircies, à l’entrée d’une petite grotte.

— Ce pourraient être les gobelins, avança Bruenor. 

Elle brisa son espoir d’une dénégation.

— C’est du sang frais. Celui des gobelins est sec depuis longtemps.

— Et les rampants ? Ils continuent de déchiqueter les cadavres.

Suivant les traces, la jeune femme s’aventura dans la grotte. Wulfgar la dépassa dès que le passage s’élargit et se campa devant elle d’un air belliqueux.

Catti-Brie réagit très mal. De son point de vue, sans doute ne faisait-il que prendre des précautions élémentaires, protégeant quelqu’un qui étudiait le sol. Mais elle en doutait. Son mouvement impulsif était plutôt dicté par la volonté d’être le premier. Fière et capable, elle se sentit offensée.

Et inquiète. L’attitude de Wulfgar risquait de le pousser à des erreurs tactiques. Les compagnons avaient traversé maintes épreuves parce que chacun était fort de la présence et de l’appui des autres, et jouait un rôle complémentaire vis-à-vis des talents de tous. Catti-Brie savait pertinemment qu’un déséquilibre soudain aurait des conséquences mortelles.

Elle le bouscula pour reprendre la tête, soutenant son regard furibond.

— Qu’avez-vous trouvé ? coupa Bruenor pour interrompre l’affrontement.

— Il n’y a rien, répondit Wulfgar. 

Autant par défi que pour dénicher des indices, Catti-Brie continua ses recherches.

— Venez voir ! s’écria-t-elle, un instant plus tard, triomphante.

Wulfgar et Bruenor vinrent se pencher sur sa trouvaille : un minuscule carreau d’arbalète. De ses doigts boudinés, Bruenor le ramassa et le tint sous ses yeux.

— A-t-on signalé des pixies dans ces tunnels ? Il se référait à de cruels esprits-follets plus communs dans les régions boisées.

— Une sorte de…, commença Wulfgar.

— Des Drows, coupa Catti-Brie. Le regard du barbare étincela de rage. Puis il réalisa la gravité de l’hypothèse.

— L’elfe a un arc, pas une arbalète, objecta Bruenor.

— Pas Drizzt. D’autres Drows.

Wulfgar et Bruenor ne cachèrent pas leur scepticisme. Mais elle était sûre d’elle. A de nombreuses reprises, sur les pentes stériles du Cairn de Kelvin, dans le Val Bise, Drizzt lui avait parlé de sa patrie, évoquant les manières exotiques des elfes noirs. Leur arme de prédilection était précisément une petite arbalète aux carreaux enduits de poison ou de soporifique.

Espérant trouver une faille dans ce raisonnement implacable, Wulfgar et Bruenor se regardèrent. Haussant les épaules, le nain empocha le carreau et s’aventura plus loin. Inquiet, Wulfgar se tourna vers sa fiancée.

Le jeune couple n’ignorait rien des horreurs qui se colportaient sur les elfes noirs en maraude. Si Catti-Brie avait raison, les implications étaient affreuses.

Des elfes noirs à Mithril Hall…

L’air protecteur qu’arborait le jeune homme confirma les craintes de la guerrière. Wulfgar risquait de les précipiter vers leur fin.

Elle le bouscula derechef pour suivre son père, le laissant seul dans le noir avec son problème.

*
* *

Lentement mais sûrement, la colonne longeait les corridors. Les torches et les poutres de soutènement se faisaient rares ; on accédait aux régions les plus sauvages. Drizzt avait été dépouillé de ses armes. Une corde magique lui liait les poignets derrière le dos. Rien ne la desserrerait.

Dinin marchait en tête, suivi de Vierna, de Jarlaxle et d’une vingtaine de Drows. Ils rejoignirent le détachement de la Maison Baenre. Jarlaxle aboya des ordres ; la seconde force drow se fondit dans l’ombre.

Drizzt commença à mesurer l’importance de l’expédition. Près de soixante elfes noirs lui avaient donné la chasse !

Rien que pour sa capture, c’était beaucoup !

Et Entreri ? Quel rôle jouait-il dans tout cela ? Il semblait si bien
s’intégrer au paysage… De constitution et de tempérament analogues aux leurs, l’assassin se mouvait parmi les Drows avec le plus grand naturel.

Peu à peu, le tueur descendit la colonne, rang après rang, se rapprochant inexorablement de son ennemi.

— Salut, lança-t-il à Drizzt.

D’un regard, il éloigna les deux gardes qui flanquaient le captif.

Drizzt le dévisagea, avant de se détourner. Entreri l’agrippa par l’épaule pour le forcer à le regarder.

Le captif fit halte, inquiétant ses gardes. Il se remit aussitôt en route pour ne pas attirer inutilement l’attention sur lui.

— Je ne comprends pas, Entreri. Tu avais le masque, tu avais Régis, et tu savais où j’étais. Pourquoi cette alliance avec Vierna et sa bande ?

— Tu présumes que j’étais libre. Vierna m’a trouvé, pas l’inverse.

— Tu es prisonnier ?

— Pas du tout. Je suis leur allié, tu viens de le dire.

— En ce qui concerne les Drows, c’est du pareil au même.

Refusant d’être dupe, Entreri ricana de nouveau. Drizzt frémit. Cette fois, les mailles du filet ne présentaient aucune faiblesse.

— En vérité, expliqua le tueur, je traite avec Jarlaxle, non avec ta sœur. Jarlaxle le pragmatique, l’opportuniste. Nous nous comprenons fort bien.

— Quand on n’aura plus besoin de toi…

— Ça n’est pas pour demain ! Jarlaxle l’opportuniste, répéta-t-il à haute voix. ( Comprenant la langue ordinaire, l’apostrophé hocha la tête, approbateur. ) Qu’aurait-il à gagner de ma mort ? Ne suis-je pas un lien des plus intéressants avec le monde de la surface ? Le chef d’une guilde de voleurs de l’exotique Calimport pourrait s’avérer un allié très utile, à l’avenir. Dans ma vie, j’ai traité avec des dizaines de types comme Jarlaxle, à commencer par des maîtres de guildes, le long de la Côte des Epées.

— Les Drows tuent pour le plaisir, insista Drizzt.

— Exact. Mais ils évitent les tueries contraires à leurs intérêts. Ce sont des êtres pragmatiques. Tu ne briseras pas notre alliance, mon infortuné ami. Ta perte sert nos intérêts réunis, vois-tu.

Drizzt réfléchit. Les associations entre fourbes avaient nécessairement des faiblesses.

— Vos intérêts ?

— Qu’insinues-tu ?

— La raison de ton acharnement est que tu voulais me tuer de tes mains, au terme d’un combat loyal. Cette possibilité est bien mince, connaissant l’impitoyable Vierna et ses rêves de sacrifice.

— Si formidable, même quand tout est perdu… ! Sacré Drizzt ! dit Entreri d’un air supérieur. Je te vaincrai en combat singulier – c’est notre marché. Dans une grotte, non loin de là, je me séparerai de tes semblables après avoir réglé mes comptes avec toi.

— Vierna ne te laissera jamais me tuer.

— Mais elle me permettra de te vaincre. Elle veut que ton humiliation soit totale. Ensuite, elle te livrera à Lloth… avec ma bénédiction. Allons, viens mon ami.

— Je ne suis pas ton ami.

— Mon semblable, si tu préfères.

— Encore moins !

— Nous lutterons. Nous sommes de si fines lames, toi et moi. Nous appartenons à la race des vainqueurs, que tu le veuilles ou non. Je t’ai déjà dit que tu ne peux m’échapper, pas plus que tu ne peux te dérober à ce que tu es.

Entouré d’ennemis, le prisonnier ne trouva rien à répliquer. La jubilation manifeste du tueur le troublait. Dans une situation désespérée, Drizzt Do’Urden résolut de ne plus lui donner de satisfaction à ses dépens.

Ils gagnèrent un secteur aux multiples niveaux et aux passages tortueux. Drizzt savait que ses heures étaient désormais comptées.

Il plongea, effectua une roulade avant et se releva.

Eternellement sur le qui-vive, Entreri était déjà en garde. Drizzt se rua sur lui. Sans arme, il n’avait aucune chance. Par bonheur, le tueur répugnerait à gâcher un duel pour lequel il s’était donné tant de peine.

De façon prévisible, Entreri hésita. Drizzt bondit, le frappant simultanément à la tête et à la poitrine.

Puis il courut vers un passage latéral ; un seul garde se dressait pour lui barrer le chemin. Espérant que Vierna avait promis les pires supplices à quiconque tuerait sa proie, le captif fonça. Un coup d’œil en arrière lui confirma son analyse : sa sœur retenait Jarlaxle, prêt à lancer un poignard.

Agile comme un chat, le soldat voulut frapper de la garde de son épée. Aussi vif qu’un cobra malgré ses poings liés, Drizzt la lui arracha des mains. Puis, d’un coup de genou, il défonça l’abdomen du soldat. Alors, il catapulta sa victime dans les jambes d’Entreri et des autres, lancés à ses trousses.

Au croisement suivant, plongeant dans un autre passage latéral, Drizzt sentit leur souffle sur sa nuque, des carreaux sifflant à ses oreilles.

Le ranger aperçut d’autres silhouettes qui se faufilaient par de multiples embouchures, il y avait eu sept elfes noirs autour de lui ; plus du double escortait Vierna, sans parler du contingent rejoint tantôt. Des dizaines d’autres, invisibles, servaient d’éclaireurs.

Drizzt tourna et tourna encore, revenant parfois sur ses pas pour tromper l’ennemi.

Il distingua une vive source de chaleur : un radiateur de signalisation. Pour des êtres doués d’infravision, la plaque métallique flamboyait comme une glace au soleil. Les mailles du filet se resserraient. Sa tentative désespérée était vouée à l’échec.

Le Dridder se dressa devant lui.

La répulsion de Drizzt atteignit son paroxysme D’instinct, il recula. Voir son frère dans un tel état !

Le visage boursouflé semblait un véritable masque mortuaire.

Le ranger maîtrisa ses émotions, étouffa un cri d’horreur et tenta de garder la tête froide.

Dinin faisait virevolter ses haches.

Quand Drizzt pivota pour fuir, n’ayant plus le choix, Vierna, Jarlaxle et Entreri surgirent à point nommé pour lui barrer toute retraite.

A voix basse, ils tinrent un conciliabule en langue ordinaire.

Son fouet à venin au poing, Vierna avança.

— Si tu me vaincs, dit-elle en drow, tu es libre.

Elle jeta Etincelle aux pieds de son frère. Il fit mine de l’attraper ; elle frappa. Drizzt s’y attendait ; il recula vivement.

Le Dridder lui effleura l’épaule du tranchant d’une hache. Pris au piège, Drizzt plongea sur l’arme gisant à terre.

Des crocs s’enfoncèrent dans son poignet, dans son avant-bras et dans la main qu’il leva pour se protéger. Le soporifique coula dans ses veines… Ses doigts ankylosés ne sentirent plus la froideur du métal.

Vierna roua son frère de coups. Transfigurée par une joie démoniaque, la prêtresse tortura sa proie réduite à l’impuissance.

Obstiné, Drizzt lutta contre l’inconscience, dardant sur elle un regard de défi et de mépris.

Vierna redoubla de violence. Sans l’intervention de Jarlaxle et d’Entreri, Drizzt serait mort sous ses coups.

Fou de souffrance, tout espoir piétiné, le ranger ne retira aucune satisfaction de sa survie.

*
* *

— Mes soldats ! gémit Bruenor devant les cadavres des nains.

Gaspard Pointepique se cogna la tête contre un mur. Il se serait assommé si Cobble ne lui avait rappelé que son raffut s’entendait à une lieue à la ronde.

— C’est du travail propre et net, commenta Catti-Brie, s’efforçant de rester rationnelle.

— Entreri…, gronda son père.

— S’il a pris l’apparence de Régis, ces malheureux étaient déjà morts avant qu’il vienne ici. Il semble que le tueur ait des alliés.

Elle espérait se tromper.

— Des alliés morts quand je les étranglerai de mes mains ! jura Bruenor.

Agenouillé, il se pencha sur celui des hommes qui avait été un ami proche.

Malade, Catti-Brie se détourna.

L’air mauvais de Wulfgar la surprit.

— Dis ce que tu as sur le cœur.

— Tu n’aurais jamais dû venir ici, déclara-t-il avec calme.

— Drizzt n’est pas mon ami, c’est cela ? 

Le nom de l’elfe parut enrager le barbare.

— Oh, il l’est, je n’en doute pas ! cracha-t-il. Mais tu es ma fiancée. Ta place n’est pas ici. 

Outragée, elle écarquilla les yeux.

— Ce n’est pas à toi d’en décider ! explosa-t-elle. 

Cobble et Bruenor échangèrent un regard inquiet.

— Tu seras bientôt ma femme ! lui rappela-t-il sur le même ton.

Sa résolution força Wulfgar à reculer. Malgré sa fureur, elle sourit presque ; le barbare commençait à comprendre de quel bois elle se chauffait.

— Tu ne devrais pas être ici, s’obstina-t-il.

— Retourne à Pierrestable en ce cas. Si tu penses que je ne devrais pas aider Drizzt, c’est que tu n’as jamais été son ami !

— Pas autant que toi ! insinua-t-il, hors de lui, les poings crispés.

— De quoi parles-tu ? s’étonna-t-elle, sincère. 

Bruenor en avait assez entendu. Il se campa devant celui qu’il avait élevé comme un fils.

— De quoi parles-tu, mon garçon ? demanda-t-il à son tour, s’efforçant de rester calme.

Faire taire le jeune coq d’un coup de poing l’aurait singulièrement soulagé.

Sans daigner baisser les yeux sur le nain, Wulfgar pointa un doigt accusateur sur la jeune femme.

— Combien de baisers avez-vous échangé ? hurla-t-il.

— Quoi ? ( Elle faillit en tomber à la renverse. ) Tu as perdu la tête ! Jamais je…

— Tu mens ! rugit Wulfgar.

— Damné crétin ! s’emporta Bruenor.

D’un revers de la main, il força le barbare à sauter en arrière contre la paroi la plus proche. Le coup suivant l’obligea à une esquive plus délicate. Bruenor lui arracha sa torche des mains. Au moment de la découverte des cadavres, le jeune homme avait rangé Aegis-fang dans son sac ; il ne pouvait plus s’en saisir pour se défendre. Bruenor le contraignit à reculer sans cesse devant ses frappes vengeresses.

— Laisse-moi le tuer pour toi, ô mon roi ! s’écria Pointepique, se méprenant sur les intentions de Bruenor.

— Recule ! beugla-t-il avec une force inégalée. ( Tous en restèrent bouche bée. ) Cela fait des semaines que je ferme les yeux sur ta stupidité, Wulfgar. Maintenant, je n’ai plus le temps d’être patient. Tu dis ce que tu as à dire une bonne fois pour toutes, ou tu la boucles définitivement jusqu’à ce qu’on retrouve Drizzt et qu’on sorte de ces tunnels puants !

— J’ai essayé de rester calme, se défendit le barbare. Mais je ne puis ignorer l’insulte faite à mon honneur ! Drizzt a rencontré Catti-Brie en cachette avant son arrivée à Mithril Hall.

— Qui t’a raconté ça ? s’insurgea-t-elle.

— Régis ! Et d’après lui, vous ne vous êtes pas contentés de vous regarder dans le blanc des yeux !

— C’est pur mensonge !

Wulfgar allait répliquer vertement quand Bruenor éclata de rire, les mains sur les hanches.

— Pauvre imbécile… A quoi sert ce qui n’est pas du muscle dans ta grande carcasse ? Pourrais-tu réfléchir à ce que tu dis ? Pourquoi sommes-nous là à ton avis ? Régis, justement !

Décontenancé, Wulfgar réalisa qu’il n’avait pas reconsidéré les insinuations du petit homme à la lumière de leur récente découverte.

— Si tu te sens aussi morveux que tu en as l’air, alors tout va bien, conclut Bruenor.

La révélation frappa le jeune homme aussi durement qu’un coup de hache. Combien de fois Régis était-il venu le voir ces derniers jours ? Et de quoi avaient-ils parlé au juste ? Il prit conscience de ce qu’il avait fait à Drizzt… Si le Drow n’avait pas su se défendre, il l’aurait tué.

— Le petit homme… Artemis Entreri… il a voulu m’impliquer dans ses plans maléfiques. ( II se remémora une myriade de facettes éclatantes l’invitant à les suivre dans des profondeurs insoupçonnées. ) Il s’est servi de son pendentif contre moi. Je crois me rappeler…

— N’aie plus de doute, intervint Bruenor. Je te connais depuis des années, mon garçon. Jamais je ne t’avais vu te conduire de façon aussi stupide. Au temps pour moi ! Envoyer Drizzt et le petit homme seuls dans un secteur inconnu !

— Entreri voulait que je tue Drizzt.

— Il voulait que Drizzt te tue, tu veux dire, rectifia Bruenor.

Catti-Brie ne cacha pas le plaisir que lui procurait la remarque de son père. Le fanfaron avait bien besoin qu’on le remette à sa place.

Par-dessus l’épaule de Bruenor, Wulfgar la foudroya du regard.

— Tu as bel et bien rencontré le Drow en tête à tête.

— Ce sont mes affaires, répliqua-t-elle, ne cédant pas un pouce de terrain devant sa jalousie.

La tension monta de nouveau. Même si la tournure des événements atténuait l’animosité de Wulfgar, il campait sur ses positions : il ne voulait pas la voir courir les mêmes dangers que les hommes. Les sentiments de la guerrière sur la question ne variaient pas. Fière et obstinée, Catti-Brie se sentait plus insultée que flattée.

Elle n’eut pas l’occasion de laisser libre cours à son indignation. Cobble leur souffla de faire silence. Bruenor et les siens s’aperçurent que Pointepique s’était volatilisé.

— Des bruits montent au loin, expliqua Cobble. Prions Moradin que notre stupidité n’ait pas attiré l’attention !

Catti-Brie baissa les yeux sur les cadavres. Il était temps de se rappeler de Drizzt et des graves dangers qu’il courait. Leur dispute lui parut soudain puérile !

Sentant le désespoir et la honte de sa fille, Bruenor lui passa un bras autour du cou.

Il fallait purifier l’atmosphère avant de se lancer dans la mêlée, la réconforta-t-il.

De tout son cœur, Catti-Brie pria pour que la bataille à venir n’ait pas pour unique motif de venger Drizzt Do’Urden.