20
Un PC, la Baie des Dames
et comment fonctionnent
réellement
les téléphones cellulaires
Il était neuf heures.
Lebie appuya son front contre la porte et ferma les yeux. Deux policiers en gilet pare-balles noir se tenaient à côté de lui, sur le qui-vive, prêts à se servir de leurs armes. Wadkins, Yong et Harry étaient derrière eux, dans l’escalier.
« Là ! fit Lebie en retirant doucement le passe-partout.
– N’oubliez pas : ne touchez à rien si l’appartement est vide ! » chuchota Wadkins aux deux policiers.
Lebie se mit sur le côté de la porte et l’ouvrit, et les deux policiers entrèrent en tenant réglementairement leur arme des deux mains devant eux.
« Vous êtes sûrs qu’il n’y a pas d’alarme, ici ? chuchota Harry.
– On a vérifié auprès de toutes les boîtes de télésurveillance, et aucune d’entre elles n’a cet appartement dans ses listes, répondit Wadkins.
– Chhht ! C’est quoi, ce bruit ? » fit Yong.
Les autres tendirent l’oreille, mais ne remarquèrent rien de particulier.
« Ça fout en l’air la théorie de l’expert en explosifs », dit sèchement Wadkins.
L’un des policiers ressortit. « C’est bon », dit-il. Ils poussèrent un soupir de soulagement et entrèrent. Lebie essaya d’allumer la lumière dans le couloir, mais rien ne se passa.
« Étrange, dit-il en essayant dans le petit salon propre et bien rangé, sans plus de succès. Un fusible a dû lâcher.
– Ça ne fait rien, dit Wadkins. Il y a bien assez de lumière pour qu’on cherche. Harry, tu prends la cuisine. Lebie, la salle de bains. Yong ? »
Yong était devant l’ordinateur qui occupait le bureau, près de la fenêtre du salon.
« J’ai comme l’impression que… commença-t-il. Lebie, va voir avec ta lampe de poche sur le tableau électrique, dans l’entrée. »
Lebie disparut, et la lumière ne tarda pas à revenir dans le couloir en même temps que le PC revenait à la vie.
« Merde, dit Lebie en revenant dans le salon. Un fil était entortillé autour du fusible, et il a fallu que je l’enlève avant de remettre le courant. Mais je l’ai suivi le long du mur, et il entre dans la porte.
– Il y a une serrure électronique, n’est-ce pas ? Le fusible était relié à la serrure pour que le courant saute au moment où on a ouvert la porte. Ce bruit, que l’on a entendu, c’était le ventilo du PC qui s’éteignait, dit Yong en commençant à taper sur le clavier. Ce truc a un rapid résume, ce qui fait qu’on peut voir les applications qui étaient en cours d’utilisation au moment où il s’est éteint. »
Une image d’un globe terrestre bleu apparut à l’écran, et une petite mélodie joyeuse sortit des enceintes.
« J’en étais sûr ! dit Yong. Pas con, l’enfoiré ! Vous voyez, ça ? »
Il pointa une icône du doigt, sur l’écran.
« Yong, pour l’amour du ciel, ne perdons pas de temps à ce genre de conneries, lui intima Wadkins.
– Sir, est-ce que je peux vous emprunter votre portable ? » Le petit Chinois lui prit le téléphone Nokia des mains, sans attendre la réponse. « C’est quoi, le numéro, ici ? »
Harry lut tout haut le numéro inscrit sur l’appareil, à côté du PC, et Yong le composa au fur et à mesure. Puis il envoya l’appel. Au moment où le téléphone sonnait, un bourdonnement leur arriva du PC, et l’icône emplit subitement tout l’écran.
« Chht », fit Yong.
Un court sifflement aigu suivit quelques secondes plus tard. Yong se dépêcha de déconnecter le portable.
Une ride profonde était apparue entre les sourcils de Wadkins.
« Bordel, Yong, qu’est-ce que tu fabriques ?
– Sir, j’ai peur que Toowoomba nous ait bricolé une alarme. Et qu’elle se soit déclenchée.
– Explique-toi ! » La patience de Wadkins avait des limites bien nettes.
« Vous voyez le programme qui s’est lancé ? C’est un banal programme de répondeur automatique relié au téléphone via un modem. Avant de sortir, Toowoomba enregistre son annonce sur le PC, grâce à ce micro. Quand quelqu’un appelle, le programme se lance, passe l’annonce de Toowoomba et après le petit signal que vous venez d’entendre, la personne peut laisser son message directement sur le PC.
– Je sais ce qu’est un répondeur, Yong. Où veux-tu en venir ?
– Sir, avez-vous entendu une annonce, avant le signal sonore, quand j’ai appelé, il y a un instant ?
– Non…
– C’est parce que l’annonce a été enregistrée en mémoire, et pas sur le disque dur. »
La brume se dissipait chez Wadkins.
« Ce que tu m’expliques, c’est qu’au moment où le courant a été coupé et où l’ordinateur s’est éteint, l’annonce a disparu ?
– Exactement, Sir. » Yong avait parfois des réactions déconcertantes. Comme à ce moment précis : un grand sourire lui barrait la face.
« Et c’est comme ça qu’il s’est bidouillé une alarme, Sir. »
Harry ne sourit pas lorsqu’il perçut l’ampleur de la catastrophe. « Donc, il suffit à Toowoomba d’appeler ici et d’entendre que l’annonce n’existe plus pour être sûr que quelqu’un s’est introduit chez lui. Et ce quelqu’un, il doit bien se douter que c’est nous. »
Le silence s’abattit sur le salon.
« Il ne se pointera jamais ici sans appeler avant, dit Lebie.
– Merde, merde, merde, dit Wadkins.
– Il peut appeler n’importe quand, dit Harry. Il faut qu’on gagne du temps. Une suggestion ?
– Ouais, dit Yong. On peut appeler l’opérateur pour lui demander de suspendre la ligne, et de renvoyer un message d’erreur.
– Et s’il appelle lui aussi l’opérateur ?
– Rupture des câbles dans le secteur, suite à… des travaux.
– Ça a l’air louche. Il n’aura qu’à vérifier que le numéro du voisin est toujours en service, dit Lebie.
– Alors il faut bloquer tous les numéros du secteur, dit Harry. Vous pouvez le faire, Wadkins, Sir ? »
Wadkins se gratta derrière l’oreille.
« Quel putain de bordel ! Pourquoi, Bon Dieu…
– C’est urgent, Sir !
– Merde ! Passe-moi le téléphone, Yong. C’est McCormack qui va s’y coller. De toute façon, on ne réussira sûrement pas à bloquer les lignes de tout un quartier pendant très longtemps, Holy. Il faut qu’on se mette dès maintenant à penser au coup suivant. Merde, merde, merde ! »
Il était onze heures et demie.
« Rien, dit Wadkins avec résignation. Que dalle !
– Eh bien, on ne pouvait pas non plus s’attendre à ce qu’il nous ait laissé un mot expliquant où il la séquestre », dit Harry.
Lebie sortit de la chambre à coucher. Il secoua la tête. Yong, qui avait fouillé le sous-sol et le grenier, n’avait pas non plus quoi que ce soit d’intéressant à raconter.
Ils s’assirent au salon.
« C’est presque un peu bizarre, dit Harry. Si on fouillait les appartements les uns des autres, on trouverait toujours quelque chose. Un courrier intéressant, une revue porno douteuse, la photo d’une ancienne conquête, une tache sur le drap, quelque chose. Mais on ne trouve absolument rien qui indique que ce type, un tueur en série, ait une vie.
– Je n’ai jamais vu un appartement de célibataire aussi normal que celui-ci, dit Lebie.
– Il est trop normal, dit Yong. C’en est presque à vous filer la chair de poule.
– Il y a quelque chose qu’on ne voit pas, dit Harry, les yeux fixés au plafond.
– On a fait le tour complet, dit Wadkins. S’il a laissé des traces, ce n’est pas ici. Tout ce que fait ce type ici, c’est dormir, manger, regarder la télé, chier et laisser des annonces téléphoniques sur son PC…
– Tu as raison, le coupa Harry. Ce n’est pas ici que vit le meurtrier Toowoomba. Le mec qui habite ici est anormalement normal, et n’a aucune raison d’avoir peur qu’on vienne se mêler de ses petites affaires. Mais l’autre ? Il peut avoir une autre planque ? Un autre appartement, une résidence secondaire ?
– En tout cas rien qui soit à son nom, dit Yong. J’ai vérifié avant de venir. »
Le portable sonna. C’était McCormack. Il avait parlé avec l’opérateur. À son argument que des vies étaient en jeu, il avait répondu que ça pouvait également être le cas lorsque les gens du secteur essayaient d’appeler une ambulance. Mais McCormack, avec une petite aide de la mairie, avait obtenu que les lignes soient bloquées jusqu’à sept heures ce soir-là.
« Maintenant, plus rien n’empêche qu’on fume ici, dit Lebie en sortant un petit cigarillo. On peut foutre de la cendre sur la moquette et laisser de grosses traces de grolles dans le couloir. Quelqu’un a du feu ? »
Harry sortit une boîte d’allumettes de sa poche et lui donna du feu. Il se mit à contempler la boîte. Avec un intérêt grandissant.
« Vous savez ce que c’est, l’avantage de cette boîte d’allumettes ? » demanda-t-il.
Les autres, bon public, secouèrent bien gentiment la tête.
« Il est écrit qu’elle est étanche. “Pour vous qui allez souvent en montagne ou en mer”, comme il est écrit. Est-ce qu’un seul d’entre vous se promène avec des boîtes d’allumettes étanches ? »
Nouvelles mimiques négatives.
« Est-ce que je me trompe si je prétends qu’on ne peut se les procurer que dans des magasins spécialisés, et qu’elles coûtent un peu plus cher que les boîtes courantes ? »
Les autres haussèrent les épaules.
« En tout cas, ce n’est pas un modèle très fréquent, c’est la première fois que j’en vois », dit Lebie.
Wadkins jeta un coup d’œil plus attentif à la boîte.
« Il me semble que mon beau-frère avait le même genre d’allumettes sur son bateau, dit-il.
– C’est Toowoomba qui m’a donné celles-ci, dit Harry. À l’enterrement. »
Ils se turent. Yong se racla la gorge.
« Il y a la photo d’un voilier encadrée dans le couloir », dit-il d’une voix hésitante.
Il était une heure.
« Merci pour ton aide, Liz, dit Yong avant de reposer le portable. On l’a trouvé ! Il est amarré à la marina de Bay Lady, enregistré sous le nom d’un certain Gert van Hoos.
– O. K., répondit Wadkins. Yong, tu restes ici avec les deux agents au cas où Toowoomba se pointerait. Lebie, Harry et moi, on prend la voiture tout de suite. »
Il y avait peu de circulation, et la Toyota de Lebie ronronna avec satisfaction lorsqu’ils quittèrent le centre-ville à cent vingt à l’heure par la New South Dead Road.
« Pas de renforts, Sir ? demanda Lebie.
– Trois hommes suffiront, s’il est là, répondit Wadkins. Selon les vérifications de Yong auprès des registres, Toowoomba n’a pas de permis de port d’arme, et j’ai la sensation que ce n’est pas le genre à agiter une arme. »
Harry ne put se contrôler plus longtemps.
« Et ça serait quoi, cette sensation, Sir ? Toujours la même, celle qui vous a dit que ce serait une bonne idée de s’introduire dans son appartement ? Celle qui vous a dit que la fille devrait porter l’émetteur dans son sac ?
– Holy, je…
– Je me permets de vous demander, Sir. Si on doit se fier à votre sensation, tout nous indique – compte tenu de ce qui s’est passé jusque-là – qu’il va justement se servir d’une arme. Ce n’est pas que… »
Harry se rendit compte qu’il avait haussé le ton, et la ferma. Pas maintenant, se dit-il. Pas encore. Il termina sa phrase plus doucement.
« Ce n’est pas que ça me dérange. Mais le cas échéant, je pourrai le remplir de plomb. »
Wadkins décida de ne pas répondre et se mit à bouder, le regard perdu au dehors, et ils continuèrent le trajet en silence. Dans le rétroviseur, Harry vit le petit sourire insaisissable de Lebie.
Il était deux heures.
« Lady Bay Beach, dit Lebie en pointant un doigt. Le nom convient, en plus. Il se trouve que c’est la plage gay de Sidney. »
Ils décidèrent de garer la voiture à l’extérieur de l’enceinte de la marina, et ils descendirent à pied une pente herbeuse vers le petit port de plaisance où les voiliers se succédaient des deux côtés d’un ponton flottant. À l’entrée, un gardien en chemise d’uniforme bleu délavé luttait contre le sommeil. Il retrouva un peu ses esprits quand Wadkins lui montra sa plaque, et il leur expliqua où trouver le bateau de Gert van Hoos.
« Il y a quelqu’un ? demanda Harry.
– Pas que je sache, répondit le gardien. Ce n’est pas évident de contrôler les allées et venues, en été, mais je crois que personne n’est allé sur ce bateau depuis deux jours, peut-être trois.
– Et avant ?
– Si ma mémoire est bonne, monsieur van Hoos est venu tard samedi soir. Il se gare souvent ici, près de la mer. Il est reparti plus tard dans la nuit.
– Et personne n’est venu sur le bateau depuis ? demanda Wadkins.
– Pas pendant que j’étais de garde. Mais heureusement, on est plusieurs à travailler ici.
– Il était seul ?
– Si je me souviens bien, oui.
– A-t-il apporté quelque chose sur le bateau ?
– Sûrement. Je ne me souviens pas. Mais la plupart amène des trucs.
– Pourriez-vous nous décrire brièvement monsieur van Hoos ? » demanda Harry.
Le gardien se gratta la tête.
« Eh bien, pas vraiment.
– Comment ça ? » demanda Wadkins, étonné.
Le gardien eut l’air un peu gêné. « Pour être honnête, je trouve que tous les Aborigènes se ressemblent. »
Le soleil brillait dans l’eau peu profonde du port, mais la houle roulait, énorme et lourde au large. Tandis qu’ils avançaient lentement sur le quai, Harry remarqua que le vent avait fraîchi. Il reconnut le bateau à son nom, Adelaide, et au numéro d’immatriculation qui était peint sur le côté. Adelaide ne faisait pas partie des plus gros bateaux de la marina, mais il semblait bien entretenu. Yong leur avait expliqué que seuls les voiliers d’une certaine taille et équipés d’un moteur devaient obligatoirement être enregistrés ; ils avaient donc eu pas mal de bol. À tel point que Harry avait la désagréable sensation d’en avoir épuisé le stock. L’idée que Birgitta pouvait se trouver à bord se mit à faire battre son cœur tellement fort qu’il en avait mal.
Wadkins fit signe à Lebie de monter le premier. Harry ôta la sécurité du pistolet et le braqua vers le panneau qui masquait le salon tandis que Lebie posait doucement les pieds sur le pont, à l’arrière. Wadkins faillit tomber en trébuchant sur la corde attachée à l’ancre et arriva lourdement sur le pont. Ils s’arrêtèrent et écoutèrent, mais n’entendirent que le vent et les vagues qui gloussaient en caressant le flanc du bateau. Deux panneaux avec cadenas bloquaient l’accès au salon et à la cabine, à l’arrière. Lebie dégaina son passe-partout. Au bout de quelques minutes, les deux cadenas étaient ouverts.
Lebie ouvrit le panneau du salon et Harry se hissa dedans. Il y faisait sombre, et Harry s’accroupit, son revolver pointé dans le vide devant lui, jusqu’à ce que Wadkins arrive et tire les rideaux. Le décor était simple mais de bon goût. Il comprenait un salon en acajou, mais hormis cela, il ne donnait pas dans l’excès. Une carte marine était déroulée sur la table basse. Au-dessus était accrochée une photo qui représentait un jeune boxeur.
« Birgitta ! cria Harry. Birgitta ! »
Wadkins lui posa une main sur l’épaule.
« Elle n’est pas ici », constata Lebie après avoir fouillé le bateau de long en large.
Wadkins avait la tête enfoncée sous l’une des banquettes, à l’arrière.
« Elle est peut-être venue ici », dit Harry en regardant la mer, loin devant lui. Le vent avait forci et au large, les vagues étaient surmontées d’écume.
« On va demander aux gars de la scientifique de venir jeter un coup d’œil, dit Wadkins avant de se redresser. Il faut croire qu’il a un autre endroit qu’on n’a pas encore trouvé.
– Ou… commença Harry.
– Arrête ! Il la cache quelque part, il ne nous reste qu’à trouver où. »
Harry s’assit. Le vent jouait dans ses cheveux. Lebie tenta de s’allumer un autre cigarillo, mais se découragea après deux ou trois tentatives.
« Alors, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda-t-il.
– Il faut en tout cas qu’on quitte son bateau, dit Wadkins. Il pourrait nous voir de la route s’il arrivait.
Ils se levèrent, refermèrent derrière eux, et Wadkins leva le genou particulièrement haut pour ne pas trébucher une nouvelle fois.
Lebie ne bougea pas.
« Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda Harry.
– Eh bien… je ne m’y connais pas vraiment en bateaux, mais c’est normal ça ?
– De quoi ?
– D’avoir jeté l’ancre quand le bateau est amarré aussi bien à l’avant qu’à l’arrière ? »
Ils se regardèrent un instant.
« Aide-moi », dit Harry.
Il était trois heures.
Ils filaient sur la route. Les nuages filaient sur le ciel. Les arbres qui longeaient la route oscillaient et leur faisaient signe de continuer. L’herbe était couchée sur le sol des bas-côtés et la radio crépitait. Le soleil avait pâli et des ombres défilaient rapidement sur la mer en contrebas.
Harry se trouvait à l’arrière, mais ne remarquait pas la tempête qui enflait au dehors. Il ne voyait que la corde verdâtre et gluante qu’ils avaient sortie de l’eau en lentes tractions. Les gouttes étaient tombées de la corde dans la mer comme des morceaux de cristal luisants et, loin en dessous, il avait vu une silhouette blanche remonter lentement vers eux.
Un été, pendant les vacances, son père l’avait amené pêcher avec lui dans la barque et ils avaient pris une plie. Elle était blanche et incroyablement grande, et cette fois-là aussi, Harry avait eu la bouche sèche et les mains qui tremblaient. Ravies, sa mère et sa grand-mère avaient applaudi quand ils étaient entrés dans la cuisine avec la prise, et elles s’étaient emparées sans tarder de grands couteaux brillants pour découper le poisson froid et couvert de sang. Jusqu’à la fin de l’été, Harry avait rêvé de l’énorme plie avec ses yeux de poisson globuleux dans lesquels on pouvait lire un regard figé par le choc, comme si elle n’avait pas pu croire qu’elle était réellement en train de mourir. À Noël, on avait garni l’assiette de Harry avec quelques gros morceaux gélatineux et son père avait fièrement raconté comment Harry et lui avaient attrapé la gigantesque plie dans l’Isfjord. « On s’était dit qu’on voulait essayer quelque chose de nouveau, ce Noël », avait dit sa mère. Le repas avait été infect, et Harry avait quitté la table, les larmes aux yeux et contenant sa rage.
Et à présent, Harry était assis à l’arrière d’une voiture qui roulait à toute vitesse ; il referma les yeux et se vit, penché en avant et regardant dans l’eau, où ce qui ressemblait à une méduse faisait battre ses fils rouges en rythme avec les secousses de la remontée : vers le bas, puis étendus vers l’extérieur pour une nouvelle brasse. Quand elle arriva à la surface, les fils se déplièrent à la manière d’un éventail, comme pour dissimuler le corps nu et blanc qui était dessous. La corde était enroulée autour du cou, et le corps inanimé avait paru complètement étranger à Harry.
Mais Harry le reconnut quand ils retournèrent le corps pour le mettre sur le dos. Ce fut le regard qu’il avait vu cet été-là. Des yeux ternis par la mort, étonnés et accusateurs, dans lesquels on pouvait lire une dernière question : C’est tout ? C’est vrai, que ça s’arrête tout simplement, comme ça ? La vie et la mort, c’est vraiment si banal ?
« C’est elle ? » avait demandé Wadkins, et Harry avait répondu par la négative.
Quand il avait répété sa question, il avait vu les omoplates pointer et tendre la peau rougie à l’endroit où le haut de son bikini avait laissé une bande encore plus blanche.
« Elle n’y a pas échappé, dit-il, déconcerté, en guise de réponse. Elle m’avait demandé de lui tartiner le dos. Elle m’a dit qu’elle me faisait confiance. Mais elle n’y a pas échappé. »
Wadkins était venu devant lui et avait posé ses mains sur les épaules de Harry.
« Ce n’est pas ta faute, Harry. Tu m’entends ? On n’aurait pas pu l’éviter. Ce n’est pas ta faute. »
Il faisait sensiblement plus sombre, et quelques violentes bourrasques faisaient bringuebaler les grands eucalyptus qui agitaient leurs branches et donnaient l’impression de vouloir s’arracher du sol pour aller chanceler alentour, comme les Trifides de John Wyndham[17], réveillés par la tempête qui s’annonçait.
« Les lézards chantent », déclara tout à coup Harry depuis la banquette arrière. C’étaient les premières paroles depuis qu’ils étaient remontés en voiture. Wadkins se retourna, et Lebie le regarda dans son rétroviseur. Harry s’éclaircit bruyamment la gorge.
« Andrew a dit ça, une fois. Que les lézards et les hommes de la famille des lézards avaient le pouvoir de provoquer la pluie et l’orage par leurs chants. Il m’a raconté que le Déluge avait été déclenché par cette famille, qui, tout en chantant, s’était ouvert les veines avec leurs couteaux de silex, pour noyer le platypus – l’ornithorynque. » Il fit un petit sourire. « Presque tous les ornithorynques sont morts. Mais quelques-uns ont survécu. Et vous savez ce qu’ils ont fait ? Ils ont appris à respirer sous l’eau. »
Les premières grosses gouttes vinrent se disloquer sur le pare-brise.
« On n’a pas beaucoup de temps, dit Harry. Il ne se passera pas longtemps avant que Toowoomba découvre qu’on est sur ses talons, et à ce moment-là, il va rentrer à toute vitesse dans son trou. Je suis le seul élément qui nous lie à lui, et vous vous demandez si je vais pouvoir le gérer. Eh bien, que voulez-vous que je vous dise ? Je crois que j’aimais cette fille. »
Wadkins eut l’air mal à l’aise. Lebie hocha lentement la tête.
« Mais j’ai l’intention de respirer sous l’eau », conclut-il.
Il était trois heures et demie, et personne dans la salle de réunion ne prêtait attention à la complainte du ventilateur.
« O. K., on sait qui est notre homme, dit Harry. Et on sait qu’il pense que nous ne le savons pas. Il croit probablement que je suis pour l’instant en train de collecter des preuves contre Evans White. Mais j’ai peur que ce soit une situation des plus temporaires. Il y a des limites au temps pendant lequel on peut laisser les autres foyers sans téléphone, et plus le temps passe, plus on peut se poser des questions quant à la nature de cette “panne”.
« On a posté des mecs à nous au cas où il rentrerait chez lui. Même chose pour le bateau. Mais j’ai l’impression qu’il est bien trop prudent pour faire quelque chose de stupide avant d’être sûr à cent pour cent que la voie est libre. On peut raisonnablement penser que d’ici ce soir, il aura compris qu’on est passés chez lui. Ce qui nous laisse deux possibilités : on peut sonner le tocsin, lancer un avis de recherche via la télé, et espérer le choper avant qu’il ne s’évapore. L’inconvénient, là-dedans, c’est qu’un type qui s’est fabriqué une alarme de ce tonneau a évidemment vu un peu plus loin. Dès l’instant où il verra sa photo à l’écran, il risque de disparaître sous terre. Deuxième possibilité : exploiter le peu de temps qui nous reste avant qu’il nous sache derrière lui, et lui tomber dessus tant qu’il se croit… eh bien, relativement à l’abri.
– Je suis d’avis qu’on le chope, dit Lebie en ôtant – si, si – un cheveu de son épaule.
– Le choper ? fit Wadkins. On est dans une mégalopole, et on n’a pas le moindre soupçon d’idée de l’endroit où lui, il peut être. Bon Dieu, on ne sait même pas s’il est toujours à Sydney !
– Ne dites pas ça, dit Harry. En tout cas, il était à Sydney pendant l’heure et demie qui vient de s’écouler.
– Quoi ? Tu es en train de me dire qu’on le tient à l’œil ?
– Yong. » Harry laissa la parole au toujours souriant chinois.
« Le téléphone mobile ! attaqua-t-il comme si on lui avait demandé de lire son exposé devant toute la classe. Toutes les conversations sur des mobiles transitent par ce qu’on appelle des relais qui reçoivent et envoient des signaux téléphoniques. L’opérateur peut déterminer l’abonné qui envoie les signaux reçus par les différents relais. Chaque relais couvre une aire d’environ vingt kilomètres de diamètre. Dans les zones où le réseau est bien développé, à savoir les agglomérations, un téléphone envoie ses signaux à au moins deux machins simultanément, à peu près comme les émetteurs radio. En d’autres termes, quand vous êtes au téléphone, l’opérateur peut vous localiser dans un rayon de dix kilomètres. Si la conversation transite par deux relais en même temps, la zone dans laquelle vous pouvez être est réduite à celle couverte par les deux relais. Si trois relais interviennent en même temps, la zone en est d’autant plus réduite, et ainsi de suite. Les portables ne peuvent donc pas déterminer une adresse donnée, comme un téléphone classique, mais ils donnent en tout cas un ordre d’idée, expliqua Yong. Nous sommes en ce moment même en rapport avec trois types des télécom qui ne suivent que les signaux qu’envoie le mobile de Toowoomba. On peut les raccorder à une ligne ouverte, ici, dans la salle de réunion. Jusqu’à maintenant, les signaux venaient de deux relais seulement, et la zone la plus réduite couvrait la City entière, le port et la moitié de Woolloomooloo. La bonne nouvelle, c’est qu’il se déplace.
– Et ce qu’on attend, c’est un peu de bol, intervint Harry.
– On espère recevoir un signal au moment précis où il se trouvera dans une zone couverte par trois relais, ou même plus. Si c’est le cas, on peut instantanément mettre tout ce qu’on a de voitures banalisées sur le coup, en espérant le trouver. »
Wadkins n’avait pas l’air convaincu.
« Alors il était au téléphone il y a peu, et il y a une heure et demie, et les deux fois, les signaux ont été repris par des relais de Sydney ? demanda-t-il. Et il faut absolument qu’il continue à jacter dans son putain de mobile, pour qu’on le retrouve ? Et s’il ne téléphone plus ?
– On peut toujours l’appeler ? suggéra Lebie.
– Exactement ! dit Wadkins, dont les joues s’étaient ornées de taches rouges. Génial ! On peut le rappeler tous les quarts d’heure, en prétendant être l’horloge parlante, ou je ne sais quelle autre connerie ! Juste pour lui faire piger que ce n’est pas une bonne idée de se servir d’un portable ?
– Ce n’est pas nécessaire, dit Yong. Il n’a pas besoin de se servir de son portable.
– Et comment…
– Il suffit que son mobile soit allumé, dit Harry. Apparemment, Toowoomba n’en a pas conscience, mais tant qu’un portable n’est pas éteint, il envoie automatiquement un petit bip, toutes les demi-heures, juste pour faire savoir qu’il est toujours en vie. Ce bip est pris en compte par les relais, de la même façon qu’une conversation.
– Alors… ?
– Alors il nous suffit de mettre en place cette ligne ouverte, de faire du café, de nous asseoir et d’espérer. »