16

Des kangourous morts,

une perruque et un enterrement

 

 

Kristin était revenue à Oslo après quelques années. Harry avait appris par des amis qu’elle avait une fille de deux ans, mais qu’elle avait abandonné l’Anglais à Londres. Et puis, un soir, il l’avait vue au Sardines. De plus près, il avait vu à quel point elle avait changé. Sa peau était blanche et ses cheveux pendaient, sans vie, devant son visage. Quand elle se rendit compte de sa présence, son visage se barra d’une sorte de sourire horrifié. Il salua Kjartan, « un ami musicien » qu’il avait l’impression de reconnaître. Elle parlait vite et nerveusement de choses triviales, et ne laissa pas à Harry l’occasion de poser les questions qu’elle savait inévitables. Puis elle parla de ses projets, mais ses yeux n’exprimaient rien, et les moulinets exubérants de la Kristin dont il se souvenait avaient cédé la place à des mouvements lents et apathiques.

À un moment donné, Harry eut l’impression qu’elle pleurait, mais il était déjà tellement bourré qu’il ne pouvait pas être catégorique là-dessus.

Kjartan était parti, puis revenu, et avait murmuré quelque chose à l’oreille de Kristin avant de se libérer de son étreinte en adressant un sourire condescendant à Harry. Tout le monde avait fini par partir, et Harry et Kristin étaient restés seuls dans la salle vide, au milieu des paquets de cigarettes et des débris de verre, jusqu’à ce qu’on les mît à la porte. Il était difficile de dire qui avait soutenu qui vers la sortie, et lequel des deux avait proposé l’hôtel mais toujours est-il qu’ils avaient atterri au Savoy, où ils avaient torpillé le mini-bar avant de se coucher. Par simple devoir, Harry avait fait une vaine tentative pour la pénétrer, mais il était trop tard. Bien sûr, qu’il était trop tard. Kristin avait enfoui son visage dans l’oreiller, et elle pleurait à chaudes larmes. À son réveil, Harry avait filé à l’anglaise, et pris un taxi jusqu’au Postkaféen qui ouvrait une heure avant les autres débits de boisson. Et où il avait ressassé la vitesse du temps qui passe.

 

« Oui ?

– Désolé de téléphoner si tard, Lebie. C’est Harry Holy.

– Holy ? Fichtre. Quelle heure est-il, en Norvège ?

– Je ne sais pas. Écoute, je ne suis pas en Norvège. Il y a eu une merde avec mon avion.

– C’est-à-dire ?

– Il est parti un peu trop tôt, si on peut dire, et ça n’a pas été facile de trouver une autre place. Il me faudrait de l’aide pour deux ou trois trucs.

– Je t’écoute.

– Il faut qu’on se retrouve à l’appartement d’Otto Rechtnagel. Prends un pied de biche, si tu n’es pas très doué avec les passe-partout.

– O. K. Tout de suite ?

– Ce serait super. Merci, mon pote.

– De toute façon, je dormais mal… »

« Allo ?

– Docteur Engelsohn ? Il s’agit d’un cadavre, je m’appelle…

– Je n’ai strictement rien à foutre de comment vous vous appelez, il est… trois heures du matin, et vous pouvez vous adresser au médecin de garde, le docteur Hansson. Bonne nuit. »

 

« Vous êtes sourd ? J’ai dit bo…

– C’est Holy. Soyez gentil, ne me raccrochez pas à nouveau au nez. »

« Le Holy ?

– Je suis heureux que vous ayez l’air de vous souvenir de mon nom, docteur. J’ai trouvé quelque chose d’intéressant dans l’appartement où on a retrouvé le corps d’Andrew Kensington. Il faut que je le voie, enfin, les vêtements qu’il portait quand on l’a retrouvé. Vous les avez encore, n’est-ce pas ?

– Oui, mais…

– Rendez-vous devant la morgue, dans une demi-heure.

– Mon cher M. Holy, je ne vois vraiment pas pourquoi…

– Évitez-moi d’avoir à le répéter, docteur. Radiation de l’ordre des médecins, demande de dommages et intérêts de la part des proches, pub d’enfer dans les journaux… Voulez-vous que je continue ?

– De toute façon, je ne peux pas y être dans une demi-heure.

– Il y a très peu de circulation, à cette heure-ci, docteur. J’ai comme l’impression que vous y arriverez. »

 

McCormack entra dans son bureau, referma la porte derrière lui et prit sa place devant la fenêtre.

Le temps estival instable de Sydney était égal à lui-même, il avait plu toute la nuit. McCormack avait plus de soixante ans, il avait dépassé l’âge de la retraite dans la police, et avait petit à petit commencé à parler tout seul dans ses moments solitaires, à la façon des retraités.

C’était la plupart du temps des réflexions à caractère quotidien qu’il pensait être le seul à apprécier à leur juste valeur. Comme par exemple : « Tiens, tiens, on dirait que le temps se lève, aujourd’hui aussi, bien-bien-bien. » Il se hissa plusieurs fois de suite sur la pointe des pieds, tout en regardant sa ville. Ou bien : « Premier arrivé, aujourd’hui aussi, bien-bien-bien. »

Ce ne fut qu’après avoir suspendu sa veste dans le placard qu’il avait derrière son bureau qu’il prit conscience que des sons lui parvenaient du canapé. Un homme tentait tant bien que mal de passer de la position allongée à la position assise.

« Holy ? s’exclama McCormack, estomaqué.

– Excusez-moi, Sir. J’espère que vous ne m’en voulez pas d’avoir utilisé le canapé…

– Comment es-tu entré ?

– Je n’ai jamais trouvé le temps de rendre le badge d’accès, et le planton de nuit m’a laissé entrer. Votre porte était ouverte, et comme c’est vous que je venais voir, j’ai pioncé ici.

– Tu devrais être en Norvège. Ton chef a appelé. Tu as une tronche à faire peur, Holy.

– Qu’avez-vous répondu, Sir ?

– Qu’a priori, tu allais rester ici pour assister aux funérailles de Kensington. En tant que représentant de la Norvège.

– Mais comment…

– Tu avais donné notre numéro à la compagnie aérienne, alors quand ils ont appelé une demi-heure avant le départ parce qu’ils ne t’avaient pas vu te pointer, on n’a pas eu besoin de me faire un dessin. Un coup de fil au directeur du Crescent Hôtel, avec qui j’ai eu une conversation qui restera confidentielle, m’a éclairé sur le reste. Nous avons essayé de te joindre, mais sans succès. Je sais comment c’est, Holy, et je propose qu’on n’en fasse pas tout un fromage. Tout le monde sait que c’est une réaction normale, après ce genre d’épreuve. Le plus important, c’est que tu aies retrouvé tes esprits, et qu’on puisse te mettre dans un avion.

– Merci beaucoup, Sir.

– Je t’en prie. Je vais demander à ma secrétaire de passer un coup de fil à la compagnie aérienne.

– Juste deux ou trois petites choses, avant, Sir. On a un peu travaillé, cette nuit, et les résultats définitifs ne seront pas connus avant que les types de la police scientifique ne viennent vérifier, mais j’ai peu de doutes quant aux conclusions, Sir.

 

En dépit du graissage, le vieux ventilateur avait finalement rendu l’âme, et avait été remplacé par un nouveau, plus grand et pratiquement silencieux. Harry constatait que la vie continuait, même en son absence.

Parmi les présents, seul Wadkins et Yong n’étaient pas au courant des détails, mais Harry reprit depuis le début.

« Nous n’y avons pas pensé quand nous avons trouvé Andrew, parce qu’on était au milieu de la journée. Je n’y ai même pas pensé quand on m’a communiqué l’heure du décès. Ce n’est que plus tard que ça m’a frappé : la lumière était éteinte chez Otto Rechtnagel. Si les choses se sont réellement passées comme on l’a supposé jusqu’à maintenant, on peut les résumer comme ça : Andrew a éteint la lumière, près de la porte du salon, puis il est allé à tâtons jusqu’à la chaise, sous l’emprise de l’héroïne et dans une pièce où il fait évidemment plus noir que dans un four, à deux heures du matin, il a grimpé sur la chaise bancale et a attrapé le nœud coulant, au-dessus de lui. »

Le silence qui suivit démontra que même les nouvelles technologies sont difficilement en mesure de concevoir des ventilateurs qui ne fassent pas un bruit horripilant, aussi faible soit-il.

« Ça a l’air farfelu, oui, dit Wadkins. Il ne faisait peut-être pas si noir que ça, l’éclairage public, ou une autre lumière venue de l’extérieur, rend peut-être la pièce moins sombre, la nuit.

– Lebie et moi y étions, la nuit dernière, à deux heures, pour vérifier. Il y faisait noir comme dans une tombe.

– Est-ce que la lumière ne pouvait pas être allumée, quand vous êtes arrivés, sans que vous le remarquiez ? demanda Yong. Vous avez dit qu’il faisait plein jour. Peut-être que quelqu’un de la police a éteint la lumière, ensuite.

– On a dépendu Andrew en coupant le fil, répondit Lebie. Je ne voulais pas prendre une châtaigne, c’est pour ça que j’ai vérifié que la lumière était bien éteinte.

– Bon, dit Wadkins. Supposons qu’il préférait se pendre dans le noir ; ça fait de Kensington un mec un peu spécial, qu’est-ce que ça nous apprend d’autre ?

– Mais il ne s’est pas pendu dans le noir », dit Harry. On entendit McCormack se racler la gorge, depuis le fond de la pièce.

« Voici ce que nous avons trouvé dans l’appartement de Rechtnagel, dit Harry en tenant une ampoule électrique devant lui. Vous voyez la tache brune, là ? C’est de la rayonne brûlée, calcinée. » Il brandit un vêtement blanc. « Et voici la chemise que portait Andrew quand on l’a retrouvé. Ne pas repasser. Soixante pour cent rayonne. Cette fibre fond à deux cent soixante degrés Celsius. Il fait environ quatre cent cinquante degrés à la surface d’une ampoule. Vous voyez, la tache marron, sur la poche de poitrine ? C’est là que l’ampoule appuyait sur la chemise d’Andrew, quand on l’a trouvé.

– Tes connaissances en physique m’impressionnent, Holy. Dis-nous voir ce qui s’est passé, selon toi ?

– De deux choses l’une. Quelqu’un a pu passer avant nous, voir Andrew pendu, éteindre la lumière et repartir. Le problème, c’est que les deux seules clés qu’on connaisse à cet appartement ont été retrouvées l’une sur Andrew et l’autre sur Otto.

– Il y a des serrures à fermeture automatique, à cet appartement, non ? fit remarquer Wadkins. Cette personne a peut-être ouvert, avant de mettre la clé dans la poche d’An… non, c’est vrai, à ce moment-là, Andrew n’était pas encore entré. »

Wadkins rougit légèrement.

« Ce n’est pourtant peut-être pas si absurde. Ma théorie, c’est qu’Andrew n’avait pas la clé de l’appartement, loin de là, mais qu’il a pu entrer grâce à quelqu’un qui était déjà présent, ou qui est arrivé en même temps que lui, quelqu’un qui avait l’autre clé. Cette personne était sur les lieux quand Andrew est mort. Ensuite, il a mis la clé dans la poche d’Andrew pour faire croire que celui-ci était entré par ses propres moyens. Le fait que cette clé ne soit pas sur un trousseau, avec les autres, tendrait à le confirmer.

Ensuite, il a éteint, et est parti en sachant que personne ne pourrait entrer sans clé. »

Un ange passa.

« Est-ce que tu es en train de nous dire qu’Andrew Kensington a été tué ? demanda Wadkins. Et si oui : comment ?

– Je crois qu’on a d’abord forcé Andrew à s’injecter une dose d’héroïne, une overdose, vraisemblablement sous la menace d’une arme.

– Est-ce qu’il n’est pas possible qu’il se la soit injectée tout seul, avant d’arriver ? demanda Yong.

– Tout d’abord, je ne crois pas qu’un toxicomane qui se maîtrise aussi bien que le faisait Andrew puisse se flanquer une overdose comme ça, par accident. Ensuite, Andrew n’avait plus assez de drogue pour se coller une overdose.

– Alors pourquoi l’avoir pendu ?

– La technique de l’overdose ne relève pas des sciences exactes. Il n’est pas toujours à la portée du premier venu de dire comment va réagir un corps mithridatisé. Il aurait peut-être survécu jusqu’à ce que quelqu’un le retrouve en vie. Le but du jeu, c’était bien de l’étourdir suffisamment pour qu’il ne résiste pas quand on le mettrait sur la chaise pour lui passer le fil autour du cou. Et puisqu’on parle du fil, Lebie ? »

Lebie manœuvra son cure-dents pour l’amener dans un coin de sa bouche, à force de gymnastique des lèvres et de la langue.

« On a demandé aux mecs du département technique d’y jeter un œil. Les fils qui pendent du plafond sont rarement nettoyés, n’est-ce pas, et nous pensions qu’il serait tout simple d’y trouver des empreintes. Mais le fil était aussi propre que… euh… »

Lebie agita une main devant lui.

« Quelque chose qui est très propre ? proposa Yong, en désespoir de cause.

– Exactement. Les seules empreintes qu’on a trouvées, c’est les nôtres.

– Donc, à moins qu’Andrew ait essuyé le fil avant de se pendre, il y a quelqu’un d’autre qui l’a fait pour lui. C’est ça, que vous nous dites ?

– Ça y ressemble, chef.

– Mais si ce type est aussi malin que vous le supposez, pourquoi est-ce qu’il éteint en partant ? demanda Wadkins en faisant de petits moulinets avec les bras et en regardant autour de la table.

– Parce que, répondit Harry, il le fait automatiquement, sans y penser. C’est ce que font les gens quand ils sortent de chez eux. Où d’un appartement dont ils ont la clé, et où ils ont l’habitude d’aller et venir comme ils veulent. »

Harry se renversa sur sa chaise. Il suait comme un goret et ne savait pas combien de temps il arriverait à attendre avant de s’en jeter un.

« Je crois que l’homme que l’on recherche est l’amant secret d’Otto Rechtnagel. »

 

Lebie entra dans l’ascenseur à la suite de Harry.

« Tu vas déjeuner ? demanda-t-il.

– J’y pensais.

– Ça t’ennuie, si je viens avec toi ?

– Absolument pas. »

Lebie était une compagnie idéale quand on souhaitait parler un minimum.

Ils s’installèrent à une table au Southern, dans Market Street. Harry commanda un Jim Beam. Lebie leva les yeux de son menu.

« Apportez-nous deux salades de barramundi[16] du café noir et du bon pain frais. » Harry regarda Lebie, étonné. « Merci, mais je crois que je ne vais rien prendre, pour l’instant, dit-il à l’adresse du serveur.

– Faites comme je vous dis, dit Lebie avec un sourire. Mon pote changera d’avis quand il aura goûté le barramundi que vous servez ici. »

Le serveur disparut et Harry regarda Lebie. Celui-ci avait posé ses deux mains bien à plat sur la table, doigts écartés, et son regard allait de l’une à l’autre, comme s’il cherchait une différence.

« Quand j’étais jeune, j’ai remonté la côte en stop, jusqu’à Cairns, dans la Grande Barrière de Corail, dit-il à ses deux mains glabres. Dans une auberge de jeunesse pour routards, j’ai rencontré deux jeunes Allemandes qui faisaient le tour du monde. Elles avaient loué une voiture, étaient venues depuis Sydney, et parlaient en détail de tous les endroits où elles étaient allées et de ceux où elles comptaient aller jusqu’à la fin de leur voyage. Il ressortait clairement que le hasard n’avait pas une place importante dans l’affaire. C’est peut-être caractéristique de l’esprit allemand. Alors, quand je leur ai demandé si elles avaient vu des kangourous, sur leur route, elles ont ri avec condescendance et m’ont dit que oui, bien sûr, elles en avaient vu. Sous-entendu : ça faisait partie de leur liste “on est allé là, on a fait ça”. “Vous vous êtes arrêtées, pour leur donner à manger ?” j’ai demandé, mais elles se sont regardées, déconcertées, et puis se sont tournées vers moi :

“Mais non !

– Pourquoi ? Ils sont très gentils, vous savez.

– Mais ils étaient morts !” »

Harry était si ahuri par le long soliloque de Lebie qu’il en oublia de rire. Les kangourous qui traversent n’importe comment sont un problème de circulation bien connu en Australie, et tous ceux qui sont allés conduire un peu en dehors des villes ont vu les cadavres de kangourous qui jonchent le bord des routes.

Le serveur revint et posa à boire devant Harry. Lebie regarda le verre.

« Avant-hier, j’ai vu une fille si mignonne que j’ai eu envie de lui caresser la joue et de lui dire quelque chose de gentil. Elle avait vingt et quelques années, portait une robe bleue et pas de godasses. Mais elle était morte. Comme tu le sais, elle était blonde, avait été violée, et des traces bleues au cou montraient qu’on l’avait étranglée.

« Et cette nuit, j’ai rêvé que ces cadavres de filles absurdement jeunes et inutilement belles emplissaient les fossés qui bordent les routes de toute l’Australie – de Sydney à Cairns, d’Adelaide à Perth, de Darwin à Melbourne. Et tout ça pour une seule et unique raison. Nous avions fermé les yeux parce que nous ne supportions pas la vérité. Nous n’avions pas fait assez. Nous nous étions autorisés à être faibles et humains. »

Harry voyait où Lebie voulait en venir. Le serveur arriva avec le poisson.

« Tu es celui qui l’a approché de plus près, Harry. C’est toi qui t’es collé l’oreille au sol, et tu peux peut-être reconnaître les vibrations de ses pas, s’il approche à nouveau. Il y aura toujours cent bonnes raisons de se pinter, mais si tu gerbes dans une chambre d’hôtel, tu ne sers plus à rien, à personne. Il n’est pas humain. Et donc, nous, nous ne pouvons pas être humains. Nous devons tout supporter, tout refuser. »

Lebie déplia sa serviette. « Mais nous devons manger. »

Harry porta le verre à ses lèvres et regarda Lebie tout en éclusant lentement. Puis il posa son verre vide sur la table, fit une grimace et attrapa couteau et fourchette. Le reste du repas se déroula en silence.

Harry ne put s’empêcher de sourire en entendant que Wadkins avait dépêché Yong auprès de l’adipeuse voisine d’Otto Rechtnagel pour lui tirer les vers du nez.

« On n’a plus qu’à espérer qu’elle ne s’assiéra pas sur lui », dit Lebie.

Harry et Lebie remontèrent en voiture à King’s Cross, où Harry sauta de voiture.

« Merci, Sergueï, mais comme je te l’ai dit, il vaut mieux que je m’en occupe seul, à partir d’ici. »

Lebie lui fit un petit salut et disparut.

Sandra était au même endroit que d’habitude. Elle ne le reconnut pas avant qu’il soit arrivé tout près d’elle.

« Salut », dit-elle. Son regard était lointain, ses pupilles petites.

Ils allèrent au Beef & Bourbon, où le serveur se dépêcha de venir avancer une chaise à la jeune femme.

Harry demanda à Sandra ce qu’elle voulait manger, et commanda un Coca et un grand whisky.

« Pétard, j’ai cru qu’il arrivait pour me lourder, dit-elle, soulagée.

– Je suis ce qu’on pourrait appeler un client régulier, expliqua Harry.

– Et ta copine, comment va-t-elle ?

– Birgitta ? » Harry ne répondit pas immédiatement. « Je n’en sais rien. Elle ne veut pas me parler. Super mal, j’espère.

– Pourquoi ?

– J’espère bien qu’elle m’aime. »

Sandra partit d’un rire rauque.

« Et comment vas-tu, Harry Holy ?

– Super mal. » Harry lui fit un sourire triste. « Mais il est possible que je me sente un petit peu mieux si je mets le grappin sur un meurtrier.

– Et pour ça, tu crois que je peux t’aider ? » demanda-t-elle en s’allumant une cigarette. Son visage était – si possible – encore plus pâle et tiré que la dernière fois, et elle avait des cernes rouges sous les yeux.

« On se ressemble », dit Harry en montrant du doigt leur reflet dans la vitre encrassée, près de leur table.

Sandra ne dit mot.

« Je me souviens, bien qu’un peu vaguement, que Birgitta a balancé ton sac sur le lit, et que tout son contenu a voltigé. J’ai tout d’abord cru que c’était un pékinois, que tu avais dans ton sac. » Il fit une petite pause. « Dis-moi, qu’est-ce que tu fais exactement, avec une perruque blonde ? »

Sandra regarda par la vitre. Ou plutôt, elle regarda dans la vitre, peut-être leur reflet.

« C’est un client qui me l’a payée. Il veut que je la mette, quand il est avec moi.

– Qui est…

– Oublie, Harry. Je ne te le dirai pas. Il n’y a pas beaucoup de règles, dans ma profession, mais la boucler sur l’identité de mes clients, il se trouve que c’en est une. Et c’est une bonne règle. »

Harry soupira.

« Tu as peur », dit-il.

Les yeux de Sandra lancèrent des éclairs.

« Ne me cherche pas, Harry. Il n’y a rien à glaner par là, O. K. ?

– Tu n’as pas besoin de me le dire, Sandra. Je sais qui c’est. Je voulais juste m’assurer d’abord que tu avais peur de le dire.

– “Je sais qui c’est”, le singea Sandra, piquée au vif. Et comment le sais-tu ?

– J’ai vu la pierre qui a roulé de ton sac, Sandra. Le cristal vert. Je l’ai reconnu à cause de l’étoile qui est peinte dessus. Il te l’a donné. Il vient de la boutique de sa mère, The Crystal Castle. »

Ses yeux s’agrandirent, et elle lui lança un regard noir. Sa bouche rouge s’était figée en une grimace hideuse. Harry posa doucement une main sur son avant-bras.

« Pourquoi as-tu si peur d’Evans White, Sandra ? Pourquoi tu ne veux pas le donner ? »

Sandra ramena brusquement son bras vers elle. Elle se tourna de nouveau vers la fenêtre. Harry attendit. Elle renifla, et Harry lui tendit un mouchoir qu’il avait dans sa poche sans trop savoir pourquoi.

« Il n’y a pas que toi, qui va super mal, tu sais », chuchota-t-elle après un moment. Les cernes sous ses yeux étaient encore plus rouges quand elle lui fit face.

« Tu sais ce que c’est, ça ? » Elle remonta sa manche, découvrant un avant-bras blanc taché de marques rouge vif, croûteuses pour certaines.

« Héroïne ? fit Harry.

– Morph’. Morphine, répondit Sandra. Il n’y en a pas tant que ça à Sydney, qui en ont dans leur assortiment, parce que la plupart finissent à l’héroïne, de toute façon. Mais je suis allergique à l’héroïne. Mon corps ne la supporte pas. J’ai essayé une seule fois, et j’ai failli mourir. Donc, mon poison, c’est là morphine. Et de toute l’année dernière, il n’y a qu’une personne à King’s Cross qui a été en mesure d’en fournir en quantité suffisante. Et sa rétribution, c’est que j’accepte de me livrer à une sorte de jeu de rôle. Je me maquille, et je mets une perruque blanche. Pourquoi pas, je me fous bien de savoir quel pied il peut prendre avec ça, du moment que moi, j’ai ce que je veux ! Et puis, les gens qui veulent que tu t’habilles comme leur mère ne sont pas les plus atteints…

– Leur mère ?

– Je crois qu’il déteste sa mère. Ou bien qu’il l’aime un petit peu plus que ce qu’on a l’habitude de voir. L’un ou l’autre, je ne sais pas exactement, il ne veut pas en parler, et Dieu sait que moi non plus, je n’en ai vraiment pas envie ! » Elle éclata d’un rire caverneux.

« Pourquoi penses-tu qu’il la déteste ? demanda-t-il.

– Les dernières fois, il a été un peu plus brutal que d’habitude. Ça m’a valu quelques bleus.

– Au cou ? »

Sandra secoua la tête.

« Il a essayé, une fois. C’était le jour qui a suivi celui où on a retrouvé cette Norvégienne, étranglée. Il a simplement posé ses mains autour de mon cou, en me demandant de rester calme et de ne pas avoir peur. Je n’y ai pas repensé, par la suite.

– Pourquoi ?

– Les gens sont influencés par ce qu’ils lisent et ce qu’ils voient, répondit-elle en haussant les épaules.

Prends par exemple Neuf semaines et demie, quand c’est passé en salles, ici. Tout à coup, il y a eu des tas de clients qui voulaient que je rampe à poil par terre pendant qu’ils regardaient, assis sur une chaise.

– Une merde, ce film, dit Harry. Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Il a posé ses mains autour de mon cou, et il a laissé ses pouces aller et venir sur mon larynx. Rien de violent. Mais j’ai retiré la perruque, et je lui ai dit que je ne marchais pas. Il a repris ses esprits et a laissé tomber. Il a dit que ce n’était rien, que c’était juste quelque chose qui lui était passé par la tête. Que ça ne signifiait rien.

– Et tu l’as cru ? »

Sandra haussa les épaules.

« Tu ne sais pas à quel point un chouïa de dépendance peut conditionner la façon dont tu vois les choses, dit-elle en terminant son whisky.

– Ah non ? » fit Harry en regardant d’un œil soupçonneux la bouteille de coca, encore intacte devant lui.

 

Les doigts de McCormack tambourinaient impatiemment. Harry transpirait, bien que le ventilateur tournât à fond. La grasse voisine d’Otto Rechtnagel avait eu beaucoup de choses dans son sac. Beaucoup trop. Malheureusement, rien de ce qui lui venait à l’esprit n’avait d’intérêt. On eût dit que Yong lui-même avait du mal à se comporter comme un bon spectateur en sa désagréable compagnie.

« Gros cul », répondit-il avec un sourire quand Wadkins lui demanda son impression.

« Du neuf, sur la fille de Centennial Park ? demanda McCormack.

– Pas bézef, répondit Lebie. Mais en tout cas, on a découvert que ce n’était pas une sainte, qu’elle prenait du speed et qu’elle venait tout juste de commencer dans une boîte de strip-tease de King’s Cross. C’est de là qu’elle revenait quand elle a été tuée. On a deux témoins qui disent l’avoir vue entrer dans le parc.

– Autre chose ?

– Pas pour l’instant, Sir.

– Harry, fit McCormack en essuyant un peu de sueur. Donne-nous ton point de vue.

– Le dernier en date, murmura Wadkins suffisamment fort pour que tout le monde l’entende.

– Eh bien, commença Harry. Nous n’avons jamais retrouvé ce témoin dont parlait Andrew, qui avait vu Evans White à Nimbin le jour où Inger Holter a été tuée. Ce qu’on sait, maintenant, c’est que White a un penchant plus que marqué pour les femmes blondes, qu’il a eu une enfance et une adolescence mouvementées, et qu’il pourrait être intéressant de connaître plus en détail le genre de rapports qu’il a pu avoir avec sa mère. Il n’a jamais eu de travail fixe, ni d’adresse stable, et c’est pour ça qu’il a été difficile de suivre son parcours. Il n’est absolument pas impossible qu’il ait eu une relation secrète avec Otto Rechtnagel, et il n’est pas non plus impensable qu’il ait pu suivre Otto pendant ses tournées, en se prenant une chambre d’hôtel et en trouvant ses victimes là où la troupe a donné des représentations. Mais ceci n’est donc qu’une théorie.

– C’est peut-être Otto Rechtnagel, le tueur en série, dit Wadkins. C’est peut-être quelqu’un d’autre qui a tué Rechtnagel et Kensington, quelqu’un qui n’a rien à voir avec les autres meurtres.

– Centennial Park, dit Lebie. C’était notre tueur en série. Je suis prêt à parier tout ce que je possède.

Même si je n’ai pas grand-chose à perdre, sur ce point précis…

– Lebie a raison, dit Harry. Il est toujours quelque part, dehors.

– O. K., dit McCormack. Je remarque pour ma part que notre ami Holy s’est mis à utiliser des expressions comme “pas impossible” ou “pas impensable” pour exposer son point de vue, ce qui n’est pas forcément idiot. Nous n’arriverons à rien en étant trop sûrs de nous. De plus, il doit paraître évident à tout le monde maintenant que nous avons affaire à un type très intelligent. Et très sûr de lui. Il nous a concocté les réponses qu’il savait que nous attendions, nous a donné le tueur sur un plateau d’argent et pense qu’on est content avec ces réponses. Que nous considérons l’affaire comme réglée puisque le coupable s’est donné la mort. En montrant Kensington du doigt, il savait pertinemment que nous choisirions d’étouffer l’affaire… ce qui, je dois dire, était très finement joué. »

McCormack ne quitta pas Harry des yeux en prononçant ces derniers mots.

« En étouffant cette affaire, continua-t-il, nous aurions aussi été obligés de renoncer à poursuivre l’enquête. L’avantage que l’on a, c’est qu’il croit être en sécurité. Les gens qui se sentent en sécurité sont souvent imprudents. Il est cependant temps pour nous de déterminer comment nous allons nous y prendre, à partir de maintenant. Nous avons un suspect en plus, et pas le droit de nous planter une fois encore. Le problème, c’est que si nous faisons trop de vagues, nous risquons de faire peur au gros poisson. Il faut qu’on garde la tête froide jusqu’à ce qu’on le voie bien net, près de nous, suffisamment net pour qu’il n’y ait pas de doute, et suffisamment près pour ne pas le louper. À ce moment-là, et à ce moment-là seulement, on pourra lancer le harpon. »

Il fit le tour de la pièce du regard. Tous hochaient la tête, devant le bon sens incontestable du chef.

« Et pour en arriver là, il faut que nous jouions défensif, calmement et systématiquement.

– Pas d’accord », dit Harry.

Les autres se tournèrent vers lui.

« Il y a un autre moyen de prendre le poisson sans faire de vagues, dit-il. Un fil, un hameçon et un appât auquel nous sommes sûrs qu’il mordra. »

 

Le vent poussait des nuages de poussière devant lui, tandis qu’il tournoyait le long du chemin, et les envoyait par-dessus le mur qui entourait le cimetière, vers la petite assemblée. Harry dut fermer les yeux pour qu’ils ne s’emplissent pas de sable. Le vent soulevait les jupes et les pans de manteaux, ce qui pouvait de loin donner l’illusion que les gens qui étaient venus dansaient sur la tombe d’Andrew Kensington.

« Putain, quel vent infernal… » chuchota Wadkins pendant le laïus du prêtre.

Harry pensa à ce que venait de dire Wadkins, en espérant que celui-ci se trompait. Ce n’était bien sûr pas évident de savoir où allait ce vent, mais ce qui était sûr, c’est qu’il était pressé d’y arriver. S’il devait emporter l’âme d’Andrew, personne ne pouvait dire qu’il prenait la tâche à la légère. Les pages des psautiers et la bâche sur laquelle on avait entassé la terre battaient dans le vent, et ceux qui n’avaient pas de chapeau à retenir devaient se résoudre à ce que leurs précieuses mises en plis, et éventuellement d’autres dispositifs capillaires, n’aillent à vau-l’eau.

Harry n’entendait pas le prêtre, mais regardait de l’autre côté de la tombe, les yeux plissés. Il voyait les cheveux de Birgitta, comme un énorme jet de flammes rouges. Elle croisa son regard, sans exprimer quoi que ce soit. Une vieille femme chenue était assise sur une chaise, une canne sur ses genoux tremblants. Sa peau était jaunie, et l’âge ne parvenait pas à dissimuler le côté britannique que lui conférait son visage équin. Le vent avait légèrement fait pencher son chapeau. Harry avait fini par comprendre qu’elle était la mère adoptive d’Andrew, mais elle était si vieille et ratatinée qu’elle avait à peine enregistré les condoléances que lui avait présentées Harry, devant l’église – elle s’était contentée de branler du chef en murmurant une phrase incompréhensible, encore et encore. Une petite bonne femme noire se trouvait derrière elle, presque invisible, tenant deux fillettes par la main.

Le prêtre jeta de la terre sur le cercueil, à la mode luthérienne. Harry avait été informé au préalable qu’Andrew appartenait à l’Église Anglicane, la plus importante en Australie, avec l’Église Catholique, mais Harry, qui n’avait assisté qu’à deux enterrements depuis qu’il était adulte, ne voyait pas vraiment en quoi ils différaient de ceux qui avaient lieu en Norvège. Même le temps était identique. Quand ils avaient enterré sa mère, des nuages bleu gris menaçants avaient survolé à toute allure Vestre Gravlund, mais heureusement avec trop d’empressement pour leur lâcher de l’eau dessus. Il avait fait beau pour l’enterrement de Ronny. Mais à ce moment-là, Harry était dans sa chambre d’hôpital, les rideaux soigneusement fermés car la lumière lui filait mal au crâne. Tout comme aujourd’hui, la plupart des présents avaient dû faire partie de la police. Peut-être avaient-ils aussi fini en chantant le même psaume : « Plus près de toi, mon Dieu ! »

L’assemblée se sépara, on commença à redescendre vers les voitures, et Harry se trouva à marcher juste derrière Birgitta. Elle s’arrêta pour qu’il puisse arriver à sa hauteur.

« Tu as l’air malade, lui dit-elle sans lever les yeux.

– Tu ne sais pas à quoi je ressemble, quand je suis malade.

– Tu n’as pas l’air malade, quand tu l’es ? demanda-t-elle. De toute façon, je te dis juste que tu as l’air malade. Est-ce que tu l’es ? »

Une rafale de vent fit décoller la cravate de Harry, qui la reçut en plein visage.

« Il se pourrait bien que je sois un peu malade, dit-il. Pas très malade. Tu ressembles à une méduse, avec tous ces cheveux qui volent dans… mon visage. » Harry retira un cheveu roux de sa bouche.

Birgitta sourit.

« Estime-toi heureux que je ne sois pas un jelly box-fish.

– Jelly quoi ? demanda Harry.

– Jelly box-fish répéta Birgitta. C’est une méduse assez fréquente en Australie. Elle est un chouïa moins sympa que la méduse, si on peut dire…

– Jelly box-fish ? demanda une voix que Harry connaissait, derrière eux. Il se retourna. C’était Toowoomba.

– Comment vas-tu ? » demanda Harry, avant d’expliquer en anglais que c’étaient les cheveux de Birgitta sur son visage qui étaient à l’origine de l’association d’idées.

« Eh bien, si ça avait été un jelly box-fish, des lignes rouges auraient commencé à apparaître sur ton visage, et tu aurais gueulé comme si on te fouettait, dit Toowoomba. Et en quelques secondes, tu serais tombé, le poison aurait paralysé ton système respiratoire, te faisant suffoquer, et en l’absence de soins immédiats, tu serais mort dans d’atroces souffrances. »

Harry brandit ses deux paumes devant lui.

« Merci, mais ce sera tout pour aujourd’hui, rayon décès, Toowoomba. »

Toowoomba acquiesça. Il portait un smoking de soie noire et un nœud papillon. Il remarqua le regard de Harry.

« C’est la seule chose que j’ai qui puisse faire penser à un costume. En plus, je l’ai hérité de lui. »

Il fit un signe de tête vers la tombe.

« Pas à sa mort, bien sûr, mais il y a quelques années, ajouta-t-il. Andrew disait qu’il ne lui allait plus. Ce n’était pas vrai, bien sûr. Il ne voulait pas l’admettre, mais je savais qu’il l’avait acheté en son temps pour l’utiliser au cours des banquets, après les championnats australiens. Je suppose qu’il espérait que ce smoking vivrait avec moi ce qu’il n’avait jamais vécu avec lui. »

Ils suivirent le chemin à pied, et des voitures les doublaient lentement.

« Je peux te poser une question personnelle, Toowoomba ? demanda Harry.

– Essaie toujours…

– Où crois-tu qu’Andrew est allé ?

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Est-ce que tu crois que son âme est montée, ou qu’elle est descendue ? »

Toowoomba prit un air grave.

« Je suis quelqu’un de simple, Harry. Je ne sais pas grand-chose là-dessus, et je ne sais pas grand-chose sur les âmes. Mais je sais un ou deux trucs sur Andrew Kensington, et s’il y a quelque chose là-haut, et si c’est de belles âmes qu’ils veulent, alors c’est là-haut que doit aller la sienne. » Son visage s’éclaira. « Mais s’il doit y avoir quelque chose en bas, je crois que c’est là qu’il préférerait être. Il détestait les endroits barbants. »

Ils pouffèrent.

« Mais vu que c’est une question personnelle, Harry, je vais te donner une réponse personnelle. Je pense que mes ancêtres et ceux d’Andrew avaient vu juste. Ils avaient une vision très terre-à-terre de la mort. Il est vrai que dans beaucoup de tribus, on croyait à une vie après la mort. Certains croyaient à la réincarnation, que l’âme errait d’une vie humaine à une autre, et certains pensaient que les âmes pouvaient revenir comme esprits. Certaines tribus pensaient qu’on pouvait voir les âmes des morts sur la voûte céleste, que c’étaient les étoiles. Et ainsi de suite. Mais ce que tous avaient en commun, c’est que tôt ou tard après toutes ces étapes, l’homme mourait pour de bon, une mort définitive, finale. Et à ce moment-là, il n’y avait plus rien à faire. On devenait un tas de cailloux, il n’y avait plus personne. Sans trop savoir pourquoi, j’aime bien cette idée. Toutes ces perspectives d’éternité, c’est un peu décourageant, ce n’est pas ton avis ?

– Mon avis, c’est qu’on dirait qu’Andrew t’a légué plus que son smoking, voilà ce que je pense », dit Harry.

Toowoomba s’esclaffa. « Ça s’entend tant que ça ?

– La voix de son maître, dit Harry. Ce mec-là aurait dû être prêtre. »

Ils s’arrêtèrent près d’une petite voiture poussiéreuse qui était manifestement celle de Toowoomba.

« Écoute, Toowoomba, dit Harry sur un coup de tête. J’aurai peut-être besoin de quelqu’un qui a bien connu Andrew. Sa façon de penser. Pourquoi il faisait ce qu’il faisait. »

Harry se redressa, et leurs regards se croisèrent.

« Je crois que quelqu’un a tué Andrew, poursuivit-il.

– Foutaises ! réagit vivement Toowoomba. Tu ne le crois pas, tu le sais ! Tous ceux qui ont connu Andrew savent qu’il ne quittait jamais une fête de son plein gré. Et pour lui, la vie, c’était la fête absolue. Je ne connais personne qui aime la vie plus que lui. Peu importe ce qu’elle lui réservait. S’il avait été prêt à quitter la partie, il aurait eu plein d’occasions – et de raisons – avant.

– Alors on est d’accord.

– Tu pourras presque toujours me joindre à ce numéro, dit Toowoomba en griffonnant sur une boîte d’allumettes. C’est un numéro de mobile. »

Birgitta et Harry regardèrent la vieille Holden blanche de Toowoomba s’éloigner dans un boucan infernal. Il allait vers le nord, et Harry avait proposé à Birgitta d’essayer de trouver un collègue qui puisse les reconduire en ville. Mais il semblait que la plupart des gens étaient déjà repartis. À ce moment-là, une vieille Buick imposante s’arrêta devant eux, le conducteur baissa sa vitre, et un visage rouge agrémenté d’un nez hors du commun apparut. Ce nez ressemblait à l’une de ces pommes de terre composites qui sont en fait des agrégats de plusieurs petites, il était dans la mesure du possible encore plus rouge que le reste du visage, et présentait un joli réseau de fins vaisseaux sanguins.

« Vous allez en ville, les copains ? » demanda le nez avant de les prier de monter. « Je m’appelle Jim Conolly. Voici ma femme, Claudia », leur dit-il une fois qu’ils eurent pris place à l’arrière. Un minuscule visage basané fendu d’un sourire radieux se tourna vers eux, depuis le siège passager. Elle avait un type indien, et elle était si petite qu’ils voyaient tout juste son visage par-dessus le dossier.

Jim regarda Harry et Birgitta dans son rétroviseur intérieur.

« Amis d’Andrew ? Collègues ? »

Il dirigea prudemment sa grosse bagnole sur le chemin tandis que Harry expliquait qui ils étaient.

« Bien, bien, vous venez de Suède et de Norvège. Ce n’est pas à côté, ça. Oui, oui, presque tous ceux qui sont dans ce pays viennent de très, très loin. Prenez Claudia, par exemple ; elle vient du Venezuela, là où ils ont toutes les miss que vous savez. Combien de titres de Miss Univers vous avez, là-bas, Claudia ? Le tien compris, hé, hé. » Il rit tant et si bien que ses yeux disparurent dans les rides qui entouraient le haut de son nez, et Claudia se joignit à lui.

« Je suis australien, poursuivit Jim. Mon trisaïeul est venu d’Irlande. C’était un meurtrier, et un voleur. Hé, hé, hé. Vous saviez que les gens, dans le temps, ne reconnaissaient pas facilement qu’ils descendaient de condamnés, même si ça faisait plus de deux cents ans ? Mais moi, j’en ai toujours été fier. C’est ce qu’ils étaient, plus un paquet de matelots et de soldats qui ont fondé ce pays. Et c’est un beau pays. On l’appelle « the lucky country », ici. Oui, oui, les choses changent. J’ai entendu dire que maintenant, ça fait bien, de pouvoir remonter son ascendance, jusqu’aux condamnés. Hé, hé, hé. C’est vraiment dégueulasse, pour Andrew, hein ? »

Jim était une mitrailleuse verbale, et il y avait peu de phrases que Harry et Birgitta recevaient avant qu’il n’en fasse partir une nouvelle. Et plus il parlait vite, plus il conduisait lentement. Comme David Bowie sur le vieil appareil à piles de Harry. Quand il était petit, son père lui avait donné un magnétophone à piles, et la bande tournait de plus en plus lentement à mesure qu’on montait le son.

« Andrew et moi avons boxé ensemble, sur les tournées de Jim Chivers. Vous savez qu’Andrew n’a jamais eu le nez cassé ? Que nenni, Sir, personne ne lui a jamais pris ce pucelage. C’est vrai que de toute façon, ils ont le nez plat dès le départ, ces Aborigènes, ce qui fait que personne n’a dû se poser la question. Mais à l’intérieur, Andrew était un type entier, un mec bien. Cœur entier et nez entier. Oui, enfin, aussi entier que peut l’être le cœur de celui qui a été kidnappé par les pouvoirs publics à sa naissance. C’est-à-dire, le cœur n’y était plus trop après tout le ramdam qu’il y a eu autour du championnat d’Australie, à Melbourne. Vous devez bien en avoir entendu parler ? Il a perdu énormément, ça, c’est sûr. » La vitesse de la voiture était tombée à moins de quarante.

« La gonzesse de ce champion, Campbell, elle était raide dingue d’Andrew, mais ça avait été un tel canon toute sa vie qu’elle n’avait pas l’habitude qu’on l’envoie promener. Si ça avait été le cas, les choses se seraient passées tout à fait différemment. Mais quand elle est allée frapper à la porte d’Andrew, à l’hôtel, et qu’il l’a gentiment priée d’aller voir ailleurs s’il y était, elle n’a pas encaissé le coup et elle a filé illico raconter à son mec qu’Andrew l’avait importunée. Ils l’ont appelé dans sa chambre, et lui ont demandé de descendre aux cuisines. La baston qui y a eu lieu est devenue légendaire. La vie d’Andrew a pris une voie de garage, à la suite de ça. Mais son pif, ils ne l’ont jamais eu. Hé, hé, hé. Vous êtes fiancés ?

– Pas exactement, réussit à dire Harry.

– On pourrait le croire, dit Jim en leur adressant un regard par son rétroviseur. Vous ne le savez peut-être pas, mais même si la gravité de la situation semble vous peser, vous avez cette aura. Corrigez-moi si je me trompe, mais vous ressemblez à ce que Claudia et moi étions juste après notre rencontre, pendant les vingt ou trente années qui ont suivi. Hé, hé, hé. À présent, on est juste amoureux. Hé, hé, hé. »

Claudia regarda son mari, les yeux pétillants.

« J’ai rencontré Claudia au cours d’une des tournées. Elle était contorsionniste. Elle peut se plier sur elle-même comme une enveloppe, aujourd’hui encore. Alors, je ne comprends pas ce que je fais avec cette énorme Buick. Hé, hé, hé. Je lui ai fait la cour jour après jour, pendant plus d’un an, avant qu’elle daigne que je l’embrasse. Et elle m’a raconté ensuite qu’elle était tombée amoureuse de moi le jour où elle m’avait vu. Rien que ça, c’était un exploit, vous savez, vu que ce nez en avait déjà plus ramassé à ce moment-là que celui d’Andrew dans toute sa vie. Mais qu’elle joue les Sainte-Nitouche pendant une longue et douloureuse année entière ? Les femmes me terrifient, parfois. Qu’est-ce que tu en penses, Harry ?

– Oui, je vois ce que tu veux dire. »

Il regarda Birgitta, qui avait un petit sourire.

Après avoir fait en quarante-cinq minutes un trajet qui en prend vingt en temps normal, ils arrivèrent devant Town Hall, où Harry et Birgitta remercièrent pour le bout de conduite et descendirent. Le vent était parvenu en ville, et ils restèrent un moment dans les rafales, ne sachant manifestement pas ce qu’ils devaient dire.

« Un couple des plus inhabituels, dit Harry.

– Oui. Ils sont heureux. »

Un tourbillon fit frissonner un arbre du parc, et Harry crut voir une ombre poilue foncer se mettre à l’abri.

« Et maintenant, que fait-on ? demanda Harry.

– Tu viens chez moi.

– Oui. »