9

Deux exhibitionnistes,

un pochard, un pédé

et un serpent noir

 

 

Harry trouva un dentiste à King’s Cross, qui lui déclara au terme de l’examen qu’il faudrait pas mal d’efforts pour reconstruire l’incisive qui était brisée en son milieu. Il fit une réparation provisoire et prit des honoraires qu’Harry espéra pouvoir se faire rembourser sans trop de difficultés par le directeur de la police d’Oslo.

Une fois au bureau, il apprit que la batte avait valu à Andrew trois côtes cassées et un sérieux traumatisme crânien, et qu’il risquait de rester convalescent une bonne semaine.

Après le déjeuner, Harry demanda à Lebie de l’accompagner pour quelques visites à l’hôpital. Ils se rendirent à l’hôpital Saint-Etienne et durent s’inscrire sur la liste des visiteurs – un livre énorme ouvert devant une nonne encore plus énorme qui trônait à son guichet, les bras croisés. Harry tenta de lui demander quel était le chemin à suivre, mais elle se contenta de secouer la tête et de montrer du doigt une vague direction.

« Elle ne parle pas anglais », expliqua Lebie.

Ils arrivèrent à un bureau d’accueil où un jeune homme souriant entra instantanément les noms dans son PC et leur donna les numéros des chambres en leur expliquant comment y accéder.

« Du Moyen Âge à l’ère informatique en dix secondes », chuchota Harry.

Ils échangèrent quelques mots avec un Andrew tuméfié, mais il était de mauvais poil et leur demanda de prendre leurs cliques et leurs claques après cinq minutes. Ils retrouvèrent l’homme au couteau, dans une chambre simple de l’étage supérieur. Il avait le bras en écharpe, le visage enflé, et il regardait Harry avec le même regard d’animal blessé que la veille au soir.

« Qu’est-ce que tu veux, perdreau de mes deux ? » fit-il.

Harry s’assit sur une chaise, à côté du lit.

« Je veux savoir si Evans White a demandé à quelqu’un de tuer Inger Holter, et le cas échéant, à qui, et pourquoi. »

L’homme au couteau tenta de rire, mais se mit à tousser à la place.

« Je ne sais absolument pas de quoi tu parles, poulet, et je crois que toi non plus.

– Comment va ton épaule ? » demanda Harry.

Les yeux du blessé semblèrent grossir dans son crâne.

« N’y pense même p… »

Harry tira la brochette de sa poche. Une épaisse veine bleue apparut sur le front de l’homme au couteau.

« Tu déconnes, enculé de flic ! »

Harry resta coi.

« Bordel, t’es complètement barjo ! Tu ne crois quand même pas que tu peux t’en sortir aussi facilement ! S’ils trouvent ne serait-ce qu’une égratignure sur moi après votre départ, tu peux tirer un trait sur son putain de boulot de merde, enfoiré de poulet ! » dit-il d’une voix qui indiquait qu’il s’emballait tout seul.

Harry le fit taire en lui posant un index sur les lèvres :

« Sois gentil, et tais-toi. Tu vois le grand type chauve, là-bas, près de la porte ? La ressemblance n’est pas criante, mais en fait, c’est le cousin de celui à qui vous avez défoncé le crâne à coups de batte, hier. Il a tout particulièrement insisté pour venir avec moi aujourd’hui. Son boulot, c’est de te scotcher la bouche et de te maintenir en place pendant que j’enlèverai ton bandage et que j’enfoncerai ce bel objet au seul endroit où ça ne laissera pas de traces. Parce que là, il y a déjà un trou, pas vrai ? »

Il pressa tout doucement l’épaule droite de l’homme au couteau. Les larmes jaillirent des yeux de ce dernier, et sa poitrine fut secouée de violents soubresauts. Son regard sauta de Harry à Lebie, et revint sur Harry. La nature humaine est une forêt sauvage et impénétrable, mais Harry crut y voir une clairière artificielle lorsque l’homme au couteau ouvrit la bouche. Il disait sans doute la vérité.

« Faites ce que vous voulez, Evans White me fera dix fois pire s’il apprend que je l’ai balancé. Nous savons aussi bien l’un que l’autre que si je savais quelque chose, je la bouclerais. Alors allez-y. Mais laissez-moi d’abord vous dire une bonne chose : vous faites fausse route. Vraiment fausse route. »

Harry regarda Lebie, qui secoua légèrement la tête. Harry réfléchit un instant, puis se leva et posa la brochette sur la table de nuit.

« Bon rétablissement, dit-il.

– Hast a la vista », répondit l’homme au couteau en braquant un doigt vers Harry.

Un message attendait Harry à la réception de l’hôtel. Il reconnut immédiatement le numéro du standard du commissariat et appela sitôt qu’il fut dans sa chambre. Ce fut Yong Sue qui prit l’appel.

« On a à nouveau passé en revue tous les casiers judiciaires, dit-il. Et fait des vérifications supplémentaires. Certains délits sont effacés des casiers officiels au bout de trois ans. C’est la loi, on n’a pas le droit de garder mention de vieux délits. Mais s’ils ont des implications sexuelles, alors… eh bien, disons qu’ils sont répertoriés dans un fichier des plus officieux. J’ai trouvé quelque chose d’intéressant.

– Oui ?

– Le casier judiciaire officiel du logeur d’Inger Holter, Hunter Robertson, était vierge. Mais en y regardant de plus près, il est apparu qu’il avait eu deux condamnations pour exhibitionnisme. Grave. »

Harry essaya de se représenter un exhibitionnisme « pas grave ».

« Grave à quel point ?

– Attouchements de ses propres parties génitales dans un lieu public. Ça pourrait évidemment ne rien vouloir dire, mais il y a mieux. Lebie est passé le voir, mais il n’y avait personne, juste un chien limite enragé qu’on entendait aboyer de l’autre côté de la porte. Pendant que Lebie était là, un voisin est passé. » Il s’est apparemment mis d’accord avec Robertson pour sortir et nourrir sa saloperie de clébard tous les mercredis soirs, et il a la clé pour entrer. Lebie lui a donc bien sûr demandé s’il l’avait fait le mercredi qui a précédé le meurtre d’Inger Holter. Il a confirmé.

– Et alors ?

– Robertson avait prétendu qu’il se trouvait seul chez lui ce soir-là. Je pensais que tu voudrais le savoir tout de suite. »

Harry sentit que son pouls s’accélérait.

« Et qu’est-ce que vous faites, maintenant ?

– Une voiture de police ira le chercher avant qu’il parte travailler demain matin.

– Hmm. Où et quand se sont produites ces atrocités ?

– Voyons voir… Je crois que c’était dans un parc. Tiens, voilà. Green Park, c’est un petit…

– Je connais. » Il réfléchit à toute vitesse. « Je pense que j’irai faire un tour. On dirait qu’il y a une clientèle fidèle, là-bas. Ils savent peut-être quelque chose. »

Harry obtint aussi les dates auxquelles des actes d’exhibitionnisme avaient été observés, et il les nota dans son petit agenda noir de la Caisse d’Épargne de Norvège, que son père lui donnait chaque année, pour Noël.

« Juste histoire de s’amuser, Yong : Ça serait quoi, de l’exhibitionnisme “pas grave” ?

– Qu’un jeune de dix-huit ans, beurré, montre son derrière à une patrouille de police norvégienne, le jour de la fête nationale. »

Cette déclaration le plongea dans une telle perplexité qu’il ne put articuler un seul mot.

Yong gloussa à l’autre bout du fil.

« Comment… ? commença Harry.

– C’est incroyable, tout ce qu’on peut faire avec quelques mots de passe et un collègue danois dans le bureau d’à côté », dit Yong en riant de bon cœur. Harry sentait que la température commençait à monter sous son scalp.

« J’espère que tu ne m’en veux pas ? » Yong avait brusquement l’air inquiet, comme s’il craignait d’être allé trop loin. « Je n’ai rien dit aux autres. »

Il le dit sur un ton si malheureux que Harry n’arriva pas à lui en vouloir.

« L’une des personnes, dans la voiture qui patrouillait, était une femme, dit Harry. Elle m’a par la suite félicité pour la fermeté de mes fesses. »

Yong rit, soulagé.

 

Les cellules photoélectriques du parc trouvaient qu’il faisait suffisamment sombre, et l’éclairage se mit en marche au moment où Harry se dirigeait vers le banc. Il reconnut immédiatement l’homme gris qui s’y trouvait.

« Bonsoir. »

La tête dont le menton reposait sur la poitrine se leva lentement, et deux yeux marron regardèrent Harry – ou plus précisément à travers Harry – et se fixèrent sur un point très, très reculé.

« Fig ? demanda-t-il d’une voix rouillée.

– Pardon ?

– Fig, fig, répéta-t-il en agitant deux doigts devant lui.

– Oh, fag. Tu veux une clope ?

– Yeah, fig. »

Harry pécha deux cigarettes dans son paquet et s’en garda une. Ils restèrent silencieux un instant pendant lequel ils goûtèrent le tabac. Ils se trouvaient dans un petit poumon vert au milieu d’une ville où vivaient plusieurs millions de personnes, mais Harry eut malgré tout le sentiment d’être en un lieu désert, loin de tout. C’était peut-être parce que la nuit tombait, ajouté au son électrique que produisaient d’invisibles sauterelles en frottant leurs pattes arrière l’une contre l’autre. Ou bien cela venait de cette sensation de partager quelque chose de rituel et d’intemporel : fumer ensemble, le policier blanc et l’homme noir au visage large et étranger, dont les ancêtres étaient les indigènes de cet énorme continent.

« Tu veux acheter ma veste ? »

Harry regarda la veste en question, une sorte de coupe-vent fait d’un tissu fin, rouge vif et noir.

« C’est le drapeau aborigène, expliqua-t-il à Harry en lui montrant le dos de la veste. C’est mon cousin qui les fabrique. »

Harry déclina poliment l’offre.

« Comment tu t’appelles ? demanda l’Aborigène. Harry ? C’est un nom anglais. Moi aussi, j’ai un nom anglais. Je m’appelle Joseph. Avec un p et un h. En fait, c’est un nom juif. Le père de Jésus, tu vois ? Joseph Walter Roderigue. Mon nom aborigène est Ngardagha. N-gar-dag-ha.

– Tu viens souvent dans ce parc, Joseph ?

– Ouais, souvent. » Joseph enclencha à nouveau son regard kilométrique, et il ne fut plus là. Il tira une grande bouteille de sirop de sa veste, en proposa à Harry et en but lui-même une gorgée avant de remettre soigneusement le bouchon. Sa veste était remontée et Harry aperçut les tatouages qu’il avait sur la poitrine. « Jerry » écrit en travers d’une grande croix.

« C’est un chouette tatouage, que tu as, Joseph. Puis-je savoir qui est Jerry ?

– Jerry c’est mon fils. Mon fils à moi. Il a quatre ans. » Joseph écarta les doigts et essaya d’en compter quatre.

« Quatre, j’ai compris. Et où est Jerry, en ce moment ?

– À la maison. » Joseph agita une main pour indiquer dans quelle direction se trouvait la maison. « Chez sa mère.

– Écoute, Joseph. Je suis à la recherche d’un homme. Il s’appelle Hunter Robertson. Il est blanc, assez petit, et il n’a pas beaucoup de cheveux. De temps en temps, il vient dans ce parc. Parfois, il se montre… enfin, tu vois. Tu vois de qui je parle ? Tu l’as déjà vu, Joseph ?

– Ouais, ouais. Il va venir, dit Joseph en fronçant le nez, comme s’il trouvait que Harry rabâchait des évidences. Attends, tu vas voir. Il va venir. »

Harry haussa les épaules. Rien ne permettait de croire qu’il fallait accorder beaucoup d’importance aux déclarations de Joseph, mais il n’avait rien de mieux à faire, et il lui donna une autre cigarette. Ils restèrent assis sur le banc tandis que le soir tombait petit à petit, et se faisait plus sombre pour devenir presque palpable.

 

Une cloche d’église sonnait dans le lointain au moment où Harry alluma sa huitième cigarette sur laquelle il tira profondément. Sa frangine lui avait conseillé d’arrêter de fumer, la dernière fois qu’il l’avait emmenée au cinéma. Ils étaient allés voir Robin des Bois – Prince des voleurs, le pire casting selon Harry depuis Plan 9 From Outer Space. Mais ça ne dérangeait pas la frangine que le Robin des Bois incarné par Kevin Costner réponde au shérif de Nottingham dans un américain des plus vulgaires. Dans l’ensemble, il y avait peu de choses qui dérangeaient la frangine, elle piaillait de joie quand Costner arrangeait les choses dans la forêt de Sherwood, et elle renifla lorsque Marianne et Robin finirent par se retrouver.

Ils étaient ensuite allés au café, où il lui avait payé un chocolat chaud. Elle lui avait dit à quel point elle se plaisait dans son nouvel appartement au Centre, à Sogn, mais que certains de ceux qui y vivaient étaient « tarés dans leur tête ». Et puis, elle voulait qu’Harry cesse de fumer. « Ernst m’a dit que c’est dangereux, avait dit la frangine. Qu’on peut en mourir.

– Qui est Ernst ? » avait demandé Harry, mais elle s’était contenté de pouffer de rire. Puis elle était redevenue grave : « Je t’interdis de fumer, Harald. Je t’interdis de mourir, tu m’entends ? » Ce « Harald » et ce « tu m’entends », elle les tenait de leur mère.

C’était son père qui avait insisté pour qu’il s’appelât Harry. Le père de Harry, Fredrik Hole, un homme qui approuvait habituellement sa femme en tout, avait haussé le ton et insisté pour que le gamin ait le même nom que son grand-père, qui avait été marin et sans aucun doute un type qui en imposait. Sa mère avait de son propre aveu abandonné lors d’un moment de faiblesse, elle s’en était par la suite sincèrement mordu les doigts.

« Quelqu’un a-t-il déjà entendu parler de quelqu’un répondant au nom de Harry qui soit arrivé à quelque chose », avait-elle dit. (Quand son père était d’humeur espiègle, il avait l’habitude de citer cette phrase pour tous les composés en « quelque » qu’elle contenait.)

Quoi qu’il en soit, sa mère l’appela Harald, comme son oncle à elle, ce qui n’avait d’importance qu’à ses propres yeux. Et depuis la mort de leur mère, c’était la frangine qui avait pris le relais. C’était peut-être comme ça qu’elle comblait le vide que leur mère avait laissé. Harry n’en savait rien, il se passait tant de choses étranges dans la tête de cette fille. Par exemple, elle lui avait souri, les larmes aux yeux et de la crème sur le bout du nez, lorsqu’il lui avait promis d’arrêter de fumer, peut-être pas sur-le-champ, mais en tout cas sous peu.

À présent, il imaginait comment la fumée se lovait en lui comme un serpent. Bubbur.

Joseph sursauta. Il avait dormi.

« Mes ancêtres faisaient partie du peuple des corbeaux – crow people, dit-il sans autre introduction, avant de se redresser à grand peine. Ils savaient voler. » On eût dit que le sommeil lui avait donné un coup de fouet. Il se frictionna le visage des deux mains.

« C’est chouette, de voler. Tu n’aurais pas dix dollars ? »

Harry n’avait qu’un billet de vingt.

« Ça ira », dit Joseph en lui chipant le billet.

Les nuages s’amoncelèrent autour du cerveau embrumé de Joseph, comme si l’éclaircie n’avait été que passagère, et il poursuivit tout bas dans une langue incompréhensible qui ressemblait à celle qu’Andrew avait utilisée avec Toowoomba. N’était-ce pas du créole, selon Andrew ? Pour finir, le menton de l’Aborigène ivre retomba sur sa poitrine.

 

Harry avait décidé de terminer sa cigarette et de s’en aller, lorsque Robertson arriva. Harry s’était à moitié attendu à le voir en imper, d’après ce qu’il imaginait être la tenue standard de l’exhibitionniste, mais Robertson était simplement vêtu d’un T-shirt blanc et d’un jean. Il jeta un coup d’œil à droite, puis à gauche, puis s’avança avec une curieuse oscillation verticale, comme s’il adaptait son pas à une chanson qu’il avait dans la tête. Il ne reconnut Harry qu’une fois parvenu tout près des bancs, et il y avait peu de choses dans l’expression de son visage qui indiquaient que ces retrouvailles le mettaient en joie.

« Bonsoir, Robertson. Nous avons essayé de vous joindre. Asseyez-vous. »

Robertson regarda alentour en piétinant sur place. Il avait l’air d’avoir davantage envie de partir en courant, mais il finit par s’asseoir avec un soupir de résignation.

« Je vous ai dit tout ce que je sais, dit-il. Pourquoi vous me cassez encore les pieds ?

– Parce qu’on a découvert que vous avez un passé où c’était vous, qui cassiez les pieds aux autres.

– Moi ? Mais putain, je n’ai cassé les pieds à personne ! »

Harry le regarda. Il était difficile d’aimer Robertson, mais Harry n’arrivait pas, quelle que fut sa bonne – ou mauvaise – volonté, à croire qu’il pouvait se trouver en face d’un tueur en série. Un élément qui le mettait de mauvaise humeur, car cela signifiait qu’il perdait son temps.

« Tu sais de combien de jeunes filles tu as bousillé le sommeil ? demanda Harry en essayant de faire passer dans sa voix autant de mépris que possible. Combien n’arrivent pas à oublier, et doivent continuer à vivre avec l’image d’un agresseur qui se tripotait, et qui les a violées psychologiquement ? La façon dont tu t’es introduit dans leur cerveau en leur faisant perdre confiance au point d’avoir peur de sortir le soir, comment tu les as humiliées en leur donnant l’impression d’être des objets ? »

Robertson ne put s’empêcher de rire.

« C’est tout ce que vous avez trouvé, Monsieur l’agent ? Et toutes celles dont j’ai anéanti la libido ? Et celles qui ont développé des crises d’angoisses, et qui resteront sous tranquillisants à vie ? Et à ce propos, je dois dire que votre collègue ferait bien de se méfier. Celui qui m’a dit que je pouvais prendre six ans pour complicité si je ne me mettais pas au garde-à-vous pour m’expliquer à deux yobbos comme vous. Mais j’en ai parlé avec mon avocat, et il va voir ça avec votre chef, il faut que vous le sachiez. Alors n’essayez plus de me raconter des bobards.

– O. K., on peut y arriver de deux façons, Robertson, dit Harry en s’apercevant qu’il lui manquait la même autorité qu’Andrew dans le rôle du policier peu délicat. Tu peux me dire ce que j’ai envie de savoir, ici et maintenant, ou bien…

– … ou bien on voit ça au poste. Merci, je connais. Je vous en prie, embarquez-moi, et mon avocat passera me chercher dans l’heure, et en profitera pour déposer une plainte contre vous et votre collègue pour harcèlement. Vous êtes les bienvenus !

– Ce n’est pas exactement à ça que je pensais, répondit calmement Harry. Je voyais plutôt une espèce de fuite discrète, impossible à identifier, bien sûr, qui n’échapperait pas à l’un des tabloïds de Sydney, toujours à l’affût d’une nouveauté et n’ayant rien contre un peu de sensationnalisme. Tu vois ce que je veux dire ? “Le logeur d’Inger Holter (Voir photo), déjà condamné pour exhibitionnisme, est dans la ligne de mire de la police”…

– Condamné ! On m’a juste collé une prune ! Quarante dollars ! » Hunter Robertson ne se contenait plus.

« Oui, je sais, Robertson, c’était une petite infraction, dit Harry avec une commisération affectée. Tellement insignifiante que tu n’as eu jusqu’à présent aucun problème pour le cacher à ton voisinage, c’est ça ? Et c’est d’autant plus regrettable qu’ils lisent lesdits tabloïds, hmm ? Et au boulot… Et qu’en est-il de tes parents ? Ils savent lire ? »

Robertson s’affaissa. L’air s’échappa de lui tout simplement, comme d’un ballon de plage crevé. Harry eut l’impression de voir un pouf informe, et il comprit qu’il devait avoir trouvé le point faible en évoquant les parents de Robertson.

« Connard, impitoyable connard, chuchota Robertson d’une voix rauque et forcée. Où fabrique-t-on des gens comme vous ? » Il fit une pause. « Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

– Tout d’abord, je veux savoir où tu étais le soir qui a précédé la découverte du cadavre d’Inger.

– J’ai déjà dit à la police que j’étais seul chez moi, et que je…

– Cet entretien est terminé. J’espère qu’ils trouveront une bonne photo, à la rédaction. »

Il se leva.

« O. K., O. K. Je n’étais pas chez moi ! » cria presque Robertson. Il bascula la tête en arrière et ferma les yeux. Harry se rassit.

« Quand j’étais étudiant, j’habitais un studio dans l’un des coins les plus chouettes de la ville, et en face de chez moi vivait une veuve, dit Harry. À sept heures, tapantes, tous les vendredis soirs, elle ouvrait tout grand les rideaux. J’habitais au même étage qu’elle, et j’avais une vue parfaite sur son salon. En particulier le vendredi, quand elle allumait son énorme lustre. Le restant de la semaine, c’était une veuve aux cheveux grisonnants, portant cardigan et lunettes, le genre de bonne femme que vous avez constamment l’impression de voir dans le tram, ou en train de faire la queue à la pharmacie.

« Mais le vendredi, à sept heures, quand la représentation démarrait, c’était tout sauf une vieille femme acariâtre, toussant sur sa canne. Elle portait un peignoir en soie orné de motifs japonais et des escarpins noirs à talon haut. À sept heures et demie, un homme venait la voir. À huit heures moins le quart, elle s’était débarrassée de son peignoir, et révélait son corset noir. À huit heures, elle avait à moitié quitté son corset, et s’activait sur le canapé Chesterfield. À huit heures et demie, le visiteur était parti, les rideaux étaient fermés et le spectacle était terminé.

– Intéressant, dit Robertson sur un ton sarcastique.

– Ce qui est intéressant, c’est premièrement que tout ça n’a jamais fait de vagues. Pour ceux qui habitaient de mon côté de la rue, il était impossible de ne pas voir ce qui se passait, et une grande partie de l’immeuble devait suivre régulièrement les représentations. Mais le sujet n’était jamais abordé, et, à ma connaissance, il n’y a jamais eu ni plainte ni dénonciation. Le deuxième point intéressant, c’est la régularité de ces séances. J’ai tout d’abord cru que ça tenait au partenaire, à ses disponibilités, son boulot, il était peut-être marié, etc. Mais petit à petit, j’ai vu changer les partenaires, mais jamais l’horaire. Et c’est à ce moment-là que j’ai compris : elle avait bien entendu compris ce que sait toute chaîne de télévision ; une fois que vous avez réussi à ferrer un public régulier, les changements de programmation sont désastreux. Et c’était justement ça, le sel de sa libido : le public. Pigé ?

– Pigé, répondit Robertson.

– Question superflue, évidemment. Ceci étant, pourquoi est-ce que je te raconte cette histoire ? C’est quelque chose qui m’a frappé quand notre ami Joseph, ici endormi, a eu l’air si sûr que tu viendrais ce soir. Alors j’ai vérifié dans mon agenda, et presque tout concordait. Ce soir, on est mercredi, Inger Holter a disparu un mercredi soir, et les deux fois où on t’a chopé pour exhibitionnisme étaient aussi des mercredis. Tu es régulier dans tes représentations, hein ? »

Robertson ne répondit pas.

« D’où ma question suivante : pourquoi n’y a-t-il pas eu davantage de plaintes ? Tout compte fait, la dernière remonte à quatre ans ? S’exhiber devant les petites filles, dans les squares, ce n’est pas ce que le commun des mortels apprécie particulièrement.

– Qui a parlé de fillettes ? demanda Robertson sur un ton mauvais. Et qui a parlé de ne pas apprécier ? »

Si Harry avait su siffler, il l’aurait fait tout bas. Le couple qui se chicanait, presque au même endroit, la veille au soir, lui revint à l’esprit.

« Alors comme ça, tu t’exhibes devant des hommes, dit-il, presque pour lui. Pour les tapioles du coin. Ça explique pourquoi on te fiche la paix. Tu as un public fidèle, en plus ? »

Robertson haussa les épaules.

« Ça va, ça vient. Mais en tout cas, ils savent où et quand ils peuvent me voir.

– Et les plaintes ?

– Des gens qui passaient par hasard. On fait plus attention, maintenant.

– Si je ne me trompe pas, je peux trouver un ou deux témoins qui confirmeront que tu étais bien ici le soir de la disparition d’Inger ? »

Robertson acquiesça.

Ils restèrent un moment à écouter le faible ronflement de Joseph.

« Il y a autre chose, qui ne colle pas bien, fit Harry après une pause. Ça fait un moment que ça me trotte dans la tête, mais je n’arrivais pas à dire ce que c’était jusqu’à ce que j’apprenne que ton voisin a l’habitude de sortir ton clébard, et de lui filer à manger, chaque mercredi. »

Quelques types passèrent lentement à leur hauteur, et s’arrêtèrent à la bordure de la zone éclairée par le réverbère.

« Alors, je me suis demandé : pourquoi le nourrir alors qu’Inger rentrait de l’Albury avec des restes de viande ? J’ai d’abord pensé que vous ne vous étiez pas concertés, et que la viande servirait le lendemain, ou quelque chose comme ça. Mais j’ai ensuite repensé à quelque chose que je n’aurais pas dû oublier : ton chien ne mange pas… euh, en tout cas, n’a pas le droit de manger de la viande. Dans ce cas, qu’est-ce qu’Inger pouvait bien faire avec ces restes ? Elle avait dit au bar que c’était pour le clebs, pourquoi aurait-elle menti ?

– Je ne sais pas. »

Harry remarqua que Robertson regardait l’heure. L’heure du show devait approcher.

« Juste une dernière chose, Robertson. Que sais-tu d’Evans White ? »

Robertson se tourna et le regarda de ses yeux bleu clair délavés. Y décelait-on un soupçon de peur ? « Très peu de choses. »

Harry abandonna. Il n’avait pas beaucoup progressé. Il sentait monter en lui l’envie de chasser, de trouver et de piéger, mais il avait l’impression que ça lui échappait, purement et simplement. Et merde, dans quelques jours, il serait de toute façon parti, mais étrangement, cette idée ne l’aidait pas à se sentir mieux.

« Ce que vous avez dit à propos des témoins, fit Robertson. J’apprécierais que vous ne…

– Je ne vais pas foutre ton spectacle en l’air, Robertson. Je sais bien que ceux qui viennent en tirent profit. »

Il jeta un coup d’œil dans son paquet de cigarettes et en prit une, avant de mettre le reste dans la poche de la veste de Joseph.

« En tout cas, moi, j’aimais bien le numéro de la veuve », dit-il en se levant pour partir.

 

Comme à l’habitude, il y avait de l’ambiance à l’Albury. La sono diffusait It’s raining men à fond, et trois des garçons dansaient sur la scène, ne portant en gros qu’une longue étole chacun ; le public les accompagnait en criant et en chantant. Harry s’arrêta un moment pour profiter un peu du spectacle avant d’aller retrouver Birgitta au bar.

« Pourquoi ne chantes-tu pas, beau gosse ? demanda une voix bien connue. Harry se retourna. Otto n’était pas "costumé", ce soir, mais portait une chemise cintrée de soie rose qui, en plus de la touche discrète de mascara et de rouge à lèvres, indiquait qu’il avait fait un effort quant à son apparence.

« Ma voix ne s’y prête pas, Otto, je suis désolé.

– Peuh, vous autres Scandinaves, vous êtes tous les mêmes. Vous ne savez pas vous lâcher sans avoir picolé au point de ne plus être en état de… tu vois ce que je veux dire. »

Harry sourit en voyant les paupières à demi closes d’Otto.

« Ne me fais pas de gringue, Otto. Je suis une cause perdue.

– Indécrottable hétéro, hein ? »

Harry hocha la tête.

« Laisse-moi au moins te payer un verre, beau gosse. Qu’est-ce que ce sera ? » Il commanda un jus de pamplemousse pour Harry et se prit un bloody mary. Ils trinquèrent et Otto liquida la moitié de son verre en une gorgée.

« C’est la seule chose qui soigne les peines de cœur », dit-il. Il vida son verre, frissonna, se commanda autre chose et plongea son regard dans celui de Harry :

« Alors, tu n’as jamais couché avec un homme. Et tu n’en as jamais rêvé ? »

Harry fit tourner son verre dans sa main.

« Ça dépend ce que tu entends par “rêver”. J’appellerais plutôt ça un cauchemar.

– Aïe, aïe, tu vois, dit Otto en agitant l’index. Tu t’es posé la question tout seul, en dormant. On ne peut pas tromper son inconscient, beau gosse. Je vois dans tes yeux que tu as ça. Il reste juste à savoir quand ça sera activé.

– J’ai toujours attendu que quelqu’un vienne éveiller la tarlouse qui sommeille en moi, dit sèchement Harry. Excuse-moi, mais ça, je n’y crois pas. C’est déterminé physiquement à la naissance. Ou on est hétéro, ou on ne l’est pas. Le rôle de l’environnement et de l’éducation, c’est des conneries.

– Qu’est-ce que tu dis ? Et moi qui ai toujours cru que c’était la faute de ma sœur et de ma mère… » s’écria Otto en levant une main vers son front en un geste dramatique.

Harry continua sans se soucier de lui :

« Les chercheurs en sont sûrs parce que ces dernières années, on a pu faire des recherches techniques sur le cerveau des homosexuels. Le SIDA a grandement facilité l’accès aux cadavres de personnes dont l’homosexualité était indiscutable…

– Sans aucun doute l’un des aspects positifs de la maladie, dit Otto laconiquement avant de tirer sur sa paille.

– Ils ont découvert qu’il existe des différences physiques entre le cerveau d’un homosexuel et celui d’un hétérosexuel.

– Celui des hétéros est plus petit ; raconte-moi quelque chose que je ne sais pas encore, beau gosse.

– Le paradoxe, c’est que les chercheurs pensent que cette minuscule languette, ou dieu sait comment ça s’appelle, qui fait qu’un individu lambda est homosexuel, se transmet d’une génération sur l’autre. »

Otto leva les yeux au ciel.

« Et alors ? Tu crois que les pédés ne sautent pas des femmes, s’ils y sont contraints ? Si la société l’exige de lui ? Si on ne lui donne pas le choix ? demanda Otto en gesticulant de manière univoque. Si la femme peut faire office d’ersatz, pourquoi pas ? C’est exactement le même mécanisme social que celui qui fait que des hommes hétéros emprisonnés ensemble se sautent les uns les autres.

– Alors comme ça, les pédés sautent aussi des nanas ?

– Je n’ai heureusement jamais été dans cette prison mentale que connaissent la plupart des tapettes, je viens d’une famille d’artistes, et je me suis déclaré pédé quand j’avais dix ans, juste pour me rendre intéressant. Par la suite, je n’ai jamais trouvé de raison de revenir là-dessus. Alors c’est tout aussi difficile pour moi de m’imaginer ce qui pourrait me pousser à sauter une gonzesse, que toi d’imaginer ce qu’il faudrait pour te contraindre à sauter sur le gamin de la cellule voisine. Même si je pense que c’est peut-être un peu plus facile pour toi…

– Mollo, mollo ! fit Harry. De quel genre de discussion s’agit-il, au juste ?

– Tu poses des questions sur des sujets qui t’intriguent, beau gosse. »

Otto posa une main sur celle de Harry. « Peut-être qu’il faudra faire quelque chose concernant cette curiosité, un jour. »

Harry sentit que ses oreilles commençaient à chauffer. Il maudit intérieurement ce pédé de clown qui réussissait à ce que lui, un grand garçon, se sente gêné au point de ressembler à un Anglais qui a passé six heures au soleil sur une plage espagnole.

« Faisons un pari grossier, délicieusement vulgaire, dit Otto dont les yeux se mirent à pétiller joyeusement. Je parie cent dollars que ta douce et fine main va caresser mes bijoux de famille avant que tu ne repartes en Norvège. Tu tiens ? »

Otto battit des mains en ululant de joie lorsqu’il vit le visage cramoisi de Harry.

« Si tu tiens absolument à distribuer ton argent, pas de problème, dit Harry. Mais j’ai cru comprendre que tu avais des peines de cœur, Otto ? Tu ne devrais pas être chez toi, à penser à autre chose qu’au salut des hétéros ? » Il regretta sur-le-champ ce qu’il venait de dire. Il n’avait jamais su bien réagir lorsqu’on le chahutait.

Otto retira sa main et le regarda, blessé.

« Excuse-moi, ma langue s’emballe, ce n’est pas ce que je voulais dire », dit Harry.

Otto haussa les épaules.

« Du neuf, pour l’affaire ? demanda-t-il.

– Non, répondit Harry, soulagé que la conversation ait dévié. Il semblerait qu’il faille chercher en dehors de son entourage. Au fait, tu la connaissais ?

– Tous ceux qui viennent régulièrement ici connaissaient Inger.

– Tu avais parlé avec elle ?

– Mouais, j’avais dû échanger quelques mots avec elle. Elle avait des mœurs un peu trop légères à mon goût.

– Des mœurs légères ?

– Elle faisait tourner la tête à pas mal des clients hétéros. Elle s’habillait de manière provocante, jetait des regards langoureux et souriait un peu trop si ça pouvait augmenter ses pourboires. Ça peut être dangereux, ce genre de trucs.

– Est-ce que ça veut dire que quelques-uns des clients auraient pu… ?

– Tout ce que je veux dire, c’est que tu n’as sans doute pas besoin d’aller chercher midi à quatorze heures, Monsieur l’agent.

– C’est-à-dire ? »

Otto regarda autour de lui et termina son verre.

« Ma langue s’emballe, beau gosse. » Il s’apprêtait à partir. « Et maintenant, je vais faire ce que tu disais. Rentrer chez moi et me changer les idées ; ce n’est pas ce que le médecin a prescrit ? »

Il fit un signe de la main à l’un des garçons en étole, derrière le bar, et se fit remettre un sac en papier.

« N’oublie pas la représentation ! » cria Otto par-dessus son épaule lorsqu’il sortit.

 

L’Albury était plein à craquer, et Harry s’assit au bar où officiait Birgitta, sur un tabouret un peu à l’écart, pour la voir à l’œuvre. Il suivait attentivement tous ses mouvements : les mains rapides qui tiraient la bière, rendaient la monnaie et confectionnaient les cocktails, la façon dont elle bougeait, ses déplacements sûrs et résolus derrière le bar qui démontraient qu’elle connaissait son espace par cœur : des tireuses au comptoir, en passant par la caisse. Il voyait ses cheveux qui tombaient sur son visage, le geste vif pour les chasser, et son regard qui, à intervalles réguliers, passait rapidement les clients en revue, pour prendre en compte les nouvelles commandes – et Harry.

Son visage couvert de taches de rousseur s’éclaira, et il sentit son cœur battre plus lourdement, délicieusement, dans sa poitrine.

« Un ami d’Andrew vient juste de passer, dit-elle en venant vers lui. Il était allé le voir à l’hôpital et avait été chargé de passer le bonjour. Il a aussi demandé si tu étais là, je crois qu’il est toujours assis quelque part. Oui, le voilà. »

Elle montra une table du doigt, et Harry reconnut instantanément le beau noir. C’était Toowoomba, le boxeur. Il alla jusqu’à sa table.

« Je dérange ? demanda-t-il avant de recevoir un grand sourire en guise de réponse.

– Absolument pas. Assieds-toi. Je m’attendais presque à ce qu’une vieille connaissance se pointe. » Harry s’assit.

Robin Toowoomba, surnommé « The Murri », souriait toujours. Pour une raison indéterminée, il se fit l’un de ces silences pénibles que personne ne veut qualifier de pénible, mais qui ne sont rien d’autre. Harry se hâta de dire quelque chose :

« J’ai parlé avec un membre du peuple des corbeaux, aujourd’hui. Je ne savais pas que vous aviez ce genre de noms, pour vos tribus. À laquelle appartiens-tu ? » Toowoomba le regarda sans comprendre. « Comment ça, Harry ? Je viens du Queensland. » Harry comprit à quel point sa question avait l’air idiote.

« Désolé, c’est moi qui pose des questions débiles.

Ma langue a tendance à réagir plus vite que ma cervelle, aujourd’hui. Je n’avais pas l’intention de… Je ne suis pas tellement au fait, en ce qui concerne votre culture. Je pensais que vous veniez peut-être d’une tribu bien précise… quelque chose dans le genre. »

Toowoomba donna une tape sur l’épaule de Harry. « Je te fais juste un peu tourner en bourrique, Harry. Ne te bile pas. » Il rit silencieusement, et Harry se sentit encore plus bête.

« Tu réagis comme la plupart des Blancs, expliqua Toowoomba. Pourrait-il en être autrement ? Tu es bourré de préjugés.

– Préjugés ? répéta Harry en sentant poindre la colère. Est-ce que j’ai dit quelque chose…

– Ce n’est pas ce que tu dis. Ce sont les choses que tu attends inconsciemment de moi. Tu crois que tu as dit une bêtise, et sans prendre la peine d’y réfléchir, tu crois que je vais réagir comme un enfant qui se vexe. Ça ne te vient pas à l’esprit que je puisse être suffisamment futé pour prendre en compte le fait que tu es étranger. Tu ne te vexes quand même pas quand tu rencontres des touristes japonais en Norvège, et qu’ils ne savent pas tout sur ton pays ? Comme par exemple que votre roi s’appelle Harald ? »

Toowoomba lui fit un clin d’œil.

« Et ça ne vaut pas seulement pour toi, Harry. Même les Blancs d’Australie ont cette obsession de faire attention à ne rien dire de travers. C’est ça, le plus paradoxal. Ils commencent par nous voler notre fierté, et une fois qu’elle a disparu, ils sont morts de peur de la piétiner. »

Il soupira et présenta ses larges paumes blanches à Harry, qui eut l’impression de voir deux plies se retourner.

L’agréable et profonde voix de Toowoomba semblait vibrer dans sa propre gamme de fréquences, de telle sorte qu’il n’avait pas besoin de parler fort pour couvrir le fracas environnant.

« Mais parle-moi plutôt de la Norvège, Harry. J’ai lu que c’est si beau, là-bas. Et froid. »

Harry raconta. Il parla des fjords, des montagnes et des gens qui s’étaient installés quelque part entre les deux. D’unions, d’oppression, d’Ibsen, de Nansen et de Grieg. De ce pays si septentrional qui se considérait comme un peuple industrieux et visionnaire mais qui faisait davantage penser à une république bananière. Ce pays qui possédait des forêts et des ports quand les Hollandais et les Anglais avaient besoin de bois, qui avait des chutes d’eau quand on avait découvert l’électricité, et où, pour couronner le tout, on trouvait du pétrole en creusant au petit bonheur.

« On n’a jamais fabriqué ni de Volvo, ni de Tuborg, dit Harry. On a juste exporté notre nature, et on n’a pas eu à réfléchir. Dans mon pays, on a le cul bordé de nouilles », traduisit mot à mot Harry sans tenter de trouver une expression anglaise équivalente.

Puis il parla d’Åndalsnes, un petit patelin dans le Romsdal, entouré de hautes montagnes, un endroit tellement beau que sa mère avait toujours dit que Dieu avait commencé par là lorsqu’il avait créé le monde, et qu’il avait passé tellement de temps à peaufiner la nature du Romsdal qu’il avait dû s’occuper du reste du monde à la six-quatre-deux afin d’avoir terminé avant le dimanche.

Pêcher avec son père sur le fjord au petit matin, en juillet, s’allonger sur l’estran et sentir l’odeur de la mer – tandis que criaient les mouettes et que les montagnes se dressaient comme des gardes immobiles et silencieux autour de leur petit royaume.

« Mon père vient de Lesjaskog, un petit bled un peu plus haut dans la vallée, et il a rencontré ma mère lors d’une fête de village à Åndalsnes. Ils parlaient toujours de revenir vivre dans le Romsdal une fois à la retraite. »

Toowoomba hocha la tête et but un peu de bière, et Harry but une gorgée d’un nouveau jus de pamplemousse. Il commençait à avoir des aigreurs d’estomac.

« J’aurais bien aimé pouvoir te raconter d’où je viens, Harry, mais c’est juste que les gens comme moi n’ont aucun point de repère qui les rattache à un endroit ou une tribu en particulier. J’ai grandi dans une cabane sous l’autoroute, un peu en dehors de Brisbane. Personne ne sait de quelle tribu venait mon père, il est arrivé et a fichu le camp trop vite pour laisser à qui que ce soit le temps de lui demander. Et ma mère se fout de savoir d’où elle vient, tant qu’elle réussit à ramasser assez d’argent pour se payer une bouteille de vin. Il faut se contenter de muni.

– Et Andrew ?

– Il ne t’a pas raconté ?

– Quoi ? »

Toowoomba ramena les mains à lui. Une ride profonde était apparue entre ses yeux. « Andrew Kensington a encore moins de racines que moi. »

Harry ne le relança pas sur le sujet, mais Toowoomba y revint de lui-même une bière plus tard.

« Je devrais probablement le laisser te le raconter, parce qu’Andrew a eu une enfance des plus particulières. Parce qu’il faut que tu saches qu’il appartient à cette génération d’Aborigènes sans famille.

– C’est-à-dire ?

– C’est une longue histoire. Tout est une question de mauvaise conscience. Depuis le tout début du vingtième siècle, les décisions politiques concernant les indigènes ont été conditionnées par la mauvaise conscience des pouvoirs publics en regard des exactions dont avait été victime notre peuple. C’est juste dommage que les bonnes intentions ne fassent pas avancer les choses. Pour diriger un peuple, il faut d’abord le comprendre.

– Et les Aborigènes n’ont pas été compris ?

– Différents types de politiques se sont succédé. J’appartiens à la génération de ceux qu’on a forcés à vivre en ville. Après la Deuxième Guerre mondiale, les autorités pensaient qu’il fallait changer les politiques existantes et essayer d’intégrer les autochtones au lieu de les exclure. Ils ont essayé en décidant où on devait habiter, et même avec qui on devait se marier. On a forcé beaucoup de gens à s’installer dans les villes pour qu’ils s’adaptent à la culture urbaine européenne. Les conséquences ont été catastrophiques. En peu de temps, on a grimpé en tête de tous les hit-parades foireux : alcoolisme, chômage, séparations, prostitution, délinquance, violence et toxicomanie. La totale. Les Aborigènes ont été et sont toujours les perdants au niveau social, en Australie.

– Et Andrew ?

– Andrew est né avant la guerre. À l’époque, la politique visait à nous “protéger”, comme si nous étions une espèce en voie de disparition. C’est pourquoi on s’est vu limiter nos possibilités d’acquérir de la terre et de trouver du travail. Mais le plus étrange, c’est que la loi autorisait les pouvoirs publics à retirer l’enfant d’une mère aborigène s’ils soupçonnaient que le père n’était pas un Aborigène. Même si je n’ai pas l’histoire la plus agréable à raconter sur mes origines, j’ai au moins quelque chose à raconter.

Andrew n’a rien. Il n’a jamais vu ses parents. Il était nourrisson lorsqu’on est venu le chercher pour le placer dans un orphelinat. Tout ce qu’il a jamais su, c’est qu’on a retrouvé sa mère morte à un arrêt de bus à Bankstown, à cinquante kilomètres au nord de l’orphelinat, juste après qu’on lui a eu pris l’enfant, et que personne ne savait comment elle était arrivée là, ni de quoi elle avait bien pu mourir. On a tenu secret le nom du père d’Andrew, un Blanc, jusqu’à ce que ça ne présente plus aucun intérêt pour lui. »

Harry tenta de tout assimiler.

« C’était vraiment autorisé, ce genre de trucs ? Et l’ONU, et la Déclaration des Droits de l’Homme ?

– Tout ça n’a vu le jour qu’après la guerre. Et n’oublie pas que la politique concernant les Aborigènes était animée des meilleures intentions, il s’agissait de préserver une culture, pas de l’anéantir.

– Qu’est-ce qui s’est passé, ensuite, pour Andrew ?

– Ils se sont aperçus qu’il était doué pour les études, et ils l’ont envoyé dans une école privée, en Angleterre.

– Je croyais que l’Australie était trop égalitaire pour qu’on envoie les gens dans des écoles privées.

– C’étaient les pouvoirs publics qui géraient tout ça, et qui mettaient la main à la poche. Je suppose qu’on souhaitait présenter l’histoire d’Andrew comme un conte de fées, dans le cadre d’un programme qui par ailleurs avait causé tant de souffrances et de tragédies humaines. À son retour, il est entré à l’université de Sydney. C’est à ce moment-là qu’ils ont commencé à perdre le contrôle qu’ils avaient sur lui. Il s’est retrouvé dans pas mal d’embrouilles, s’est fait la réputation de quelqu’un de violent, et ses notes ont baissé. D’après ce que j’ai compris, il y aurait eu une histoire d’amour qui a mal fini, une Blanche qui l’a laissé tomber parce que ses parents n’étaient pas ravis-ravis, mais Andrew n’a jamais voulu s’étendre sur le sujet. De toute façon, ça a été une période noire de son histoire, et ça aurait pu tourner beaucoup plus mal que ça. Pendant qu’il était en Angleterre, il avait appris la boxe, et il prétendait que c’était ça qui lui avait permis de survivre à l’internat. À la fac, il a repris les gants, et quand on lui a proposé de rejoindre les Chivers qui partaient en tournée, il en a profité pour laisser les études en plan et vivre un moment loin de Sydney.

– J’ai eu l’occasion de le voir boxer, il n’y a pas si longtemps, dit Harry. Il n’a pas tout perdu.

– En fait, il ne voyait la boxe que comme un break avant de reprendre les études, mais il a eu du succès chez Chivers, la presse a commencé à s’intéresser à lui, et il a continué. Quand il est arrivé en finale du championnat australien, des chasseurs de têtes sont même venus des États-Unis pour le voir boxer. Mais il s’est passé quelque chose le soir de la finale, à Melbourne. Ils étaient au restaurant, et certains prétendent qu’Andrew a tenté sa chance auprès de la petite copine de l’autre finaliste. Il s’appelait Campbell et sortait avec une jolie fille du nord de Sydney qui est devenue ensuite Miss Nouvelles-Galles du Sud. Il y a eu une baston dans les cuisines et ils ont apparemment tout foutu en l’air là-dedans, Andrew, l’entraîneur de Campbell, l’agent et un autre mec.

« Ils ont retrouvé Andrew dans levier, la lèvre fendue, un jeton au front et un poignet foulé. Aucune plainte n’a été déposée, et c’est probablement pour ça qu’on s’est mis à raconter qu’Andrew s’était livré à des approches musclées sur la copine de Campbell. En tout cas, il a dû déclarer forfait pour la finale, et sa carrière n’y a pas survécu. C’est vrai qu’il a sorti quelques pointures au cours de deux ou trois tournées, mais la presse regardait ailleurs et les agents pro n’ont jamais plus montré le bout de leur nez.

« Petit à petit, il a laissé tomber les tournées, une autre rumeur disait qu’il buvait, et au terme d’une tournée sur la côte ouest, on lui a demandé de quitter l’équipe Chivers, apparemment parce qu’il avait salement amoché quelques débutants. Andrew a alors disparu, et ça n’a pas été facile de le faire parler de cette époque, mais je sais en tout cas qu’il a glandouillé deux ou trois ans dans le pays, sans but précis, avant de reprendre la fac.

– Alors, la boxe, c’était fini ? demanda Harry.

– Oui.

– Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

– Bof. » Toowoomba fit signe à l’un des serveurs qu’il désirait l’addition. « Andrew était certainement plus motivé quand il a repris ses études, et pendant un moment, ça a pas mal marché, à ce qu’on dit. Mais c’était le début des années soixante-dix, la période hippie, la fête vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et la liberté sexuelle, et il n’est pas exclu qu’il ait consommé des substances illicites en quantités légèrement trop importantes. Il est apparu que ces substances n’accroissaient pas les performances intellectuelles sur le long terme, et il n’a pas cartonné aux examens. »

Il pouffa de rire.

« Un jour, donc, Andrew s’est réveillé, s’est levé, s’est regardé dans la glace et a fait un bilan. Il avait une gueule de bois monstrueuse, un œil poché dont la provenance lui était inconnue, trente ans passés, pas un diplôme et vivait vraisemblablement les prémices d’une dépendance à certaines compositions chimiques. Il avait derrière lui les ruines d’une carrière de boxeur, et devant lui un avenir incertain, c’est le moins qu’on puisse dire. Alors, à ce moment-là, que fais-tu ? Tu passes le concours de la police. »

Harry éclata de rire.

« Je ne fais que citer Andrew, dit Toowoomba. Aussi incroyable que ça puisse paraître, il a été accepté en dépit de son casier judiciaire et de son âge avancé, peut-être parce que les autorités souhaitaient que davantage d’Aborigènes entrent dans la police. Il s’est coupé les cheveux, a enlevé l’anneau qu’il avait à l’oreille, a arrêté les substances chimiques, et tu connais le reste. Bien sûr, d’un point de vue carriériste, il est complètement inutilisable, mais on le considère quand même comme l’un des meilleurs enquêteurs de la police de Sydney.

– Toujours d’après Andrew ? »

Ce fut à Toowoomba de rire.

« Bien sûr. »

De la scène leur parvint le bouquet final de la soirée drag queens : Y. M. C. A. dans la version des Village People, tabac garanti.

« Tu en sais, des choses, sur Andrew… dit Harry.

– Je le considère presque comme un père. Quand je suis arrivé à Sydney, je n’avais pas d’autre projet que d’aller le plus loin possible de chez moi. Andrew m’a littéralement tiré du ruisseau, et il a commencé à m’entraîner avec quelques autres gosses qui avaient eux aussi pris un mauvais départ. C’est aussi Andrew qui m’a poussé à aller à la fac.

– Fichtre, encore un boxeur avec un bagage universitaire ?

– Anglais et histoire. Mon rêve, c’est de pouvoir enseigner un jour à mon propre peuple, dit-il avec conviction et fierté.

– Et d’ici là, tu vas passer à tabac des marins imbibés et des ploucs ? »

Toowoomba eut un sourire.

« On ne peut pas s’en sortir dans la vie sans un capital de départ, et je ne me fais pas d’illusion : je ne gagnerai pas lourd comme prof. Mais je ne combats pas que contre des amateurs : je me suis inscrit au championnat d’Australie, cette année.

– Pour remporter le titre qu’Andrew n’a pas conquis ? »

Toowoomba leva son verre.

« Peut-être bien. »

Une fois le spectacle terminé, le bar commença à s’éclaircir. Birgitta avait dit avoir une surprise pour Harry, ce soir-là, et il attendait la fermeture avec impatience.

Toowoomba était toujours à sa table. Il avait payé, et jouait pour l’heure avec son verre. Harry eut tout à coup le sentiment diffus que Toowoomba désirait autre chose que raconter de vieilles histoires.

« Vous avez avancé, dans l’affaire qui t’a amené ici, Harry ?

– Je ne sais pas », répondit Harry, ce qui était la stricte vérité. « De temps en temps, on a l’impression de chercher aux jumelles une solution qui est si proche qu’on ne la voit que comme quelque chose de flou sur la lentille.

– Ou qu’on ne regarde pas dans la bonne direction. »

Harry l’observa tandis qu’il avalait le reste de son verre.

« Il faut que j’y aille, Harry, mais laisse-moi d’abord te raconter une histoire qui comblera peut-être une de tes lacunes à propos de notre culture. Tu as déjà entendu parler du black snake ? »

Harry hocha la tête. Avant d’arriver en Australie, il avait lu quelque chose sur les bestioles dont il faut se méfier. Si sa mémoire était bonne, le black snake était aussi insignifiant par sa taille que dangereux par son poison.

« C’est juste. Mais si on en croit la légende, il n’en a pas toujours été ainsi. Il y a longtemps, au temps des rêves, le black snake était un serpent inoffensif. En revanche, le guana était venimeux, et beaucoup plus gros qu’aujourd’hui. Il mangeait des hommes et des animaux, et un jour, le kangourou a convoqué tous les animaux pour trouver une façon de venir à bout de ce tueur insatiable – Mungoongali, le chef Suprême des guanas. Ouyouboolooey – black snake – le petit serpent intrépide, s’est tout de suite chargé de la mission. »

Il était légèrement renversé sur sa chaise et parlait d’une voix douce et calme, mais il ne quittait pas Harry du regard.

« Les autres animaux se moquaient du petit serpent, en disant qu’il fallait probablement que quelqu’un de plus grand et de plus fort aille se battre contre Mungoongali. “Attendez, vous verrez bien”, dit Ouyouboolooey avant de partir en rampant vers le camp du chef des lézards. Une fois là-bas, il alla voir le monstrueux lézard et lui dit que lui-même n’était qu’un petit serpent, pas spécialement goûteux, et qu’il cherchait un endroit où se mettre à l’abri des autres animaux qui ne faisaient que se moquer de lui et le tourmenter. “Prends garde de ne pas déranger, ou bien gare à toi”, dit Mungoongali qui n’eut pas l’air de prêter attention au serpent noir.

« Le matin suivant, Mungoongali partit chasser, et Ouyouboolooey le suivit. Un voyageur était assis près de son feu de camp. Il n’eut pas le temps de cligner des yeux que Mungoongali s’était avancé et lui avait réduit le crâne en bouillie d’un coup puissant et bien ajusté. Le lézard rapporta ensuite le voyageur sur son dos, jusqu’au camp où il déposa son sac à venin avant de commencer à ingérer la viande de l’humain qu’il venait de tuer. Rapide comme l’éclair, Ouyouboolooey bondit, chipa le sac à venin et disparut dans les buissons. Mungoongali se lança à sa poursuite, mais ne réussit pas à retrouver le petit reptile. Les autres animaux tenaient toujours conseil lorsque Ouyouboolooey revint.

« “Regardez !” cria-t-il en ouvrant la bouche afin que tous puissent voir le sac à venin. Tous les animaux se groupèrent autour de lui et le félicitèrent de les avoir tous sauvés de Mungoongali. Quand les autres furent rentrés chez eux, le kangourou alla voir Ouyouboolooey et lui dit qu’il fallait maintenant qu’il recrache le poison à la rivière pour que tous puissent dès lors dormir tranquilles. Mais pour toute réponse, Ouyouboolooey mordit le kangourou qui tomba, paralysé.

« “Vous m’avez toujours méprisé, mais maintenant, à mon tour, dit Ouyouboolooey au kangourou mourant. Tant que j’aurai ce poison, vous ne pourrez jamais m’approcher. Aucun des autres animaux ne saura que j’ai toujours le poison. Ils penseront que moi, Ouyouboolooey, je suis leur sauveur, leur protecteur, alors que je me venge tranquillement de vous, l’un après l’autre.” Puis il poussa le kangourou jusqu’à la rivière où il disparut. Ouyouboolooey, pour sa part, retourna en rampant dans les buissons, et c’est là qu’on le trouve aujourd’hui. Dans les buissons. »

Toowoomba but l’air qui emplissait son verre vide, et se leva.

« Il se fait tard. »

Harry se leva à son tour.

« Merci pour le récit, Toowoomba. Je pars bientôt, alors si je ne te revois pas, bonne chance pour les championnats. Et pour tes projets. »

Mais quand apprendras-tu ? se demanda-t-il en ayant l’impression d’avoir un tendre morceau de bavette à la place de la main qu’il avait tendue à Toowoomba.

« J’espère que tu trouveras ce qui rend ton optique floue », dit Toowoomba. Il n’était plus là lorsque Harry comprit de quoi il parlait.