14
Un réceptionniste, deux videurs
et un type nommé Speedy
Le serveur du Bourbon & Beef desservit les Œufs Benedicte intacts et regarda son client avec compassion. Il était venu tous les matins depuis plus d’une semaine, pour lire son journal et prendre son petit déjeuner. Il est vrai qu’il avait à quelques reprises eu l’air fatigué, mais le serveur ne se souvenait pas l’avoir vu aussi bas que ce jour-là. Sans compter le fait qu’il était presque deux heures et demie quand il s’était pointé.
« Dure nuit, Sir ? »
Le client mal rasé avait posé sa valise à côté de lui, près de la table, et ses yeux rougis fixaient le vide devant lui.
« Oui. Ça a été une dure nuit. J’ai fait… plein de choses.
– Tant mieux. C’est à ça que ça sert, King’s Cross. Autre chose, Sir ?
– Je vous remercie, mais j’ai un avion à prendre… »
Le serveur le déplora intérieurement. Il avait fini par apprécier ce calme Norvégien qui semblait un peu seul, mais qui était aimable et qui ne chipotait pas sur les pourboires.
« Oui, j’ai vu la valise. Si ça doit vouloir dire qu’on ne vous reverra pas avant un certain temps, j’aimerais vous demander de ne pas payer, aujourd’hui. Vous êtes sûr que je ne peux pas vous offrir un bourbon, un Jack Daniels ? Un pour la route, Sir ? »
Le Norvégien leva un regard surpris. Comme si le serveur venait juste de lui proposer quelque chose que lui, le client, n’avait pas su trouver lui-même, mais dont il comprenait que ça avait été évident depuis le début.
« Mets-m’en un double, s’il te plaît. »
Le propriétaire de Springfield Lodge s’appelait Joe, un type obèse et sympathique qui gérait avec parcimonie et bon sens son petit établissement légèrement décrépi dans King’s Cross depuis presque vingt ans. Il n’était ni pire ni meilleur que les autres hôtels premier prix dans ce quartier, et les plaintes étaient rares, voire inexistantes. Une des raisons tenait au fait que Joe, on l’a dit, était un type sympathique. Une autre raison était qu’il insistait toujours pour que les clients aillent voir la chambre d’abord, et qu’il leur faisait une ristourne de cinq dollars s’ils restaient plus d’une nuit. La troisième – et peut-être principale – raison tenait au fait qu’il avait réussi, dans la mesure du possible, à conserver l’endroit exempt de jeunes en transit, d’ivrognes, de toxicomanes et de prostituées.
Même les clients indésirables avaient du mal à ne pas aimer Joe. Parce qu’on n’accueillait personne à Springfield Lodge avec un regard inquisiteur ou un renvoi immédiat, juste avec un sourire d’excuse et l’information que l’hôtel était malheureusement complet, mais qu’il y aurait peut-être des désistements sur la semaine à venir, et qu’on serait les bienvenus à ce moment-là. S’appuyant sur un bon sens des relations humaines et un coup d’œil sûr et rapide pour classer les demandeurs de gîte, il y arrivait sans une seconde d’hésitation et avec un regard bien assuré, ce qui lui évitait pas mal de problèmes avec les impulsifs belliqueux. Joe ne se trompait que très rarement sur les gens qu’il avait devant lui, mais il s’en était à deux ou trois reprises mordu les doigts.
Ce furent quelques-uns de ces ratages qui lui revinrent en mémoire lorsqu’il essaya rapidement de faire le tri entre les impressions contradictoires que lui inspirait le grand blond qu’il avait devant lui. Il portait des vêtements simples mais de bonne qualité, qui laissaient entendre qu’il avait de l’argent, mais que celui-ci ne lui brûlait pas les doigts. Il avait pour lui d’être étranger, c’étaient en général les Australiens qui étaient source de problèmes. Les jeunes itinérants, avec leur sac à dos et leur sac de couchage, étaient souvent synonymes de noubas à tout casser et de serviettes disparues, mais celui-ci avait une valise qui semblait bien ordonnée et trop peu usée pour qu’elle appartînt à quelqu’un qui ne se posait jamais durablement. Il est vrai que l’homme n’était pas rasé, mais ses cheveux semblaient avoir récemment vu l’intérieur d’un salon de coiffure. De plus, ses ongles étaient propres, soignés, et ses pupilles avaient une taille à peu près normale.
Tout ceci pris en compte, en plus de la carte VISA que l’homme posa sur le comptoir en se présentant comme un policier norvégien fit que le « Désolé, mais… » qui sortait habituellement si vite resta coincé quelque part.
Parce qu’il n’y avait aucun doute : l’homme était rond. Bien rond, même.
« Je sais que tu sais que je m’en suis jeté quelques-uns, dit l’individu laborieusement mais dans un étonnamment bon anglais, en voyant Joe hésiter. Supposons que je pique une méga-crise dans la chambre. Admettons-le carrément. Je bousille la télé et le miroir de la salle de bains, et je dégobille sur la moquette. Ça ne serait pas la première fois. Est-ce qu’une caution de mille dollars couvre l’essentiel ? J’ai de plus l’intention de me maintenir dans un état d’ébriété assez convenable pour ne pas être en mesure de faire beaucoup de foin, d’emmerder les autres clients ou de me montrer tant que ça dans les couloirs ou à la réception.
– Je suis désolé, mais on est complet pour toute la semaine. Peut-être…
– Greg, du Bourbon & Beef, m’a recommandé cet endroit et m’a demandé de dire à Joe que je venais de sa part. C’est toi, Joe ? »
Celui-ci dévisagea l’homme.
« Fais en sorte que je n’aie pas à le regretter », dit-il en lui tendant la clé de la chambre 73.
« Hello ?
– Salut, Birgitta, c’est Harry. Je…
– J’ai de la visite, Harry, tu ne tombes pas très bien…
– Je voulais juste te dire que je n’avais pas l’intention de…
– Écoute, Harry. Je ne suis pas fâchée, et il n’y a pas de mal. Heureusement, il y a des limites au mal que peut te faire quelqu’un que tu ne connais que depuis une bonne semaine, mais je préférerais que tu arrêtes de m’appeler. D’accord ?
– Eh bien, non, en fait, non…
– Comme je te l’ai dit, je ne suis pas seule, alors je te souhaite une bonne fin de séjour, et j’espère que tu arriveras entier en Norvège. Salut. »
…
« Salut. »
Teddy Mongabi n’avait pas apprécié que Sandra disparaisse toute la nuit avec ce policier Scandinave. Il trouvait que ça sentait les ennuis à plusieurs kilomètres. Lorsqu’il vit l’individu en question arriver dans Darlinghurst Road, les genoux faibles et les bras ballants, sa première envie fut de reculer de deux pas et de disparaître dans la foule. Sa curiosité finit cependant par l’emporter, et il se posta, bras croisé, sur le chemin du policier chancelant. Teddy l’attrapa par l’épaule au moment où celui-ci tenta de le contourner, et le retourna vers lui.
« On ne dit plus bonjour, mon pote ? »
Le pote lui jeta un regard éteint. « Le mac… dit-il d’une voix qui n’exprimait rien.
– J’espère que Sandra a su répondre à vos attentes, monsieur l’agent.
– Sandra ? Attends un peu… Pas de problème avec Sandra. Où est-elle ?
– Elle ne bosse pas, ce soir. Mais je peux peut-être tenter l’officier avec autre chose, qui sait ? »
Le policier fit un pas pour retrouver son équilibre.
« C’est ça, c’est ça. Vas-y, mac. Tente-moi. »
Teddy éclata de rire.
« Par ici, monsieur l’agent. » Il soutint le policier ivre dans les escaliers qui descendaient au club, et l’assit en face de lui à une table d’où ils pouvaient voir la scène. Teddy claqua des doigts et une fille court-vêtue arriva instantanément.
« Apporte-nous deux bières, Amy. Et dis à Claudia de venir danser pour nous.
– Le prochain spectacle n’aura pas lieu avant huit heures, M. Mongabi.
– Appelle ça un spectacle extraordinaire. Tout de suite, Amy !
– Bien, M. Mongabi. »
Le policier avait un sourire crétin sur les lèvres.
« Je sais qui va venir, dit-il. Le meurtrier. C’est le meurtrier, qui va venir.
– Qui ?
– Nick Cave.
– Nick qui ?
– Et cette chanteuse blonde. Elle doit porter une perruque, elle aussi. Écoute… »
Le martèlement du disco s’était tu, et le policier pointa les deux index vers le haut, comme s’il allait diriger un orchestre symphonique, mais la musique se faisait attendre.
« On m’a dit, pour Andrew, dit Teddy. C’est dégueulasse. Vraiment dégueulasse. Si j’ai bien compris, il s’est pendu. Est-ce que tu peux m’expliquer ce qui peut pousser un homme avec une telle joie de vivre à…
– Sandra porte une perruque, dit le policier. Elle est tombée de son sac. C’est pour ça que je ne l’ai pas reconnue, quand je l’ai vue, ici. À cet endroit précis ! Andrew et moi étions assis là-bas. Je l’avais déjà vue à Darlinghurst les jours qui avaient suivi mon arrivée, mais à ce moment-là, elle portait une perruque. Une perruque blonde. Pourquoi est-ce qu’elle ne l’utilise plus ?
– Ah-ha… L’officier préfère les blondes. Dans ce cas, je crois que j’ai quelque chose qui va te plaire…
– Pourquoi ? »
Teddy haussa les épaules.
« Sandra ? Va savoir… Il y a un type qui l’a un peu trop secouée, l’autre jour. Sandra a prétendu que ça avait un rapport avec la perruque, et elle a décidé de laisser tomber pour un moment. Au cas où il se pointerait à nouveau, tu vois.
– Qui ?
– Je ne sais pas. Et si je savais quelque chose, je ne te dirais rien. Dans notre branche, la discrétion est une vertu. Et je suis sûr que tu y attaches toi aussi une grande importance. Je n’ai aucune mémoire des noms, mais ce n’était pas Ronny, le tien ?
– Harry. Il faut que je parle à Sandra. » Il essaya de se relever et manqua de renverser le plateau sur lequel Amy apportait les bières. Il se pencha lourdement par-dessus la table.
« Où ? Tu as un numéro où on peut la joindre, mac ? »
Teddy renvoya Amy d’un geste.
« Par principe, on ne donne jamais ni le numéro de téléphone, ni l’adresse des filles aux clients. Juste pour des raisons de sécurité, tu comprends ? Je suis sûr que tu comprends… » Teddy regretta de ne pas avoir agi selon son instinct, et de ne pas être resté loin de ce Norvégien imbibé et compliqué.
« Je comprends. File son numéro. »
Teddy sourit.
« Comme je viens de te le dire, nous ne…
– Tout de suite ! » Harry attrapa le revers du costume gris brillant et souffla un mélange de whisky et d’odeur de vomi au visage de Teddy. Un séduisant arrangement d’instruments à cordes déferla des enceintes.
« Je compte jusqu’à trois, poulet. Si à trois, tu ne m’as pas lâché, j’appelle Ivan et Geoff. Ça implique un vol plané par la porte de derrière. De l’autre côté de cette porte, il y a des marches, sais-tu. Une vingtaine de marches bien raides, en ciment. »
Harry sourit de toutes ses dents et resserra son étreinte.
« Tu crois me faire peur, trou-du-cul-de-mac ? Regarde-moi bien. Je suis tellement pété que je sentirai que dalle. Rien ne peut me détruire, ducon. Geoff ! Ivan ! »
Un mouvement agita l’ombre, derrière le bar. Lorsque Harry tourna la tête pour regarder derrière lui, Teddy s’arracha à sa prise. Il poussa violemment, et Harry tituba vers l’arrière. Il renversa sa chaise et la table de derrière avant de s’abattre sur le sol. Au lieu de se relever, il resta étendu par terre, à glousser, jusqu’à ce que Geoff et Ivan arrivent et interrogent Teddy du regard.
« Foutez-le dehors, par derrière », dit Teddy avant de regarder le policier que l’on ramassait comme une poupée de chiffons et qu’une montagne de muscles en smoking noir posait sur son épaule.
« Je n’arrive vraiment pas à comprendre ce qu’ils ont tous, ces jours-ci », dit Teddy en rajustant sa veste infroissable.
Ivan marchait en tête, et il ouvrit la porte.
« Qu’est-ce qu’il a bouffé, ce mec ? fit Geoff. Il se marre comme un bossu.
– On va voir, s’il continue à se marrer, répondit Ivan. Mets-le là. »
Geoff reposa précautionneusement Harry, qui vacilla légèrement devant eux, mais parvint à rester sur ses jambes.
« Tu peux garder un secret, mister ? demanda Ivan avec un sourire timide, les yeux baissés. Je sais que c’est un affreux cliché, pour un malfrat, mais je déteste la violence. »
Geoff pouffa de rire.
« Arrête, Geoff, c’est vrai. Tu n’as qu’à demander à ceux qui me connaissent. Ivan ne la supporte pas, voilà ce qu’ils te répondraient. Ça l’empêche de dormir, ça le déprime. Le monde est suffisamment dur comme ça pour tout un chacun sans qu’on complique les choses en se brisant les bras et les jambes les uns les autres, pas vrai ? Et voilà. Et voilà pourquoi tu vas bien sagement rentrer chez toi, et on n’en parle plus. O. K. ? »
Harry hocha la tête et fouilla dans ses poches.
« Même si c’est toi, le bandit, ce soir, dit Ivan. Toi ! »
La pointe de son index frappa le sternum de Harry.
« Toi ! » répéta Ivan en frappant un peu plus fort. Le policier éméché oscillait dangereusement.
« Toi ! »
Harry, en équilibre sur les talons, se mit à battre des bras. Il ne s’était pas retourné pour voir ce qu’il avait derrière lui, mais il avait probablement déjà compris. Un sourire lui barra le visage lorsque son regard vitreux rencontra celui d’Ivan. Il tomba en arrière et gémit au moment où son dos et sa nuque touchèrent les premières marches. Il n’émit pas un son sur le reste du trajet.
Joe entendit quelqu’un gratter à la porte d’entrée, et lorsqu’il vit à travers la vitre son nouveau client recroquevillé à l’extérieur, il sut qu’il avait commis l’une de ses rares erreurs. Lorsqu’il ouvrit la porte, son client s’effondra vers lui. Si le centre de gravité de Joe n’avait pas été aussi bas, ils seraient certainement tombés tous les deux à la renverse. Joe réussit à passer le bras du client autour de ses épaules et le traîna jusqu’à un fauteuil, un peu plus loin dans l’entrée, où il put le regarder d’un peu plus près. Non pas que le pochard blond ait été particulièrement beau à voir quand il était arrivé dans l’hôtel, mais il avait maintenant vraiment l’air mal en point. L’un de ses coudes était écorché, et on y voyait aussi bien de la chair que de l’os ; l’une de ses joues était enflée, et du sang gouttait de son nez sur son pantalon sale. Sa chemise était déchirée, et un vilain ronflement était audible dans sa poitrine lorsqu’il respirait. Mais en tout cas, il respirait.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Joe.
– Me suis cassé la gueule dans un escalier. Rien de cassé, faut juste que je me repose un peu. »
Joe n’était pas médecin, certes, mais à en juger au son de sa respiration, il pensa qu’une côte ou deux y avaient laissé la vie. Il alla chercher de la pommade antiseptique et des pansements, raccommoda son client là où c’était le plus urgent et acheva son œuvre en lui enfilant un bout de coton dans la narine. Le client secoua la tête quand Joe voulut lui donner un calmant.
« J’ai des remèdes de cheval dans ma piaule, dit-il.
– Il te faut un médecin, dit Joe. Je vais…
– Pas de toubib. Je serai en pleine forme dans une paire d’heures.
– Ta respiration n’est pas rassurante…
– Elle ne l’a jamais été. C’est de l’asthme. Laisse-moi m’allonger deux heures, et je fous le camp. »
Joe soupira. Il savait qu’il était en train de faire sa deuxième erreur.
« Ne t’en fais pas, dit-il. Il te faut davantage que deux ou trois heures. En plus, ce n’est pas ta faute si les escaliers sont foutrement raides, à Sydney. Je passerai voir comment ça va, tôt demain matin. »
Il l’aida à regagner sa chambre, à s’allonger et à ôter ses chaussures. Trois bouteilles vides de Jim Beam en côtoyaient deux pleines sur la table. Joe ne buvait pas, mais il avait vécu suffisamment longtemps pour savoir qu’il ne fallait pas tergiverser avec un alcoolique. Il ouvrit l’une des bouteilles et la posa sur la table de chevet. Ce type douillerait suffisamment à son réveil.
« Crystal Castle, j’écoute.
– Bonjour ; pourrais-je parler à Margaret Dawson ?
– Elle-même.
– Je peux aider votre fils si vous me dites que c’est lui qui a tué Inger Holter.
– Pardon ? Qui est à l’appareil ?
– Un ami. Il faut me faire confiance, Mme Dawson, sinon, votre fils est perdu. Vous comprenez ? Est-ce qu’il a tué Inger Holter ?
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? C’est une blague ? Qui est Inger Holter ?
– Vous êtes la mère d’Evans, Mme Dawson. Inger Holter aussi avait une mère. Vous et moi sommes les seuls à pouvoir aider votre fils. Dites que c’est lui qui a tué Inger Holter ! Vous entendez ?
– Ce que j’entends, c’est que vous avez bu. Je vais appeler la police.
– Dites-le !
– Je raccroche.
– Dites-l… Pouffiasse ! »
Alex Tomaros joignit ses mains dans sa nuque et se renversa dans son fauteuil quand Birgitta entra dans la pièce.
« Assieds-toi, Birgitta. »
Elle prit place sur la chaise qui se trouvait de l’autre côté du modeste bureau, et Alex en profita pour l’observer plus attentivement. Il lui trouvait un air fatigué. Elle avait des cernes sous les yeux, n’avait pas l’air contente et était encore plus pâle que d’habitude.
« Un policier est venu m’interroger, il y a quelques jours, Birgitta. Un certain M. Holy, un étranger. Il est ressorti de notre conversation qu’il avait discuté avec plusieurs employés, ici, auprès de qui il avait obtenu des informations de nature… disons, indiscrète. Nous voulons bien sûr tous que celui qui a tué Inger soit retrouvé, mais je voudrais juste que tu sois consciente que dans le futur, de telles déclarations seront considérées comme… hmm, déloyales. Et compte tenu des difficultés que connaît en ce moment notre branche, je n’ai pas besoin de te dire que nous ne pouvons pas nous permettre de rémunérer des gens en qui nous n’avons pas confiance. »
Birgitta ne répondit pas.
« Quelqu’un a téléphoné, un peu plus tôt dans la journée, et il se trouve que c’est moi qui ai décroché. Il a bien essayé de camoufler sa voix en parlant indistinctement, mais j’ai reconnu l’accent. C’était à nouveau M. Holy, et il a demandé à te parler, Birgitta. »
Birgitta releva d’un coup la tête.
« Harry ? Aujourd’hui ? »
Alex retira ses lunettes.
« Tu sais que je t’aime bien, Birgitta, et je dois reconnaître que je prends ces… hmm, fuites, un peu personnellement. J’avais imaginé qu’avec le temps, nous pourrirons devenir de très bons amis. Alors ne fais pas l’idiote, et ne saccage pas tout, s’il te plaît.
– Il a téléphoné de Norvège ?
– J’aurais aimé pouvoir te répondre par l’affirmative, mais malheureusement, on aurait dit une ligne très locale. Tu sais que je n’ai rien à cacher, Birgitta, en tout cas rien qui puisse avoir de l’importance dans cette affaire. Et c’est ça, qu’ils cherchent, n’est-ce pas ? Ça ne va pas aider Inger, que tu n’arrives pas à tenir ta langue sur tout le reste. Alors est-ce que je peux te faire confiance, chère Birgitta ?
– C’est quoi, tout le reste, Alex ? »
Il eut l’air surpris.
« Je m’étais dit qu’Inger t’avait peut-être raconté. La balade en voiture.
– Quelle balade ?
– Après le boulot. J’ai perçu Inger comme très engageante, et ça a un peu dérapé. J’allais juste la raccompagner chez elle, je ne voulais pas l’effrayer, mais elle a pris ma petite plaisanterie un peu trop au pied de la lettre, j’en ai peur.
– Je ne sais pas de quoi tu parles, Alex, et je ne suis pas sûre de vouloir le savoir. Est-ce que Harry a dit où il était ? Qu’il allait rappeler ?
– Hé, hé, attends un peu. Tu es comme cul et chemise avec ce type, et tu t’enflammes dès que je prononce son nom de famille. Qu’est-ce qui se passe, exactement ? Il y a quelque chose, entre vous deux ? »
Birgitta frotta ses mains l’une contre l’autre, désemparée.
Il se pencha par-dessus le bureau et tendit une main pour lui caresser les cheveux, mais elle l’écarta d’un geste agacé.
« Arrête ça, Alex. Tu es un péquenaud, et je te l’ai déjà dit. Essaie d’être un peu moins crétin la prochaine fois qu’il appellera, s’il te plaît. Et demande-lui où je peux le joindre, O. K. ? »
Elle se leva et sortit au pas de charge.
Speedy en crut à peine ses yeux lorsqu’il entra au Cricket. Derrière son comptoir, Borroughs haussa les épaules.
« Ça fait deux heures qu’il est là, dit-il. Il en tient une chouette. »
Au fond dans un coin, le type qui était indirectement responsable du séjour à l’hôpital de deux des potes de Speedy était assis à leur table. Speedy vérifia que le HK. 45 AGP qu’il venait de se procurer était bien à sa place dans son étui, à sa cheville, puis se dirigea vers la table. Le menton du quidam était tombé jusque sur sa poitrine, et il semblait dormir. Il avait une bouteille de whisky à moitié vide sur la table, devant lui.
« Hé ! » cria Speedy.
Le type leva lentement la tête et lui adressa un sourire débile.
« Je t’attendais, bafouilla-t-il.
– Tu n’es pas à la bonne table », dit Speedy sans bouger. Il avait une soirée bien remplie devant lui, et il ne pouvait pas risquer que cet abruti le retarde. Ses premiers clients pouvaient arriver d’un moment à l’autre.
« D’abord, je voudrais que tu m’expliques quelque chose, dit l’individu.
– Pourquoi je ferais ça ? » Speedy sentit le pistolet qui tendait la toile de son pantalon.
« Parce que c’est ici que tu tiens boutique, parce que tu viens d’entrer et que c’est le moment de la journée où tu es le plus vulnérable, puisque tu as ta marchandise sur toi et que tu n’aimerais pas que je te fasse une fouille devant tous ces témoins. Ne bouge pas. »
Ce ne fut qu’alors que Speedy vit le canon du Hi-Power que le type avait sur ses genoux et qu’il braquait avec une nonchalance apparente sur lui.
« Qu’est-ce que tu veux savoir ?
– Je veux savoir avec quelle régularité Andrew Kensington se fournissait, et quand il t’en a acheté la dernière fois. »
Speedy essaya de réfléchir. Il avait horreur qu’on pointe une arme sur lui.
« Est-ce que tu as un magnéto sur toi, poulet ? »
Le poulet sourit.
« Relax. Un témoignage donné sous la menace d’une arme n’a aucune valeur. Le pire qui puisse arriver, c’est que je t’allume.
– O. K., O. K. »
Speedy sentit qu’il commençait à transpirer. Il évalua la distance qui le séparait de son holster.
« Si on ne m’a pas raconté de char, il est mort. Alors qu’est-ce que ça peut faire… Il était prudent, il ne voulait pas en avoir trop. Il achetait deux fois par semaine, un sachet à chaque fois. Toujours la même routine.
– Ça faisait combien de temps qu’il n’avait pas acheté, quand il est venu ici pour la dernière fois, le jour où il a joué au cricket ?
– Trois jours. Il devait en acheter le lendemain.
– Est-ce qu’il lui arrivait de se fournir chez quelqu’un d’autre ?
– Jamais. J’en suis sûr. Ce genre de choses devient un rapport personnel – une question de confiance, en quelque sorte. En plus, il était policier, il ne pouvait pas se permettre de ne pas être discret.
– Alors, ce jour-là, il était pratiquement à court de matos. Pourtant, quelques jours plus tard, il en avait suffisamment pour se payer une overdose qui l’aurait probablement laissé sur le carreau si un fil électrique ne l’avait pas retenu en l’air. Comment tu m’expliques ça ?
– Il était à l’hosto, tu sais. C’est bien entendu le manque de drogue qui l’a fait se tailler. Qui sait, il en avait peut-être un peu en réserve, finalement. »
Le flic poussa un soupir las.
« Tu as raison, dit-il en remettant son pistolet à l’intérieur de sa veste, avant de reprendre le verre qu’il avait devant lui. Le monde tout entier est truffé de ces peut-être. Pourquoi personne n’arrive à trancher, à dire tout simplement que c’est comme ça, basta, deux et deux font ce que ça fait, et point final. Ça faciliterait le quotidien de pas mal de gens, tu peux me croire. »
Speedy commença à remonter la jambe de son pantalon, mais se ravisa.
« Et où est passé la seringue ? murmura le flic, plus pour lui que pour son interlocuteur.
– Hein ?
– On n’a pas été fichus de retrouver de seringue, sur les lieux. Il l’a peut-être foutue dans les chiottes. Comme tu dis – il était prudent. Même au moment de mourir.
– Tu me paies un verre, peut-être ? demanda Speedy en s’asseyant.
– C’est ton foie, pas le mien », dit le flic en lui envoyant la bouteille.