CHAPITRE XIX
SACRIFICE

Au bout d’un conduit exigu, Gaspard Pointepique scrutait la vaste caverne qui s’ouvrait sous ses pieds. Il enregistra les variations thermiques pour mieux schématiser le terrain. Il repéra les dents aiguisées que constituaient de nombreuses et minces stalagmites. En face et à droite, deux lignes plus froides fissuraient les parois. Des trous noirs blessaient le sol en plusieurs endroits. Un à gauche, deux droit devant, un en diagonale ; sous la craquelure couraient de longs boyaux ; d’autres cavités devaient être des excavations naturelles.

Oreilles aplaties, un feulement à peine audible au fond de la gorge, Guenhwyvar sentit le danger. Soudain rasséréné de compter sur un tel compagnon, le nain revint sur ses pas et annonça gravement :

— Il y a trois ou quatre embranchements, et beaucoup de terrain découvert devant nous.

Il fit une description détaillée des lieux, mettant l’accent sur les cachettes potentielles.

Partageant ses craintes les plus sombres, Bruenor hocha la tête. Lui aussi sentait la proximité de l’ennemi ; les elfes noirs se préparaient à les prendre en tenailles. Il réfléchit à d’autres possibilités.

— Nous pourrions retourner contre eux leur effet de surprise, proposa Catti-Brie.

Elle n’ignorait pas le caractère désespéré de leur situation. Les passages qu’ils avaient croisés ne menaient ni aux régions inférieures de Mithril Hall ni à d’autres tunnels, plus importants, où retrouver Drizzt.

Guenhwyvar s’allongea aux pieds de la jeune femme.

— Il faut renvoyer le félin, dit-elle. Il a besoin de repos. ( Les mines renfrognées de ses compagnons montrèrent assez leur réticence. ) Raison de plus pour aller de l’avant ! Guen n’a pas dit son dernier mot, croyez-moi !

Après réflexion, Bruenor approuva.

Pointepique offrit une tournée supplémentaire de sa mixture arrière.

Puis les nains firent un schéma grossier de la grotte, distribuant les responsabilités de chacun en vertu de son style de combat. Bruenor ne perdit pas de temps avec Pointepique : comme toujours, le fou-de-guerre n’en ferait qu’à sa guise. Du reste, contre un ennemi aussi redoutable et discipliné que les Drows, un peu de chaos ne serait pas une mauvaise chose.

Prêts à en découdre, les compagnons se remirent en route. La lueur de la torche vacilla à l’entrée de la vaste caverne ; une silhouette fugace se jeta dans l’ombre. Guenhwyvar fonça.

Les dards rebondirent contre le roc, trop lents pour toucher la panthère.

Bifurquant de nouveau à la dernière seconde, l’animal effectua un demi-tour aérien à flanc de paroi avant de retomber à plusieurs mètres de distance. Sa cible, sur la corniche droite, se dévoila. Le félin bondit.

D’une subtile action de sa musculature, il évita la collision qui lui semblait promise. Il dévia presque à la perpendiculaire, pour atterrir sur le bord de la corniche, à près de six mètres de haut.

Les trois archers n’auraient pu prévoir pareille voltige. L’infortuné qui se trouvait sur la trajectoire de la flèche vivante connut une mort fulgurante. Ses camarades battirent en retraite dans un tunnel.

Les flambeaux illuminèrent les lieux, précédant l’assaut de Bruenor, flanqué de ses deux guerriers. Arc en main, Catti-Brie se glissa à leur suite.

Les traits volèrent. La potion de Pointepique contraria leurs effets soporifiques. Sitôt sa torche mouchée par magie, Wulfgar en alluma une autre.

A la vue d’un Drow posté devant un tunnel, sur la gauche, Pointepique fonça avec des cris d’orfraie.

Bruenor et Wulfgar visaient le tunnel le plus large. Le barbare repéra des ennemis sur la corniche. Invoquant son dieu, il brandit Aegis-fang : le roc vola en éclats. Un elfe noir bondit sur la corniche ; percuté aux jambes par les éclats, un autre faillit tomber.

Wulfgar se précipita à droite, où sévissaient deux autres arbalétriers.

Bruenor pivota vers le barbare. Du coin de l’œil, il vit surgir un monstre multipattes : le Dridder.

Avec un hurlement de joie sauvage, le nain se prépara, résolu à ferrailler contre l’ennemi sans se soucier de ses chances de réussite.

*
* *

Catti-Brie dut faire appel à toute sa volonté et à sa discipline pour ne pas tirer d’emblée. Elle n’avait aucun angle pour seconder efficacement Pointepique ou Guenhwyvar. Achever le Drow blessé ne présentait aucun intérêt – pour l’instant. Bruenor avait insisté pour que son premier tir marque un point stratégique capital.

Avisant son père et son fiancé, elle découvrit l’occasion idéale : embusqué derrière une saillie, presque à mi-chemin entre eux, un Drow se préparait à tirer. Son dard lancé, il eut la surprise de voir voler vers lui un trait argenté qui brûla la pierre.

Catti-Brie tira derechef, même si l’archer s’était aussitôt mis à
l’abri.

La flèche magique eut raison de la saillie, qui écrasa l’elfe noir.

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Le Drow posté sur la corniche parvint à tirer sa dague. Sa fine cotte de mailles constituait son unique rempart contre les griffes du félin, et sa lame effilée ne réussit qu’à l’enrager. D’un coup de patte, elle lui disloqua l’épaule. Pathétique défense, il leva l’autre bras.

Guenhwyvar lui lacéra le front. Le Drow plongea sa lame dans le flanc du carnivore, priant pour que lui soit accordée une mort rapide.

De ses griffes, le prédateur lui laboura le visage.

Puis il bondit à la poursuite des autres Drows.

Invoquant de nouvelles sphères de ténèbres, les deux survivants prirent leurs jambes à leur cou.

Guenhwyvar fit halte à son corps défendant. Affaibli par les coups de poignard, les dards, le soporifique et un séjour trop long dans le plan matériel, il ne lui restait plus la moindre énergie. Mais l’animal ne voulait pas disparaître, car il brûlait de continuer la lutte et de retrouver son maître.

Hélas, la magie qui le commandait était inexorable. Gagnant l’obscurité d’une démarche mal assurée, le grand félin se dissipa en volutes grisâtres. Son plan d’origine l’attirait comme le chant d’une sirène.

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* *

La piqûre suivante amena un grand sourire sur le visage du fou-de-guerre. Les ténèbres magiques lui barraient la route. Rugissant, il s’y jeta à corps perdu, sentant à peine un violent impact contre le roc.

Interloqué, le Drow battit en retraite, Pointepique sur les talons, de l’écume aux lèvres.

— Pauvre idiot ! beugla-t-il, baissant la tête.

Au coude suivant, l’attaque de l’elfe, lamentablement prévisible, glissa sur son casque. La pointe du heaume traversa l’avant-bras du Drow. Alors le nain sauta en l’air et retomba lourdement pour écraser sous sa masse l’ennemi blessé.

Des gants aux pointes métalliques labourèrent le visage et l’entrejambe du Drow ; l’armure hérissée de piques chiffonna sa cotte de mailles. A chaque convulsion du fou-de-guerre, une douleur insupportable vrillait les nerfs de l’elfe.

Bruenor repéra une mince silhouette coiffée d’un ridicule chapeau emplumé à larges bords. Des éclairs métalliques jaillirent derrière le monstrueux Dridder. Le roi de Mithril Hall leva son bouclier. Trois dagues s’y écrasèrent. La quatrième effleura son tibia ; la cinquième frôla son bouclier, lui égratignant le front sous son heaume.

Ces peccadilles ne signifiaient rien pour le nain, pas plus que le Dridder bouffi aux haches voltigeantes. Beaucoup plus petit que le monstre, Bruenor s’en prit aux pattes caparaçonnées du monstre. Par bonheur, son bouclier était le meilleur jamais forgé par les nains, et il tint bon contre les assauts des haches magiques au tranchant acéré.

Le souffle coupé, un bras endolori, le nain bondit en arrière. Derrière le Dridder fusèrent de nouvelles dagues qu’il put à peine dévier. L’une d’elles se ficha entre les mailles de sa cotte.

Il avait frôlé la mort.

Son instant de distraction allait lui coûter cher : le Dridder en avait profité pour foncer sur lui.

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Précédé de son marteau magique, Wulfgar affrontait les arbalétriers en hurlant à gorge déployée. D’un lancer précis, il sectionna une stalactite suspendue à l’entrée d’un tunnel.

Un adversaire sauta de côté in extremis. Epée et dague tirées, un autre plongea sur le barbare désarmé.

Wulfgar évita l’assaut de justesse et fit l’impossible pour esquiver les lames.

Ignorant les particularités d’Aegis-fang, le Drow prit son temps face à un adversaire aussi puissamment musclé. Il revint à la charge avec une combinaison étudiée dont la passe finale toucha le barbare au flanc.

L’elfe sourit d’un air mauvais.

Aegis-fang se rematérialisa dans les mains de l’humain.

Il le lança aussitôt. Son adversaire évalua la vitesse du tir.

La dague fendit l’air. Wulfgar reprit son arme au vol, comme un boomerang, et en inversa la trajectoire, déviant la dague avec aisance.

L’elfe visa l’épaule du barbare de son épée. Biceps crispés, Wulfgar stoppa une fois de plus la course d’Aegis-fang, et riposta, déviant l’épée.

La parade laissa l’elfe désemparé, un bras le long de son flanc, l’autre levé, face à un ennemi parfaitement en équilibre, son arme à la main.

Avant qu’il puisse réagir, le Drow vit le marteau s’abattre sur lui, le plaquant violemment contre une paroi.

Une jambe folle, un poumon en bouillie, l’elfe noir ramena son épée à l’horizontale en un pitoyable effort de défense. De toutes ses forces, l’humain lui porta un coup en pleine face. Pris entre la roche et le marteau, le crâne explosa.

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Un trait d’argent suspendit l’avance du Dridder et sauva la vie de Bruenor Battlehammer. Sans toucher le mutant, la flèche alla se ficher dans le Drow blessé qui venait de se rétablir sur la corniche.

Cette diversion suffit au nain pour reprendre ses esprits et revenir à la charge de plus belle. Sa hache trancha la patte la plus proche ; il fonça sur la droite, pour se prémunir des attaques des arbalétriers embusqués et du lanceur de dagues.

Puis il sauta derechef hors de portée.

Une nouvelle flèche chatoyante ricocha contre le roc.

Souriant de toutes ses dents, Bruenor remercia les dieux de lui avoir donné une alliée de la valeur de Catti-Brie.

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* *

Les deux premières flèches firent enrager Vierna. La troisième faillit lui emporter la tête. Jarlaxle se précipita près d’elle.

— Ils sont redoutables, admit-il. J’ai beaucoup de morts.

La grande prêtresse se concentra sur le nain qui combattait son mutant de frère.

— Où est Drizzt Do’Urden ? lui lança-t-elle, amplifiant sa voix par magie.

— Tu me frappes en traître et tu voudrais faire la conversation en même temps ? rugit le petit guerrier.

Il ponctua son exclamation d’un coup de hache qui arracha une nouvelle patte au monstre.

Vierna entonnait un sortilège mais Jarlaxle la prit par la taille et la jeta à terre. Sa fureur mourut vite quand elle entendit siffler une flèche au-dessus de leurs têtes.

Entreri ne l’avait-il pas prévenue qu’elle aurait affaire à forte partie ? Elle en avait la preuve sous les yeux. Tremblant de furie, elle n’osait imaginer ce qu’un échec aussi cuisant lui coûterait. De très loin lui parvint le cri du mercenaire :

— Vierna !

Lloth ne pouvait permettre une telle défaite ! Il fallait qu’elle l’aide à vaincre ces obstacles inattendus. Jarlaxle et un soldat la remirent debout.

— Wishya ! cria-t-elle malgré elle.

Un grand calme la submergea. Lloth avait répondu à son appel.

Jarlaxle et le soldat furent plaqués contre une paroi par la force de l’éclat magique. Le mercenaire se détendit quand la prêtresse lui fit signe de la suivre à l’écart.

— Lloth nous aidera à parachever notre œuvre, déclara-t-elle.

Catti-Brie décocha une flèche supplémentaire pour faire bonne mesure, puis chercha de nouvelles cibles. La furieuse bataille opposant son père au Dridder l’empêchait de viser avec précision.

Wulfgar semblait n’avoir besoin d’aucune aide. Un elfe mort à ses pieds, il fouillait les ténèbres du regard. Pointepique avait disparu.

Catti-Brie leva la tête vers la corniche, à l’endroit où Guenhwyvar s’était également volatilisé. Au-dessous, dans un renfoncement, elle distingua des volutes similaires à celles qui annonçaient sa venue dans leur plan. Le nuage vira à l’orange, évoquant une boule de feu.

Catti-Brie perçut une aura perverse. Elle visa. La nuque hérissée, elle s’aperçut qu’on l’observait.

Lâchant Cherchecœur, elle pivota, épée au poing. Au dernier instant, elle dévia l’arme d’un Drow descendu de la voûte en lévitant.

Wulfgar repéra aussi la brume maléfique et se prépara au pire. Le cri de sa fiancée le détourna de son attente : presque à terre, elle luttait désespérément contre son agresseur.

Dans l’ombre, une autre silhouette sombre entama sa descente.

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* *

Sur sa barbe, le sang chaud de son ennemi déchiqueté se mêla à la bave de Pointepique. Il s’acharnait avec délectation sur le cadavre.

Un carreau d’arbalète perça son oreille. Rugissant, il releva la tête.

D’un bond, il se dégagea de sa victime. Le nouveau venu fit halte, tentant de comprendre la scène macabre. Quand il se remit en mouvement – en sens inverse–, Pointepique fonça.

Son allure frénétique prit le Drow par surprise.

Poursuivant et poursuivi parcoururent une série de boyaux. D’un mouvement fluide, l’elfe passa d’une course gracieuse à une position de défense.

Pointepique continua de foncer. Tête baissée, pointe en avant pour embrocher sa nouvelle proie, il s’aperçut trop tard du piège quand le sol s’ouvrit sous ses pieds. Le Drow avait sauté les lèvres étroites d’un précipice avant d’affronter son ennemi.

La chute fut rude ; Pointepique rebondit contre les parois ; les pointes hérissées de son armure crissèrent comme jamais, jetant des gerbes d’étincelles dans les ténèbres. Il percuta le fond du trou.

Sonné, il admira l’ingéniosité de son adversaire, et la curieuse avalanche des rocs qui fondaient sur lui.

*
* *

Catti-Brie n’était pas une novice. Elle recourut à toutes les astuces que lui avait apprises Drizzt Do’Urden à propos du maniement des armes blanches. L’avantage de son ennemi faiblissait. Bientôt, elle parviendrait à se relever et à riposter.

Soudain, le Drow cessa de combattre.

Ses mèches de cheveux voletant sous le souffle, Catti-Brie vit Aegis-fang s’écraser sur lui.

Pivotant pour féliciter Wulfgar, elle changea vite d’idée devant son air arrogant. Le nuage, derrière lui, se solidifia en quelque abjecte créature des plans inférieurs, plus redoutable encore que les Drows.

Wulfgar était intervenu au péril de sa vie. Il avait placé sa sécurité avant la sienne.

Certaine qu’elle aurait pu s’en sortir seule, Catti-Brie jugea l’acte plus stupide que méritant.

Elle plongea sur son arc.

La yochlol la battit de vitesse, se matérialisant tout à fait. Amorphe, elle rappelait un tas de cire à demi fondue muni de huit appendices tentaculaires et d’une gueule centrale aux longues incisives.

Arc en main, la jeune femme fit volte-face. Un Drow voulut lui abattre son épée sur le crâne.

Elle fut plus rapide. A bout portant, la violence de l’impact souleva littéralement l’elfe du sol. Il glissa vers la mort sans comprendre ce qui lui arrivait.

Quand elle se tourna, elle vit Wulfgar étreint par deux tentacules monstrueux. En dépit de sa force incroyable, il était inexorablement tiré vers la gueule baveuse.

*
* *

L’horizon de Bruenor se limitait désormais à la noirceur luisante d’un torse de Dridder. Il entendait siffler les dagues, cliqueter le métal contre le métal et craquer la carapace chitineuse à chaque impact de sa hache.

Son sixième sens l’avertit que ses enfants, Catti-Brie et Wulfgar, étaient en danger.

Le monstre acculé contre une paroi, Bruenor prit son élan et bondit.

Désarçonné par la férocité du nain, Dinin fut submergé. Ses haches s’avéraient impuissantes contre le bouclier magique et un adversaire au crâne et au heaume durs comme le roc.

L’arme du nain s’enfonça dans le bulbe caparaçonné. Des fluides gluants s’en échappèrent.

Bruenor redoubla d’ardeur, martelant la craquelure.

L’exosquelette arraché dévoila la chair et les organes vitaux.

Le Dridder coincé dans une position défavorable parvint à porter un coup maladroit sur l’épaule du forcené. La hache n’entama pas la cotte de mailles en mithril, mais une douleur fulgurante traversa le combattant.

Son esprit lui hurla que ses enfants avaient besoin de lui !

Grimaçant de souffrance, il riposta par un violent revers, touchant le coude du monstre, puis son aisselle, avant de lui trancher le bras.

Catti-Brie et Wulfgar avaient besoin de lui !

Utilisant son allonge supérieure, Dinin contourna le bouclier du nain pour frapper. Plaquant son pavois contre lui, Bruenor donna un coup d’épaule au Dridder pour le coincer de nouveau contre le mur. Il s’écarta d’un bond, frappa le flanc exposé, puis réitéra le placage.

En arrière, en avant, Bruenor s’acharna jusqu’à ce que l’autre lâche ses armes. Il revint à l’assaut de plus belle, brisant les côtes du monstre et réduisant son bulbe en une masse informe.

Pivotant, il vit que sa fille avait de nouveau la situation en main. Il voulut rejoindre Wulfgar.

— Wishya !

Des vagues d’énergie le catapultèrent dans les airs contre la paroi la plus proche. Furieux, il rebondit en sens inverse, sous le regard
d’autres Drows postés à l’embouchure du tunnel principal.

— Wishya !

Bruenor partit à la renverse.

Tous les regards se détournèrent de lui.

Un globe de ténèbres l’avala. A vrai dire, il n’en fut pas mécontent. Le dernier impact l’avait blessé plus qu’il n’aurait voulu l’admettre.

Plus loin dans le tunnel, un quatrième soldat rejoignit la prêtresse, Jarlaxle, et leur garde du corps.

— Il y a un autre nain près d’ici, expliqua le nouveau venu. Fou de rage. Je l’ai précipité dans un gouffre, mais j’ignore si cela suffira.

Vierna allait répondre quand Jarlaxle lui intima le silence d’une main levée : d’un tunnel voisin, un soldat leur faisait des signaux frénétiques.

— Le félin-démon !

Deux autres Drows passèrent en courant – les survivants de deux escarmouches distinctes, jugea Jarlaxle, au fait des mouvements de ses troupes. En d’autres termes, la corniche et le passage latéral étaient perdus.

— Nous devons partir, mima-t-il à l’attention de Vierna. Trouvons un terrain plus avantageux où poursuivre la lutte.

— Lloth a répondu à mon appel ! gronda-t-elle. Une vestale a surgi !

— Raison de plus pour déguerpir, dit le mercenaire à haute voix. Prouve ta foi en la Reine Araignée et repartons à la poursuite de ton frère.

Après une brève réflexion, elle acquiesça. Jarlaxle partit à vive allure.

Etait-il possible que du fameux Bregan D’aerthe, ne restent que sept survivants, Vierna et lui compris ?

*
* *

Wulfgar battait frénétiquement des bras contre l’horreur vivante. Les mains serrées sur les tentacules, il s’efforçait vainement de s’arracher à leur prise. Les appendices le fouettaient de tous côtés.

Il se sentit tiré vers la gueule grande ouverte ; les claques du monstre étaient surtout destinées à distraire sa proie, sinon à…l’attendrir. Des dents coupantes comme des rasoirs entaillèrent le dos et les côtes du barbare, déchiquetèrent ses muscles et raclèrent contre les os.

Empoignant un repli de peau visqueuse, Wulfgar en arracha un bout. Le monstre n’en eut cure. Il continua de mordre à belles dents le torse de l’humain.

Aegis-fang revint entre ses mains. Wulfgar n’avait pas d’angle satisfaisant pour frapper. Néanmoins, il attaqua du mieux possible. La peau caoutchouteuse de l’entité absorba ses coups comme de la mousse.

Malgré la douleur, Wulfgar réussit à se dégager un peu de l’étreinte monstrueuse. Il vit Catti-Brie, un elfe mort à ses pieds. Arc à la main, elle fut pétrifiée par l’affreuse scène. Le blanc des côtes du jeune homme était exposé sous sa chair sanguinolente.

Voir sa bien-aimée tirée d’affaire amena une grimace de satisfaction sur le visage de Wulfgar.

Un trait d’argent siffla contre la yochlol. Le barbare crut entrevoir un espoir. Catti-Brie, qu’il avait osé sous-estimer, allait-elle l’arracher à une mort atroce ?

Un tentacule s’enroula autour des chevilles de la guerrière et tira. La tête de Catti-Brie heurta le roc ; l’arc glissa de ses doigts. Sans réaction, elle fut traînée à son tour vers le monstre.

— Non ! rugit le barbare au comble du désespoir.

Il reprit sa résistance futile à grands coups inefficaces. Il appela Bruenor à l’aide. Du coin de l’œil, il vit le nain, quasi assommé, disparaître dans un globe de ténèbres.

La yochlol resserra son étau implacable. Un autre homme que Wulfgar aurait déjà péri étouffé.

Catti-Brie et Bruenor en danger, il n’était pas question de laisser la mort l’emporter !

Il entonna un chant de guerre en l’honneur de Tempus, son dieu. Ses poumons s’emplirent de sang, mais l’hymne venait d’un cœur noble et courageux qui avait battu fièrement plus de vingt ans.

Il chanta, oublieux des vagues déferlantes de souffrance.

Il chanta, la main crispée sur Aegis-fang.

Puis il frappa. Non la bête, mais la voûte, très basse à cet endroit.

Gravats et poussière douchèrent la féroce étreinte.

Sans relâche, le barbare abattit son marteau contre le roc.

Loin d’être stupide, la yochlol mordit sa proie de plus belle et la secoua violemment –sans résultat. Wulfgar avait passé le stade de la douleur. Plus rien ne pouvait l’atteindre.

Revenant à elle, Catti-Brie comprit sa manœuvre désespérée. La yochlol l’avait lâchée. Elle reprit son arc.

— Non ! Pas mon garçon ! hurla Bruenor.

Encochant une flèche, la guerrière fit volte-face.

Le trait d’argent fendit l’air une seconde avant que la voûte s’effondre. D’immenses rocs s’abattirent. La caverne trembla sur ses bases. Le choc se répercuta de tunnel en tunnel.

Recroquevillés sur le sol, les bras sur la tête, Bruenor et Catti-Brie attendirent la fin de l’éboulement. Dans le noir et les nuages de poussière, ils ne pouvaient plus voir Wulfgar et l’infernale yochlol, ensevelis sous des tonnes de rocs.

 

 

 

FIN DU JEU

Quand je mourrai…

J’ai perdu des amis, j’ai perdu mon père et mon mentor dans le plus grand des mystères : la mort. Depuis mon exil forcé, du jour où la cruelle Malice m’informa que Zaknafein avait été livré à la Reine Araignée, j’ai connu le chagrin.

Quelle étrange émotion que le deuil… Ai-je pleuré Zaknafein, Montolio, Wulfgar ou versé des larmes sur moi-même, sur cet infini sentiment de pêne ?

Ce doit être la question fondamentale de l’existence des mortels. Pourtant, il n’y a aucune réponse…

A moins d’avoir la foi.

Au souvenir des joutes fantastiques contre mon père, des promenades en montagne au côté de Montolio, et des moments intenses vécus avec Wulfgar, la tristesse me gagne.

Je me rappelle d’un jour où, du haut du Cairn de Kelvin, Wulfgar et moi contemplions à l’horizon les feux de camp de sa tribu, dans la toundra du Val Bise. Ce jour-là, réalisant que nous pourrions toujours compter l’un sur l’autre, nous devînmes véritablement amis.

Je me remémore le dragon Mortbise, le géant Biggrin… Sans ce barbare héroïque, j’aurais péri à chaque fois. Je me souviens de notre victoire partagée, de la confiance qui nous liait, de l’amour pour Catti-Brie qui nous rapprochait – sans créer de malaise.

N’étant pas près de lui quand il mourut, je ne pus tenter de le réconforter comme il n ’aurait pas manqué de le faire.

Et je ne pus pas lui faire mes adieux.

Quand ma fin viendra, serai-je seul ? Si les griffes des monstres ou celles de la maladie ne s’en mêlent pas, je survivrai à coup sûr à Catti-Brie, à Régis, et même à Bruenor. A cet instant de mon existence, je suis convaincu que je mourrai vraiment seul si ces trois êtres ne sont pas près de moi.

Ce ne sont pas là de si noires pensées. Mille fois, j’ai fait mes adieux à Wulfgar : chaque fois que je lui ai montré à quel point il m’était cher, chaque fois que mes actes ou mes paroles ont scellé notre affection.

Chaque jour, les vivants se disent adieu.

L’amour, l’amitié et notre conviction de la pérennité des souvenirs, sinon de la chair, sont les hérauts de notre éternité.

Wulfgar a trouvé une autre vie, un autre univers – Je dois m’en persuader.

Sinon, à quoi bon vivre ?

Mon mal le plus profond est le sentiment de perte que j’éprouverai jusqu ’à mon dernier souffle, dusse-je vivre des siècles. Pourtant, il n’est pas exempt d’une certaine sérénité, d’un calme divin.

Mieux vaut avoir connu Wulfgar et vécu avec lui des aventures, que de n’avoir jamais combattu en sa compagnie, ni regardé le monde à travers ses yeux bleu cristal.

Quand je mourrai, puissent mes amis d’alors me pleurer et garder dans leur cœur nos joies et nos peines partagées en même temps que le souvenir de ce que je fus.

C’est en cela que résident l’immortalité de l’esprit, la continuité de notre héritage, et la source du chagrin.

Mais aussi, celle de la foi.

Drizzt Do’Urden