15
Erik Mykland, parachutisme
et un canapé rococo
Harry s’enfonça en courant dans la ruelle baignée de fumée. Le groupe jouait si fort que tout vibrait à proximité. L’odeur âcre du soufre flottait, et les nuages étaient tellement bas qu’il les effleurait de la tête. Un son était toutefois perceptible à travers le mur de bruit, un grincement intense qui avait trouvé une fréquence inoccupée. C’était des dents qui grinçaient les unes contre les autres, et des chaînes qu’on traînait sur le goudron. Il était poursuivi par une meute de chiens haletants.
La ruelle se fit de plus en plus étroite, et il finit par devoir courir les bras en avant pour ne pas rester coincé entre les hautes murailles rouges. Il leva les yeux. De petites têtes sortaient des fenêtres, très loin au-dessus de lui. Ils agitaient des drapeaux bleus et verts, tout en chantant sur l’assourdissante musique.
« This is the lucky country, this is the lucky country, we live in the lucky country ! »
Harry entendit des jappements humides, juste derrière lui. Il se mit à hurler et tomba. À sa grande surprise, le noir se fit autour de lui, et au lieu de heurter le goudron, il continua à tomber. Il avait dû passer par un trou dans le sol. Et ou bien Harry était tombé très lentement, ou bien le trou était très profond, parce que sa chute n’avait pas de fin. La musique, à la surface, s’assourdit, et à mesure que ses yeux s’habituaient à l’obscurité, il s’aperçut que les parois du trou étaient percées de fenêtres par lesquelles il pouvait voir chez des gens.
Bon sang, est-ce que je vais traverser toute la terre ? se dit Harry.
« Vous êtes suédois », dit une voix de femme.
Harry regarda autour de lui, et ce faisant, la lumière et la musique revinrent. Il se trouvait sur une place, il faisait nuit, et un groupe jouait sur une scène, derrière lui. Il faisait lui-même face à une vitrine, plus précisément la vitrine d’un magasin de télévisions, où une douzaine de récepteurs étaient allumés, chacun sur une chaîne différente.
« Alors comme ça, vous fêtez l’Australian Day, vous aussi ? » demanda une autre voix, masculine cette fois, dans une langue qu’il connaissait.
Harry se retourna. Un couple lui souriait de façon engageante. Il donna aux coins de sa bouche l’ordre de renvoyer un sourire, mais il ne put qu’espérer que cet ordre serait respecté. La sensation d’une certaine tension sur son visage lui indiqua pourtant qu’il avait toujours le contrôle de cette fonction physiologique. Il avait dû renoncer à certaines autres. Son subconscient s’était en effet insurgé, et la bataille faisait pour l’heure rage entre son ouïe et sa vue. Son cerveau fonctionnait à plein régime pour comprendre ce qui se passait, mais la tâche n’était pas aisée parce qu’il était constamment bombardé d’informations distordues et en partie absurdes.
« Nous sommes danois, au fait. Je m’appelle Poul, et voici ma femme Gina.
– Pourquoi pensez-vous que je suis suédois ? » s’entendit dire Harry.
Le couple danois échangea un regard.
« Vous parliez tout seul, vous ne vous êtes pas rendu compte ? Vous regardiez la télé et vous vous demandiez si Alice allait traverser toute la terre. Et c’est bien ce qu’elle a fait, ah ah !
– Ah oui, ça… fit Harry sans avoir la moindre idée de ce dont ils pouvaient parler.
– Ce n’est pas tout à fait ce qu’on appelle la Saint-Jean, hein ? Pour l’instant, c’est vraiment risible. On entend les feux d’artifice, mais personne ne voit rien à cause du brouillard. Si ça se trouve, les fusées ont peut-être foutu le feu à l’un des gratte-ciel, là-haut. Ah ah ! Vous sentez l’odeur de la poudre ? C’est en fait l’humidité qui la fait stagner comme ça, près du sol. Vous êtes ici comme touriste, vous aussi ? »
Harry réfléchit. Il dut réfléchir longtemps, parce que les Danois étaient partis lorsqu’il fut prêt à répondre.
Il tourna de nouveau son attention vers les écrans télé. Des collines en flammes sur l’un, du tennis sur un autre. C’étaient les événements annuels à Melbourne ; des feux de forêt et les internationaux d’Australie, un adolescent vêtu de blanc devenait millionnaire en même temps qu’une famille supplémentaire se retrouvait à la rue, quelques kilomètres plus loin. Un autre écran diffusait des images de Gro Harlem Brundtland suivies d’images de bateaux de pêche norvégiens et de corps de cétacés bleu nuit qui glissaient près de la surface, en émergeant de temps en temps. Et comme si ça ne suffisait pas, il vit sur un quatrième écran – ô surprise ! – quelque chose qui devait être l’équipe nationale de Norvège disputant un match de football contre une équipe en blanc.
Harry se remémora qu’il avait lu dans le Sydney Morning Herald quelque chose sur un tournoi rassemblant l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la Norvège. Tout à coup, une caméra fit un gros plan sur Erik Mykland, dit « le moustique », et Harry s’esclaffa.
« Ah, tu es là aussi, Moustique ? chuchota-t-il en direction de la vitre. Ou bien est-ce moi qui ai des hallucinations ? Qu’est-ce que tu dirais d’un peu d’acide, Moustique ?
– Tu es dingue ? répondit le moustique. Je suis un modèle pour les jeunes.
– Hendrix le fait bien. Bjørneboe aussi. Harry Hole itou. L’acide t’ouvre les yeux, Moustique. Et même plus. Il te fait voir des liens qui n’existent même pas… » Harry éclata à nouveau de rire.
Le moustique rata un tacle.
« Tu peux même parler à un écran TV à travers une vitrine, et on te répond. Tu connais Rod Stewart ? Il m’a offert ce petit bout de papier et maintenant, mon cerveau arrive à capter six émissions de télé, deux Danois et un groupe de musiciens, tout ça en même temps. Il y a longtemps que cette substance aurait dû être légalisée, Moustique, qu’en dis-tu ? L’île aux enfants ! »
Des images de véliplanchistes, d’une femme en larmes et de morceaux d’un shorty jaune portant des traces de morsure apparurent dans le cadre d’un journal télévisé.
« C’est le Grand Revenant, qui a quitté son aquarium pour aller prendre l’air, Moustique. Déjeuner en plein air[15]. Ah, ah ! »
Sur le poste voisin, la tresse orange de la police flottait dans le vent en bordure d’une forêt, tandis que des policiers en uniforme allaient et venaient, des sacs en plastique à la main. Puis un grand visage pâle emplit l’écran. C’était une mauvaise photo d’identité d’une jeune fille blonde pas belle. Elle avait une expression de tristesse dans le regard, comme si elle était désolée de ne pas être plus jolie.
« Jolie, dit Harry. Drôle de truc, ça. Tu savais que… »
Lebie passa dans le champ de la caméra, derrière un policier que l’on interviewait.
« Bon Dieu ! cria Harry. Merde ! » Il abattit la paume d’une main contre la vitre.
« Monte le son ! Hé, là-dedans, plus fort ! Quelqu’un… »
L’image avait cédé la place à une carte météo de la côte est de l’Australie. Harry écrasa son nez contre la vitre, et vit dans un écran éteint le reflet du visage de John Belushi.
« Est-ce que c’est seulement quelque chose que je me suis imaginé, Moustique ? N’oublie pas que je suis sous l’emprise d’un hallucinogène particulièrement puissant, en ce moment. »
Le moustique tenta un dribble, mais se fit piquer la balle.
« Ressaisis-toi ! Ressaisis-toi pour de bon ! »
« Laissez-moi entrer ! Il faut que je lui parle…
– Rentre dessaouler chez toi. Les pochards… Hé !
– Lâche-moi. Je te dis que je suis un ami de Birgitta, elle travaille au bar.
– Ça, on le sait, mais notre job, c’est de faire en sorte que les gens comme toi restent dehors, tu vois, blondie ?
– Aïe !
– Va-t’en sans faire d’histoires, ou il me faudra te péter le br… Ouff ! Bob ! Bob !
– Désolé, mais je commence à en avoir marre, qu’on me touche. À la revoyure.
– Qu’est-ce qu’il y a, Nickie ? C’est lui, là-bas ?
– Shit ! Laisse-le filer. Il s’est juste débattu et m’en a mis un dans l’estomac. Aide-moi un peu, veux-tu…
– Si tu veux mon avis, cette putain de ville part en couille. Tu as vu les infos, ce soir ? Encore une fille violée et butée. On l’a retrouvée cet après-midi, dans le Centennial Park. Je crois que je ne vais pas tarder à rentrer à Melbourne. »
Harry se réveilla avec un mal de crâne phénoménal. La lumière lui piquait les yeux, et il eut à peine le temps de se rendre compte qu’il était étendu sous une couverture avant de devoir se jeter sur le côté. Les spasmes se succédaient à un rythme soutenu, et le contenu de son estomac éclaboussa le sol de ciment. Il retomba sur le banc et sentit la brûlure de la bile dans ses narines tandis qu’il se posait la sempiternelle question : où est-ce que je peux bien être ?
Il se souvenait être entré dans Green Park, sous l’œil accusateur de la cigogne. Puis plus rien. À ce qu’il percevait, il se trouvait dans une pièce ronde, meublée de bancs le long des murs et de quelques tables en bois dans le milieu. Des outils, des pelles, des râteaux et un tuyau d’arrosage étaient suspendus aux murs, et une bouche d’évacuation perçait le sol au milieu de la pièce. La lumière déferlait à travers de nombreuses petites fenêtres sales, et un escalier métallique en colimaçon conduisait au niveau supérieur. Ce qui devait être une tondeuse électrique gisait sous l’escalier. Puis celui-ci se mit à trembler et à résonner. Un homme descendit.
« Bonjour, frère blanc », fit une voix grave qui lui rappela quelque chose. « Frère très blanc, dit-il quand il se fut approché. Ne bouge pas. »
C’était Joseph, l’Aborigène gris – l’homme du peuple des corbeaux.
Il ouvrit un robinet au mur, prit le jet et évacua le vomi.
« Où suis-je ? demanda Harry pour lancer la conversation.
– Dans Green Park.
– Mais…
– Dans le pavillon. Tu t’es endormi sur l’herbe, et la pluie menaçait, alors j’ai réussi à te traîner ici.
– Mais…
– Détends-toi. J’ai les clés. C’est mon deuxième foyer. » Il jeta un coup d’œil par une des fenêtres. « Il fait beau, aujourd’hui. »
Harry leva les yeux sur Joseph. Il avait l’air étonnamment en forme, pour un clochard.
« Ça fait un moment qu’on se connaît, avec le gardien, et on a ce qu’on pourrait appeler un arrangement spécial, expliqua Joseph. Il lui arrive de se prendre un jour de congé sans le signaler à la direction des espaces verts, et à ce moment-là, c’est moi qui m’occupe de ce qu’il y a à faire – ramasser un peu les ordures, vider les poubelles, tondre les pelouses, ce genre de choses. En échange, je peux squatter ici de temps en temps. Des fois, il y a même de quoi manger, ici, mais pas aujourd’hui, malheureusement. »
Harry essaya de trouver autre chose à dire que « mais… », et renonça. Joseph, en revanche, était d’humeur bavarde :
« Pour être honnête, ce qui me plaît le plus, dans cet arrangement, c’est que ça me permet de m’occuper. Ça remplit la journée, et fait que tu penses à autre chose, tu vois ? Il y a même des fois où j’ai l’impression de me rendre utile. »
Joseph fit un grand sourire et dodelina de la tête. Harry n’arrivait pas à croire que c’était la personne qu’il avait vue peu de temps avant dans un état quasi-comateux, sur un banc à l’extérieur, et avec qui il avait en vain essayé de communiquer.
« Je ne pouvais presque pas le croire, quand je t’ai vu hier, dit Joseph. Que tu étais la personne si sobre qui s’était fait taxer des cigarettes deux ou trois jours avant. Et hier, il était complètement impossible d’entrer en contact avec toi. Hé, hé !
– Touché », dit Harry.
Joseph disparut et revint avec une barquette de frites et un gobelet de coca. Il regarda Harry ingurgiter précautionneusement ce petit déjeuner simple mais étonnamment efficace.
« L’ancêtre du coca-cola a été inventé par un pharmacien américain qui voulait créer un remède contre la gueule de bois, dit Joseph. Mais il lui sembla qu’il avait loupé son coup, et il a cédé sa recette pour huit dollars. Si tu veux mon avis, on n’a encore rien inventé de plus efficace.
– Jim Beam, dit Harry entre deux bouchées.
– Oui, exception faite de Jim Beam. Et Jack, et Johnny, et quelques autres gonzes. Hé hé. Comment te sens-tu ?
– Mieux. »
Joseph posa deux bouteilles sur la table.
« Le vin rouge le moins cher de Hunter Valley, dit-il. Hé hé. Tu prends un verre avec moi, visage pâle ?
– Merci beaucoup, Joseph, mais le vin rouge, ce n’est pas vraiment mon… Tu n’as rien d’autre ? De brun, par exemple ?
– Tu crois que j’ai tout un stock, ou quoi ? »
Joseph sembla un peu vexé d’être rembarré sur une offre aussi généreuse.
Harry se redressa tant bien que mal. Il tenta de combler le gouffre dans sa mémoire, entre le moment où il pointait un pistolet sur Rod Stewart et celui où ils s’étaient littéralement tombés dans les bras l’un de l’autre avant de partager un peu d’acide. Il n’arrivait pas à se souvenir ce qui avait pu déclencher tant de joie sans mélange et de sympathie réciproque, exception faite de l’inévitable… Jim Beam. Au lieu de cela, il se souvenait avoir frappé le videur de l’Albury.
« Harry Hole, tu es un pochard affligeant », murmura-t-il.
Ils allèrent s’asseoir sur la pelouse, devant le pavillon. Le soleil piquait les yeux, et l’alcool de la veille piquait la peau, mais abstraction faite de cela, ce n’était en fait pas si mal. Une brise légère soufflait, et ils s’allongèrent sur le dos pour regarder les petits nuages blancs qui glissaient lentement dans le ciel.
« Il fait un temps idéal pour sauter, aujourd’hui, dit Joseph.
– Je n’ai pas l’intention de sauter, dit Harry. Je vais rester assis sans bouger, ou au pire faire quelques pas prudents. »
Joseph plissa les yeux face à toute cette lumière.
« Je ne pensais pas à ce genre de saut, je pensais à un saut dans le ciel. Skydiving – saut en parachute.
– Mazette, tu fais du parachutisme ? »
Joseph acquiesça.
Harry mit une main en visière au-dessus de ses yeux et regarda la voûte céleste.
« Et les nuages, là-haut ; ça ne pose pas de problème ?
– Aucun. Ce sont des cirrus, légers comme des plumes. Ils sont à plus de quinze mille pieds.
– Tu m’épates, Joseph. Pas que je sache à quoi doit ressembler un parachutiste, mais je n’avais pas vraiment l’impression qu’il puisse être…
– Un pochard ?
– Par exemple.
– Hé hé. C’est du pareil au même.
– Sérieux ?
– Est-ce que tu t’es déjà trouvé seul en l’air, Harry ? Tu as déjà volé ? Est-ce que tu as sauté de très, très haut, et senti l’air essayer de te porter, te recevoir et caresser ton corps ? »
Joseph avait déjà correctement entamé la première bouteille, et sa voix s’était enrichie d’un timbre chaud.
Le regard brûlant, il décrivit à Harry la beauté d’un saut en chute libre :
« Ça réveille tous les sens. Tout ton corps te crie que tu ne peux pas voler. “Mais je n’ai pas d’ailes”, te crie-t-il en essayant de couvrir le boucan de l’air qui siffle dans tes oreilles. Ton corps est persuadé qu’il va mourir et tire tous les signaux d’alarme – réveille complètement tous tes sens pour savoir si l’un d’entre eux arrive à trouver une issue. Ton cerveau devient l’ordinateur le plus puissant qui soit, il enregistre tout ; ta peau sent la température qui monte au fur et à mesure que tu tombes, tes oreilles sentent la pression qui augmente, et aucune ride ni aucune nuance chromatique ne t’échappe dans la carte que tu as sous toi. Tu peux même sentir la planète qui s’approche. Et si, à ce moment-là, tu arrives à repousser la peur de la mort au second plan, Harry, tu es pour un instant un ange, à tes propres yeux. Tu vis une vie entière en quarante secondes.
– Et si tu n’arrives pas à repousser cette peur de la mort ?
– Il ne s’agit pas de la repousser complètement, juste de la mettre au second plan. Parce qu’elle doit être présente, comme un son clair et perçant, comme de l’eau froide contre la peau. Ce n’est pas la chute, mais la peur de mourir, qui réveille les sens. Elle apparaît d’un coup, comme un rush dans tes veines, au moment où tu quittes l’avion. Comme se piquer. Elle se mélange ensuite à ton sang, et te rend bienheureux et fort. Si tu fermes les yeux, tu peux la voir comme un beau serpent venimeux qui te regarde de ses yeux reptiliens.
– Tu parles de ça comme si c’était une drogue, Joseph.
– Mais c’est une drogue ! répondit Joseph qui gesticulait maintenant à qui-mieux-mieux. C’est exactement ça. Tu veux que la chute dure toujours, et quand tu auras sauté un certain nombre de fois, tu remarqueras qu’il t’est de plus en plus difficile de tirer sur la poignée d’ouverture du parachute. Tu finiras par avoir peur de prendre une overdose, un jour, et de ne pas tirer sur la poignée, et là, tu arrêtes de sauter. Et c’est là que tu te rends compte que tu es devenu dépendant. L’abstinence te déchire, la vie te semble dénuée de sens, triviale, et tu te retrouves à nouveau tassé derrière le pilote dans un vieux Cessna qui met des plombes à monter jusqu’à dix mille pieds, ce qui ne l’empêche pas de te grignoter toutes tes économies. »
Joseph inspira profondément et ferma les yeux.
« En bref, Harry, c’est du pareil au même. La vie devient un enfer, mais l’autre option est encore pire. Hé hé. »
Joseph se dressa sur un coude et but une bonne gorgée de vin.
« Je suis un oiseau qui ne sait plus voler. Tu sais ce que c’est qu’un émeu, Harry ?
– An Australian ostrich – une autruche australienne.
– Tu en sais, des choses… »
Quand Harry ferma les yeux, il eut l’impression d’entendre la voix d’Andrew.
Parce que c’était bien sûr Andrew qui était dans l’herbe à côté de lui, et qui psalmodiait sans suite à propos de choses plus ou moins importantes.
« Est-ce que tu connais l’histoire qui raconte pourquoi l’émeu ne sait pas voler ? »
Harry secoua la tête.
« O. K., écoute bien, Harry. Au temps des rêves, l’émeu avait des ailes, et il savait voler. Il habitait avec sa femme près d’un lac, et sa fille avait épousé Jabiru, la cigogne. Un jour, Jabiru et sa femme étaient allés pêcher, et ils avaient fait une grosse et belle prise ; ils mangèrent presque tout, et oublièrent sur l’instant de mettre les plus beaux morceaux de côté pour les beaux-parents, comme ils le faisaient d’habitude. Quand la fille alla voir ses parents avec le poisson qui restait, le père émeu piqua une colère noire. “Est-ce que je ne vous donne pas toujours les meilleurs morceaux, quand je reviens de la chasse ?” dit-il ; il attrapa son gourdin, une lance et vola jusqu’à Jabiru pour lui filer une volée de bois vert.
« Jabiru n’avait toutefois pas l’intention de se faire taper dessus sans résistance, et il décrocha une grosse branche avec laquelle il désarma le père. Puis il le frappa d’abord à gauche, puis à droite, lui brisant les deux ailes. L’émeu se remit péniblement debout et jeta sa lance sur le mari de sa fille. Elle se planta dans son dos et ressortit par sa bouche. Ivre de douleur, la cigogne vola jusqu’aux marécages, où il apparut par la suite que la lance était utile pour attraper du poisson. L’émeu se retira dans les plaines sèches, où on peut encore le voir courir en agitant ses courtes ailes brisées, incapable de voler. »
Joseph porta la bouteille à ses lèvres, mais n’en tira que quelques gouttes. Il jeta un regard peiné à la bouteille, et la reboucha. Puis il ouvrit l’autre.
« Et elle est à peu près comme celle-là, ton histoire, Joseph ?
– Eh bien… »
La bouteille glouglouta, et il fut prêt :
« J’ai bossé comme moniteur de parachutisme pendant huit ans, à Cessnok. On faisait une chouette bande, super soudée. Personne n’est devenu riche comme ça, ni nous, ni les proprios, le club ne tournant que grâce à l’enthousiasme collectif. On dépensait l’argent de nos leçons pour nos propres sauts. J’étais un bon moniteur. Certains disent que j’étais le meilleur. Pourtant, ils m’ont supprimé mon brevet à cause d’un épisode malheureux. Ils ont prétendu que j’étais ivre lors d’un saut avec un élève. Comme si j’allais laisser l’alcool saboter un saut.
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Comment ça ? Tu veux les détails ?
– Tu es pressé ?
– Hé hé. Oui, on peut le dire. »
La bouteille brilla dans le soleil.
« O. K., voilà comment ça s’est passé. C’est un malheureux concours de circonstances, complètement improbable, qui est à l’origine de tout ça, et pas un ou deux petits remontants. Pour commencer, il y avait le temps. Au moment où nous avions décollé, il y avait une couche de nuages, à environ huit mille pieds. Ça ne pose pas de problème, quand les nuages sont aussi hauts, parce que ce n’est pas avant quatre mille pieds que tu dois tirer la poignée. Le plus important, c’est que l’élève voie le sol une fois le parachute ouvert, pour qu’il n’aille pas se paumer du côté de Newcastle, et pour qu’il puisse voir les signaux au sol ; qui lui disent comment il doit manœuvrer en fonction du vent et du terrain pour pouvoir atterrir bien comme il faut dans la zone prévue, tu vois ? Au moment de décoller, il y avait d’autres nuages qui arrivaient, c’est vrai, mais ils avaient l’air d’être encore assez loin. Le problème, c’est que le club avait un vieux Cessna qui tenait à grand renfort de scotch, de prières et de bonne volonté. Il fallait plus de vingt minutes pour arriver jusqu’à dix mille pieds, d’où on devait sauter. Le vent s’est levé après le décollage, et quand on a eu dépassé les nuages qui étaient à huit mille pieds, la seconde couche de nuages est arrivée sous la première, sans qu’on s’en rende compte. Tu vois un peu ?
– Vous n’aviez pas de contact radio avec le sol, ils ne pouvaient pas vous prévenir, de ces nuages bas ?
– La radio, ouais. Hé hé. Ça aussi, c’est quelque chose qu’on a dû étouffer, par la suite, que le pilote passait toujours les Stones à fond dans le cockpit, quand on s’approchait des dix mille pieds, histoire d’aiguillonner les élèves, pour remplacer la trouille qu’ils pouvaient éprouver par de l’agressivité. S’ils ont signalé quelque chose via la radio, ce n’est en tout cas pas nous qui pouvions l’entendre.
– Et vous n’avez même pas fait un dernier contrôle avec les gars qui étaient au sol, avant de sauter ?
– Harry. Ne me complique pas les choses, elles le sont suffisamment comme ça. O. K. ?
– O. K.
– Le deuxième problème, c’est qu’on a déconné avec l’altimètre. En principe, il faut le réinitialiser avant le décollage, pour qu’il montre l’altitude comme la distance qui nous sépare du sol. Juste avant le moment de sauter, je me suis rendu compte que j’avais oublié mon altimètre, mais comme le pilote avait toujours tout son barda pour sauter, je lui ai emprunté le sien. Il avait aussi peur que nous qu’un jour, l’avion décide de tomber en morceaux. On était déjà à dix mille pieds, et en baissant les Stones, le pilote a compris que la radio nous prévenait que des nuages bas arrivaient, mais pas qu’ils étaient déjà présents. C’est pour ça qu’on a dû faire vite. Il a fallu que je me dépêche d’aller sur l’aile, et je n’ai pas eu le temps de comparer ce qu’indiquait mon altimètre avec ce qu’indiquait celui de mon élève – dont j’avais bien sûr vérifié qu’il était réinitialisé avant le décollage. Je partais quand même du principe que celui du pilote donnait des indications plus ou moins valables, même s’il ne le réinitialisait pas à chaque fois. Mais bon, ça ne m’a pas inquiété plus que ça. Quand, comme moi, tu en es à plus de cinq mille sauts, tu sais de toute façon évaluer la hauteur visuellement, à la louche, rien qu’en regardant en bas.
« On était sur l’aile, l’élève avait déjà fait trois sauts plus qu’honnêtes, alors je ne m’inquiétais pas. Pas de problème au moment de sauter, nous étions bras et jambes écartés, et il avait une bonne assiette quand on a traversé à toute vitesse la première couche de nuages. J’ai été un peu surpris de voir une autre couche en dessous, mais je m’étais dit qu’on n’avait qu’à faire les exercices prévus, et vérifier l’altitude juste avant d’atteindre la seconde couche de nuages.
L’élève a fait quelques rotations à quatre-vingt-dix degrés et quelques déplacements horizontaux corrects avant qu’on ne reprenne la position initiale, en X. Mon altimètre indiquait six mille pieds quand l’élève a approché la main de sa poignée, alors je lui ai fait signe d’attendre. Il m’a regardé, mais ce n’est pas évident de lire l’expression d’un type qui a les joues et les lèvres qui battent dans le vent autour de ses oreilles, comme du linge sur sa corde en pleine tempête. »
Joseph fit une pause, et hocha la tête d’un air satisfait.
« Du linge sur sa corde en pleine tempête, répéta-t-il. Mazette, jolie formule. Tchin. »
Le cul de la bouteille prit le chemin des airs.
« Mon altimètre indiquait cinq mille pieds quand on est arrivés à la seconde couche de nuages, poursuivit-il après avoir repris son souffle. Il nous restait mille pieds avant d’ouvrir le parachute. J’ai agrippé l’élève et je n’ai plus quitté mon altimètre des yeux, pour le cas où la couche aurait été plus épaisse que prévu et où nous aurions dû ouvrir le parachute dans les nuages, mais on en est sortis aussitôt. J’ai senti que mon cœur s’arrêtait quand j’ai vu le sol galoper vers nous : les arbres, l’herbe, le bitume, c’était comme zoomer à toute vitesse. J’ai tout de suite tiré les deux poignées. S’il y avait eu un problème avec nos parachutes classiques, on n’aurait absolument pas eu le temps d’ouvrir nos parachutes de secours. On s’est aperçu que les nuages bas étaient en réalité à une altitude d’environ deux mille pieds. Les mecs au sol avaient pas mal pâli quand ils nous avaient vus sortir des nuages sans parachute. Cet imbécile d’élève a en plus cédé à la panique après l’ouverture de son parachute, et il a réussi à aller se foutre dans un arbre. Ça, ça s’est bien passé, mais il est resté suspendu à quatre mètres du sol, et au lieu d’attendre qu’on vienne l’aider, il a détaché son baudrier, il est tombé et s’est pété une quille. Il s’est plaint, a dit que je sentais l’alcool, et c’est la direction du club qui a statué. J’ai été radié, à vie. »
Joseph acheva la deuxième bouteille.
« Et après, Joseph ? »
Il balança la bouteille.
« Ça. Alloc, mauvaises fréquentations, et pinard. » Son élocution commençait à être pâteuse. « Ils m’ont cassé les ailes, Harry. Je fais partie du peuple des corbeaux, je ne suis pas fait pour vivre comme un émeu. »
Dans le parc, les ombres s’étaient ratatinées avant de s’allonger à nouveau. Harry se réveilla en sentant Joseph penché sur lui.
« Je me tire chez moi, Harry. Tu veux peut-être récupérer un ou deux trucs dans le pavillon, avant que je me taille ?
– Ah, merde. Mon pistolet. Et ma veste. »
Harry se leva. Il était grand temps de se trouver un coup à boire. Après que Joseph eut refermé la porte, ils restèrent un moment devant le pavillon, à passer d’un pied sur l’autre, et à se mordiller bruyamment les lèvres.
« Alors, tu comptes rentrer bientôt en Norvège ? demanda Joseph.
– Oh, d’un jour à l’autre.
– J’espère que tu ne rateras pas ton avion, la prochaine fois.
– Je me suis dit que j’allais appeler la compagnie aérienne cet après-midi. Et le boulot. Ils doivent se demander ce que je suis devenu.
– Merde ! » fit Joseph en se frappant le front. Il sortit à nouveau ses clés. « Je crois qu’il y a trop de tanins dans mon rouge. Il me ronge les neurones. Je n’arrive jamais à me souvenir si j’ai éteint ou non la lumière, et ça rend le gardien hystérique de retrouver la lumière allumée. »
Il ouvrit la porte. La lumière était éteinte.
« Hé hé. Tu sais comment c’est, quand tu connais un endroit par cœur, tu éteins la lumière machinalement, sans y penser. Et ensuite, tu es infoutu de te souvenir si tu as éteint ou pas… Quelque chose ne va pas, Harry ? »
Harry s’était figé et regardait Joseph, interdit.
« La lumière, dit-il simplement. Elle était éteinte. »
Le gardien du St George’s Theatre secouait la tête, atterré, tout en resservant Harry en café.
« Je n’ai jamais vu rien de t-tel. C’est complet presque tous les soirs. Quand ils présentent ce numéro, avec la guillotine, les gens deviennent fous, ils se mettent à crier et à p-piquer des crises. On a même une nouvelle affiche : « La guillotine de la mort – Vue à la TV et dans les journaux – Elle a déjà tué… » Je n’en reviens pas, elle est devenue le clou du spectacle. B-b-bizarre.
– Bizarre. Alors comme ça, ils ont trouvé un remplaçant à Otto Rechtnagel, et ils n’ont rien changé au spectacle ?
– Quasiment rien. Ils n’ont jamais approché un tel s-succès auparavant.
– Et ce numéro, avec le chat qui se fait tirer dessus ?
– Ils l’ont supprimé. Ça n’a pas trop marché. »
Harry se tortilla. La sueur dégoulinait sous sa chemise.
« Non, d’ailleurs, je n’ai pas vraiment compris pourquoi ils présentaient ce numéro…
– C’était l’idée de Rechtnagel. J’ai tenté ma chance comme clown, quand j’étais jeune, ce qui fait que j’aime bien garder un œil sur ce qui se passe sur scène, quand il s’agit de numéros de cirque, et je me souviens que ce numéro ne faisait pas partie du spectacle avant le dernier jour de répétitions, la veille du spectacle.
– Je m’étais bien douté que c’était Otto, qui était derrière… »
Il gratta son menton rasé de près.
« Il y a une chose qui me chiffonne, et je me demandais si tu pourrais m’aider. Il est possible que je sois complètement à côté de la plaque, mais écoute juste, et dis-moi ce que tu en penses : Otto sait que je suis dans le public, il sait quelque chose que je ne sais pas, et il doit essayer de me le faire comprendre, sans pouvoir me le dire tout de go. Pour tout un tas de raisons. Peut-être parce qu’il est lui-même impliqué. C’est à mon égard qu’il fait ce numéro. Il veut me faire comprendre que celui que je chasse, chasse lui-même, et que c’est quelqu’un comme moi, un collègue. Je sais que c’est un peu tordu, mais tu sais bien à quel point Otto pouvait être excentrique. Qu’en dis-tu ? Ça lui ressemble ? »
Le gardien regarda longtemps Harry, sans rien dire.
« Je dis que tu devrais reprendre un peu de c-café. Ce numéro n’était pas destiné à te raconter quoi que ce soit. C’est un numéro classique de Jandy J-jandas-chewsky, et n’importe qui dans ce milieu te le dira. Et c’est t-tout. Désolé si ça fout tes théories en l’air, mais…
– Bien au contraire, répondit Harry, soulagé.
C’était en fait une réponse dans ce genre, que j’espérais. Comme ça, je peux balayer cette théorie en toute quiétude. Tu as encore du café, tu as dit ? »
Il demanda à voir la guillotine, et le gardien le mena à la remise.
« J’ai encore des frissons quand j’entre là-dedans, mais maintenant, au moins, j’arrive à dormir, la n-nuit, dit le gardien avant d’ouvrir la porte. On a briqué la pièce pendant deux jours. »
Une bouffée d’air froid les accueillit lorsque la porte s’ouvrit.
« Remettez vos fringues » cria le gardien, et il alluma la lumière. La guillotine trônait au milieu de la pièce, couverte d’un drap, comme une diva au repos.
« Remettez vos fringues ?
– Oh, c’est juste une blague interne. On a l’habitude de crier ça, au St George’s Theatre, quand on entre dans une pièce s-sombre. Ouais.
– Pourquoi ? » Harry souleva le drap et éprouva le tranchant de la lame.
« Oh, c’est une vieille histoire à la con, qui date des années s-soixante-dix. Le directeur, à l’époque, était belge, Albert Mosceau, un type au caractère bien trempé, mais nous autres qui travaillions pour lui, on l’aimait bien, un véritable homme de théâtre, Dieu ait son âme. On dit bien que les gens de théâtre sont d’affreux coureurs de jupons et des l-libertins, et c’est peut-être vrai, ouais, je ne fais que dire les choses comme elles sont. Quoi qu’il en soit, à l’époque, on avait un comédien renommé et de belle prestance, qui jouait dans la troupe, et qui était un vieux taureau en rut – je ne nommerai personne. Les femmes se pâmaient, et les hommes étaient verts de jalousie. Il nous arrivait de temps à autre de recevoir des gens qui demandaient à visiter le théâtre, et un jour, le guide est entré dans la remise en compagnie d’un groupe scolaire ; il a allumé la lumière, et ils sont tombés sur le taureau en rut, sur le canapé rococo qu’on utilisait dans La ménagerie de verre, Tennessee Williams, en pleine action avec une des nanas de la cantoche.
« Le guide aurait bien sûr pu sauver la situation, parce que l’acteur en question – je ne nomme toujours personne – leur tournait le dos. Mais le guide était un jeune vaurien qui espérait devenir un jour comédien, et comme la plupart des gens du théâtre, c’était un demeuré vaniteux. C’est pourquoi ce type ne portait pas de lunettes en dépit d’une myopie carabinée. Enfin bref, il n’a pas vu qu’il se passait des choses sur le canapé, et il a dû croire que la foule qui se massait d-d’un seul coup à la porte n’était pas là pour autre chose que pour son talent inné de conteur, ou un truc comme ça. Quand le guide a continué imperturbablement à parler de Tennessee Williams, le v-vieux bouc s’est mis à gueuler, tout en veillant à ce qu’on ne voie pas son visage, juste son cul poilu. Mais le guide a reconnu sa voix, et il a dit : “Tiens, vous êtes là, Bruce Lieslington ?” »
Le gardien se mordit l’intérieur de la joue.
« Ou-oups… »
Harry éclata de rire et leva les deux mains : « Ne t’en fais pas, je ne sais déjà plus comment il s’appelait.
– Quoi qu’il en soit. Le l-lendemain, Mosceau a convoqué tout le monde. Il a rapidement expliqué ce qui s’était passé, et ajouté qu’il prenait ça très à cœur. “On ne peut pas se permettre ce genre de publicité, a-t-il dit. C’est pourquoi je me vois dans l’obligation de supprimer sur-le-champ ce genre de v-v-visites.” »
Le rire du gardien se répercuta entre les murs de la remise. Harry ne put s’empêcher de sourire. Seule la diva de bois et d’acier demeura silencieuse et imperturbable.
« Dans ce cas, je comprends pourquoi vous criez “remettez vos fringues”. Et ce malheureux guide, qu’est-ce qu’il est devenu ? Il a fini par devenir comédien ?
– Malheureusement pour lui, et heureusement pour le théâtre : n-non. Mais il a continué dans cette branche, et il est aujourd’hui ingénieur du s-son, ici, au St Georges. Oui, j’avais oublié, c’est vrai que tu l’as rencontré… »
Harry inspira lentement. Ça grognait, et les chaînes étaient secouées, en bas. Bon Dieu, bon Dieu, qu’est-ce qu’il faisait chaud !
« Oui. Oui, c’est vrai. Il a des lentilles, maintenant, c’est ça ?
– Nan. Il prétend qu’il travaille mieux quand il v-voit la scène un peu flou. Il dit que comme ça, il peut se concentrer sur l’ensemble, sans se laisser obnubiler par les détails. C’est vraiment un mec b-bizarre.
– Un mec bizarre », répéta Harry.