CHAPITRE XXI
LES VENTS DE LA MONTAGNE

Lentement, Drizzt porta la main à son pied pour tenter de stopper l’hémorragie. Après quelques timides essais, il découvrit qu’il pouvait prendre appui pour marcher, malgré quelques tiraillements.

— Régis… ?

Craintif, le petit homme sortit la tête de sa cachette

— Drizzt ? J’ai cru…

— Tout va bien. Entreri n’est plus. La distance l’empêchait de distinguer les traits du petit homme, mais non d’imaginer sa joie. Des années durant, le tueur l’avait persécuté, puis il l’avait capturé à deux reprises. Ce n’étaient pas des souvenirs heureux. Régis avait vécu dans la peur d’Artemis Entreri.

Il semblait que ce soit terminé.

— Je vois Etincelle ! s’écria-t-il. Elle brille sur ta droite !

A cause du promontoire, Drizzt ne pouvait l’apercevoir. Se contorsionnant, il la repéra dans la direction indiquée par Régis. Sa lueur bleutée contrastait avec la pierre noire. Hors de sa portée, pourquoi le cimeterre brillait-il autant ? Il avait toujours vu en son aura une réaction au feu qui l’animait.

Artemis Entreri l’avait-il attrapée au vol ? S’en servait-il comme d’un appât ?

Drizzt chassa cette absurde pensée. Il avait vu le tueur tomber dans le vide. Il ne pouvait pas se dresser dans la vallée, Etincelle au poing.

Que faire ? Repartir et découvrir ce qu’il était advenu de leurs amis ? Ensuite, il reviendrait dans la vallée ; avec un peu de veine, aucun gobelin n’aurait trouvé son cimeterre d’ici là.

Face aux séides de sa sœur, mieux valait mettre toutes les chances de son côté. Il sentit dans son esprit l’appel mystérieux de la lame. De plus, pour être honnête, il brûlait d’envie de s’assurer de la fin de sa Némésis. Découvrir sa dépouille désarticulée au pied de la montagne mettrait un terme à ses débordements d’imagination.

— Je descends chercher mon arme ! cria-t-il à Régis. Hurle s’il y a un problème ! Il entendit un gémissement étouffé.

— Dépêche-toi ! implora le petit homme.

Drizzt rengaina son autre arme et entreprit la périlleuse descente en ménageant le plus possible son pied blessé. Cinquante mètres plus bas, il se trouva devant un à-pic presque lisse comme une coquille d’oeuf. Respirant à fond, l’elfe se laissa glisser.

Du coin de l’œil, comme planant sur les courants ascendants des vents, l’elfe aperçut le reflet aiguë-marine d’une arme familière.

Entreri !

Le tueur rit avec une joie mauvaise puis le frappa à l’épaule. Sa cape s’était transformée en ailes de chauve-souris !

Drizzt comprenait mieux pourquoi Entreri l’avait entraîné au bord d’une falaise…

L’humain ailé lui décocha un coup de pied dans les reins. L’elfe glissa jusqu’à une nouvelle inclinaison, où il trouva une prise, et reprit son cimeterre en main.

— As-tu une cape comme la mienne ? le nargua Entreri. Pauvre petit Drow, te voilà sans filet…

Ricanant comme un démon, l’humain garda ses distances, attentif à ne pas perdre de nouveau son avantage.

D’une attaque perfide, Entreri accula son adversaire à la défensive. Drizzt glissait ; il se tourna sur le côté pour mieux assurer sa prise dans les anfractuosités. Encore quelques bottes comme la précédente, et il serait précipité vers sa fin.

— J’ai plus d’un tour dans mon sac ! triompha l’humain.

Il piqua sur sa proie.

Drizzt pivota, pointant quelque chose d’inattendu sur le tueur.

— Moi aussi !

Il tira avec l’arbalète qu’il avait prise plus tôt sur le cadavre d’un Drow. Entreri arracha aussitôt le dard de son cou.

— Non ! gémit-il. Maudit sois-tu, Drizzt Do’Urden !

Il piqua derechef, pourtant conscient que voler à moitié endormi relevait de la folie. Se déversant dans son sang, le soporifique lui brouillait déjà la vue.

Il heurta la falaise à vingt pieds à droite de sa proie ; son épée tomba dans le vide.

Des jurons ponctuèrent sa crise de bâillements.

Sa cape magique continuait de le porter. Mais son esprit embrumé ne le guidait plus. Il se cogna contre la roche à plusieurs reprises.

Drizzt entendit un craquement d’os ; le bras gauche du tueur tomba le long de son flanc, inerte. Ses jambes pendirent dans le vide.

— … Maudit, répéta-t-il d’une voix endormie. Silencieux comme la mort, il disparut dans la nuit, porté par des courants ascendants.

Atteindre le sol ne présenta plus de difficulté pour l’elfe. Le répit lui permit de se remettre du choc.

Son combat contre Entreri avait été assez bref mais plus brutal que tout ce qu’il avait vécu jusque-là. L’assassin avait incarné son antithèse, le reflet démoniaque de son âme, les plus grandes terreurs enfouies au fond de lui…

C’était fini. Drizzt venait de briser le miroir. Avait-il prouvé quelque chose ? Quoi qu’il en fût, il avait débarrassé le monde d’un être dangereux.

Il trouva Etincelle sans peine. Avec révérence, il la remit au fourreau. Il devait rejoindre Régis et les autres au plus vite.

En quelques minutes, il fut près du petit homme.

— Entreri ? demanda ce dernier, hésitant.

— Emporté par les vents, répondit le vainqueur d’un ton égal. Il est dans de sales draps…

*
* *

Drizzt ne se doutait pas à quel point. Drogué, quasi inconscient, Artemis Entreri voletait au-dessus de la vallée. Son esprit ne pouvant plus guider sa cape ensorcelée, les ailes de chauve-souris battaient l’air sans relâche.

Le vent sifflait à ses oreilles. Pourtant, il avait à peine conscience qu’il volait.

Il secoua la tête. Une petite voix lui criait de rester éveillé à tout prix.

Mais la caresse du vent contre ses joues le stimulait ; l’ivresse de la liberté l’exaltait. La pesanteur ne signifiait plus rien pour lui !

Entrouvrant les yeux, il ne put percer les ténèbres

Le tueur volait à toute vitesse vers une paroi.

Il la heurta violemment ; son crâne lui sembla exploser.

L’impact brisa l’enchantement de la cape.

Une chute libre de près de deux cents mètres l’attendait…