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Une exécution

et Birgitta se dénude

 

 

Une fine pellicule de nuages s’était formée entre le soleil et la colline derrière Bondi Beach. La plage avait commencé à se vider en un flux régulier de ces individus qui peuplent la plage la plus connue et la plus glamour d’Australie : des surfeurs aux lèvres et au nez barbouillés de blanc, des body-builders qui avançaient en se dandinant, des filles en jean coupé, sur des roller-blades, des semi-vedettes pleines de coups de soleil et des sirènes siliconées. En un mot : « The Beautiful People », les jeunes, les beaux et – en tout cas extérieurement – les réussis. Campbell Parade, où les magasins de mode, les petits hôtels en vogue et les petits restaurants aux tarifs délirants alternent en rang serré, était à cet instant de la journée un boulevard bouillant. Des cabriolets sport avançaient sans à-coup dans les embouteillages en émettant d’impatients beuglements de rut, tandis que leurs conducteurs scrutaient les trottoirs à travers les verres miroir de leurs lunettes de soleil.

Harry pensa à Kristin.

Il pensa à la fois où Kristin et lui voyageaient en Interrail et étaient descendus à Cannes. La saison touristique battait son plein, et ils n’avaient pu trouver aucune chambre d’hôtel à un prix raisonnable dans toute la ville. Ils avaient vadrouillé tant et tant qu’il leur avait fallu racler les fonds de tiroirs, et leur budget était loin de pouvoir supporter une nuit dans l’un des nombreux hôtels de luxe. Ils s’étaient donc renseignés sur l’heure du premier train pour Paris, avaient mis leurs sacs à dos en consigne à la gare et étaient allés sur la Croisette. Ils l’avaient parcourue dans tous les sens, en regardant les gens et les animaux, tous aussi beaux et riches, et les yachts insensés qui comptaient leur propre équipage – avec leurs navettes cabin cruisers amarrées à l’arrière et leur piste pour hélicoptère sur le dessus – ce qui les fit jurer à cet endroit et à cet instant de voter socialiste pour le restant de leurs jours.

Ils avaient fini par tant transpirer à se promener qu’ils sentirent qu’un bain s’imposait. Les serviettes et les maillots étant dans les sacs, ils durent se baigner en sous-vêtements. Kristin n’avait plus de culotte propre, et portait l’un des slips-kangourou de Harry. Ils se jetèrent dans la Méditerranée, au milieu d’onéreux et élégants maillots de bain et de lourds bijoux en or, gloussant, heureux, dans leurs slips blancs HOM.

Harry se souvenait qu’il était étendu sur le dos dans le sable, et qu’il regardait Kristin debout à côté de lui, un T-shirt noué à la va-vite autour de la taille tandis qu’elle retirait le slip trempé et informe. Il jouit de la vue de sa peau en feu sur laquelle les gouttes d’eau brillaient sous le soleil, de son T-shirt qui remontait le long d’une longue cuisse bronzée, de la courbe délicate de ses hanches, de l’envie qu’il lisait dans le regard des Français, et du coup d’œil qu’elle lui jeta à un moment, le prenant en flagrant délit, avant d’enfiler lentement son jean sans le quitter des yeux… Elle passa une main sous son T-shirt, comme pour remonter la fermeture éclair, mais l’y laissa, tandis qu’elle basculait la tête en arrière en fermant les yeux… Puis elle promena un bout de langue rouge et taquin sur ses lèvres, mais elle fut emportée dans son élan et atterrit lourdement sur lui en hoquetant de rire.

Ils dînèrent ensuite à la terrasse donnant sur la mer d’un restaurant beaucoup trop cher, et ils regardèrent le soleil se coucher, enlacés sur la plage, et Kristin pleurait un peu parce que c’était si beau ; ils se mirent d’accord pour descendre au Carlton et foutre le camp sans payer la note, éventuellement laisser tomber les deux journées qu’ils avaient prévu de passer à Paris.

Cet été-là était toujours la première chose qui lui revenait en mémoire lorsqu’il pensait à Kristin. Ça avait été si intense, et on pouvait facilement dire après coup que c’était parce que la séparation se profilait à l’horizon. Mais Harry ne pouvait pas se rappeler y avoir pensé à cet instant précis.

L’automne de la même année, Harry partit au service militaire, et avant Noël, Kristin avait rencontré un musicien qu’elle suivit à Londres.

Harry, Lebie et Wadkins occupaient une table sur le trottoir à l’angle de Campbell Parade et Lamrock Avenue. La table était à l’ombre, à cette heure tardive de l’après-midi, mais pas suffisamment tardive pour que leurs lunettes de soleil n’éveillent l’attention. Leurs vestes, cependant, posaient davantage problème, dans cette chaleur, mais c’était ça ou les manches courtes et les holsters. Ils ne disaient pas grand-chose, ils se contentaient d’attendre.

À mi-chemin de la promenade qui séparait la plage de Campbell Parade, se trouvait le St George’s Theatre, un beau bâtiment jaune dans lequel Otto Rechtnagel se produirait sous peu.

« Tu as déjà utilisé un Browning Hi-Power ? » demanda Wadkins.

Harry secoua la tête. Ils lui avaient montré comment le charger et comment enclencher la sécurité quand on le lui avait donné au dépôt, point final. Ça n’avait pas d’importance, Harry ne pensait vraiment pas que Otto sortirait un pistolet automatique pour essayer de les descendre.

Lebie vérifia l’heure. « Il est temps qu’on y aille », dit-il. Une couronne de gouttelettes de sueur lui ceignait la tête.

Wadkins toussota.

« O. K., dernière répétition : au moment où tout le monde est sur scène et salue le public après le numéro final, Harry et moi passons par la porte sur le côté de la scène. J’ai convenu avec le gardien qu’elle devrait rester ouverte. Il a aussi placardé une grosse pancarte sur la porte de la loge de Rechtnagel. On l’attendra devant, et on l’arrêtera à ce moment-là. Clic – les menottes et pas une arme si la situation ne dégénère pas. Sortie par la porte de derrière où une voiture de police nous attendra. Lebie restera dans la salle et informera par talkie-walkie de l’arrivée de Rechtnagel. Même chose si Rechtnagel sent venir le vent et tente de se barrer en traversant la salle, vers la porte principale. Allons-y, installons-nous et prions pour qu’ils aient la clim. »

 

La petite salle intime du St George’s Theatre était bondée, et l’ambiance était déjà bonne quand le rideau se leva. À vrai dire, le rideau ne monta pas, il descendit. Les clowns regardèrent tout d’abord d’un air perdu le plafond d’où il s’était détaché, puis se mirent à discuter en faisant de grands gestes avant de partir en courant dans tous les sens pour ôter le rideau de la scène, en trébuchant les uns sur les autres et en levant leurs chapeaux comme pour s’excuser auprès du public. Des rires et des cris joyeux fusèrent. Les artistes semblaient avoir de nombreux amis ou connaissances dans la salle. La scène fut débarrassée et transformée en échafaud, et Otto entra sur un rythme de marche funèbre lente et monotone jouée par un tambour seul.

En voyant la guillotine, Harry comprit immédiatement qu’il s’agissait d’une variante du numéro qu’il avait vu à la Power House. C’était manifestement à la reine de s’y coller, ce soir, car Otto portait une robe de bal rouge et une imposante perruque blanche qui surplombait son visage poudré. Le bourreau avait lui aussi une autre tenue, un costume moulant noir muni de grandes oreilles et d’une membrane sous chaque bras, ce qui le faisait ressembler à un démon.

Ou à une chauve-souris, se dit Harry.

On hissa le couperet de la guillotine, et on plaça une citrouille dessous avant de laisser retomber la lame, qui toucha le socle de la guillotine comme si la citrouille n’avait jamais été là. Le bourreau brandit triomphalement les deux moitiés du gros légume, sous les cris et les sifflets du public. Après quelques scènes déchirantes dans lesquelles la reine pleurait et demandait pitié en essayant en vain de s’attirer les bonnes grâces de l’homme vêtu de noir, la reine fut traînée jusqu’à la guillotine, sur le dos et les jambes battant le vide sous sa robe, au grand amusement du public.

On remonta le couperet, et le tambour se mit à jouer un roulement qui s’enfla encore et encore tandis qu’on diminuait l’éclairage sur scène.

Wadkins se pencha vers l’avant :

« Alors il tue des blondinettes aussi sur scène ? »

Le roulement enflait toujours. Harry regarda autour de lui. Les gens semblaient assis sur des punaises, certains étaient penchés en avant, la bouche ouverte, tandis que d’autres avaient mis leurs mains devant les yeux. Des générations s’étaient ainsi laissé réjouir et terrifier par le même numéro, depuis plus de cent ans.

Comme en réponse à ses pensées, Wadkins se pencha à nouveau :

« La violence, c’est comme le coca-cola et la Bible : un classique. »

Le roulement de tambour continuait, et Harry prit conscience, que ça commençait à être un petit peu long. Ils n’avaient pourtant pas mis autant de temps avant de lâcher la lame, la première fois qu’il avait vu le numéro… Le bourreau s’impatientait, il avança en piétinant et jeta un coup d’œil vers le sommet de la guillotine, comme si quelque chose clochait. Puis, tout à coup, sans que quelqu’un ait semblé faire quoi que ce fût, la lame s’abattit. Harry se figea malgré lui, et un halètement traversa le public au moment où le couperet atteignit la nuque. Le tambour s’interrompit subitement, et la tête tomba au sol avec un bruit sinistre. Un silence assourdissant s’installa, avant qu’un cri ne monte de quelque part devant Wadkins et Harry. L’inquiétude se propagea dans la salle, et Harry plissa les yeux pour voir ce qui se passait dans la pénombre. Il ne vit que le bourreau qui reculait.

« Seigneur ! » murmura Wadkins.

Le son de quelqu’un qui applaudissait leur parvint depuis la scène. C’est alors que Harry le vit. La colonne vertébrale pointait de l’encolure de la décapitée, comme un serpent blanc balançant lentement la tête de bas en haut. Le sang jaillissait par à-coups de l’ouverture béante et giclait sur le sol.

« Il savait qu’on venait ! chuchota Wadkins. Il savait qu’on serait là ! Il s’est même déguisé comme l’une de ses putains de victimes ! » Il approcha son visage tout près de celui de Harry. « Merde, Holy ! Merde ! »

Harry ne savait pas ce qui le rendait tout à coup aussi nauséeux, si c’était tout ce sang, la façon peu raffinée dont Wadkins avait utilisé « putain de… » juste avant « victime » ou tout bonnement l’haleine incroyablement fétide de Wadkins.

En un clin d’œil, une mare rouge s’était formée, dans laquelle le bourreau, visiblement en état de choc, glissa lorsqu’il courut pour aller ramasser la tête. Il tomba avec un bruit sourd, et deux autres clowns arrivèrent en courant sur scène en criant en même temps :

« Allumez la lumière !

– Remontez le rideau ! »

Deux des autres clowns arrivèrent à toute allure avec le rideau, et tous les quatre se figèrent, et passèrent un moment à échanger des regards et à lever les yeux au plafond. On entendit un cri de derrière la scène, les rampes lumineuses se mirent à faire des étincelles avant de s’éteindre avec fracas, plongeant la salle dans l’obscurité totale.

« Ça pue, Holy ! Suis-moi ! » Wadkins attrapa Harry par la manche, se leva et fit mine d’avancer.

« Assieds-toi, chuchota Harry en le tirant vers le bas.

– Plaît-il ? »

La lumière se fit, et la scène qui quelques secondes auparavant n’avait été qu’un chaos de sang, de têtes, de guillotines, de clowns et de rideaux apparut vide, à l’exception du bourreau et d’Otto Rechtnagel qui se tenait sur le bord de la scène avec la tête de la reine sous le bras. Ils furent accueillis avec un hurlement de joie de la salle, qu’ils reçurent avec une profonde révérence.

« Qu’on me les coupe ! » fit Wadkins.

 

À l’entracte, Wadkins s’accorda une bière.

« Le premier numéro, là, a failli me tuer, dit-il. Putain, j’en tremble encore. Peut-être qu’on devrait lui mettre la main dessus tout de suite, ça me rend nerveux, d’attendre. »

Harry haussa les épaules.

« Pourquoi ? Il n’ira nulle part, et il ne se doute de rien. Tenons-nous-en à ce qui a été prévu. »

Wadkins enclencha discrètement son talkie-walkie pour vérifier qu’il avait bien le contact avec Lebie, qui, par acquit de conscience, était resté dans la salle. La voiture de police était à sa place, près de la porte de derrière.

Harry dut reconnaître que les nouveaux perfectionnements techniques faisaient leur effet, mais il ruminait toujours sur les raisons pour lesquelles Otto avait échangé Louis XVI contre cette blonde que personne ne pourrait reconnaître à coup sûr. Il était certainement parti du principe que Harry profitait de ses entrées gratuites, et qu’il était dans la salle. Était-ce sa façon de jouer avec la police ? Harry avait lu qu’il n’était pas rare que les tueurs en série développent une confiance en soi de plus en plus nette à mesure que le temps passait sans qu’ils se fassent prendre. Ou bien était-ce une supplique pour que quelqu’un l’arrête ? Et il y avait bien sûr une troisième possibilité – que c’était un numéro de cirque qu’ils avaient un peu modifié.

Une sonnerie retentit.

« Et c’est reparti, dit Wadkins. J’espère que personne d’autre ne se fera tuer ce soir. »

 

Un peu après le début de la deuxième partie, Otto arriva en catimini sur scène, déguisé en chasseur, un pistolet à la main, tout en observant le feuillage de quelques arbres qu’on avait ajoutés au décor. On y entendait des chants d’oiseaux, que le chasseur d’Otto essayait d’imiter tout en visant au milieu des branches. Un claquement sec retentit, un petit nuage de fumée s’éleva du pistolet, et quelque chose de noir tomba de l’arbre et toucha la scène dans un choc mou. Le chasseur se précipita et ramassa, ô surprise, un chat noir ! Otto fit une profonde révérence et quitta la scène sous des applaudissements tempérés.

« Pas compris », chuchota Wadkins.

Harry aurait peut-être apprécié le spectacle s’il avait été moins tendu. Mais dans l’état actuel des choses, il surveillait davantage l’heure que ce qui se passait sur scène. De plus, plusieurs numéros faisaient des allusions mordantes typiquement locales, qui passaient à des kilomètres au-dessus de Harry, mais que le public avait l’air de beaucoup aimer. Pour conclure, on joua de la musique, et les lumières s’allumèrent et s’éteignirent tandis que tous les artistes montaient sur scène.

Harry et Wadkins passèrent en s’excusant devant la rangée de personnes qui durent se lever pour les laisser sortir, et gagnèrent à pas rapides la porte qui se trouvait sur le côté de la scène. Elle était ouverte, comme convenu, et ils entrèrent dans un couloir qui partait en demi-cercle derrière la scène. Au bout de ce couloir, ils virent une porte indiquant Otto Rechtnagel, clown et attendirent devant. La musique et l’ovation du public faisaient trembler les murs. Au même moment, un grésillement s’échappa du talkie-walkie de Wadkins. Il l’attrapa.

« Déjà ? demanda-t-il. Mais il y a toujours de la musique. Over. »

Il ouvrit tout grands les yeux.

« Quoi ? ! Répète ! Over. »

Harry comprit que quelque chose ne tournait pas rond.

« Reste assis et ne quitte pas la porte des yeux. Over and ont ! » Wadkins remit l’appareil en place dans sa poche intérieure et dégaina son pistolet :

« Lebie ne voit pas Rechtnagel sur scène !

– Il ne le reconnaît peut-être pas ; après tout, ils utilisent pas mal de maquillage, quand ils…

– Ce porc n’est pas sur scène, répéta-t-il en secouant la poignée de la porte de la loge, mais elle était verrouillée. Bordel, Holy, je sens que tout ça ne se passe pas comme il faut. Merde ! »

Le couloir était étroit, ce qui permit à Wadkins de s’appuyer au mur pour donner des coups de pied sur la serrure. Au troisième coup, la porte céda et les éclats de bois volèrent. Ils déboulèrent dans une loge déserte pleine de vapeur blanche. Le sol était mouillé. L’eau et la vapeur provenaient de l’autre côté d’une porte entrouverte qui semblait conduire à la salle de bains. Ils se positionnèrent chacun d’un côté de la porte, Harry avait lui aussi sorti son pistolet et cherchait le cran de sécurité en tâtonnant.

« Rechtnagel ! cria Wadkins. Rechtnagel ! »

Pas de réponse.

« J’aime pas ça ! » chuchota-t-il d’une voix étranglée.

En ce qui le concernait, Harry avait regardé un peu trop de polars à la télévision pour être ravi de la situation. On trouvait globalement des choses modérément sympa dans ce genre de baignoires où l’eau coule toute seule et d’où personne ne répond.

Wadkins pointa l’index sur Harry, puis désigna l’intérieur de la salle de bains avec le pouce. Harry eut vraiment envie de lui retourner un majeur, mais comprit que c’était à lui de s’y coller. Il ouvrit la porte d’un coup de pied, fit deux pas dans le brouillard bouillant et se sentit trempé en l’espace d’une seconde. Il distingua un rideau de douche juste devant son visage. En gardant le pistolet braqué devant lui, il repoussa d’un coup sec le rideau sur le côté.

Vide.

Il se brûla le bras en coupant l’eau chaude, et jura tout haut en norvégien. Ses chaussures gargouillèrent lorsqu’il recula pour se faire une idée plus générale tandis que la vapeur se dissipait.

« Rien ici !

– Pourquoi y a-t-il tant d’eau, bordel de merde ?

– Quelque chose bouche l’évacuation. Un instant. »

Harry plongea la main dans l’eau, où il pensait trouver la bonde. Il tâtonna un peu, mais sentit bientôt quelque chose de mou et lisse qui était coincé. Il s’en saisit et le tira à lui. La nausée qu’il avait éprouvée un peu auparavant le reprit à la gorge, il déglutit et tenta de respirer normalement, mais il eut brusquement l’impression que toute la vapeur qu’il inspirait allait l’étouffer.

« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Wadkins. Il était à la porte et regardait Harry, accroupi devant la baignoire.

« Je crois que j’ai perdu un pari, et que je dois cent dollars à Otto Rechtnagel, dit Harry d’une voix qui ne trahissait rien. Ou en tout cas à ce qu’il en reste. »

 

Par la suite, Harry se souvint de ce qui s’était passé au St Georges Theatre comme à travers du brouillard, comme si la vapeur de la baignoire d’Otto s’était répandue jusqu’à tout envahir : dans le couloir où elle rendait floue la silhouette du gardien qui tentait d’ouvrir la porte de la remise – dans les serrures où elle faisait comme un filtre rougeâtre sur la vision qui les attendait lorsqu’ils forcèrent la porte pour découvrir la guillotine ensanglantée – dans les conduits auditifs où elle assourdissait curieusement, comme du coton, les cris des collègues qu’on n’avait pas réussi à garder au dehors pour qu’ils ne voient pas les morceaux d’Otto Rechtnagel qui jonchaient la pièce.

Ses extrémités étaient éparpillées dans les coins comme les bras et jambes d’une poupée. Les murs et le sol étaient couverts de véritable sang gluant qui, le temps aidant, coagulerait et noircirait. Un tronc gisait sur le banc de la guillotine, un tronc de viande et de sang aux yeux grands ouverts, portant un nez de clown, les joues et le tour de la bouche barbouillés de rouge à lèvres.

La vapeur se collait à la peau de Harry, à sa bouche et à son palais. Comme au ralenti, il vit Lebie émerger du brouillard et venir lui chuchoter à l’oreille : « Andrew a disparu de l’hôpital. »

Wadkins était toujours comme cloué près du banc de la guillotine.

« Quelle putain d’arrogance », entendit Harry au loin.

Quelle évidence, se dit Harry.

Sur la tête d’Otto, le tueur avait enfoncé une perruque blanche.

 

Quelqu’un avait dû graisser le ventilateur, il tournait régulièrement et presque sans bruit.

« La seule personne que les policiers qui étaient dans la voiture ont vu sortir par la porte de derrière, c’était donc ce bourreau, en noir, c’est bien ça ? »

McCormack avait convoqué tout le monde dans son bureau.

Wadkins acquiesça.

« C’est ça, Sir. Attendons de savoir ce que les artistes et les vigiles ont vu, on les interroge en ce moment. Ou bien le meurtrier était dans la salle, et il a réussi à passer par la porte sur le côté de la scène, ou bien il est entré par l’arrière avant que la voiture de police ne se mette en place. »

Il soupira.

« Le gardien confirme que la porte était fermée à clé pendant le spectacle, ce qui implique que le meurtrier avait la clé, ou bien qu’on l’a fait entrer, ou bien qu’il est entré en même temps que les artistes, sans qu’on le remarque, et qu’il s’est caché quelque part. Ensuite, il est allé frapper après le numéro avec le chat, pendant que Otto se préparait dans sa loge pour le numéro final. On l’a probablement endormi – on peut l’espérer, en tout cas, s’interrompit Wadkins – ou bien dans sa loge, ou bien une fois dans la remise. Les gars de la section technique ont retrouvé des traces de diéthyléther. Quoi qu’il en soit, ce type n’est pas la moitié d’un monstre. Après l’équarrissage, il prend les parties génitales de Rechtnagel, retourne dans la loge et ouvre le robinet pour que ceux qui seraient susceptibles de vouloir lui parler entendent l’eau et pensent qu’il prend une douche. »

McCormack se racla la gorge.

« Et cette guillotine ? Il y a des façons plus simples de tuer un homme…

– Eh bien, Sir, je parierais que le coup de la guillotine lui est venu comme ça, sur l’instant. Il ne pouvait certainement pas prévoir que celle-ci serait emportée dans la remise, pendant la pause.

– Un type bien, bien dérangé… dit Lebie à ses ongles.

– Et les portes ? Toutes étaient verrouillées, je le rappelle. Comment ont-ils eu accès à la remise ?

– J’ai parlé avec le gardien, dit Harry. En tant que directeur de la troupe, Otto avait l’un des jeux de clés du théâtre dans sa loge. Et il a disparu.

– Et ce… costume de démon ?

– On l’a retrouvé dans le panier de la guillotine, avec la fausse tête et la perruque, Sir. Le tueur l’a enfilé après le meurtre, et s’en est servi comme déguisement. Très rusé, ça aussi. Et certainement pas prémédité. »

McCormack appuya pesamment son menton dans ses mains.

« Qu’est-ce que tu en dis, Yong ? »

Yong avait tapoté sur son clavier pendant tout le temps que les autres parlaient.

« Oublions le démon en noir un petit moment, dit-il. Selon toute logique, le meurtrier fait partie de la troupe. »

Wadkins renâcla tout fort.

« Laissez-moi finir, Sir, poursuivit Yong. On cherche quelqu’un qui connaissait le spectacle, assez pour savoir que Otto n’avait pas d’autre numéro tout de suite après celui du chat, et qu’on ne le chercherait pas sur scène avant le numéro final, en gros vingt minutes plus tard. En plus, un membre de la troupe n’avait pas besoin d’essayer d’entrer en douce, ce qui me paraît pratiquement impossible pour quelqu’un de l’extérieur. L’un de vous l’aurait vraisemblablement remarqué, s’il était entré par la porte de côté. » Les autres ne purent qu’acquiescer. « De plus, j’ai vérifié, et j’ai découvert que trois des membres de cette troupe faisaient également partie de “The Australian Travelling Showpark”. Ce qui veut dire qu’il y avait trois autres personnes ce soir qui étaient sur les lieux les jours où les autres crimes ont été commis. Otto était peut-être tout simplement un innocent qui en savait trop ? Je suis d’avis de commencer à chercher là où on a des chances de trouver quelque chose. Je propose de commencer par la troupe, au lieu de courir après un Fantôme de l’Opéra qui doit déjà être loin. »

Wadkins secoua la tête.

« On ne peut pas se permettre de fermer les yeux sur ce qui est évident – un inconnu qui quitte le lieu du crime dans un déguisement trouvé près de l’arme du crime. Il est impossible qu’il n’ait rien à voir dans ce meurtre. »

Harry était d’accord :

« Je crois qu’on peut oublier le reste de la troupe. Tout d’abord, rien ne permet de penser que Otto n’a pas pu tuer et violer toutes ces filles. Les raisons de vouloir supprimer un tueur en série ne manquent pas. L’autre pouvait par exemple être impliqué d’une façon ou d’une autre. Il savait peut-être que Otto était sur le point d’être rejoint par la police, et il n’a pas voulu prendre le risque que Otto parle et l’entraîne dans sa chute. De plus, il n’est pas sûr que le meurtrier ait su à l’avance tout le temps dont il disposerait – il a peut-être forcé Otto à vider son sac au moment de retourner sur scène. Et pour finir : faites confiance à votre instinct ! »

Il ferma les yeux.

« Vous le sentez, hein ? C’est l’homme chauve-souris, celui qu’on cherche. Narahdarn !

– Plaît-il ? » demanda Wadkins.

McCormack pouffa.

« On dirait que notre ami norvégien remplace au pied levé notre cher inspecteur Kensington.

– Narahdarn, répéta Yong. L’emblème de la mort, pour les Aborigènes ; l’homme chauve-souris.

– Il y a autre chose qui me chiffonne, poursuivit McCormack. Notre type peut se tirer par la porte de derrière pendant le spectacle, à dix pas d’une des rues les plus animées de Sydney, où il est sûr de disparaître en quelques secondes. Pourtant, il prend le temps de passer un déguisement avec lequel il est sûr d’attirer l’attention. Mais qui nous interdit en même temps d’avoir son signalement. On a presque le sentiment qu’il savait que la voiture serait là pour surveiller la porte arrière. Et dans ce cas : comment le savait-il ? »

Silence.

« D’ailleurs, l’hôpital a donné des nouvelles de Kensington ? » McCormack dénicha une pastille qu’il se mit à mâchonner.

Il ne se passait absolument plus rien. Seul le ventilateur continuait à tourner sans bruit.

« Il n’y est plus, finit par dire Lebie.

– Pétard, c’est ce que j’appelle une convalescence express ! fit McCormack. Oui, oui, ce n’est pas plus mal, on a besoin de toutes les ressources disponibles, le plus vite possible, parce que je peux maintenant vous dire une chose : des clowns en petits morceaux font des manchettes encore plus grosses que les filles violées. Et comme je vous l’ai déjà dit, les gars : ceux qui pensent qu’on s’en balance, des journaux, ils se trompent. Les journaux ont déjà réussi à faire nommer et renvoyer des chefs de police dans ce pays. Alors à moins que vous souhaitiez me voir foutu à la porte, vous savez ce qu’il reste à faire. Mais d’abord, rentrez chez vous, dormir un peu. Oui, Harry ?

– Bien, Sir.

– O. K. Bonne nuit. »

 

C’était différent. Les rideaux de sa chambre d’hôtel étaient tirés, et Birgitta se dénudait pour lui, dans la lueur des néons sur King’s Cross.

Il était allongé sur le lit, tandis qu’elle laissait tomber vêtement après vêtement, depuis le milieu de la pièce, tout en le fixant d’un regard grave, presque mélancolique. Birgitta avait de longs membres, elle était mince et blanche comme la neige dans la faible lumière. Le bourdonnement d’une intense vie nocturne leur parvenait à travers la fenêtre entrebâillée – voitures, motos, machines à sous diffusant des versions électroniques de vieilles scies, et martèlement du disco. Et en fond – comme des stridulations humaines – le bruit de discussions animées, de cris d’indignation et de rires excités.

Birgitta déboutonna son chemisier, pas avec une langueur ou une sensualité intentionnelle, mais juste lentement.

Elle se déshabillait, point.

Pour moi, se dit Harry.

Il l’avait déjà vue nue, mais ce soir, donc, c’était différent. Elle était si belle qu’il en sentait comme une boule dans la gorge. Jusque-là, il n’avait pas compris sa timidité, pourquoi elle n’enlevait pas son T-shirt et sa culotte avant d’être sous la couverture, ni pourquoi elle se couvrait d’une serviette quand elle allait du lit à la salle de bains. Mais il avait peu à peu compris qu’il n’était pas question de timidité ou de honte de son propre corps ; c’était s’exposer, qui posait problème. Il s’agissait d’abord de jouer sur le temps et les sentiments, de se construire un petit nid de sécurité ; c’était la seule façon pour lui d’avoir le droit. C’est pour cela que les choses étaient différentes, ce soir-là. Sa façon de se déshabiller avait quelque chose de rituel, comme si elle voulait montrer par sa nudité à quel point elle était fragile. Qu’elle osait le faire parce qu’elle avait confiance en lui.

Harry sentait battre son cœur, en partie parce qu’il éprouvait de la fierté et du bonheur que cette femme belle et forte lui donne cette preuve de confiance, et en partie parce qu’il était terrifié de ne pas s’en révéler digne. Mais surtout parce qu’il avait la conviction que tout ce qu’il pouvait penser et ressentir était visible aux yeux de tous, dans la lumière rouge, puis bleue, puis verdâtre des néons. Qu’en se déshabillant, elle le déshabillait, lui.

Elle s’immobilisa une fois complètement nue, et toute la pièce sembla éclairée par tant de peau blanche.

« Viens », dit-il d’une voix qui était plus pâteuse qu’il n’aurait voulu, en rejetant le drap de côté ; mais elle ne bougea pas.

« Regarde, chuchota-t-elle. Regarde. »