7
Terra nullius, un maquereau
et Nick Cave
Il pleuvait sur Sydney. L’eau martelait le goudron, éclaboussait les murs des bâtiments et forma en moins d’une minute de petits ruisseaux qui coulaient dans les caniveaux. Les gens couraient s’abriter, en faisant claquer l’eau sous leurs semelles. Certains d’entre eux avaient apparemment cru le bulletin météo du matin, et s’étaient munis de parapluies. Ceux-ci poussaient maintenant comme de gros champignons bigarrés dans le paysage urbain. Harry et Andrew attendaient que le feu passe au vert, dans William Street, près de Hyde Park.
« Tu te souviens de cet Aborigène qui était dans le parc, près de l’Albury, l’autre soir ? demanda Harry.
– Green Park ?
– Il t’a fait signe, mais toi, tu ne lui as pas retourné son salut. Pourquoi ?
– Je ne le connais pas. »
Le feu passa au vert et Andrew écrasa l’accélérateur.
L’Albury était pratiquement vide quand Harry entra.
« Tu arrives tôt », dit Birgitta. Elle était occupée à ranger des verres propres sur les étagères.
« Je me suis dit que le service était certainement de meilleure qualité avant le grand rush.
– Ici, on sert tous ceux qui se présentent, dit-elle en pinçant là joue de Harry. Qu’est-ce que ce sera ?
– Juste un café.
– C’est ma tournée.
– Merci, trésor. »
Birgitta rit.
« Trésor ? C’est comme ça que mon père appelle ma mère. » Elle se percha sur un tabouret et se pencha vers Harry, par-dessus le comptoir. « Et en fait, je devrais peut-être me méfier, quand un type que je connais depuis moins d’une semaine se met à me donner des petits noms. »
Harry inspira consciencieusement son parfum. Les chercheurs ne savent pas encore bien comment les centres olfactifs du cerveau transforment en sensations conscientes les impulsions nerveuses que leur envoient les cellules sensorielles. Mais Harry ne réfléchit pas plus que ça à la question, tout ce qu’il savait, c’était que quand il sentait son odeur, les choses les plus extravagantes se déclenchaient dans sa tête et dans son corps. Comme par exemple ses paupières qui se fermaient à moitié, les coins de sa bouche qui remontaient en un grand sourire niais, et son humeur qui s’améliorait sensiblement.
« Détends-toi, dit-il. Tu ne sais pas que “trésor” fart partie des petits noms sans danger ?
– Je ne savais même pas qu’il y avait une catégorie de petits noms sans danger.
– Mais si. Tu as par exemple “chérie”. “Très chère”. Ou “mon lapin”.
– Et ceux qui ne sont pas sans danger ?
– Bah… “Poupette” est relativement dangereux, dit Harry.
– Quoi ?
– “Choupinette”, “Titine”. Ce genre de noms qui font penser à un ours en peluche, tu sais bien. Ce qui est important, c’est que ce sont des noms qui n’ont pas l’aspect patiné et impersonnel, mais qui sont davantage taillés sur mesure, plus intimes. De préférence prononcés par le nez, ce qui leur donne cette sonorité nasillarde qu’on emploie quand on parle aux enfants. C’est à ce moment-là qu’on a des raisons de commencer à se sentir claustrophobe.
– Tu as d’autres exemples ?
– Et mon café ? »
Birgitta le gratifia d’un coup de torchon. Puis elle lui versa du café dans une grande tasse. Elle lui tourna le dos, et Harry eut envie de se tendre en avant pour toucher ses cheveux.
« Et maintenant, à moi. Je veux la suite de l’histoire », dit-elle avant de s’asseoir. Elle posa une main sur celle de Harry. Celui-ci but une gorgée de café et regarda derrière lui. Il inspira à fond.
« Il s’appelait Stiansen, mon collègue. Prénom Ronny. Un prénom de voyou. Mais c’était loin d’être un voyou. C’était un garçon gentil, serviable, qui aimait son travail de policier. Dans les grandes lignes, en tout cas. Son enterrement a eu lieu alors que je me trouvais toujours sous assistance respiratoire. Mon chef au commissariat est venu me voir à l’hôpital, par la suite. Il me transmettait le bonjour du directeur des services de police, à Oslo, et j’aurais Peut-être dû flairer quelque chose, dès ce moment-là. Mais j’étais à jeun, et l’humeur n’était pas au beau fixe. L’infirmière avait découvert que j’avais fait entrer de l’alcool en fraude, et avait déménagé mon voisin vers une autre chambre, ce qui faisait que je n’avais pas bu depuis deux jours. “Je sais à quoi tu penses, m’a dit le chef. Arrête d’y penser, tu as un boulot à faire.” Il s’imaginait que je pensais au suicide. Il avait tout faux. Je me demandais comment je pourrais mettre la main sur quelque chose à boire.
« Le chef est un bonhomme qui n’a pas pour habitude de tourner des heures autour du pot. “Stiansen est mort. Tu ne peux plus rien faire pour l’aider, m’a-t-il dit. Les seules personnes que tu peux encore aider, c’est toi-même et ta famille. Et nous. Tu as lu les journaux ?” Je lui ai répondu que je n’avais rien lu, que mon père m’avait lu quelques livres, mais que je l’avais prié de ne pas me dire un seul mot concernant l’accident. Le chef m’a dit que ce n’était pas plus mal. Que ça simplifiait les choses que je n’en aie parlé à personne. “En fait, ce n’était pas toi qui conduisais, m’a-t-il dit. Ou plus exactement, ce n’était pas un policier en état d’ébriété, de l’hôtel de police d’Oslo, qui conduisait.” Et il m’a demandé si je pigeais. Que c’était Stiansen, qui conduisait. Celui de nous deux dont les analyses sanguines avaient révélé qu’il était parfaitement à jeun.
Il m’a montré des journaux qui dataient de plusieurs semaines, et j’ai pu y lire, à travers le brouillard, que le conducteur avait été tué sur le coup » tandis que son collègue, qui se trouvait à côté, avait été grièvement blessé. “Mais c’est moi qui étais au volant”, ai-je dit. “Ça, j’en doute. On t’a retrouvé sur la banquette arrière. N’oublie pas que tu as été victime d’un traumatisme crânien de compétition. Je te fiche mon billet que tu ne te souviens absolument pas de la course-poursuite.” Évidemment, que je savais où il voulait en venir. La presse ne s’intéressait qu’aux analyses sanguines du conducteur, et tant qu’il n’y avait rien à redire dessus, personne ne se souciait des miennes. L’affaire était suffisamment enquiquinante pour la police comme ça. »
Une ride profonde était apparue entre les yeux de Birgitta, qui avait un air indigné.
« Mais comment a-t-on pu dire aux parents de Stiansen que c’était leur fils qui conduisait ? Ils doivent être complètement dépourvus de sentiments, ces gens-là ! Comment…
– Comme je te l’ai dit, on ne badine pas avec la loyauté, au sein de la police. Dans certains cas, l’intérêt de la brigade peut passer devant celui des proches. Mais peut-être que dans ce cas précis, la famille de Stiansen a eu une version avec laquelle il leur était plus facile de vivre. Dans celle du chef, le conducteur, Stiansen, avait pris un risque calculé en poursuivant ce qu’il soupçonnait être un trafiquant de drogue et un meurtrier, et personne n’est à l’abri d’un accident, pendant le service. Après tout, le gosse, dans l’autre voiture, était un conducteur inexpérimenté, et on ne peut pas exclure la possibilité qu’un autre conducteur aurait évalué cette situation autrement, et ne se serait pas avancé sur notre chemin. N’oublie pas que nous avions le deux-tons.
– Et que vous débouliez à cent dix.
– Dans une zone à cinquante. Oui, on ne pourrait évidemment pas lui reprocher quoi que ce soit. L’important, c’était l’explication. Pourquoi fallait-il que la famille sache que leur fils était passager ? Est-ce que les parents encaisseraient mieux le coup si on devait se souvenir de leur fils comme celui qui avait laissé sans réagir un collègue bourré conduire la voiture ? Le chef m’a présenté les arguments en détail, un par un. Ma tête me faisait si mal que j’ai cru qu’elle allait éclater. J’ai fini penché par-dessus le bord du lit, à vomir verdâtre, pendant qu’une infirmière arrivait en courant. Le lendemain, la famille de Stiansen est venue me voir. Ses parents, et une sœur cadette. Ils apportaient des fleurs, et m’ont souhaité de me rétablir rapidement. Son père m’a dit qu’il s’en voulait de ne jamais avoir été suffisamment ferme pour que son fils arrête de conduire à toute berzingue. Je pleurais comme un gosse. C’était à chaque seconde comme si on m’exécutait à petit feu. Ils sont restés plus d’une heure.
– Bon sang, qu’est-ce que tu leur as raconté ?
– Rien. C’est eux, qui m’ont parlé. De Ronny. Des projets qu’il avait eus, de ce qu’il voulait devenir et de ce qu’il ferait. De sa copine qui faisait ses études aux États-Unis. Qu’il leur avait parlé de moi. Que j’étais un policier compétent, et un bon ami. Quelqu’un sur qui il pouvait compter.
– Et qu’est-ce qui s’est passé, ensuite ?
– Je suis resté deux mois à l’hôpital. Le chef est passé me voir à deux ou trois reprises. À une occasion, il m’a répété ce qu’il m’avait déjà dit. “Je sais à quoi tu penses. Arrête ça.” Et ce coup-ci, il avait raison. Je voulais mourir, point. Il est possible qu’il y ait eu un soupçon d’altruisme dans le fait de ne pas dévoiler la vérité, et en réalité, mentir, ce n’était pas ça le pire. Le pire, c’est que ça avait sauvé ma peau. Ça peut peut-être sembler étrange, mais j’y ai beaucoup pensé, alors laisse-moi te donner encore quelques précisions.
« Dans les années 1950, un jeune professeur d’université, du nom de Charles Van Doren, s’est fait connaître à travers tous les États-Unis pour les talents exceptionnels dont il faisait preuve dans un quiz retransmis par une chaîne nationale. Chaque semaine, il éliminait ses challengers. Certaines de questions étaient incroyablement difficiles, et tout le monde était muet d’admiration devant ce type qui avait apparemment réponse à tout. Il a reçu des offres de mariage par courrier, il avait son propre fan-club, et les salles d’université dans lesquelles il donnait ses cours étaient pleines à craquer. Il a fini par dire au cours d’une audience que les producteurs de l’émission lui avaient donné toutes les questions à l’avance.
« Quand on lui a demandé pour quelle raison il avait dévoilé la supercherie, il a parlé d’un oncle par alliance qui avait avoué à sa femme qu’il l’avait trompée. Il en était résulté un joli bazar, dans la famille, et Van Doren avait par la suite demandé à son oncle pourquoi il avait craché le morceau sur son infidélité. Parce qu’en réalité, l’écart de conduite datait de plusieurs années, et il n’avait jamais revu la femme en question. Son oncle lui avait répondu que le plus dur n’avait pas été d’être infidèle. Ce qu’il ne supportait pas, c’était d’avoir pu s’en tirer aussi simplement. Et c’était aussi le cas de Charles Van Doren.
« Je crois que les gens ressentent une sorte de besoin d’être punis quand ils n’arrivent plus à accepter ce qu’ils font. En tout cas, c’est ce que j’espérais ardemment : être puni, flagellé, torturé, humilié. N’importe quoi, à partir du moment où ça me permettait de me dédouaner. Mais il n’y avait personne pour me punir. Ils ne pouvaient même pas me virer, puisque officiellement, j’étais à jeun. Au contraire, j’ai eu droit aux éloges en bonne et due forme de la Part du directeur général de la police, parce que j’avais été grièvement blessé dans l’exercice de mes fonctions. Alors je me suis puni moi-même, à la Place. Je me suis donné la pire punition imaginable : j’ai décidé de continuer à vivre, et d’arrêter de picoler. »
Des clients avaient commencé à arriver au bar. Birgitta leur fit signe qu’elle ne tarderait pas à s’occuper d’eux.
« Et depuis ?
– Je me suis remis sur pieds, j’ai repris le boulot. Je faisais des journées plus longues que n’importe qui d’autre. Je faisais du sport. De longues promenades. J’ai lu des livres. Un peu de droit. J’ai rompu avec mes mauvaises fréquentations. Pas seulement avec les mauvaises, soit dit en passant. Aussi celles que je pouvais toujours avoir après que l’alcool avait pris le dessus sur moi. Je ne sais pas vraiment pourquoi, ça a été comme une espèce de grand ménage. Tout ce que j’avais dans ma vie devait être évacué, les bonnes choses comme les mauvaises. Un jour, j’ai pris du temps pour téléphoner à ceux que j’estimais avoir connus dans mon existence passée, et je leur ai dit : “Salut, on ne peut plus se voir. J’ai été content de te connaître.” La plupart l’ont accepté. Ça a même dû faire plaisir à certains d’entre eux. D’autres ont argué que je me cloîtrais. Bon, ils avaient peut-être raison. Ces trois dernières années, j’ai passé plus de temps avec ma sœur qu’avec n’importe qui d’autre.
– Et les femmes, dans ta vie ? »
Harry laissa glisser son regard le long du zinc. Quelques-uns des clients commençaient à s’impatienter.
« Ça, c’est une autre histoire, au moins aussi longue. Et vieille. Après l’accident, il n’y a rien eu dont il vaille la peine de parler. Je suis sans doute devenu un loup solitaire, avec ses problèmes. Qui sait, peut-être que j’étais tout simplement plus attirant quand j’étais pompette ? »
Harry versa encore un peu de lait dans son café tout en ricanant à cette idée.
« Pourquoi est-ce qu’on t’a envoyé ici ?
– Certaines personnes, plus haut dans la hiérarchie, sont apparemment d’avis que je peux encore servir à quelque chose. C’est une espèce de test pour voir comment je résiste à la pression. Si je m’en sors sans déconner à pleins tubes, certaines possibilités se présenteront à moi, quand je rentrerai, à ce que j’ai compris.
– Et ça, c’est important, pour toi ? »
Harry haussa les épaules.
« Il n’y a pas tant de choses que ça, qui soient réellement importantes. » Il fit un signe de tête vers l’autre extrémité du comptoir. « Moins important, en tout cas, que ça ne l’est pour ces types, là-bas, de se procurer quelque chose à boire dans les plus brefs délais. »
Birgitta s’éclipsa et Harry resta à remuer pensivement son café. Il prit conscience du son d’une télé, fixée au mur au-dessus des étagères à bouteilles, derrière le comptoir. C’était l’heure du journal, et Harry comprit au bout d’un moment qu’il était question d’un groupe d’Aborigènes qui revendiquaient des territoires précis.
« … conformément à la nouvelle législation dite Native Title, dit le présentateur.
– Alors c’est le triomphe de la justice… » fit une voix derrière lui.
Harry se retourna. Il ne reconnut pas tout de suite cette femme haute sur pattes, à la peau noire poupée, aux traits grossiers et une perruque blonde sur la tête, qui emplissait la totalité de son champ de vision. Mais il lui sembla reconnaître son nez court et l’espace qui séparait ses incisives.
« Le clown ! s’exclama-t-il. Otto…
– Otto Rechtnagel, le seul, l’unique, le grand, beau gosse. C’est ça, l’inconvénient, avec ces talons aiguilles. En fait, je préfère quand mes mecs sont plus grands que moi. Je peux ? » Il s’installa sur le tabouret voisin de celui de Harry.
« Avec quoi tu t’empoisonnes ? demanda Harry tout en essayant de capter l’attention d’une Birgitta sur les dents.
– T’en fais pas, elle est au courant », répondit Otto.
Harry lui proposa une cigarette, qu’il accepta sans remercier avant de la placer dans un fume-cigarette rose. Harry tint une allumette devant lui, et Otto le regarda droit dans les yeux tout en tirant sur sa cigarette, assez intensément pour que ses joues se creusent en une mimique éloquente. Sa robe courte serrait de près ses cuisses fines, par-dessus son collant. Harry dut reconnaître que ce déguisement était un petit chef-d’œuvre. Otto en tenue était plus féminin que la plupart des femmes qu’il avait rencontrées. Harry détourna le regard et désigna l’écran.
« Qu’est-ce que tu entends par le triomphe de la justice ?
– Tu n’as jamais entendu parler de terra nullius ? Eddy Mabo ? »
Harry secoua la tête une première fois. Puis de nouveau. Otto arrondit les lèvres, comme s’apprêtant à effectuer une fellation, et deux cercles compacts de fumée s’en échappèrent pour se mettre à rouler lentement en l’air.
« Terra nullius, c’est un petit concept amusant, tu sais. C’est quelque chose que les Anglais ont invente quand ils sont arrivés ici, en voyant qu’il n’y avait pas des masses de terres cultivées en Australie. Il se trouve que les Aborigènes formaient un peuple semi-nomade, qui vivait de chasse, de pêche et de cueillette. Et juste parce qu’eux ne passaient pas la moitié de la journée courbés sur des champs de patates, les Anglais les ont considérés comme inférieurs. Ils partaient du principe que le travail de la terre était un maillon obligatoire dans l’évolution de toute civilisation, en oubliant que les premiers qui étaient venus ici avaient failli mourir de faim après avoir essayé de vivre sur ce que leur donnait cette terre stérile. Mais les Aborigènes connaissaient la nature de A à Z, se déplaçaient pour trouver leur nourriture en fonction des saisons, et semblaient vivre dans l’abondance. Le Capitaine Cook en parlait comme des êtres les plus heureux qu’il ait jamais rencontrés. Ils n’avaient tout simplement pas besoin de travailler la terre. Mais parce qu’ils n’étaient pas sédentaires, les Anglais ont décidé que cette terre n’appartenait à personne. C’est donc devenu terra nullius. Et selon ce principe, les Anglais pouvaient sans scrupule établir des titres de propriétés aux colons intéressés, sans se soucier de ce que les Aborigènes pouvaient en penser. En fin de compte, ils n’étaient pas propriétaires de leur terre. »
Birgitta plaça un grand verre de margherita devant Otto.
« Il y a quelques années, un type des îles Tomes Strait, Eddy Mabo, s’est pointé, et il a défié le système en remettant en cause le principe terra nullius, parce qu’il prétendait qu’à l’époque, cette terre avait été volées aux Aborigènes, au mépris de toute morale. En 1992, la cour suprême a donné raison à Eddy Mabo en établissant que l’Australie avait appartenu aux Aborigènes. Le jugement précisait que les zones où des indigènes avaient vécu ou dont ils étaient dépendants avant l’arrivée des Blancs pouvaient légalement leur être restituées. Évidemment, ça a provoqué un violent tollé, et un tas de Blancs ont gueulé parce qu’ils avaient peur de perdre leurs terres.
– Et qu’est-ce qui se passe, aujourd’hui ? »
Otto but une bonne gorgée de son verre, dont le bord était poudré de sel, fit la même tête que si on lui avait servi du vinaigre et essuya précautionneusement le tour de sa bouche qui affichait une moue boudeuse.
« Eh bien, le jugement existe, c’est un fait. Et les lois Native Title ont été adoptées. Mais on les met en œuvre d’une façon qui n’est pas le fruit du hasard. Il ne faut pas se figurer qu’un pauvre paysan risque de se faire éjecter de sa propriété. Alors, petit à petit, la panique s’est estompée. »
Je suis dans un bar, se dit Harry, en face d’un travesti qui me fait un topo sur la politique australienne. Il se sentit brusquement autant chez lui que Harrison Ford dans la scène du bar de Star Wars.
Le journal fut interrompu par une publicité dans laquelle de mâles Australiens souriants, vêtus de chemises de flanelle et de chapeaux de cuir, vantaient les mérites d’une bière à travers ce qui semblait être sa principale qualité : elle était « australienne et fière de l’être ».
« Eh bien, à la terra nullius, dit Harry.
– À la tienne, beau gosse. Ah, j’allais oublier. On va présenter notre nouveau spectacle au St-George’s Theatre, sur Bondi Beach, la semaine prochaine. J’exige – purement et simplement – qu’Andrew et toi veniez y assister. N’hésite pas à venir accompagné. J’apprécierais que vous réserviez vos applaudissements pour mes numéros. »
Harry fit une profonde révérence et remercia Otto pour les trois billets qu’il tenait dans une main, le petit doigt en l’air.
Au moment où Harry passa devant Green Park, entre l’Albury et King’s Cross, il chercha inconsciemment du regard l’Aborigène gris, mais seuls deux ou trois ivrognes blancs se partageaient le banc, dans la pâle lumière que les réverbères du parc jetaient sur cette soirée-là. Les nuages présents plus tôt dans la journée avaient été repoussés, et le ciel était haut et plein d’étoiles. Sur le chemin, il passa à la hauteur de deux hommes qui étaient manifestement en train de se quereller – ils se criaient dessus, d’un côté du trottoir à l’autre, si bien que Harry fut contraint de passer entre les deux : « Tu n’as jamais dit que tu allais passer toute la nuit dehors ! » cria l’un des deux, d’une voix faible et étranglée par les larmes.
Devant un restaurant vietnamien, un serveur fumait sa clope, appuyé contre le mur. La journée semblait déjà avoir été longue, pour lui. Les files de voitures et d’individus avançaient lentement sur Darlinghurst Road, à King’s Cross.
Au coin de Bayswater Road, Andrew mâchonnait une saucisse grillée.
« Te voilà, dit-il. Pile à l’heure. En parfait Germain.
– L’Allemagne se trouve…
– Les Allemands sont des Teutons. Toi, tu es un Germain du nord. Et en plus, tu en as l’aspect. Rejetterais-tu ta propre race, petit ? »
Harry fut tenté de lui retourner la question, mais laissa tomber.
Andrew était d’humeur radieuse.
« On va commencer par quelqu’un que je connais », dit-il.
Ils s’étaient mis d’accord pour commencer à chercher la fameuse aiguille le plus près possible du cœur de la meule de foin – parmi les putes de Darlinghurst Road. Elles n’étaient pas difficiles à trouver. Harry en reconnaissait déjà certaines.
« Mongabi, mon pote, comment vont les affaires ? » Andrew s’arrêta et salua chaleureusement un type basané vêtu d’un costume étroit et qui portait de gros bijoux. Une dent en or scintilla quand il ouvrit le bec.
« Tuka, espèce d’étalon en rut ! Peux pas me plaindre, tu sais. »
En tout cas, il a tout du maquereau, se dit Harry.
« Harry, je te présente Teddy Mongabi, le pire maquereau de Sydney. Ça fait vingt ans qu’il tient boutique, et on le trouve toujours dans la rue, avec ses filles. Tu ne commences pas à être un peu vieux pour ça, Teddy ? »
L’intéressé fit un large geste des bras’, et un grand sourire.
« Je me plais, ici, Tuka. C’est ici que ça se passe, tu comprends. Si tu t’installes dans un bureau, il ne te faut pas beaucoup de temps pour perdre le contrôle de la situation. Et le contrôle, c’est crucial, dans ce secteur, tu sais. À la fois sur les filles et sur les clients. Les gens sont comme les clébards, tu sais. Un clebs que tu ne contrôles pas est un clebs malheureux. Et les clebs malheureux mordent, tu sais.
– Si tu le dis, Teddy. Écoute, j’aurais bien aimé parler à quelques-unes de tes filles. On est à la recherche d’un mauvais garçon. Il a pu passer s’amuser un peu par ici, en fait.
– Bien sûr, avec qui tu veux parler ?
– Est-ce que Sandra est là ?
– Sandra sera là d’un instant à l’autre. Tu es sûr que tu ne veux rien d’autre ? Que parler, je veux dire ?
– Je te remercie, Teddy. On va au Palladium. Tu ne peux pas demander à Sandra de nous y rejoindre ? »
Devant le Palladium, un type chargé d’y attirer des clients criait des flatteries obscènes à la foule. Son visage s’éclaira lorsqu’il vit Andrew. Ils échangèrent quelques mots, et le type leur fit signe d’entrer. Un escalier étroit conduisait au sous-sol, dans un club de strip-tease mal éclairé, où quelques hommes assis à leur table attendaient le prochain numéro. Ils s’installèrent dans le fond de la pièce.
« On dirait que tout le monde te connaît, dans le coin ? dit Harry.
– Tous ceux qui en ont besoin. Et que moi, j’ai besoin de connaître. Vous avez bien cette sorte d’étrange symbiose entre la police et la pègre, à Oslo aussi, non ?
– Oui, oui. Mais on dirait que les relations que tu entretiens avec tes contacts sont plus chaleureuses que de notre côté. »
Andrew rit.
« Il se peut que je sente comme un lien de parenté ; si je n’étais pas devenu policier, j’aurais pu atterrir dans ce milieu, moi aussi, qui sait ? »
Une courte robe noire descendit à grand peine l’escalier, sur ses talons aiguilles. Son regard lourd et voilé, sous la frange courte et noire elle aussi, fit le tour de la pièce. Puis elle alla à leur table. Andrew une chaise.
« Sandra, je te présente Harry Holy.
– Vraiment ? » dit-elle tandis que sa large bouche rouge esquissait un sourire en coin. Une canine manquait. Harry prit la main froide et livide qu’elle lui tendait. Il y avait en elle quelque chose de connu, il avait dû la voir sur Darlinghurst Road, un autre soir. Son maquillage ou ses vêtements étaient peut-être différents ?
« Alors, de quoi s’agit-il ? À la recherche de malfrats, Kensington ?
– On recherche un malfrat bien particulier, Sandra. Il a un faible pour la strangulation. À mains nues. Ça te dit quelque chose ?
– Si ça me dit quelque chose ? Ça pourrait être la moitié de nos clients. Il s’est attaqué à quelqu’un ?
– Probablement juste à ceux qui ont pu l’identifier, dit Harry. Est-ce que tu as déjà vu ce type ? demanda-t-il en lui montrant la photo d’Evans White.
– Non, répondit-elle sans regarder la photo, avant de se tourner vers Andrew. C’est qui, le mec qui est avec toi, Kensington ?
– Il est norvégien, répondit Andrew. Il est policier, et sa sœur travaillait à l’Albury. Elle a été violée et tuée la semaine dernière. Vingt-trois ans. Harry a pris un congé et il est venu ici pour trouver le type qui a fait ça.
– Je suis désolée. » Sandra jeta un coup d’œil à la photo.
« Oui, fit-elle simplement.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? s’emballa Harry.
– Je veux dire, oui, je l’ai déjà vu.
– Est-ce que tu l’as… euh, rencontré ?
– Non, mais il est venu plusieurs fois dans Darlinghurst Road. Je n’ai aucune idée de ce qu’il est venu faire ici, mais son visage m’est familier. Je peux demander autour de moi…
– Merci beaucoup, euh… Sandra », dit Harry. Elle lui sourit rapidement.
« Il faut que j’aille bosser, maintenant, les gars. À bientôt. » Puis la minijupe disparut par où elle était venue.
« Yes ! s’exclama Harry.
– Yes ? Juste parce que quelqu’un a vu ce type dans King’s Cross ? Rien n’interdit de se montrer dans Darlinghurst Road. Ni de sauter des putes, si c’est ce qu’il est venu faire. Enfin, pas tant que ça, en tout cas.
– Tu ne le sens pas, Andrew ? Il y a quatre millions d’habitants à Sydney, et elle a vu précisément celui que l’on recherche. Bien sûr, ça ne prouve rien du tout, mais c’est un signe, tu ne crois pas ? Tu ne sens pas qu’on brûle ? »
La musique d’ambiance se tut, et les lumières furent baissées. Les clients de l’établissement dirigèrent leur attention vers la scène.
« Tu t’es fait ton opinion, sur cet Evans White, hein ? »
Harry acquiesça. « Chaque fibre de mon corps me dit Evans White. J’ai bien l’impression que ça pourrait être lui, oui.
– L’intime conviction ?
– L’intuition n’est pas quelque chose de magique, quand on y pense, Andrew.
– J’y pense maintenant, Harry. Et je ne ressens rien intimement. Explique-moi comment tu fonctionnes intimement, s’il te plaît.
– Eh bien… » Harry leva les yeux pour voir si Andrew se moquait de lui. Andrew lui renvoya un regard qui manifestait un intérêt non feint.
« L’intuition n’est que la somme de toutes les expériences qu’on a faites. Ma conception, c’est que tout ce que tu as vécu, tout ce que tu sais, tout ce que tu Penses savoir, et tout ce que tu ne savais pas que tu savais, tout ça se trouve dans ton subconscient et y somnole, en quelque sorte. En général, tu n’as même pas conscience de ce dormeur, il est là, c’est tout, et ne fait que ronfler et emmagasiner d’autres choses, tu vois ? Mais de temps en temps, il cligne des yeux, s’étire et te dit hé, ho, cette photo, je l’ai déjà vue. Et il te dit où placer les différents éléments sur la photo.
– Très joli, Holy. Mais est-ce que tu es sûr que ton dormeur voit bien tous les détails de cette photo ? Ce qu’on voit dépend peut-être de l’endroit où on se trouve.
– C’est-à-dire ?
– Prends la voûte céleste. Celle que tu vois quand tu es en Norvège est exactement la même que celle que tu vois en Australie. Mais parce que tu es aux antipodes, tu as la tête en bas par rapport à chez toi, n’est-ce pas ? Et donc, toutes les constellations sont renversées. Si tu n’as pas conscience d’avoir la tête en bas, tu ne t’y retrouves plus, et tu fais des erreurs. »
Harry regarda Andrew.
« La tête en bas, hein ?
– Exactement. » Andrew tirait à qui-mieux-mieux sur son cigare.
« On m’a appris à l’école que la voûte céleste que vous voyez ici est complètement différente de celle que nous voyons chez nous. Quand tu es en Australie, le globe terrestre te cache les étoiles que nous voyons en Norvège.
– Admettons, poursuivit imperturbablement Andrew. Quoi qu’il en soit, ça dépend d’où on voit les choses. L’idée, c’est que tout est relatif, n’est-ce pas ? Et c’est ce qui fait que c’est un tel merdier. »
Un chuintement leur parvint depuis la scène, et la fumée blanche apparut. L’instant suivant, elle tu colorée en rouge, et le son du quatuor déferla des haut-parleurs. Une femme vêtue d’une robe toute simple et un homme portant un pantalon et une chemise blanche sortirent de la fumée.
Harry avait déjà entendu cette musique. C’était celle qui bourdonnait dans les écouteurs de son voisin, dans l’avion, pendant tout le trajet depuis Londres. Mais il saisissait seulement maintenant les paroles. Une voix de femme chantait qu’on l’appelait la rose sauvage, et qu’elle ne savait pas pourquoi.
La voix d’adolescente contrastait vivement avec celle triste et profonde de l’homme :
« Then I kissed her good-bye, said all beauty must die,
I bent down and planted a rose between her teeth… »
Harry rêvait d’étoiles et de serpents bruns et jaunes lorsqu’il fut réveillé par de légers coups frappés à la porte de sa chambre. Pendant un instant, il resta étendu sans bouger, ne faisant que savourer son état de contentement. Il s’était remis à pleuvoir, et la gouttière chantait de l’autre côté de la fenêtre. Il se leva, nu, et alla ouvrir la porte en grand en espérant que son érection naissante ne passerait pas inaperçue. Birgitta rit, surprise, et lui sauta au cou. Ses cheveux étaient trempés.
« Il me semblait que tu avais dit trois heures, dit Harry en faisant mine de bouder.
– Les clients ne voulaient pas se décider à partir, répondit-elle en levant vers lui son visage constellé de taches de rousseur.
– Mon amour pour toi est sauvage, démesuré et dévastateur, chuchota-t-il en tenant fermement sa tête.
– Ça, je sais bien, dit-elle gravement en saisisse d’une main fraîche et humide son membre palpitant. Hé, c’est pour moi, ça ? »
Harry, près de la fenêtre, les yeux levés vers le ciel buvait du jus d’orange qu’il avait trouvé dans le mini-bar. Les nuages avaient de nouveau disparu, et quelqu’un avait enfoncé à plusieurs reprises une fourchette dans le ciel de velours, pour que la divine lumière puisse passer à travers les trous.
« Qu’est-ce que tu penses des travestis ? lui demanda Birgitta depuis le lit.
– Tu veux dire : qu’est-ce que je pense d’Otto ?
– Oui et non. »
Harry réfléchit. Puis pouffa de rire.
« Je crois que j’aime bien ce que son style a d’arrogant. Ses yeux mi-clos, son jeu d’expressions prétendument mécontentes. Une certaine fatigue de la vie. Comment dire ? Comme s’il était dans un cabaret mélancolique, où il flirterait avec tout et n’importe quoi. Un flirt superficiel et auto-parodique.
– Et ça, ça te plaît ?
– J’aime bien sa férocité. Et qu’il représente tout ce que la plupart des gens détestent.
– Et c’est quoi, ce que la plupart des gens détestent ?
– La faiblesse. La vulnérabilité. Les Australiens se vantent d’être un peuple libéral. C’est peut-être bien le cas. Mais tu sais, j’ai compris que leur idéal, c’est l’Australien honnête, simple, qui travaille dur, toujours de bonne humeur et avec un soupçon de patriotisme.
– True blue.
– Quoi ?
– C’est ce qu’ils appellent true blue. Ou dinkum.
Ils veulent dire par là que quelque chose ou quelqu’un est authentique, sans prétention.
– Et derrière cette façade de simplicité joviale, on peut facilement cacher toute la merde qu’on veut. Otto, à l’inverse, avec son accoutrement extravagant qui représente ce qu’il y a de séduisant, de trompeur et de trafiqué, c’est celui qui est à mes yeux le plus authentique de ceux que j’ai rencontrés ici. Nu, vulnérable et authentique.
– Ce que tu viens de dire, ça sonne très politiquement correct, si tu veux mon avis. Harry Holy, le meilleur pote des tapettes, ouais. »
Birgitta était d’humeur taquine.
« Mais c’est gentil, tu vois ? »
Il s’allongea sur le lit, la regarda et cligna de ses yeux bleus et innocents.
« Tu ne peux pas savoir à quel point je suis content de ne pas avoir envie de toi une deuxième fois, mademoiselle. Étant donné qu’on se lève si tôt demain, je veux dire.
– Tu dis ça rien que pour m’allumer », dit Birgitta. Ils se jetèrent l’un sur l’autre comme deux castors prêts pour l’accouplement.