5

Une mère, une araignée

de belle taille et Bubbur

 

 

Ils gravirent la route escarpée qui serpentait vers les hauteurs. Un panneau les renseigna sur la route à suivre pour Crystal Castle.

« La question, c’est… Est-ce qu’Evans White dit la vérité ? » demanda Harry.

Andrew fit un écart pour éviter un tracteur qui venait en sens inverse.

« Laisse-moi te faire part d’une petite expérience, Harry. Depuis plus de vingt ans, je parle à des gens qui ont diverses raisons de mentir ou de dire la vérité. Des coupables et des innocents, des meurtriers et des détrousseurs, des paquets de nerfs et des flegmatiques, des visages poupins aux yeux bleus, des trognes d’escrocs pleines de cicatrices, des asociaux, des psychopathes, des philanthropes… »

Andrew chercha d’autres exemples.

« Pigé, Andrew.

– … Des Indiens et des Blancs. Tous m’ont raconté leurs histoires avec un seul objectif : être crus. Et tu sais ce que ça m’a appris ?

– Qu’il est impossible de dire qui ment et qui dit la vérité ?

– Tout juste, Harry ! s’emporta Andrew. Dans la littérature policière traditionnelle, tout détective qui se respecte possède un don pour détecter les menteurs. Conneries ! La nature humaine est une grande forêt impénétrable que personne ne peut connaître à fond. Même une mère ignore les secrets les plus profonds de son enfant. »

Ils arrivèrent sur un parking, devant un grand parc verdoyant où zigzaguait un chemin de graviers entre les jets d’eau, les massifs de fleurs et les essences tropicales. Dans le fond trônait une grande bâtisse, qui devait être The Crystal Castle, que le shérif de Nimbin leur avait indiqué. Le palais de cristal.

Une clochette au-dessus de la porte annonça leur arrivée. L’endroit était apparemment populaire, car les gens s’y pressaient en nombre. Une femme forte vint à leur rencontre en leur souriant de toutes ses dents, et leur souhaita la bienvenue avec le même enthousiasme que s’ils étaient les premières personnes qu’elle voyait depuis des mois.

« C’est la première fois que vous venez ici ? » demanda-t-elle. Comme si sa boutique de cristaux était un objet de dépendance vers lequel les gens faisaient des pèlerinages réguliers, une fois pris au piège. Et d’après ce qu’ils en savaient, ça pouvait bien être le cas.

« Je vous envie, dit-elle lorsqu’ils eurent avoué. Vous allez découvrir le Crystal Castle ! »

La bonne femme couinait pratiquement d’excitation.

« Prenez ce couloir, là-bas. À droite, vous trouverez notre excellent bar végétarien, où les repas les plus fabuleux vous seront servis. Une fois passés par-là, prenez à gauche, dans la pièce aux cristaux et aux minéraux. C’est là que ça se passe vraiment ! Allez, maintenant, allez ! »

Elle les congédia d’un geste. Après une telle présentation, ce fut indéniablement une déception de découvrir que ce bar était en fait tout à fait ordinaire et qu’on y servait du café, du thé, des salades au yaourt et des sandwiches aux crudités. Ce qu’ils appelaient la pièce aux cristaux et aux minéraux proposait un assortiment de gemmes étincelantes, de statuettes de Bouddha dans la position du lotus, de morceaux bruts de quartz bleu et vert et des pierres non taillées qu’éclairait un jeu de lumières sophistiqué. La pièce baignait dans un léger parfum d’encens, le son soporifique des flûtes de Pan et du ruissellement de l’eau. Harry trouvait que le magasin était relativement beau, mais l’ensemble était un soupçon “pompier” et ne cassait pas trois pattes à un canard. Ce qui pouvait éventuellement faire mal, c’étaient les prix.

« Hé, hé, fit Andrew en jetant un coup d’œil à deux ou trois étiquettes. Cette bonne femme est géniale. »

Il pointa du doigt les clients, tous d’âge mûr et en apparence aisés, qui se trouvaient dans le magasin :

« La génération Flower Power a grandi. Ils ont des jobs de grandes personnes, des revenus à l’avenant, mais leur cœur est toujours quelque part dans le cosmos. »

Ils retournèrent au comptoir. La rondouillarde exhibait toujours autant de dents. Elle attrapa la main de Harry et appuya une pierre bleu-vert contre sa paume.

« Vous êtes capricorne, n’est-ce pas ? Glissez cette pierre sous votre oreiller. Elle éloigne toute énergie négative se trouvant dans la pièce. Normalement, elle coûte soixante-cinq dollars, mais je pense qu’il vous la faut vraiment, alors disons cinquante dollars. »

Elle se tourna vers Andrew.

« Et vous, vous devez être Lion ?

– Euh, non, madame, je suis policier. » Il lui montra discrètement son insigne.

Elle pâlit et lui jeta un regard épouvanté.

« Quelle horreur ! J’espère que je n’ai rien fait de mal.

– Pas que je sache, Ma’am. Je suppose que vous êtes Margaret Dawson, ex-épouse White ? Si c’est le cas, nous pouvons peut-être vous parler un peu, en privé ? »

Margaret Dawson se ressaisit rapidement et appela l’une des filles pour qu’elle la relaie à la caisse. Elle conduisit ensuite Harry et Andrew dans le parc, où ils s’installèrent autour d’une table de bois peinte en blanc. Un filet était tendu entre deux arbres, et Harry pensa tout d’abord qu’il s’agissait d’un filet de pêche ; mais un examen plus approfondi lui apprit qu’il s’agissait d’une gigantesque toile d’araignée.

« On dirait qu’il va pleuvoir », dit-elle en se frottant les mains.

Andrew toussota.

Elle se mordit la lèvre inférieure.

« Je suis désolée, monsieur l’agent. C’est juste que tout ça me met dans tous mes états.

– Il n’y a pas de mal, madame. Jolie toile, que vous avez là.

– Oh, ça. C’est la toile de Billy, notre mouse spider[10]. Il doit roupiller dans un coin. »

Harry décolla machinalement les jambes du sol.

« Mouse spider ? Est-ce que ça veut dire qu’elle mange… des souris ? » demanda-t-il.

Andrew sourit.

« Harry est norvégien. Ils n’ont pas l’habitude des grosses araignées, là-bas.

– Ah. Dans ce cas, je peux vous rassurer : ce ne sont pas les plus grosses les plus dangereuses, dit Margaret Dawson. Mais on a ici une minuscule bestiole mortelle que l’on appelle “redback”. Mais elle se plaît en réalité davantage dans les villes, où elle peut se fondre dans la masse, si vous voyez. Dans les caves sombres et les coins humides.

– Ça me rappelle quelqu’un que je connais, dit Andrew. Mais revenons à nos moutons, madame. Il s’agit de votre fils. »

Madame Dawson atteignait un degré de pâleur cadavérique.

« Evans ? »

Andrew jeta un coup d’œil à Harry.

« À ce qu’on en sait, il n’a jamais eu de problème avec la police, madame Dawson, dit Harry.

– Non. Non, a priori, non. Doux Jésus !

– On a fait un crochet par ici parce qu’on a vu que c’était pratiquement sur la route de Brisbane. On se demandait si vous avez entendu parler d’une certaine Inger Holter. »

Elle réfléchit un instant sur ce nom. Puis elle secoua la tête.

« Evans n’a pas connu tant de filles que ça. Celles qu’il a connues, il les a amenées ici, pour me les présenter. Après avoir eu un enfant avec… avec cette épouvantable gamine dont je ne suis pas sûre de vouloir me rappeler le nom, je lui ai interdit… Je lui ai dit que selon moi, il devait attendre un peu. De trouver celle qu’il lui fallait.

– Pourquoi attendre ? demanda Harry.

– Parce que je lui ai demandé.

– Et pourquoi ça ?

– Parce que… parce que ça tombait mal » – elle jeta un coup d’œil vers son magasin, signalant par là que son temps était précieux – « et parce qu’Evans est un garçon sensible, qu’un rien affecte. Il y a eu beaucoup d’énergie négative, dans sa vie, et il a besoin d’une femme en qui il puisse avoir entièrement confiance. Pas l’une de ces… pétasses qui ne font que lui faire perdre les pédales. »

Une couche de nuages gris avait recouvert ses iris.

« Vous voyez souvent votre fils ? demanda Andrew.

– Evans vient ici aussi souvent que possible. Il a besoin de sentir la paix qui règne ici. Il travaille tellement dur, le pauvre. Vous avez goûté aux plantes qu’il vend ? De temps en temps, il m’en amène un peu, que je sers dans le thé, au café. »

Andrew se racla à nouveau la gorge. Du coin de l’œil, Harry distinguait un mouvement entre les arbres.

« On va devoir y aller, madame. Juste une dernière question…

– Oui ? »

Andrew semblait avoir avalé quelque chose – il se raclait sans arrêt la gorge. La toile d araignée s’était mise à onduler.

« Vos cheveux ont-ils toujours été aussi blonds, madame Dawson ? »

 

Il était tard lorsque leur avion se posa à Sydney. Harry était sur les rotules et une seule pensée occupait son esprit : son lit, à l’hôtel.

« On prend un verre ? proposa Andrew.

– Non merci.

– À l’Albury ?

– Il est presque l’heure de se remettre au boulot.

– Justement. »

 

Birgitta leur sourit lorsqu’ils entrèrent. Elle finit de servir un client et vint vers eux. Ses yeux ne quittaient pas Harry. « Salut », dit-elle en suédois. Harry prit conscience qu’il n’avait qu’une envie : grimper sur ses genoux, et dormir.

« Deux doubles gin-tonic, au nom de la loi, dit Andrew.

– Donne-moi plutôt un jus de pamplemousse », dit Harry.

Elle les servit et s’accouda au bar. « Merci, c’était vraiment sympa, hier », chuchota-t-elle à Harry, toujours en suédois. Le miroir qui était derrière elle lui renvoya son propre reflet, et il vit le sourire crétin qui lui barrait le visage.

« Hé, ho, pas de messes basses entre tourtereaux scandinaves, merci. Tant que c’est moi qui régale, on parle anglais, dit Andrew en leur jetant un regard sévère. Et maintenant, jeunes gens, je vais vous raconter quelque chose. L’amour est un mystère plus insondable que la mort. » Il fit une pause pour ménager ses effets. « Tonton Andrew va vous raconter une légende australienne vieille comme le monde, à savoir celle du grand serpent Bubbur et de Walla. »

Ils se penchèrent vers lui, et Andrew exprima son contentement en tétant bruyamment le cigare qu’il s’allumait.

« Il était une fois un jeune guerrier qui s’appelait Walla, et qui était très amoureux d’une jeune et jolie femme qui s’appelait Moora. Et ce sentiment était réciproque. Walla avait réussi à s’acquitter des rites d’initiation de sa tribu, il était dorénavant un homme qui pouvait épouser n’importe quelle femme de la tribu, du moment que celle-ci n’était pas déjà mariée, et qu’elle voulait bien de lui. Et c’était le cas de Moora. Walla eut beaucoup de mal à quitter sa bien-aimée, mais la tradition voulait qu’il parte pour une partie de chasse dont le produit serait offert aux parents de la mariée, de telle sorte que le mariage puisse être célébré. Un beau matin, alors que la rosée couvrait encore les feuilles, Walla se mit en route. Moora lui donna une plume blanche de cacatoès, qu’il s’attacha dans les cheveux.

« Pendant que Walla était absent, Moora partit chercher du miel pour la fête. Elle avait cependant du mal à en trouver, et elle dut davantage s’éloigner du camp que d’habitude. Elle finit par arriver dans une vallée pleine de grosses pierres. Il y régnait un silence étrange, et on n’entendait pas le moindre oiseau, pas le moindre insecte. Elle était sur le point de partir quand elle aperçut un nid qui contenait quelques gros œufs blancs, les plus gros qu’elle ait jamais vus. “Il faut que je les prenne pour la fête”, se dit-elle, et elle tendit la main vers les œufs.

« Au même instant, elle entendit un gros truc glisser sur les pierres, et avant même d’avoir le temps de s’en aller, ou même d’ouvrir la bouche, un énorme serpent marron et jaune s’enroula autour de sa taille. Elle se débattit, mais n’arriva pas à se libérer, et le serpent se mit à serrer. Moora leva les yeux vers le ciel bleu, au-dessus de la vallée, et essaya de crier le nom de Walla, mais elle n’avait plus assez d’air dans les poumons pour y arriver. L’étreinte du serpent se resserrait encore et encore, et toute la vie finit par quitter le corps de Moora, dont pas un seul os ne restait intact. Le serpent retourna alors en rampant dans les ténèbres d’où il était venu – où on ne pouvait le voir à cause de ses couleurs qui se confondaient avec les arbres et les pierres de la vallée, entre lesquels la lumière jouait.

« Il s’écoula deux jours avant qu’ils ne retrouvent le corps brisé de Moora, entre les rochers de la vallée. Ses parents étaient inconsolables, sa mère pleurait et demandait au père ce qu’ils devraient dire à Walla quand celui-ci rentrerait de la chasse. »

Les yeux brillants, Andrew regarda Harry et Birgitta.

« Le feu de camp était sur le point de s’éteindre quand Walla rentra de la chasse, le lendemain à l’aube. Même si l’aventure avait été éprouvante, ses pas étaient légers et ses yeux étincelaient de joie. Il alla voir les parents de Moora, qui étaient assis près du feu, et qui ne disaient mot. “Voici ce que je vous ai rapporté”, leur dit-il. La chasse avait été bonne, il ramenait un kangourou, un wombat et les cuisses d’un émeu.

« “Tu arrives à temps pour l’enterrement, Walla, toi qui aurais dû être notre fils”, lui dit le père de Moora. Walla eut l’air d’avoir été frappé, et il arriva tout juste à dissimuler sa peine et sa douleur ; mais en guerrier endurci qu’il était, il retint ses larmes et demanda, d’une voix qui ne trahissait rien : “Pourquoi ne l’avez-vous pas déjà enterrée ?” “Parce qu’on ne l’a retrouvée qu’aujourd’hui”, lui répondit le père. “Dans ce cas, je vais la suivre et réclamer son esprit. Notre wirinun peut guérir ses os brisés, à la suite de quoi je réinsufflerai la vie en elle.” “C’est trop tard, lui dit le père. Son esprit est déjà parti à l’endroit où vont tous les esprits des défuntes. Mais celui qui l’a tuée est toujours en vie. Tu sais quel est ton devoir, fils ?”

« Walla les quitta sans piper. Il habitait dans une grotte, avec les autres hommes célibataires de la tribu. Il ne leur parla pas à eux non plus. Plusieurs mois passèrent sans que Walla ne participe ni aux chants ni aux danses, restant juste seul. Certains pensaient qu’il avait endurci son cœur pour tenter d’oublier Moora. D’autres pensaient plutôt qu’il prévoyait de suivre Moora au royaume des mortes. “Il n’y arrivera jamais, disaient-ils. Il y a un endroit pour les femmes, et un pour les hommes.”

« Une femme les rejoignit près du feu. “Vous vous trompez, dit-elle. Il est simplement plongé dans ses pensées, et cherche le moyen de venger la femme qu’il aime. Vous croyez peut-être qu’il n’y a qu’à attraper une lance et aller tuer Bubbur, le grand serpent brun et jaune ? Vous ne l’avez jamais vu, mais moi, je l’ai vu une fois, quand j’étais jeune, et c’est depuis ce jour-là que mes cheveux sont blancs. C’était la vision la plus effrayante qui se puisse imaginer. Croyez-moi, il n’y a qu’un moyen de vaincre Bubbur, c’est par la ruse et le courage. Et à mon sens, ce jeune guerrier n’en manque pas.”

« Le lendemain, Walla se rendit près du feu. Ses yeux brillaient, et il avait presque l’air de bonne humeur lorsqu’il demanda qui voulait venir recueillir du caoutchouc avec lui. “On en a déjà”, répondirent-ils, surpris de la bonne humeur de Walla. “On peut t’en donner.” “Je veux en avoir du huis”, dit-il. Il rit en voyant leurs visages ahuris, et il leur dit : “Venez avec moi, et je vous montrerai à quoi je veux employer ce caoutchouc.” Ils le suivirent, curieux, et une fois le caoutchouc recueilli, il les emmena dans la vallée aux grosses pierres. Il construisit une plateforme en haut du plus grand arbre et pria les autres de se retirer à l’entrée de la vallée. Il invita son meilleur ami au sommet de l’arbre, et ils se mirent à crier le nom de Bubbur, au milieu des échos que renvoyaient les versants, et sous le soleil qui montait dans le ciel.

Tout à coup, il fut là – une énorme tête brune et jaune qui oscillait en tous sens, à la recherche de l’origine de ces bruits. Autour grouillaient de plus petits serpents marron et jaunes, à l’évidence sortis des œufs qu’avait vus Moora. Walla et son ami pétrirent le caoutchouc en grosses balles. Lorsque Bubbur les aperçut dans l’arbre, il ouvrit la gueule, fit jouer sa langue et s’étira vers eux. Le soleil était à son zénith, et la gueule blanche et rouge de Bubbur étincelait. Au moment où il attaqua, Walla envoya la plus grosse des balles de caoutchouc droit dans l’ouverture béante, et le serpent referma instinctivement les mâchoires, de telle sorte que ses dents s’enfoncèrent profondément dans le latex.

« Bubbur se mit à se rouler sur le sol, mais ne parvint pas à se débarrasser du caoutchouc qui s’était coincé dans sa gueule. Walla et son ami réussirent le même exploit avec tous les petits serpents qui furent bientôt neutralisés, ayant tous la gueule scellée. Walla appela alors les autres hommes qui ne montrèrent aucune pitié et éliminèrent tous les serpents. Bubbur avait tué rien moins que la plus belle fille de la tribu, et ses descendants auraient un jour pu devenir aussi gros que leur mère, en arrivant à l’âge adulte. Depuis ce jour-là, le serpent marron et jaune tant redouté est rare en Australie. Mais la peur des hommes l’a rendu plus long et plus gros année après année. »

Andrew termina son gin-tonic.

« Et quelle est la morale ? demanda Birgitta.

– Que l’amour est un mystère plus insondable que la mort. Et qu’il faut se méfier des serpents. »

Andrew paya les boissons, encouragea Harry en lui donnant une tape dans le dos, et s’en alla.