13
Le plongeoir de dix mètres
de la piscine de Frogner
et le réveil d’un vieil ennemi
À nouveau, McCormack tournait le dos à Harry, et regardait par la fenêtre. Le soleil était sur le point de se coucher, mais on pouvait toujours voir une partie de la mer bleue et tentatrice, entre les gratte-ciel et le vert vif des Royal Botanic Gardens. Harry avait la bouche sèche et une migraine naissante. Il avait tenu un monologue pratiquement ininterrompu pendant plus de trois quarts d’heure. Sur Otto Rechtnagel, Andrew Kensington, l’héroïne, The Cricket, l’ingénieur du son, Engelsohn, bref sur tout ce qui s’était passé.
McCormack joignit le bout des doigts. Ça faisait longtemps qu’il n’avait rien dit.
« Tu savais que là-bas, en Nouvelle-Zélande, vit le peuple le plus bête qui soit ? Ils habitent tout seuls, sur une île, sans voisin qui pourrait avoir une raison de venir les emmerder, avec plein, plein d’eau autour. Pourtant, le peuple de cette île a pris part à presque tout ce que ce siècle a compté de conflits majeurs. Aucun autre pays, même pas l’Union Soviétique pendant la Deuxième Guerre mondiale, n’a perdu autant de jeunes hommes à la guerre, proportionnellement. La sur-représentation féminine de Nouvelle-Zélande est devenue légendaire. Et pourquoi tout ce bellicisme ? Pour aider. Pour rendre service. Ces bonnes poires ne se sont même pas battues sur leurs propres champs de bataille, oh non, ils se sont entassés dans des bateaux et des avions pour aller mourir le plus loin possible de chez eux. Ils ont aidé les alliés contre les Allemands et les Italiens, les Sud-Coréens contre les Nord-Coréens, et les Américains contre les Japonais et les Nord-Vietnamiens. Mon père était lune de ces bonnes poires. »
Il se retourna et fit face à Harry.
« Mon père m’a raconté l’histoire d’un des canonniers du bateau sur lequel il servait, pendant la bataille d’Okinawa, contre les Japonais en 1945. Les Japonais utilisaient déjà les kamikazes et ils attaquaient en formation, en suivant la tactique qui consistait à « tomber comme une feuille de pavot sur l’eau ». Et c’est exactement ce qu’ils faisaient. Il arrivait d’abord un premier avion, et s’il était abattu, il en venait deux autres, puis quatre, et ainsi de suite en une pyramide apparemment infinie d’avions qui leur plongeaient dessus. Tout le monde sur le navire était vert de trouille. C’était de la folie furieuse, ces pilotes qui allaient volontairement à la mort, juste pour être sûrs que leurs bombes tomberaient où il fallait. La seule façon de les arrêter, c’était de constituer le rideau le plus compact possible, un mur de missiles anti-aériens. Au moindre trou dans ce mur, les Japonais étaient sur eux. On avait calculé que si un avion n’avait pas été abattu dans les vingt secondes qui suivaient son apparition dans les viseurs, alors il était trop tard, il y avait de grandes chances pour qu’il s’écrase sur le bateau. Les tireurs savaient qu’ils devaient faire mouche à chaque fois, et il arrivait que les attaques aériennes se prolongent toute la journée. Mon père m’a décrit les coups de canon réguliers et le hurlement croissant des avions qui approchaient en piqué. Il m’a dit qu’il continuait à les entendre chaque nuit, et que ça le poursuivrait jusqu’à sa mort.
« Le dernier jour de la bataille, il était sur le pont au moment où ils ont vu un premier avion passer à travers le tir de barrage, et foncer droit sur leur bateau. Les canons se sont déchaînés tandis que l’avion approchait lentement. Ils avaient l’impression qu’il était immobile sur le ciel, et qu’il ne faisait que grossir un peu plus à chaque seconde qui passait. Ils ont fini par distinguer le cockpit et la silhouette du pilote. Les balles que tirait l’avion ont commencé à frapper le pont. Au même moment, les missiles anti-aériens ont commencé à faire mouche, et ils ont déchiré les ailes et le corps de l’avion. Le gouvernail s’est détaché, et au fur à mesure, comme vu au ralenti, l’avion est parti en petits morceaux jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un tout petit bout avec l’hélice, qui s’est écrasé sur le pont en traînant une queue de flammes et de fumée noire. Les artilleurs avaient déjà aligné leurs mires sur d’autres cibles qu’un type qui se trouvait dans la tour à canon, juste sous le pont, un jeune caporal que mon père connaissait parce que, comme lui, il venait de Wellington, a grimpé hors de sa tour, a fait un grand sourire et un petit signe à mon père, et lui a dit : “Il fait chaud, aujourd’hui”, avant de sauter dans l’eau où il a disparu. »
C’était peut-être la lumière, mais Harry trouva que McCormack avait tout à coup l’air extrêmement vieux.
« Il fait chaud, aujourd’hui, répéta McCormack.
– La nature humaine est une grande forêt sombre, Sir. »
McCormack acquiesça.
« J’ai déjà entendu ça, Holy, et c’est peut-être vrai. Vous avez eu le temps de bien faire connaissance, Kensington et toi, je vois. J’ai aussi entendu dire que certains pensent qu’il faudrait s’interroger sur la façon dont Kensington s’occupait de cette affaire. Qu’en penses-tu, Holy ? »
Harry regarda son pantalon sombre. Il était froissé d’avoir passé tant de temps dans sa valise, et le pli partait de travers. L’enterrement devait avoir lieu à midi.
« Je ne sais pas ce que j’en pense, Sir. »
McCormack se leva et recommença son petit manège devant la fenêtre, manège qu’Harry avait fini par bien connaître.
« J’ai été policier toute ma vie, Holy, mais ça ne m’empêche pas de continuer à observer mes collègues, et à me demander ce qui pousse les gens à le faire, à combattre dans les guerres des autres. Qu’est-ce qui les anime ? Qui accepterait de traverser tant de souffrance juste pour que d’autres puissent accéder à ce qu’ils croient être la justice ? Les imbéciles, Holy. Nous. Nous sommes dotés d’une bêtise si énorme que nous croyons pouvoir arriver à quelque chose.
« On nous transforme en passoires, on nous fout en l’air, et un jour, on saute dans la mer, mais dans l’intervalle, notre infinie stupidité nous pousse à croire que quelqu’un a besoin de nous. Et si par malheur tu révèles la supercherie, il est déjà trop tard, car nous sommes devenus flics, nous sommes déjà dans les nids de mitrailleuses, sans aucune possibilité de retraite. Tout ce qu’on peut faire, c’est se demander ce qui a bien pu se passer, à quel instant nous avons fait le mauvais choix. Nous sommes condamnés à être des faiseurs de bien pour le restant de nos jours, et condamnés à l’échec. Mais heureusement, la vérité est une chose plutôt relative. Et flexible. On la plie et on la tord de sorte qu’elle puisse trouver sa place dans nos vies. En partie, en tout cas. Quelquefois, il suffit de choper un malfrat pour trouver un peu de réconfort spirituel. Mais tout le monde sait que ce n’est pas bon de bosser longtemps dans la destruction de nuisibles. On finit par s’empoisonner soi-même.
« Alors où est l’intérêt, Holy ? Ce type est resté toute sa vie dans sa tour à canon, et à présent, il est mort. Que peut-on dire de plus ? La vérité est relative. Ce n’est pas si facile de comprendre ce que des épreuves extrêmes peuvent faire d’un individu, pour ceux qui ne l’ont pas vécu personnellement. Nous avons des experts psychiatres qui tentent de tracer une ligne entre les fous et les criminels, et ils plient et tordent la vérité afin de pouvoir la caser dans leurs paradigmes. Nous pouvons au mieux espérer de notre système juridique qu’il éloigne de la rue une partie des comportements destructeurs, et les journalistes passent sans problème pour des idéalistes parce qu’ils embellissent leur image en dénonçant ceux qui violent les règles du jeu, des règles qui seraient garantes d’une espèce de justice. Mais la vérité ?
La vérité, c’est que personne ne vit de la vérité, et, partant, que personne ne s’y intéresse. La vérité que nous élaborons n’est que la somme de ce qui arrange tout le monde, pondéré du pouvoir que chacun a. »
Il planta son regard dans celui de Harry.
« Alors, qui ça peut bien intéresser, la vérité à propos d’Andrew Kensington ? Ça fait l’affaire de qui, si nous forgeons une vérité laide et torturée avec des éléments coupants et dangereux qui pointent dans tous les sens et ne se casent nulle part ? Pas celle du chef de la police. Pas celle de la municipalité. Pas celle des défenseurs de la cause aborigène. Pas celle des syndicats de policiers. Pas celle de nos ambassades. Celle de personne. Ou alors ? »
Harry avait envie de répondre que les proches d’Inger Holter seraient peut-être intéressés, mais il laissa tomber. McCormack s’arrêta près d’un portrait d’une jeune reine Elizabeth II.
« Je préférerais que ce que tu m’as raconté reste entre nous. Tu comprends sans doute que c’est mieux comme ça. »
Harry détacha un long cheveu roux de sa jambe de pantalon.
« J’en ai discuté avec les services municipaux, dit McCormack. Pour que ça ne paraisse pas trop ahurissant, on donnera la priorité à l’affaire Inger Holter pendant encore un petit moment. Si nous ne découvrons rien d’autre, les gens finiront par se faire à l’idée que c’est le clown qui a tué la jeune Norvégienne. Ça peut être plus dur de découvrir qui a tué le clown, mais beaucoup d’éléments tendent vers le crime passionnel[14], un meurtre provoqué par la jalousie, peut-être un amant secret, éconduit, qui sait ? Dans ce genre de situations, les gens peuvent accepter que le meurtrier s’en sorte. Rien ne sera jamais confirmé, d’accord, mais les indices sont clairs, et dans quelques années, tout le monde aura oublié de quoi il était question. Qu’il ait pu s’agir d’un tueur en série, ce n’était qu’une hypothèse sur laquelle a travaillé un instant la police, mais quelle a ensuite rejetée. »
Harry se prépara à partir. McCormack se racla la gorge.
« J’étais sur le point d’écrire cette attestation, Holy. Je l’enverrai au chef de la police d’Oslo une fois que tu seras parti. C’est demain, que tu t’en vas, c’est ça ? »
Harry hocha brièvement la tête et sortit.
La douce brise qui soufflait ce soir-là ne calma pas la migraine. Et l’obscurité conciliante ne rendait pas le tableau plus agréable. Harry errait sans but à travers les rues. Un petit animal traversa en trottant dans le chemin qui allait d’un bout à l’autre de Hyde Park. Harry crut d’abord que c’était un gros rat, mais lorsqu’il passa, il vit un petit voyou poilu qui le regardait, et dans les yeux duquel les lumières du parc se reflétaient. Harry n’avait jamais vu d’animal de ce genre auparavant, mais il supposa que ce devait être un opossum. Le voyou n’avait pas l’air d’avoir peur, bien au contraire, il reniflait l’air avec curiosité tout en émettant de drôles de petits bruits plaintifs.
Harry s’accroupit.
« Toi aussi, tu te demandes ce que tu fous au milieu de cette grande ville ? » demanda-t-il.
L’animal avait penché la tête de côté, en guise de réponse.
« Qu’est-ce que tu en penses ? On se casse demain ? Toi, dans ta forêt, et moi dans la mienne ? »
L’opossum poursuivit son chemin en trottinant, ne voulant pas se laisser convaincre d’aller où que ce fût. Sa maison se trouvait précisément dans ce parc, au milieu des voitures, des gens et des poubelles.
Près de Woolomollo, Harry passa devant un bar. L’ambassade avait téléphoné. Il avait dit qu’il rappellerait. Que se passait-il dans la tête de Birgitta ? Elle ne disait pas grand-chose. Et lui ne posait pas beaucoup de questions. Elle n’avait peut-être rien dit de son anniversaire parce qu’elle avait compris qu’il ferait une boulette. Qu’il en ferait trop. Qu’il lui offrirait un cadeau beaucoup trop onéreux, ou qu’il dirait des choses qui ne s’imposaient pas, juste parce que ce serait leur dernière soirée ensemble et qu’il avait mauvaise conscience de devoir repartir. « À quoi ça sert ? » s’était-elle peut-être demandé.
Comme Kristin quand elle était rentrée d’Angleterre.
Ils s’étaient retrouvés à la terrasse du Frognerkaféen, et Kristin lui avait dit qu’elle resterait deux mois. Elle était toute bronzée, heureuse, elle souriait par-dessus son verre de bière, de ce sourire qu’il connaissait si bien, et il avait su exactement quoi dire et quoi faire. C’était comme jouer au piano une vieille mélodie que vous pensiez avoir oubliée – sa tête était vide, mais ses doigts trouvaient tout seuls leurs repères. Ils s’étaient saoulés, mais c’était avant que le seul intérêt de la boisson soit pour Harry de prendre des cuites, et il se souvenait donc également de ce qui avait suivi. Ils étaient redescendus en ville avec le tramway, et Kristin, à force de sourires, avait réussi à leur faire remonter toute la file d’attente devant Sardines. Dans la nuit, en nage à force d’avoir dansé, ils étaient remontés en taxi jusqu’à Frogner, passés par-dessus les grilles de la piscine et montés au sommet du plongeoir, dix mètres au-dessus du parc désert ; là, ils avaient partagé une bouteille de vin que Kristin avait dans son sac, tout en admirant la ville et en se racontant ce qu’ils allaient faire, ce qui changeait sans arrêt d’une fois sur l’autre. Puis ils s’étaient pris la main, s’étaient élancés et avaient sauté dans le vide. Elle avait crié durant toute leur chute, en un hurlement strident qui rappelait à Harry une délicieuse sirène d’incendie loufoque. Plié de rire sur le bord de la piscine, il l’avait regardée s’en extraire et venir vers lui, dans sa robe qui lui collait au corps.
Le matin suivant, ils s’étaient réveillés en sueur, serrés l’un contre l’autre dans son lit à lui, pris d’une excitation sexuelle aussi violente que leur gueule de bois ; il était allé ouvrir en grand la porte du balcon et était revenu au lit avec une belle érection post-cuite, qu’elle avait accueillie avec enthousiasme. Il l’avait baisée à couilles rabattues, pertinemment et de tout son cœur, et le bruit des enfants qui jouaient dans la cour intérieure s’était tu lorsque l’alarme d’incendie s’était à nouveau déclenchée.
Ce n’était qu’après qu’elle avait posé l’insondable question :
« À quoi ça sert ? »
À quoi ça servait, puisqu’il n’y aurait jamais rien de plus entre eux ? Puisqu’elle repartirait en Angleterre, puisqu’il était à ce point égoïste, puisqu’ils étaient si différents et qu’ils ne se marieraient jamais, ne feraient jamais d’enfant et ne construiraient pas un foyer ensemble. Puisque ça ne menait nulle part.
« Et les dernières vingt-quatre heures, est-ce que ce n’est pas une raison suffisante ? avait-il demandé. Et s’ils découvrent demain que tu as une tumeur au sein, à quoi ça aura servi ? Si tu les as, ta baraque, tes gamins, un cocard et que tu espères que ton mari sera endormi au moment d’aller te coucher, à quoi ça aura servi ? Est-ce que tu es si sûre d’arriver au bonheur, avec ton super-plan d’avenir ? »
Elle l’avait traité d’hédoniste immoral et superficiel, en lui disant que la vie ne se résumait pas à une partie de jambes en l’air.
« Je comprends que tu veuilles tout ça, avait dit Harry, mais est-ce que tout ce que tu fais doit être un pas vers ton petit paradis domestique tout rose ? Quand tu seras dans une maison de vieux, tu auras oublié la couleur du service qu’on t’a offert pour ton mariage, mais je suis sûr que tu te souviendras des dix mètres et qu’on avait baisé sur le bord de la piscine, juste après. »
C’était en réalité elle, la Bohème, l’iconoclaste, celle qui profitait à fond de la vie ; mais la dernière chose qu’elle avait dite avant de claquer la porte, c’est qu’il ne comprenait rien à rien, et qu’il était temps qu’il grandisse.
« À quoi ça sert ? » cria Harry, ce qui fit se retourner un couple qui se promenait dans Harmer Street.
Birgitta ne voyait-elle pas à quoi ça servait, elle non plus, avait-elle peur que les choses s’intensifient parce qu’il partait le lendemain ? Était-ce pour cela qu’elle préférait fêter son anniversaire avec un téléphone la reliant à la Suède ? Il aurait évidemment dû lui poser clairement ces questions, mais, encore une fois : à quoi ça sert ?
Harry sentit à quel point il était fatigué, et sut qu’il n’arriverait pas à dormir. Il fit demi-tour et retourna au bar. Celui-ci était éclairé depuis le plafond par des tubes néon garnis d’insectes morts, et des machines à sous étaient alignées contre les murs. Il se trouva une table près de la fenêtre, attendit le serveur et se décida à ne rien commander dans le cas où personne ne remarquerait sa présence. Il voulait juste s’asseoir.
Le serveur arriva et demanda ce que voulait boire Harry, qui regarda longuement la carte avant d’opter pour un coca. Il avait demandé à Birgitta d’aller à l’enterrement d’Andrew. Elle avait hoché la tête et dit oui bien sûr.
Il regardait le double reflet de son visage que lui renvoyait la fenêtre, en pensant qu’il aurait aimé qu’Andrew soit là, pour avoir quelqu’un avec qui discuter de l’affaire. Il se disait que si ça avait été un polar à la télé, on aurait peut-être passé le générique à ce moment-là, sous le regard de Harry et de son père et au milieu des questions idiotes de sa mère, à qui l’essentiel avait échappé. Mais ce n’était pas un polar à la télé, et c’était à Harry que l’essentiel avait échappé.
Andrew avait-il essayé de lui faire comprendre que c’était Otto Rechtnagel qui avait tué Inger Holter ? Et dans ce cas : pourquoi ? Y avait-il quelque chose d’aussi follement risible qu’une hétérosexualité refoulée, et est-ce que ça pouvait créer des tueurs en série qui se vengeaient sur des blondes ? Comment Harry était-il parvenu à ne pas comprendre ce qu’Andrew voulait lui faire comprendre ? Leur rencontre, les messages malicieux, le mensonge criant concernant ce témoin qui avait vu White à Nimbin – est-ce que tout ça n’avait pas été une façon de lui faire oublier White, pour qu’il voie vraiment ?
Andrew avait lui-même veillé à ce qu’on le mette sur l’affaire, en équipe avec un étranger qu’il avait pensé pouvoir contrôler. Mais pourquoi Andrew n’avait-il pas arrêté Otto Rechtnagel lui-même ? Quel lien existait-il entre eux deux, qui nécessite Harry comme un intermédiaire ? Otto et Andrew avaient-ils été amants, c’était ça, la raison ? Était-ce Andrew, la peine de cœur d’Otto ? Dans ce cas, pourquoi avoir tué Otto juste au moment où ils allaient lui mettre la main dessus ? Parce qu’Andrew avait prévu autre chose, prévu d’arrêter Otto sans que soit révélé que lui, Andrew, était l’amant en question ? Comme par exemple faire endosser à Harry la responsabilité de désigner Otto comme coupable, pour ensuite arranger une arrestation express au cours de laquelle il aurait tué Otto « en légitime défense » ou bien à cause d’une « tentative de fuite ». Quelque chose comme ça. Harry renifla l’ensemble, mais trouva que ça puait. Si c’était vrai, Otto avait été condamné dès le début. Mais parce qu’Andrew avait été hospitalisé au moment où ils résolvaient l’énigme, les choses s’étaient passées trop vite et il n’avait pas pu suivre le plan initialement prévu. « Donne-moi deux jours », avait-il dit.
Harry congédia d’un geste une bonne femme ivre et tenant à peine debout qui voulait s’asseoir à sa table.
Mais pourquoi se suicider après le meurtre, Andrew aurait bien pu s’en tirer comme ça ? Ou bien… L’ingénieur du son l’avait vu, Harry était au courant de l’amitié qu’il entretenait avec Otto, et il n’avait pour ainsi dire pas d’alibi pour l’instant du meurtre.
Très bien, il était peut-être temps d’envoyer le générique, malgré tout ? Non, merde, attends !
Harry pouvait à la rigueur comprendre qu’Andrew veuille organiser une arrestation manquée, au cours de laquelle Otto se ferait descendre. La survie de ce dernier après l’arrestation aurait entraîné un procès aussi colossal que sa médiatisation. Le risque pour Andrew, c’était alors que tout se sache. Des manchettes telles que « l’enquêteur noir était l’ex-amant du tueur en série » ornées d’une grande photo – c’est le genre de choses qui changent complètement une vie. De plus, il se pouvait qu’Andrew ait été guidé par un sentiment de culpabilité, qu’il se soit senti responsable de ne pas avoir réussi à arrêter Otto avant, et qu’il l’ait condamné à une peine qu’aucun tribunal d’Australie ne pouvait prononcer : la mort.
Andrew avait parfaitement la possibilité d’organiser de A à Z une fusillade sans témoin, mais s’en tirer après avoir commis un meurtre classique posait d’autres problèmes.
Quelque chose aboyait dans le ventre de Harry.
Andrew avait pris des risques insensés pour venir à bout d’Otto avant que Harry et les autres ne lui mettent le grappin dessus. Et d’ailleurs, était-ce logique de découper un ex-amant en morceaux pour cacher sa sexualité dans une ville où on était pour ainsi dire considéré comme un déviant jusqu’à preuve du contraire ? Et était-ce logique de se suicider ensuite ?
La migraine naissante de Harry avait graduellement empiré, et il avait l’impression que quelqu’un se servait de sa tête comme d’une enclume. Derrière la pluie d’étincelles qu’il voyait, il essayait de se contraindre à ne penser qu’à une chose à la fois, mais il en venait constamment une pour bousculer la précédente. McCormack avait peut-être raison – la journée avait peut-être été trop chaude pour une âme égarée, rien de plus. Harry n’avait pas le courage de réfléchir à l’autre possibilité… qu’il y avait autre chose. Qu’Andrew Kensington avait eu pire à cacher, des choses plus effrayantes à fuir que son goût récurrent pour la gent masculine.
Une ombre tomba sur lui, et il leva les yeux. La tête du serveur lui barrait la lumière, et Harry eut l’impression de voir jaillir de cette silhouette la langue bleue d’Andrew.
« Autre chose, Sir ?
– Je vois que vous servez une boisson qui s’appelle Black Snake…
– Jim Beam et coca. »
Les aboiements étaient sauvages.
« Super. Servez-moi un double Black Snake sans coca. »
Harry s’était perdu. Il avait devant lui des marches, et derrière de l’eau et encore des marches. Le degré de désordre était en hausse, les sommets des mâts, au loin dans la baie, oscillaient de droite à gauche, et il ne savait absolument pas comment il avait atterri sur ces marches. Il se décida à monter. « Vers le haut, c’est mieux », comme disait toujours son père.
Ce ne fut pas chose facile, mais il y parvint avec l’aide des façades des maisons. Une pancarte indiquait Challis Avenue, mais ça ne lui disait rien, et il continua donc tout droit. Il essaya de regarder sa montre, mais ne parvint pas à la localiser. Il faisait noir et les rues étaient pratiquement désertes, et Harry en déduisit qu’il était tard. Lorsqu’il arriva devant de nouvelles marches, il se dit que celles-ci étaient de trop, et tourna à droite, vers le haut de Macleay Street. Il devait avoir marché longtemps, parce que la plante de ses pieds le brûlait. Ou bien avait-il couru ? Un accroc au genou gauche de son pantalon laissait supposer une chute.
Il passa devant quelques bars et restaurants, mais ils étaient tous fermés. Même en dépit de l’heure tardive, il devait bien être possible de se payer un canon dans une mégalopole comme Sydney ? Il quitta le trottoir et fit signe de s’arrêter à un taxi jaune dont la lumière était allumée. Le taxi ralentit, mais changea bientôt d’avis et poursuivit son chemin.
Merde, je dois vraiment faire peur, se dit Harry en gloussant.
Un peu plus haut dans la rue, il commença à croiser des gens, et entendit un vacarme croissant fait de voix, de bruits de voitures et de musique, et se repéra instantanément en dépassant le coin de la rue. Quel coup de bol, il était tombé sur le Carrefour du Roi ! Devant lui, les lumières et le boucan de Darlinghurst l’accueillaient. À présent, tout était possible. On lui refusa l’accès dans le premier bar où il tenta sa chance, mais il put entrer dans un petit bouge chinois où on lui servit son whisky dans un grand verre en plastique. Le bar était étroit et sombre, les machines à sous faisaient un ramdam de tous les diables, et il évacua le bar après avoir liquidé son verre. Il se cramponna à un poteau pour regarder les voitures qui passaient, en essayant de repousser la vague réminiscence d’avoir vomi sur le sol d’un bar, plus tôt dans la soirée.
Courbé sur son poteau, il sentit quelqu’un lui donner de petites tapes dans le dos. Il se retourna pour faire face à une grande bouche rouge qui s’ouvrit bientôt, révélant qu’il lui manquait une canine.
« On m’a dit, pour Andrew. Je suis désolée », dit la bouche. Puis elle recommença à mâcher son chewing-gum. C’était Sandra.
Harry tenta de dire un ou deux trucs, mais sa diction devait être assez mauvaise, car Sandra le regarda sans comprendre.
« Tu es libre ? » finit-il par demander.
Sandra éclata de rire.
« Oui, mais je ne crois pas que tu sois en état.
– Est-ce que c’est une condition absolue ? » parvint à demander Harry après quelques difficultés.
Sandra regarda autour d’elle. Harry crut apercevoir un costume brillant dans l’ombre. Teddy Mongabi n’était sans doute pas loin.
« Écoute, je bosse, là. Tu devrais peut-être rentrer dormir un peu, et on pourra discuter demain.
– J’ai de quoi payer, dit Harry en commençant à sortir son portefeuille.
– Range ça tout de suite ! intima Sandra en remettant d’une tape le portefeuille à sa place. Je viens avec toi, et tu vas me payer un peu, mais pas ici, O. K. ?
– On va à mon hôtel, c’est juste après le coin, là-bas, Crescent Hôtel », dit Harry.
Sandra haussa les épaules.
« Si ça te chante. »
Sur le chemin, ils passèrent par un bottle-shop où Harry se procura deux bouteilles de Jim Beam.
Le portier de nuit du Crescent Hôtel toisa Sandra de la tête aux pieds lorsqu’ils accédèrent à la réception. Il eut l’air de vouloir dire quelque chose, mais Harry lui coupa l’herbe sous le pied.
« Vous n’avez jamais vu de femme policier autrement qu’en uniforme ? »
Le portier de nuit, un jeune Asiatique en costume, lui fit un sourire hésitant.
« Eh bien, oubliez que vous l’avez vue, et donnez-moi la clé de ma chambre. On a du pain sur la planche. »
Harry avait de gros doutes sur la crédulité du portier de nuit, mais il reçut quand même sa clé sans plus d’histoires.
Une fois dans sa chambre, Harry ouvrit le mini-bar et en sortit tout ce qui contenait de l’alcool.
« Ça, c’est pour moi, dit Harry en s’emparant d’une mignonnette de Jim Beam. Le reste est à toi.
– Tu dois vraiment aimer le whisky », répondit Sandra en s’ouvrant une bière.
Harry la regarda avec une certaine perplexité. « Ah oui ?
– La plupart des gens aiment bien varier les poisons. Juste pour changer, tu vois ?
– Ah oui ? Tu bois ? »
Sandra hésita.
« Pas vraiment. J’essaie de réduire les doses. J’suis au régime.
– Pas vraiment, répéta Harry. Donc, tu ne sais pas de quoi tu parles. Est-ce que tu as vu Leaving Las Vegas, avec Nicolas Cage ?
– Hein ?
– Oublie. C’était censé parler d’un alcoolo qui décide de se saouler à mort. Ça, je n’ai eu aucun mal à y croire. Le problème, c’est que ce mec buvait tout et n’importe quoi. Gin, vodka, whisky, bourbon, brandy… absolument tout. Je ne dis pas, si tu n’as pas d’autre possibilité. Mais ce type était dans la boutique la mieux achalandée qu’on puisse trouver à Las Vegas, il était plein aux as et il n’avait aucune préférence. Aucune putain de préférence ! Je n’ai jamais rencontré d’alcoolo qui se fout de ce qu’il boit. Si tu as fini par trouver ton poison, tu lui restes fidèle, pas vrai ? Il a même été nominé pour les Oscars. »
Harry rejeta la tête en arrière, vida la mignonnette et alla ouvrir la porte-fenêtre.
« Comment ça s’est terminé ?
– Il s’est bourré à mort, répondit Harry.
– Je veux dire, il l’a eu, son Oscar ?
– Attrape une des bouteilles qui sont dans ce sac, et arrive. Je veux qu’on admire la ville, de ce balcon. Je viens juste d’avoir une impression de déjà-vu. »
Sandra prit deux verres et la bouteille, et vint s’asseoir à côté de lui, dos au mur.
« Oublions un instant ce que ce diable a pu faire de son vivant. Portons un toast à Andrew Kensington. » Harry remplit les deux verres.
Ils burent un moment en silence. Puis Harry se mit à rire.
« Prends par exemple ce type dans The Band, Richard Manuel. Il avait de sérieux problèmes, pas seulement avec la boisson, mais aussi avec… eh bien, la vie. Il a fini par s’en lasser, et il s’est pendu dans une chambre d’hôtel. Chez lui, on a trouvé deux mille bouteilles, toutes de la même marque – Grand Mar-nier. Rien que ça. Tu piges ? Fucking liqueur d’orange ! Voilà un homme qui avait trouvé sa drogue. Nicolas Cage… Hah ! On vit dans un drôle de monde… »
Il embrassa d’un large geste le ciel nocturne, plein d’étoiles, au-dessus de Sydney, et ils burent encore un peu. Harry avait commencé à lutter pour garder les yeux ouverts lorsque Sandra lui posa une main sur la joue.
« Écoute, Harry, il faut que je retourne bosser. J’ai l’impression que tu es mûr pour aller te coucher.
– Combien, la nuit complète ? » Harry remplit à nouveau son verre de whisky.
« Je ne crois pas…
– Reste. On finit de boire, et on s’y met. Je te promets de venir vite. » Harry pouffa de rire.
« Non, Harry. J’y vais. » Sandra se leva et resta à côté de lui, les bras croisés. Harry réussit à se mettre sur ses quilles, perdit l’équilibre et recula de deux pas vers la balustrade avant que Sandra ne parvienne à le rattraper. Il passa péniblement ses bras autour des frêles épaules, pesa de tout son poids contre elle et lui chuchota :
« Tu ne peux pas veiller un peu sur moi, Sandra ? Juste cette nuit. Pour Andrew. Qu’est-ce que je raconte ? Pour moi.
– Teddy ne va pas tarder à se demander où je…
– Teddy aura son fric, et il fermera sa gueule. S’il te plaît ? »
Sandra hésita, puis soupira :
« D’accord. Mais d’abord, il faut quitter ces frusques, M. Holy. »
Elle le flanqua au lit, lui retira ses chaussures, puis son pantalon. Il réussit miraculeusement à déboutonner tout seul sa chemise. La minirobe noire de Sandra passa à toute vitesse par-dessus sa tête. Elle avait l’air encore plus menue sans ses vêtements, ses épaules et ses hanches saillaient, et ses côtes faisaient comme de la tôle ondulée sous ses petits seins. Quand elle se leva pour aller éteindre la lumière, Harry vit qu’elle avait de gros bleus dans le dos et sur l’arrière des cuisses. Elle s’allongea à côté de lui dans le lit, et caressa sa poitrine et son ventre glabres.
Sandra dégageait une faible odeur de sueur et d’ail. Harry se mit à fixer le plafond.
Il fut surpris de parvenir à discerner encore les odeurs, compte tenu de son état.
« Cette odeur, dit-il, c’est la tienne, ou celle des autres hommes avec qui tu as couché cette nuit ?
– Les deux, je suppose. Ça te perturbe ?
– Non, répondit Harry sans savoir vraiment si elle faisait référence à l’odeur ou aux autres hommes.
– Tu es pas mal éméché, Harry, on n’a pas besoin de…
– Regarde », dit Harry en prenant sa petite main chaude et en la posant entre ses jambes. Sandra rit.
« Par exemple ! Et ma mère qui me disait que les hommes qui boivent ne peuvent que frimer…
– Chez moi, c’est le contraire. L’alcool m’engourdit la langue, mais me dope la zigounette. Je ne déconne pas. Je ne sais pas pourquoi, mais ça a toujours été comme ça, c’est tout. »
Sandra s’assit sur lui, écarta la fine culotte sur le côté et le guida en elle sans plus de chichis.
Il la regarda tressauter. Elle croisa son regard, lui fit un petit sourire rapide et regarda ailleurs. C’était le genre de sourire qu’on vous fait quand vous soutenez un peu trop longtemps le regard de quelqu’un dans le tram, sans le vouloir.
Harry ferma les yeux, écouta le grincement régulier du lit et pensa que ce n’était pas tout à fait vrai ; l’alcool l’engourdissait. La sensibilité selon laquelle il ne tarderait pas, tel qu’il l’avait promis, avait disparu. Sandra continuait imperturbablement à s’activer, tandis que l’esprit de Harry glissait sous l’édredon, hors du lit et sortait par la fenêtre. Il voyagea sous un ciel étoile, à l’envers, au-dessus d’un océan et parvint à une côte bordée d’une bande blanche.
Il s’aperçut en descendant que c’était une plage de sable que rencontrait l’océan, et il reconnut en approchant une ville dans laquelle il était déjà venu, et une fille allongée sur la plage. Elle dormait, et il atterrit tout doucement à côté d’elle, pour ne pas la réveiller. Puis il s’étendit et ferma les yeux. À son réveil, le soleil était sur le point de se coucher, et il était seul. Des gens déambulaient sur la plage, derrière lui, et il lui semblait les reconnaître. Ne se souvenait-il pas de certains pour les avoir vus dans des films ? Quelques-uns portaient des lunettes de soleil et étaient accompagnés de chiens minuscules et squelettiques qu’ils promenaient en laisse, devant les façades des hôtels qui bordaient l’autre côté de la rue.
Harry descendit jusqu’à l’eau et s’apprêtait à y entrer lorsqu’il s’aperçut qu’elle était pleine de méduses. Elles flottaient à la surface, en étirant de longs fils roux, et il put distinguer plus bas, dans le miroir gélatineux, les contours de visages. Un bateau passa en toussant. Il s’approcha de plus en plus, et Harry se réveilla tout à coup. C’était Sandra qui le secouait.
« Il y a quelqu’un ! » chuchota-t-elle. Harry entendit que l’on cognait à la porte.
« Enfoiré de réceptionniste ! » fit-il en bondissant hors du lit avant d’aller ouvrir la porte, un coussin sur le bas-ventre.
C’était Birgitta.
« Salut ! » dit-elle, mais son sourire se figea lorsqu’elle vit l’expression mortifiée de Harry.
« Qu’est-ce qui se passe ? Il y a un problème, Harry ?
– Oui. Il y a un problème. » Son crâne battait la mesure, si fort que tout blanchissait à chaque coup. « Qu’est-ce que tu fais là ?
– Ils n’appelaient pas. J’ai attendu, encore et encore, et puis j’ai appelé à la maison, mais personne ne répondait. Ils avaient dû se tromper sur l’heure, et appeler pendant que je bossais. Avec l’heure d’été, ce genre de trucs, ils se sont sûrement plantés sur le décalage horaire. C’est tout papa, ça. »
Elle parlait vite et essayait certainement de faire comme si c’était la chose la plus naturelle au monde que de discuter de tout et de rien avec un type qui n’avait manifestement pas l’intention de la laisser entrer, dans un couloir d’hôtel, au milieu de la nuit.
Ils se regardèrent un moment en silence.
« Tu n’es pas seul ? demanda-t-elle.
– Oui », répondit Harry. La gifle qu’elle lui envoya claqua comme une branche sèche que l’on rompt.
« Tu es bourré ! s’exclama-t-elle, les larmes aux yeux.
– Écoute, Birgitta… »
Elle le poussa brutalement, et il partit en arrière dans la pièce, tandis qu’elle entrait à sa suite. Sandra avait déjà remis sa minijupe, et elle essayait de remettre ses chaussures, assise sur le bord du lit. Birgitta se cassa en deux, comme si elle éprouvait de soudaines douleurs abdominales.
« Sale pute ! hurla-t-elle.
– Tout juste », rétorqua sèchement Sandra. Elle vivait l’incident avec nettement plus de calme que les deux autres dans la pièce, mais comptait cependant faire une sortie rapide.
« Ramasse tes affaires et dérape ! » cria Birgitta d’une voix étranglée par les larmes, avant de jeter vers Sandra le sac à main qui se trouvait sur le fauteuil.
Il atteignit le lit et son contenu s’éparpilla. Harry, nu et vacillant au milieu de la pièce, vit à sa grande surprise qu’un pékinois était brusquement apparu sur le lit. À côté du machin poilu s’étalaient une brosse, des cigarettes, des clés, un morceau de kryptonite vert brillant et le plus vaste assortiment de préservatifs que Harry ait jamais vu. Sandra leva un regard résigné au ciel, attrapa le pékinois par la peau du cou et le fourra à nouveau dans son sac.
« Et n’oublions pas les monetas, mon lapin », dit-elle.
Harry ne bougea pas, et ce fut donc elle qui ramassa le pantalon et prit le portefeuille. Birgitta s’était écroulée sur une chaise, et on n’entendit pendant un court instant que Sandra qui comptait tout bas avec application, et les sanglots à demi étouffés de Birgitta.
« Je fous le camp, dit Sandra une fois qu’elle eut obtenu ce qu’elle voulait, et elle avait foutu le camp.
– Attends ! » dit Harry, mais il était trop tard. La porte claqua.
« Attends ? ! fit Birgitta. Tu as dit “attends” ? cria-t-elle en bondissant de sa chaise. Sale sauteur de putes, pochetron d’Enfer. Tu n’as pas le droit… »
Harry tenta de la prendre dans ses bras, mais elle se débattit. Ils se firent face comme deux lutteurs. Birgitta avait l’air d’être dans une sorte de transe : son regard était brillant et débordait de haine, et sa bouche tremblait de rage. Harry se dit que si elle avait eu un moyen de le supprimer, elle l’aurait fait sans hésiter un seul instant.
« Birgitta, je…
– Continue à boire et crèves-en, sors de ma vie ! » Elle tourna les talons et partit en trombe. Les murs tremblèrent lorsque la porte claqua derechef.
Le téléphone sonna. C’était la réception. « Que se passe-t-il, M. Holy ? La cliente qui occupe la chambre voisine de la vôtre a appelé, et… »
Harry raccrocha. Une rage soudaine s’empara de lui, et il chercha du regard quelque chose à détruire. Il arracha la bouteille de whisky qui était sur la table et s’apprêtait à la lancer contre le mur, mais il changea d’avis au tout dernier moment.
Un entraînement de toute une vie en matière de self-control, se dit-il avant de dévisser le bouchon et de porter la bouteille à ses lèvres.
Des clés jouèrent dans une serrure, et Harry s’éveilla lorsque la porte s’ouvrit.
« Ne faites pas la chambre maintenant, revenez plus tard, s’il vous plaît ! cria Harry, le nez dans l’oreiller.
– M. Holy, je représente la direction de l’hôtel. » Harry se retourna. Deux personnes en costume étaient entrées. Elles se tenaient à distance respectable du lit, mais leur détermination ne faisait aucun doute. Harry reconnut en l’une des deux le réceptionniste de la veille au soir. L’autre poursuivit :
« Vous avez enfreint le règlement intérieur de l’hôtel, et j’ai le regret de vous faire savoir que nous sommes dans l’obligation de vous demander de régler votre note et de quitter l’hôtel dans les plus brefs délais, M. Holy.
– Le règlement intérieur ? » Harry sentit qu’il n’allait pas tarder à vomir.
Le costume se racla la gorge.
« Vous êtes monté avec une femme que nous soupçonnons être… eh, bien, une prostituée. De plus, vous avez réveillé par votre tapage une bonne partie de l’étage au beau milieu de la nuit. Nous sommes dans un hôtel respectable, et nous avons l’obligation de nous protéger contre ce genre de choses, comme vous le comprenez certainement, M. Holy. »
Harry grogna une réponse et leur tourna le dos.
« Pas de problème, Messieurs-les-représentants-de-la-direction-de-l’hôtel. De toute façon, c’est aujourd’hui que je mets les bouts. Laissez-moi juste dormir tranquille jusqu’à ce que je libère la chambre.
– Vous devriez déjà avoir libéré la chambre, M. Holy », dit le réceptionniste.
Harry plissa les yeux vers sa montre. Il était deux heures et quart.
« Nous avons essayé de vous réveiller.
– Mon avion… » dit Harry en essayant de tirer ses jambes du lit. Il réussit au terme de deux tentatives à retrouver la terre ferme, et se leva. Il avait oublié qu’il était nu, et le réceptionniste et son supérieur reculèrent, effrayés. La pièce se mit à tourner, le plafond effectua quelques révolutions, et il dut se rasseoir sur le bord du lit. C’est alors qu’il vomit.