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Quatre mille pieds et une fin
La porte s’ouvrit et le rugissement du vent se fit assourdissant. Harry s’agenouilla près de l’ouverture.
« Tu es prêt ? cria une voix dans son oreille. Tire la poignée quand tu seras à quatre mille pieds, et n’oublie pas de compter, après. Si tu ne sens pas la secousse du parachute au bout de trois secondes, c’est que quelque chose merde. » Harry hocha la tête. « J’y vais ! » cria la voix.
Il vit le vent prendre possession de la combinaison noire du petit bonhomme tandis que celui-ci grimpait sur l’étai soutenant l’aile. Quelques mèches qui dépassaient du casque se mirent à battre. Harry jeta un coup d’œil à l’altimètre qu’il portait à la poitrine. Il indiquait un peu plus de dix mille pieds.
« Merci encore ! » cria-t-il au pilote. Celui-ci se retourna. « Je t’en prie, collègue ! C’est beaucoup plus marrant que de photographier des champs de marijuana ! »
Harry sortit le pied droit de l’appareil. Il eut la même impression que quand il était petit et qu’ils remontaient le Gudbrandsdal en voiture pour aller passer de nouvelles vacances à Åndalsnes, et qu’on lui donnait la permission d’ouvrir la fenêtre pour pouvoir tendre la main au dehors et « voler ». Il se souvint comment le vent soutenait sa main quand il relevait les doigts.
Hors de l’appareil, le vent avait une puissance formidable, et Harry dut faire un effort pour diriger son pied vers l’avant, puis sur l’étai. Il compta mentalement, comme Joseph lui avait conseillé – « Pied droit, main gauche, main droite, pied gauche ». Il se retrouva à côté de Joseph. De minuscules nuages flottaient vers eux, accéléraient, les croisaient et disparaissaient en l’espace d’une seconde. Un patchwork fait de différentes nuances de vert, de jaune et de brun s’étendait sous eux.
« Hotel Check ! cria Joseph dans son oreille.
– Checking in ! cria Harry avant de regarder le pilote dans son cockpit qui lui leva le pouce. Checking out ! » Il regarda Joseph qui portait un casque, des lunettes et un grand sourire blanc dans un visage noir.
Harry s’allongea sur l’étai et leva le pied droit.
« Horizon ! Up ! Down ! Go ! »
Puis il fut dans l’air. Harry eut l’impression d’être rejeté vers l’arrière tandis que l’avion continuait tranquillement son vol. Du coin de l’œil, il vit l’avion virer de bord, avant de se rendre compte que c’était en réalité lui qui tournait. Il regarda vers l’horizon, où la terre se courbait et où le ciel se faisait de plus en plus bleu jusqu’à toucher l’azur du Pacifique par lequel le Capitaine Cook était arrivé.
Joseph le secoua et Harry poussa ses hanches vers le bas pour trouver une position plus adaptée à la chute. Il regarda son altimètre. Neuf mille pieds. Seigneur, ils avaient du temps à revendre ! Il vrilla le torse tout en étendant les bras, et fit une demi-valse. Il était fucking Superman !
Devant lui, vers l’ouest, il vit les Blue Mountains, qui étaient bleues parce que les eucalyptus sécrétaient une poussière bleue qui était visible de loin. C’était Joseph qui le lui avait expliqué. Il avait aussi raconté que derrière elles se trouvait ce que ses ancêtres, le peuple des nomades, appelait leur maison. Les plaines infinies et sèches – the outback – qui couvraient la plus grande partie de cet impressionnant continent, un four impitoyable où il semblait impossible de survivre pour qui que ce soit, mais où le peuple de Joseph l’avait fait pendant plusieurs milliers d’années, jusqu’à ce qu’arrivent les Blancs.
Harry regarda vers le sol. Ça avait l’air tellement paisible et désert, une planète calme et accueillante, a priori. L’altimètre indiquait sept mille pieds. Joseph le lâcha, comme il avait été convenu. Une grave violation des règlements, mais ils avaient de toute façon joyeusement violé ce qu’il y avait de règles en prenant la décision de partir sauter seuls. Harry vit Joseph plaquer les bras le long du corps pour accélérer et disparaître vers le bas et vers la gauche à une vitesse hallucinante.
Et Harry se retrouva seul. Comme on l’est toujours. C’est simplement tellement plus évident lorsqu’on se trouve à six mille pieds du sol, en chute libre.
Kristin avait fait son choix dans une chambre d’hôtel par un lundi matin gris. Elle s’était peut-être réveillée, déjà épuisée par la journée qui commençait à peine, puis avait regardé par la fenêtre et s’était rendu compte que cette fois, ça suffisait. Quel était son état d’esprit à ce moment-là, Harry l’ignorait.
L’âme humaine était une forêt profonde et sombre, et tous les choix se font seul.
Cinq mille pieds.
Peut-être avait-elle fait le bon choix. Le flacon entièrement vide de médicaments indiquait en tout cas qu’elle n’avait aucun doute. Et un jour ou l’autre, il fallait bien que ça s’arrête, un beau jour, il était grand temps. Le besoin de quitter ce monde avec une certaine élégance démontrait de façon criante une vanité – une faiblesse – que seulement quelques-uns avaient.
Quatre mille cinq cents pieds.
D’autres n’avaient pour seule faiblesse que de vouloir vivre. Purement et simplement. Enfin, peut-être pas purement et simplement, mais tout ça, c’était pour l’heure loin en-dessous de lui. Quatre mille pieds, pour être exact. Il attrapa la poignée orange sur son flanc droit, tira dessus d’un coup sec et se mit à compter : « Une seconde, deux secondes… »