6
Un peignoir,
la pertinence des statistiques
et un poisson d’aquarium
Il ouvrit brusquement les yeux. Le murmure et le bourdonnement de la grande ville qui se réveillait lui parvenaient à travers la fenêtre, dont le rideau oscillait mollement. Il resta étendu, à regarder l’aberration suspendue au mur, à l’autre extrémité de la pièce – une photo du couple royal suédois. La reine et son sourire calme et réconfortant, et le roi qui donnait l’impression d’avoir un couteau pointé dans le dos. Harry comprenait ce qu’il percevait – on l’avait lui-même convaincu de tenir le rôle du prince dans « La Princesse Pas Envie », quand il était en cours élémentaire.
Un bruit d’eau qui coulait lui parvint d’un endroit indéterminé, et Harry se roula de l’autre côté du lit pour sentir son oreiller. Un tentacule de méduse – ou un long cheveu roux ? – ornait le drap. Il pensa à la légende d’une photo qu’il avait vue dans les pages des sports de Dagbladet : « Erland Johnsen, FC Moss – célèbre pour ses cheveux roux et la longueur de ses balles. »
Il explora ses sensations. Il se sentait léger. Léger comme une plume, en fait. Si léger qu’il eut peur que le souffle qui passait entre les rideaux ne le soulève hors du lit et ne l’emporte au dehors, pour un survol de Sydney et de sa frénésie matinale, au cours duquel il s’apercevrait qu’il était nu comme un ver. Il en vint à la conclusion que cette légèreté devait être la conséquence de cette nuit, durant laquelle il s’était à tel point vidé de diverses sécrétions corporelles qu’il avait dû perdre plusieurs kilos.
« Harry Hole, hôtel de police d’Oslo, célèbre pour ses idées bizarres et le vide de ses balles, murmura-t-il.
– Pardon ? »
Birgitta se tenait au milieu de la pièce, vêtue d’un peignoir d’une laideur exceptionnelle, et une serviette blanche enroulée autour de la tête, telle un énorme turban.
« Oh, bonjour, toute belle. Je regardais juste la photo du roi Pas Envie, sur le mur, là-bas. Tu crois qu’il aurait préféré être agriculteur, et travailler la terre ? C’est l’impression qu’il donne. »
Elle regarda la photo.
« Tout le monde n’a pas la chance de trouver sa place. Et toi, par exemple, poulet ? »
Elle se laissa tomber sur le lit, à côté de lui.
« Tu parles d’une question, si tôt dans la journée. Avant de répondre, j’exige que tu te débarrasses de ce peignoir. Ce n’est pas pour être négatif, mais à ce que j’ai vu jusqu’à présent, je crois que ce vêtement mérite une place dans mon classement des dix pires horreurs jamais vues. »
Birgitta rit.
« Je l’appelle mon éteignoir. Il a son utilité quand des inconnus à grande gueule deviennent un poil gonflants.
– Est-ce que tu as essayé de savoir si cette couleur-là porte un nom ? Tu détiens peut-être une nuance inédite jusqu’ici, une sorte de zone blanche, inconnue, sur le nuancier, quelque part entre le vert et le marron ?
– N’essaie pas de détourner la conversation, norrbagga ! »[11]
Elle lui donna un coup d’oreiller sur la tête, mais une courte lutte lui donna le dessous. Harry lui maintint solidement les mains tout en essayant d’attraper la ceinture de son peignoir avec les dents. Birgitta cria lorsqu’elle se rendit compte de ses intentions, libéra un genou qu’elle plaça d’un geste déterminé sous le menton d’Harry. Harry gémit et s’écroula sur le côté. Rapide comme l’éclair, elle s’assit à califourchon sur sa poitrine, lui coinçant les bras.
« Réponds !
– D’accord, d’accord, je me rends. Oui, j’ai trouvé ma place. Je suis le poulet le plus compétent que tu puisses trouver. Oui, j’aime mieux courir après les mauvais garçons que travailler la terre – ou qu’assister à des dîners mondains, ou saluer la foule depuis mon balcon. Et, oui, je sais, c’est pervers. »
Birgitta l’embrassa sur les lèvres.
« Tu aurais pu te brosser les dents, dit Harry, la bouche crispée.
Elle rejeta la tête en arrière et éclata de rire, et Harry profita de cette réaction spontanée. Il releva la tête, saisit la ceinture entre les dents et tira. Le peignoir s’ouvrit, glissa et Harry replia les genoux pour faire basculer Birgitta sur lui. Sa peau était chaude et encore moite de la douche.
« Police ! » cria-t-elle en l’enlaçant de ses jambes. Harry sentit son pouls battre à travers tout son corps.
« Au viol ! » chuchota-t-elle avant de lui mordre l’oreille.
Un moment après, étendus sur le dos, ils regardaient le plafond.
« Je voudrais… commença Birgitta.
– Oui ?
– Non, rien. »
Ils se levèrent et s’habillèrent. Harry constata en regardant l’heure qu’il était déjà en retard pour la réunion du matin.
Il la tenait dans ses bras, avant de partir.
« Je crois savoir ce que tu voudrais, dit Harry. Tu voudrais que je te raconte quelque chose sur moi. »
Birgitta posa sa tête sur le haut de sa poitrine.
« Je sais que tu n’aimes pas ça, dit-elle. J’ai l’impression que j’ai dû t’arracher tout ce que je sais de toi. Que ta mère était gentille et avisée, à moitié same, et qu’elle est morte il y a six ans. Que ton père est professeur et qu’il n’aime pas ce que tu fais, mais n’en dit rien. Et que la personne que tu aimes plus que tout au monde, ta sœur, est “un tout petit chouïa” trisomique. J’aime bien savoir des choses de ce genre sur toi. Mais je veux que tu me les racontes parce que tu en as envie. »
Harry lui caressa la nuque.
« Tu veux savoir quelque chose qui se mérite ? Un secret ? »
Elle acquiesça.
« Mais partager des secrets, ça lie les gens les uns aux autres, chuchota Harry à travers ses cheveux. Et ce n’est pas toujours ce que l’on souhaite. »
Ils se turent un moment. Harry inspira à fond.
« Toute ma vie, j’ai été entouré de gens qui m’ont aimé. J’ai toujours eu tout ce que j’ai pu demander.
En bref, je n’ai aucun moyen d’expliquer pourquoi je suis devenu tel que je suis. »
Un courant d’air caressa les cheveux de Harry, avec une légèreté et une douceur qui lui firent fermer les yeux.
« Je suis alcoolique. »
Il prononça ces mots d’une voix dure et un peu forte. Birgitta ne broncha pas.
« Il faut qu’un fonctionnaire norvégien mette le paquet pour être viré. L’incompétence seule ne suffit pas, la fainéantise est un non-sens, et tu peux gueuler sur ton chef autant que tu veux, no problem. Pour être honnête, tu peux faire presque n’importe quoi, la loi te protège contre pas mal de choses. Mais pas contre l’alcool. Si tu te pointes au boulot en état d’ébriété plus de deux fois, tu peux être renvoyé sur-le-champ. Pendant un moment, il a été plus facile de compter les jours où je suis allé bosser en étant à jeun. »
Il desserra sa prise et maintint la femme devant lui. Il voulait voir quelle était sa réaction. Puis il l’attira à nouveau vers lui.
« Pointant… les choses fonctionnent d’une certaine manière, et ceux qui s’en doutaient ont un peu fermé les yeux. Quelqu’un aurait peut-être dû le signaler, mais la loyauté et la solidarité sont les maîtres mots, dans la police. Un soir, avec un collègue, je suis allé en voiture poser quelques questions sur un meurtre dans le milieu de la drogue, à un gars qui habitait dans un bel appartement sur Holmenkollåsen. Il n’était même pas suspect, dans cette affaire, mais quand on a sonné à sa porte, et quand on l’a vu sortir à toute vibure de son parking, on a sauté dans la voiture et on s’est lancés derrière lui. On a mis le gyrophare et on a descendu Sørkedalsveien à cent dix à l’heure. On n’allait pas spécialement droit sur la chaussée, on a touché quelques bords de trottoirs, et mon collègue m’a demandé s’il ne fallait pas qu’il prenne le volant. Je faisais telle, ment attention à ne pas perdre l’autre voiture des yeux que je lui ai fait signe que non. »
Il ne connaissait la suite qu’à travers ce qu’on avait pu lui raconter. Près de Vinderen, une voiture était sortie d’une station-service. Au volant se trouvait un jeune qui venait tout juste d’avoir son permis, et qui était venu à la station-service acheter des cigarettes pour son père. Les deux policiers avaient emporté sa voiture avec eux, à travers la clôture qui bordait les rails de chemin de fer et embarqué l’abri sous lequel cinq ou six personnes avaient attendu seulement deux minutes, pour s’arrêter contre le quai, de l’autre côté de la voie ferrée. Le collègue de Harry était passé à travers le pare-brise, et on l’avait retrouvé vingt mètres plus bas, le long des rails. Il avait rencontré un poteau de ladite clôture, la tête la première, avec une puissance telle que le haut du poteau en question s’était courbé sous le choc. Il avait fallu qu’ils prennent ses empreintes digitales pour pouvoir l’identifier à coup sûr. Le jeune qui occupait l’autre véhicule s’était retrouvé paralysé du cou à la pointe des orteils.
« Je suis allé le voir à un endroit qui s’appelle Sunnås, dit Harry. Il rêve toujours de reconduire un jour. Moi, on m’a retrouvé dans la voiture, le crâne ouvert, avec de jolies hémorragies internes. Je suis resté sous assistance respiratoire pendant plusieurs semaines. »
Sa mère venait le voir tous les jours, avec sa sœur-Elles s’asseyaient chacune d’un côté du lit, et lui tenaient la main. Son père venait le soir en dehors des horaires de visites. Le sérieux traumatisme crânien lui ayant causé des troubles visuels, Harry n’avait le droit ni de lire, ni de regarder la télévision. Son père lisait donc pour lui. Assis tout près du lit, il chuchotait dans son oreille, pour ne pas le fatiguer, les textes de Sigurd Hoel et Kjartan Fløgstad, les écrivains favoris de son père.
« J’avais tué un homme et détruit un autre pour toujours, et pourtant, je me trouvais dans une bulle d’amour et de sollicitude. Et la première chose que j’ai faite quand j’ai atterri dans une chambre collective, ça a été de soudoyer le type du lit voisin pour que son frère m’achète une demi-bouteille de gin. »
Harry se tut. Birgitta respirait régulièrement, calmement.
« Ça te choque ? demanda-t-il.
– J’ai su que tu étais alcoolique dès la première fois que je t’ai vu, répondit Birgitta. Mon père est alcoolique. »
Harry ne sut que répondre.
« Continue à raconter, dit-elle.
– Le reste… le reste concerne la police norvégienne. Et c’est peut-être aussi bien de ne pas en savoir plus.
– On est loin de la Norvège, tu sais. »
Harry la serra un bref instant entre ses bras.
« Je t’en ai assez raconté pour aujourd’hui. La suite au prochain numéro. Il faut que j’y aille. Est-ce que ça te va, si je passe ce soir aussi à l’Albury, pour t’empêcher de faire ton travail ? »
Birgitta lui fit un sourire un peu triste – et Harry comprit qu’il était en train de s’impliquer plus qu’il n’aurait dû.
« Tu arrives tard », constata Wadkins quand Harry arriva au bureau. Il posa une série de copies sur sa table.
« Jet-lag. Du neuf ? demanda Harry.
– Tu as un peu de lecture ici. Yong Sue a exhumé de vieilles affaires de viol. Lui et Kensington y jettent un œil en ce moment même. »
Harry prit conscience qu’il avait en premier lieu besoin d’une tasse de café digne de ce nom, et monta à la cantine. Il y retrouva un McCormack qui tenait une forme olympique. Ils s’installèrent à une table, chacun avec son White flat[12].
« Quelqu’un du ministère de la Justice a téléphoné. Qui avait eu un coup de téléphone du garde des sceaux norvégien. Je viens de parler avec Wadkins, et si j’ai bien suivi, vous avez un type dans votre ligne de mire ?
– Evans White. Ouais… Il prétend qu’il a un alibi pour les jours qui ont précédé et suivi le meurtre. On a réussi à faire en sorte que la police de Nimbin convoque la femme avec qui il dit avoir été, pour vérifier sa version. White a reçu la consigne de n’aller nulle part sans prévenir avant. »
McCormack grogna.
« Tu as vu le mec en face, Holy. Est-ce que c’est lui ? »
Harry plongea son regard dans sa tasse de café. Le lait qu’il y avait mélangé s’étalait en filaments tournoyants, comme la spirale d’une nébuleuse.
« Est-ce que je peux procéder par analogie, Sir ? Vous saviez que la Voie Lactée est une nébuleuse spirale de plus de cent mille millions d’étoiles ? Que si on pouvait partir de l’extrémité d’un des bras de la spirale, vers l’autre extrémité, en voyageant à la vitesse de la lumière, et ce pendant mille ans, on n’aurait malgré tout parcouru que la moitié du chemin ? Sans parler de ce que ce serait de suivre tout un bras, ou de traverser la galaxie en entier…
– M’est avis que tout ça est un peu trop philosophique pour moi, à cette heure matinale, Holy. Qu’est-ce que tu essaies de me dire ?
– Que la nature humaine est une grande forêt sombre qu’il n’est donné à personne de connaître parfaitement en un temps aussi court qu’une vie. Que je n’en ai aucune idée, Sir. »
McCormack regarda Harry. Il avait l’air inquiet.
« Tu commences à parler comme Kensington, Holy. J’ai peut-être fait une erreur en vous faisant bosser ensemble, il y a trop de choses bizarres dans le crâne de ce gusse. »
Yong positionna un transparent sur la vitre du rétroprojecteur.
« Plus de cinq mille viols sont signalés chaque année dans ce pays. Il va de soi que c’est une gageure que de commencer à chercher un quelconque schéma dans un tel échantillon sans se servir des statistiques. Des statistiques précises et formelles. Le premier impératif, c’est la pertinence des statistiques. Autrement dit, nous cherchons une systématique qui ne peut s’expliquer par les coïncidences statistiques. La deuxième chose à prendre en compte, c’est la démographie.
« J’ai d’abord cherché des dépôts de plaintes relatifs à des meurtres et des viols non-élucidés sur ces cinq dernières années, où apparaissaient les expressions “prise à la gorge” ou “strangulation”. Ça m’a donné douze meurtres et une centaine de viols. Puis, j’ai réduit l’échantillon en précisant que les victimes devaient avoir été blondes, entre seize et trente-cinq ans, habitant sur la côte est. Les statistiques officielles et les informations fournies par notre bureau des passeports concernant les teintes de cheveux montrent que ce groupe ne dépasse pas cinq pour cent de la population féminine. Pourtant, il m’est encore resté sept meurtres et plus de quarante viols. »
Yong positionna un nouveau transparent qui présentait des séries de pourcentages et des histogrammes. Il laissa les autres lire sans faire de commentaires. Un long silence s’ensuivit, que Wadkins fut le premier à rompre :
« Est-ce que ça veut dire que…
– Non, répondit Yong. Ça ne veut pas dire qu’on a appris quelque chose qu’on ne savait pas avant. Les chiffres sont trop flous.
– Mais ça nous permet de conjecturer, dit Andrew. On peut par exemple penser qu’il y a quelqu’un qui viole systématiquement des femmes blondes, mais les tue un peu moins systématiquement. Et qui aime bien poser les mains de part et d’autre d’une gorge féminine. »
Tout le monde éprouva le besoin de se mettre à parler en même temps, et Wadkins dut demander à l’assemblée de la boucler. La parole fut d’abord accordée à Harry :
« Pourquoi n’avait-on pas remarqué cette connexion avant ? Après tout, on parle de sept meurtres et d’une bonne quarantaine de viols entre lesquels il pourrait exister un lien. »
Yong Sue haussa les épaules.
« Le viol est malheureusement un phénomène quotidien en Australie aussi, et on ne donne pas toujours à ces affaires la priorité qu’on pourrait supposer. »
Harry acquiesça. Il ne voyait aucune raison de se frapper la poitrine, en ce qui concernait son propre pays.
« En plus, la plupart des violeurs passent à l’action à l’endroit où ils habitent, et ils ne s’enfuient pas à la suite de ça. C’est pourquoi il n’existe pas de collaboration systématique entre les différents États lorsqu’il s’agit de viols qu’on pourrait qualifier de courants. Le problème, avec les affaires sur lesquelles j’ai construit mes statistiques, c’est leur éparpillement géographique. »
Yong désigna la liste de toponymes et de dates.
« Un jour à Melbourne, un mois plus tard à Cairns et la semaine suivante à Newcastle. Des viols qui ont eu lieu dans trois États en moins de deux mois. L’agresseur pouvait être cagoulé, masqué, portait au moins une fois un collant de femme sur le visage, et il est même arrivé que la victime ne voie rien de son agresseur. Le lieu du crime peut être tout et n’importe quoi, depuis une petite rue sombre jusqu’à un parc. On a fait monter les victimes de force dans des voitures, ou bien on s’est introduit chez elles pendant la nuit. En bref : il n’y a pas de schéma, si ce n’est que les victimes étaient blondes, ont été étranglées, et que personne n’a pu donner à la police un signalement de l’agresseur. Si, en fait, il y a encore une chose : quand il tue, il fait ça très proprement. Malheureusement. Il nettoie vraisemblablement les victimes, élimine toute trace de son passage : empreintes digitales, sperme, fibres de vêtements, cheveux, peau qui aurait pu rester sous les ongles de la victime, etc… Mais il n’y a en dehors de ça rien qui fasse penser à un tueur en série : rien qui fasse penser à des agissements rituels grotesques, aucune carte de visite adressée à la police, du genre “Je suis passé par là”. Après ces trois viols en l’espace de deux mois, il ne s’est rien passé pendant un an. Si, bien sûr, il n’est pas responsable de quelques-uns des autres viols signalés cette année-là. Mais ça, on n’en a aucune idée.
– Et les meurtres ? demanda Harry. Ils n’auraient pas dû vous mettre la puce à l’oreille ? »
Yong secoua la tête.
« Éparpillement géographique. Quand la police de Brisbane trouve le corps d’une femme qui a été violée, ils ne viennent pas enquêter d’abord à Sydney. D’autre part, les meurtres s’espacent pas mal dans le temps, ce qui rend difficile l’établissement d’un lien clair et précis. Après tout, la strangulation n’est pas une méthode inhabituelle quand il s’agit de tuer la victime d’un viol.
– Il n’y a pas de police fédérale, en Australie ? » demanda Harry.
Des sourires apparurent autour de la table. Harry laissa tomber et changea de sujet.
« S’il s’agit bien d’un tueur en série… commença Harry.
– … alors il a souvent un schéma, un thème fétiche, poursuivit Andrew. Mais ce n’est pas le cas pour celui-là, n’est-ce pas ? » Yong hocha la tête.
« Il y a certainement eu quelqu’un dans la police, qui, à un moment ou à un autre au cours de ces années, s’est dit qu’il pouvait être question d’un meurtrier en série. Il a vraisemblablement dû aller chercher de vieilles affaires dans les archives, pour faire des comparaisons, mais les divergences ont été trop importantes pour que ses soupçons soient confirmés.
– Si nous avions bien affaire à un tueur en série, est-ce qu’il n’aurait pas un souhait plus ou moins avoué de se faire prendre ? » demanda Lebie.
Wadkins se racla la gorge. La conversation déviait vers son domaine.
« C’est souvent la représentation qu’on trouve dans les écrits sur le sujet, dit-il. Que l’acte criminel est un appel au secours, qu’il laisse derrière lui de petits messages codés et des traces qui procèdent d’une volonté inconsciente que quelqu’un l’arrête. Et parfois, c’est le cas. Mais j’ai bien peur que ce soit plus compliqué que ça. La plupart des tueurs en série sont comme tout un chacun : ils préfèrent ne pas se faire prendre. Et s’il s’agit bel et bien d’un tueur en série, il ne nous a pas donné beaucoup de choses sur lesquelles nous pourrions travailler. Il y a plusieurs points que je n’apprécie pas tellement… »
Il retroussa sa lèvre supérieure, découvrant une rangée de dents jaunies.
« Premièrement, il n’obéit apparemment à aucun schéma, si ce n’est que les victimes doivent être blondes, et qu’il les étrangle. Il se peut qu’il considère les meurtres comme des événements indépendants les uns des autres, comme une œuvre d’art qui doit se distinguer de ce qu’il a fait avant. Et ça complique Pas mal les choses pour nous. Ou bien il y a un schéma sous-jacent que nous ne voyons pas encore. Mais ça peut aussi vouloir dire qu’il ne prévoit absolument pas ses meurtres, mais que le besoin de tuer se fait sentir dans certaines circonstances, par exemple lorsque les victimes ont vu son visage, se sont ébattues, ont appelé au secours, ou bien quand un autre événement extérieur est venu perturber le cours des choses.
– Peut-être qu’il n’a tué que dans les cas où il n’arrivait pas à bander ? proposa Lebie.
– On devrait peut-être laisser un ou deux psychologues se pencher sur ces affaires, dit Harry. Ils peuvent peut-être élaborer un profil psychologique qui nous aiderait.
– Peut-être », dit Wadkins. Il avait l’air de penser à tout autre chose.
« Et le deuxièmement. Sir ? s’enquit Yong.
– Hein ? s’éveilla Wadkins.
– Vous avez dit : premièrement. Qu’est-ce que vous n’aimez pas, deuxièmement ?
– Qu’il s’arrête sans crier gare. Bien sûr, ça peut avoir des raisons purement pratiques. Comme par exemple un déplacement ou une maladie. Mais ça peut aussi être parce qu’il pense qu’on ne va pas tarder à être sur sa piste. Alors, il s’arrête un temps. Comme ça, paf ! » Il ponctua sa phrase d’un claquement de doigts.
« Et dans ce cas, il s’agit d’un homme très dangereux. Dans ce cas, c’est quelqu’un de discipliné et de rusé, qui n’agit pas suivant ce type de passion autodestructrice qui grossit sans arrêt jusqu’à dévoiler l’identité du meurtrier en série, la plupart du temps. Dans ce cas, c’est un meurtrier machiavélique, rusé, qu’on risque de ne pas pouvoir stopper avant qu’il n’ait provoqué un véritable bain de sang. Si on y arrive un jour. »
Un silence affligé s’abattit sur la pièce. Harry frissonna. Il pensait à ce qu’il avait lu sur les tueurs en série qui n’avaient jamais été arrêtés, la police piétinant parce que les meurtres avaient brutalement cessé. On ne savait pas, aux dernières nouvelles, si le meurtrier était toujours en vie et ne faisait en réalité qu’hiberner.
« Alors, que fait-on ? demanda Andrew. Est-ce qu’on prie toutes les blondinettes qui n’ont pas encore l’âge de la retraite de rester chez elles le soir ?
– Tout ce qu’on risque, dans ce cas-là, c’est qu’il rentre sous terre, et on ne le retrouvera jamais », dit Lebie. Il avait sorti un petit canif avec lequel il se nettoyait laborieusement les ongles.
« D’un autre côté : est-ce qu’on doit laisser l’ensemble des blondes d’Australie servir d’appât à ce type ? demanda Yong.
– Ça ne sert à rien de demander aux gens de rester chez eux, dit Wadkins. S’il cherche une victime, il en trouvera une. Tu ne nous as pas dit qu’il s’était introduit chez certaines de ses victimes ? Oublie. Il faut le pousser dans ses retranchements.
– Et comment ? Il opère dans rien moins que l’est de l’Australie, et personne ne sait quand il frappera de nouveau. Ce gars viole et tue complètement au hasard, dit Lebie à ses ongles.
– Pas tout à fait vrai, intervint Andrew. Pour un type qui a réussi à tenir aussi longtemps, rien n’est le fruit du hasard. On peut avoir l’impression que certains tueurs en série souhaitent qu’on prête attention à leurs meurtres. Ils laissent leur marque de propriété, s’identifient. Mais pas celui-là. Bien au contraire, il essaie d’éviter les similitudes. Il n’y a que sa passion de la strangulation qui le trahit. En dehors de ça, il est totalement imprévisible. C’est ce qu’il Pense. Mais il se trompe. Parce qu’il y a un schéma. Il y a toujours un schéma. Pas parce qu’on le prévoit, mais parce que l’homme est un animal fait d’habitudes, et il n’y a en cela aucune différence entre toi ou moi et un meurtrier. Il faut juste découvrir quelles sont les habitudes propres à cet animal-là.
– C’est un fou, asséna Lebie. Mais la plupart des tueurs en série ne sont-ils pas schizophrènes ? Qui entendent des voix leur ordonnant de tuer, des trucs comme ça ? Je suis d’accord avec Harry, trouvons-nous un scaphandrier de l’inconscient. »
Wadkins se gratta la nuque. Il avait l’air légèrement perplexe.
« Un psy peut sûrement nous dire beaucoup de choses sur les tueurs en série, mais ce n’est pas nécessairement ce qu’on cherche, dans ce cas précis, dit Andrew.
– Sept meurtres. C’est ce que j’appelle des meurtres en série, dit Lebie.
– Écoutez. » Andrew se pencha vers la table et leva ses grandes mains noires. « Pour un tueur en série, le meurtre prévaut sur l’acte sexuel ; il est absurde de violer si on ne tue pas après. Mais pour ce type-là, le viol est le point le plus important. Quand il tue, c’est peut-être parce que des conditions pratiques l’y poussent, comme disait Wadkins. Par exemple parce que la victime peut révéler son identité. Parce qu’elle a vu son visage. » Andrew fit une pause. « Ou parce qu’elle sait de qui il s’agit. » Il étendit les mains devant lui.
Le ventilateur grinçait dans un coin de la pièce, mais l’air était plus lourd que jamais.
« Les statistiques, c’est bien joli, dit Harry. Mais il ne faut pas qu’elles nous induisent en erreur. Pour pasticher une expression norvégienne : on a vite fait de ne voir que la forêt qui cache l’arbre. »
Wadkins avait sorti un mouchoir avec lequel il épongeait la sueur de son front.
« Il est possible qu’une partie de la signification l’expression norvégienne – certes remarquable – qu’emploie M. Holy se perde dans la traduction, mais je n’y comprends goutte.
– Tout ce que je veux dire, c’est qu’il ne faut pas laisser cette impression générale faire de l’ombre au fait que le meurtre d’Inger Holter peut être un événement isolé. Certaines personnes sont bien mortes de vulgaires pneumonies, durant la grande épidémie de peste noire, non ? Admettons qu’Evans White ne soit pas un tueur en série. Qu’un autre gonze vadrouille et tue des blondinettes ne signifie pas nécessairement qu’Evans White n’a pas tué Inger Holter.
– C’est exprimé de façon alambiquée, mais on voit où tu veux en venir, Holy, dit Wadkins avant de résumer : O. K., les gars. On cherche un violeur et peut-être – je répète – peut-être un tueur en série. Ce sera à McCormack de décider s’il faut travailler plus activement sur cette enquête. Dans l’intervalle, il faut que nous, nous continuions à nous occuper de ce que nous faisons en ce moment. Kensington, d’autres précisions ?
– Vu que Holy n’a pas pu assister à la réunion de ce matin, je répète que j’ai pu parler à Robertson, le remarquable logeur d’Inger Holter, et que je lui ai demandé si le nom d’Evans White lui disait quelque chose. Et le brouillard a dû se dissiper un peu, au moins provisoirement, puisque ça lui a effectivement dit quelque chose. On va le voir cet après-midi. À Part ça, notre pote le shérif de Nimbin a téléphoné. Cette Angeline Hutchinson a confirmé qu’elle était chez Evans White les deux jours qui ont précédé celui où on a retrouvé Inger Holter. »
Harry jura.
Wadkins frappa dans ses mains.
« O. K., retour au turbin, les gars. On va choper cet enculé. »
Ces derniers mots furent prononcés sans conviction particulière.
Harry avait naguère entendu dire que les chiens ont une mémoire à court terme moyenne de trois secondes, mais que la répétition peut étendre de façon significative. L’expression « le chien de Pavlov » vient de ce physiologiste russe, Ivan Pavlov, et de ses expériences sur les chiens, dans lesquelles il cherchait à mettre en évidence ce qu’on appelle les réflexes conditionnés. Pendant un certain laps de temps, il avait fait retentir un signal sonore précis chaque fois qu’il allait donner à manger au chien. Et puis, un jour, il avait fait retentir le signal, mais n’avait pas donné à manger à l’animal. Pourtant, le pancréas et l’estomac de celui-ci s’étaient mis à produire les sécrétions nécessaires à la digestion. La surprise ne fut peut-être pas énorme, mais cette découverte permit à Pavlov de décrocher le prix Nobel. Il avait prouvé que des répétitions suivies font que le corps « se souvient ».
Quand Andrew, d’un coup de pied bien ajusté, envoya pour la deuxième fois en quelques jours le diable de Tasmanie de Robertson dans la haie, on eut de bonnes raisons de penser que ce vol plané occuperait la mémoire de l’animal un peu plus longtemps que le premier. La prochaine fois que le chien de Robertson entendrait des pas étrangers de l’autre côté du portail, le bouillonnement dans sa petite cervelle teigneuse céderait peut-être la place à quelques douleurs dans les côtes.
Robertson les reçut dans la cuisine et leur proposa une bière. Andrew accepta, mais Harry demanda un verre d’eau gazeuse. Robertson n’étant pas en mesure de lui en fournir, Harry se dit qu’il lui faudrait se contenter d’une cigarette.
« Je n’aimerais mieux pas, dit Robertson quand Harry sortit son paquet de cigarettes. Il est interdit de fumer chez moi. Les cigarettes ne sont pas bonnes pour le corps, dit-il en vidant la moitié de sa canette.
– Alors comme ça, vous vous préoccupez de questions de santé ? demanda Harry.
– Bien sûr, répondit Robertson sans prêter attention à la pique. Dans cette maison, on ne fume pas, pas plus qu’on ne mange de viande ou de poisson. On respire de l’air pur, et on mange ce que la nature nous donne.
– Ça concerne aussi le clebs ?
– Mon chien n’a mangé ni viande, ni poisson depuis qu’il était chiot. Il est cent pour cent lacto-végétarien, dit-il avec une fierté manifeste.
– Ça explique ses humeurs, murmura Andrew.
– Si nous avons bien compris, vous connaissez un peu Evans White, M. Robertson. Que pouvez-vous nous raconter ? » demanda Harry en sortant un carnet de notes. Il n’avait pas prévu de prendre des notes, mais il savait d’expérience que les gens se sentaient valorisés dans leur rôle de témoins quand il s’emparait de son petit carnet. Inconsciemment, ils étaient plus précis, prenaient plus leur temps pour que tout soit bien fait, et étaient plus rigoureux en ce qui concernait la chronologie, les noms et les lieux.
« L’agent Kensington, ici présent, m’a appelé pour savoir qui était venu voir Inger Holter, du temps où elle habitait ici. Alors, je lui ai dit que j’étais monté dans sa chambre, que j’avais bien regardé la photo qui est fixée au mur, et que je me suis souvenu avoir déjà vu ce garçon qui portait un enfant sur les genoux.
– Ah oui ?
– Oui, ce garçon est venu deux fois, que je sache. Une fois, ils se sont enfermés dans sa chambre, et ils ont fait la bringue pendant presque quarante-huit heures. Elle était très… euh, extravertie. J’ai pensé aux voisins, et j’ai mis de la musique assez fort pour ne pas les mettre dans l’embarras. Inger et ce type, j’entends. Mais bon, ça n’avait pas l’air de trop les déranger. L’autre fois, il n’a fait que passer, avant de prendre ses cliques et ses claques.
– Ils se sont disputés ?
– On peut le dire comme ça, oui. Elle lui a gueulé qu’elle allait dire à cette salope quel genre de diable il était. Et qu’elle allait parler à un certain bonhomme des projets qu’il avait.
– Un certain bonhomme ?
– Elle a dit un nom, mais je ne m’en souviens plus.
– Et cette salope ; de qui pouvait-il s’agir ? demanda Andrew.
– J’essaie de me tenir en dehors de la vie privée de mes locataires, monsieur l’agent.
– Excellente bière, M. Robertson. Qui est cette salope ? demanda Andrew en ignorant l’objection.
– Eh bien, allez savoir. » Robertson se tâta tandis que ses yeux allaient nerveusement d’Andrew à Harry. Il tenta un sourire.
« Elle est probablement importante, dans cette affaire, vous ne croyez pas ? » La question flotta en l’air, mais pas longtemps. Andrew posa énergiquement sa bouteille de bière et se pencha en avant, jusqu’à ce que son visage touche presque celui de Robertson.
« Vous regardez trop la télé, Robertson. Dans la réalité, ce genre de situation ne m’incite pas à te filer discrètement un billet de cent dollars pour que tu me murmures un nom, avant que nous nous en retournions sans rien dire, chacun de son côté. Dans la réalité, ce qui se passe, c’est qu’on appelle une voiture de police qui arrive ici en fanfare, on te colle les menottes, et on t’emmène jusqu’à la bagnole devant tous tes voisins, que ça te chante ou non. Et puis, au commissariat, on te flanque une lumière dans la figure, et on te coffre pour la nuit en tant que « suspect potentiel », à moins que tu ne craches le morceau ou que ton avocat ne se pointe. Dans la réalité, tu peux dans le pire des cas être accusé de faire de la rétention d’information pour couvrir un meurtre. Ça fait automatiquement de toi un complice, et c’est passible de six ans de réclusion. Alors, qu’est-ce que tu en dis, Robertson ? »
Robertson avait pâli, et il ouvrit la bouche à deux ou trois reprises sans qu’aucun son n’en sortît. Il faisait penser à un poisson, dans un aquarium, qui vient juste de comprendre qu’il ne va pas manger, mais que lui va être mangé. « Je… je ne voulais pas insinuer que…
– Pour la dernière fois : qui est cette salope ?
– Je crois que c’est la fille qui est sur la photo… celle qui était ici…
– Quelle photo ?
– Elle est derrière Inger et le garçon, sur la photo qui est dans la chambre d’Inger. C’est la petite brune avec le bandeau. Je l’ai reconnue parce qu’elle est venue il y a quelques semaines, pour voir Inger. Je suis allé la chercher, et elles se sont mises à parler dans l’escalier, dehors. Peu à peu, le ton est monté, et elles se sont engueulées bien comme il faut. Puis la porte a claqué, et Inger est remontée à toute ber-déjà vu ce garçon qui portait un enfant sur les genoux
– Ah oui ?
– Oui, ce garçon est venu deux fois, que je sache. Une fois, ils se sont enfermés dans sa chambre, et ils ont fait la bringue pendant presque quarante-huit heures. Elle était très… euh, extravertie. J’ai pensé aux voisins, et j’ai mis de la musique assez fort pour ne pas les mettre dans l’embarras. Inger et ce type, j’entends. Mais bon, ça n’avait pas l’air de trop les déranger. L’autre fois, il n’a fait que passer, avant de prendre ses cliques et ses claques.
– Ils se sont disputés ?
– On peut le dire comme ça, oui. Elle lui a gueulé qu’elle allait dire à cette salope quel genre de diable il était. Et qu’elle allait parler à un certain bonhomme des projets qu’il avait.
– Un certain bonhomme ?
– Elle a dit un nom, mais je ne m’en souviens plus.
– Et cette salope ; de qui pouvait-il s’agir ? demanda Andrew.
– J’essaie de me tenir en dehors de la vie privée de mes locataires, monsieur l’agent.
– Excellente bière, M. Robertson. Qui est cette salope ? demanda Andrew en ignorant l’objection.
– Eh bien, allez savoir. » Robertson se tâta tandis que ses yeux allaient nerveusement d’Andrew à Harry. Il tenta un sourire.
« Elle est probablement importante, dans cette affaire, vous ne croyez pas ? » La question flotta en l’air, mais pas longtemps. Andrew posa énergiquement sa bouteille de bière et se pencha en avant, jusqu’à ce que son visage touche presque celui de Robertson.
« Vous regardez trop la télé, Robertson. Dans la réalité, ce genre de situation ne m’incite pas à te filer discrètement un billet de cent dollars pour que tu me murmures un nom, avant que nous nous en retournions sans rien dire, chacun de son côté. Dans la réalité, ce qui se passe, c’est qu’on appelle une voiture de police qui arrive ici en fanfare, on te colle les menottes, et on t’emmène jusqu’à la bagnole devant tous tes voisins, que ça te chante ou non. Et puis, au commissariat, on te flanque une lumière dans la figure, et on te coffre pour la nuit en tant que « suspect potentiel », à moins que tu ne craches le morceau ou que ton avocat ne se pointe. Dans la réalité, tu peux dans le pire des cas être accusé de faire de la rétention d’information pour couvrir un meurtre. Ça fait automatiquement de toi un complice, et c’est passible de six ans de réclusion. Alors, qu’est-ce que tu en dis, Robertson ? »
Robertson avait pâli, et il ouvrit la bouche à deux ou trois reprises sans qu’aucun son n’en sortît. Il faisait penser à un poisson, dans un aquarium, qui vient juste de comprendre qu’il ne va pas manger, mais que lui va être mangé.
« Je… je ne voulais pas insinuer que…
– Pour la dernière fois : qui est cette salope ?
– Je crois que c’est la fille qui est sur la photo… celle qui était ici…
– Quelle photo ?
– Elle est derrière Inger et le garçon, sur la photo qui est dans la chambre d’Inger. C’est la petite brune avec le bandeau. Je l’ai reconnue parce qu’elle est venue il y a quelques semaines, pour voir Inger. Je suis allé la chercher, et elles se sont mises à parler dans l’escalier, dehors. Peu à peu, le ton est monté, et elles se sont engueulées bien comme il faut. Puis la porte a claqué, et Inger est remontée à toute berzingue dans sa chambre, en larmes. Je ne l’ai pas revue.
– Allez chercher cette photo, s’il vous plaît Robertson. La copie que j’en ai est restée au bureau. »
Robertson était devenu la serviabilité même, et il fila au premier, dans la chambre d’Inger. Lorsqu’il redescendit, un coup d’œil suffit à Harry pour savoir à coup sûr quelle était la femme à laquelle Robertson faisait référence.
« Il me semblait bien que son visage ne m’était pas inconnu, quand nous l’avons rencontrée, dit Harry.
– Mais oui, c’est Mère Mansuétude ! s’exclama Andrew, sidéré.
– Je parierais qu’elle s’appelle de son vrai nom Angeline Hutchinson. »
Le diable de Tasmanie n’était pas en vue lorsqu’ils s’en allèrent.
« Est-ce que tu t’es demandé pourquoi on t’appelle “Monsieur l’agent”, inspecteur Kensington ? demanda Harry à Andrew en remontant en voiture.
– Je suppose que c’est dû au fait que j’éveille la confiance chez les gens. Monsieur l’agent ; ça sonne un peu comme un oncle débonnaire, tu ne trouves pas ? répondit Andrew, satisfait. Et il se trouve que je n’ai pas le cœur de les corriger.
– Oui, tu es un vrai nounours, toi, dit Harry en riant.
– Un koala, rectifia Andrew.
– Six ans de réclusion ; menteur !
– C’est la première chose qui m’est venue à l’esprit. »