12

Une grosse dame

et un médecin-légiste

 

 

Il était huit heures, et Gengis Khan dormait quand l’infirmière, au terme d’intenses négociations, laissa Harry entrer à l’infirmerie. Il ouvrit brusquement les yeux quand Harry approcha une chaise du lit sans la décoller du sol.

« Bonjour, dit Harry. J’espère que tu as bien dormi. Tu te souviens de moi ? Celui qui suffoquait sur la table ? »

Gengis Khan gémit. Il avait un gros bandage blanc autour de la tête, et l’air nettement moins dangereux que lorsqu’il était penché sur Harry, au Cricket.

Harry sortit une balle de cricket de sa poche.

« Je viens de parler avec ton avocat. Il m’a dit que tu renonçais à porter plainte contre mon collègue. »

Il lança la balle de sa main droite dans sa main gauche.

« Étant donné que tu étais en train de m’envoyer ad patres, j’aurais bien sûr été très ennuyé que tu déposes plainte contre le type qui m’a sauvé la vie. Mais l’avocat que tu t’es dégotté a bien l’air de penser que tu pourrais avoir gain de cause. Il prétend pour commencer que tu ne m’as pas agressé, que tu m’as simplement écarté de ton ami à qui j’étais en train de causer de graves dommages. Il affirme ensuite que ce n’est que par hasard que tu t’en es tiré avec une fêlure à la boîte crânienne, au lieu d’être tué par cette balle de cricket. »

Il lança la balle en l’air, et la rattrapa juste devant le nez de ce pâle prince guerrier.

« Et tu sais quoi ? Je suis bien d’accord. Une fast ball en plein dans le front, à quatre mètres – ce n’est vraiment pas de bol que tu aies survécu. Ton avocat m’a appelé au boulot, aujourd’hui, pour savoir comment ça s’était réellement passé. Il pense qu’une procédure visant à des dommages et intérêts se justifie, en tout cas si tu gardes des séquelles. Cet avocaillon appartient à la famille des vautours, c’est bien connu, ils se sucrent d’un tiers du montant des dommages et intérêts, mais il a bien dû te le dire ? Je lui ai demandé pourquoi il n’avait pas réussi à te convaincre d’engager une procédure. Il a déclaré que ce n’était qu’une question de temps. Alors, je me demande… est-ce que c’est juste une question de temps, Gengis ? » Gengis secoua précautionneusement la tête. « Non. Allez-vous-en, maintenant, s’il vous plaît, gargouilla-t-il faiblement.

– Mais pourquoi ? Qu’est-ce que tu as à y perdre ? Si tu dois rester invalide, tu sais bien qu’il y a beaucoup à gagner dans une affaire comme ça. Ne perds pas de vue que ce n’est pas un pauvre miséreux que tu traînes en justice, c’est l’État en personne. J’ai vérifié, et j’ai pu constater que tu as même réussi à conserver ton casier judiciaire presque vierge. Alors qui sait, un jury populaire te donnerait peut-être raison, et te rendrait richissime. Mais toi, alors, tu ne veux même pas essayer ? »

Gengis ne répondait pas, il se contentait de regarder Harry de ses yeux bridés et tristes, sous son bandage blanc.

« Je commence à en avoir marre, de traîner dans les hostos, Gengis, alors je vais être bref. De ton agression sur ma personne ont résulté deux côtes cassées et un poumon perforé. Puisque je ne portais pas d’uniforme, que je n’ai pas montré de plaque d’identification, que je n’agissais pas suivant des ordres et qu’en plus l’Australie se trouve légèrement en dehors de mon ressort, le parquet en est venu à la conclusion qu’en termes de droit, j’agissais en tant que particulier, et non en tant qu’officier de police. Ce qui veut dire que je peux moi-même décider si je veux porter plainte contre toi pour voies de fait ou non. Ce qui nous ramène à ton casier judiciaire presque vierge. Il se trouve que tu as déjà été condamné à six mois de prison avec sursis pour coups et blessures, pas vrai ? Si on ajoute six mois pour ce que tu viens de faire, on arrive à un an. Un an, ou bien tu me racontes… – il se pencha vers l’oreille qui pointait comme un champignon rose de la tête bandée, et hurla –… CE QUI SE PASSE, BORDEL DE MERDE ! ! »

Harry se rassit sur sa chaise.

« Alors, qu’est-ce que tu en dis ? »

 

McCormack tournait le dos à Harry, regardant par la fenêtre, les bras croisés, une main sur le visage. Le brouillard compact avait effacé les couleurs et gelé les mouvements, faisant ressembler la ville à une photographie floue, en noir et blanc. Le silence fut rompu par un crépitement. Harry comprit petit à petit que c’était McCormack qui faisait claquer ses ongles sur les dents de sa mâchoire supérieure.

« Alors, Kensington connaissait Otto Rechtnagel. Et tu l’as toujours su ? » Harry haussa les épaules.

« Je sais que j’aurais dû le dire avant, Sir. Mais je n’avais pas l’impression que…

– … que c’est ton rôle de raconter qui Andrew Kensington connaît ou ne connaît pas. Admettons. Mais maintenant, donc, Kensington a fichu le camp de l’hôpital, personne ne sait où il est et tu commences à sentir l’embrouille ? » Harry hocha la tête à l’attention du dos. McCormack le regarda dans la vitre. Puis il se retourna vivement pour lui faire face.

« Tu as l’air un tantinet… – il acheva son tour complet et présenta de nouveau son dos à Harry –… agité, Holy. Il y a quelque chose qui te tracasse ? Tu as autre chose à me raconter ? » Harry secoua la tête.

 

L’appartement d’Otto Rechtnagel se trouvait effectivement entre l’Albury et l’appartement d’Inger Holter à Glebe, dans Surrey Hills. Une bonne femme monstrueusement grosse tenait toute la largeur de l’escalier, leur barrant le passage.

« J’ai vu la voiture. Vous êtes de la police ? » glapit-elle d’une voix forte avant de poursuivre sans attendre la réponse : « Vous entendez vous-même son cabot. Ça dure depuis ce matin. »

Ils entendaient des aboiements rauques de derrière la porte de l’appartement d’Otto Rechtnagel.

« C’est triste, ce qui est arrivé à M. Rechtnagel, je ne dis pas, mais il faut absolument que vous emmeniez sa bestiole. Il n’a pas arrêté d’aboyer, et menace de rendre tout le monde cinglé. On ne devrait pas avoir le droit de garder un chien ici. Si vous ne faites rien, on sera obligé de… oh, oui, vous voyez de quoi je parle. »

La bonne femme leva les yeux au ciel et écarta ses bras adipeux, en dégageant une forte odeur de vieille transpiration qu’elle avait essayé de dissimuler sous une grande quantité de parfum.

Harry éprouvait déjà une violente aversion envers l’imposante matrone.

« Les chiens savent », dit Lebie en laissant deux doigts glisser sur la balustrade, avant de jeter un coup d’œil sceptique à son index, comme s’il était venu contrôler la qualité du ménage.

« Que voulez-vous dire, jeune homme ? demanda la montagne de viande en posant les poings sur sa taille, sans avoir l’air de vouloir bouger d’un pouce.

– Il sait que son patron est mort, madame, dit Harry. Les chiens ont un sixième sens, pour ce genre de choses. Il est en deuil.

– En deuil ? répéta-t-elle en les regardant soupçonneusement. Un clebs ? Quelle connerie !

– Que feriez-vous si quelqu’un avait coupé les bras et les jambes de votre maître, madame ? » Lebie regarda la bonne femme, qui resta pétrifiée, la bouche ouverte.

« Et sa bite », ajouta Harry. Il partait du principe que dick était un mot que tout le monde comprenait, en Australie aussi.

« Si vous avez un maître. » Lebie la toisa de haut en bas et de long en large.

Après que le tas de viande eut dégagé l’accès, ils essayèrent les différentes clés du trousseau trouvé dans la poche du pantalon d’Otto, dans sa loge. Les aboiements s’étaient changés en grognements, le chien d’Otto Rechtnagel sentant sans doute que c’étaient des étrangers qui tentaient d’entrer.

Le bull-terrier leur faisait face dans le couloir, bien campé sur ses pattes, prêt au combat, quand la porte s’ouvrit. Lebie et Harry s’arrêtèrent pour regarder le drôle de petit chien blanc, comme pour lui faire comprendre que la balle était dans son camp. Le grognement céda la place à des aboiements moins convaincants, et le chien finit par abandonner et détaler dans le salon. Harry lui emboîta le pas.

La lumière diurne déferlait par les grandes fenêtres du salon. Celui-ci était surchargé, en regard du standard de l’immeuble, encombré d’un énorme canapé rouge plein de coussins de couleurs vives, de grands tableaux et d’une monumentale table basse verte à plateau vitré qui prenait presque tout l’espace central. Deux léopards de porcelaine occupaient chacun un coin de la pièce.

Un abat-jour était posé sur la table, où il n’avait strictement rien à faire.

Le chien s’était placé le nez dans une tache humide au milieu du salon. Deux chaussures d’homme pendaient au-dessus de ladite tache. La pièce sentait la pisse et les excréments. Harry suivit des yeux la chaussette qui prolongeait la chaussure, la peau noire entre le haut de la chaussette et le bas du pantalon. Il leva lentement les yeux, vit les grosses pattes qui pendaient, inertes, et dut se forcer pour continuer jusqu’à la chemise blanche. Pas parce que c’était le premier pendu qu’il voyait, mais parce qu’il avait reconnu les chaussures.

La tête était penchée sur une épaule, et une ampoule grise oscillait devant sa poitrine, au bout d’un fil électrique. Le fil était attaché à un fort crochet au plafond, auquel un lustre pouvait avoir été accroché en son temps, et faisait trois fois le tour du cou d’Andrew dont la tête touchait presque le plafond. Un regard rêveur, terni par la mort, fixait le néant, et une langue bleu nuit s’échappait de la bouche, comme pour narguer la mort. Ou la vie. Une chaise était renversée contre la table basse.

« Bordel de merde, Andrew, chuchota Harry. Merde, merde, merde. » Il se laissa tomber sur une chaise. Lebie entra et un petit cri lui échappa.

« Va chercher un couteau, lui dit Harry. Et appelle une ambulance. Ou ce que vous avez l’habitude d’appeler, dans ce genre de situation. »

De sa place, Harry voyait Andrew à contre-jour, et le corps qui flottait n’était qu’une silhouette noire et étrangère se détachant sur la fenêtre. Harry suggéra au créateur de mettre quelqu’un d’autre au bout du fil avant qu’il ne se relève. Il promit de fermer sa gueule sur ce miracle. Et ce n’était qu’une suggestion. Pas une prière. En tout cas pas si elles ne marchent pas. Puis il entendit des pas dans le couloir, et Lebie qui cria tout à coup : « Casse-toi de là, grosse vache ! ! »

 

Les cinq jours qui avaient suivi l’enterrement de sa mère, Harry n’avait rien éprouvé, si ce n’est qu’il aurait dû éprouver quelque chose. On lui avait dit que la réaction de deuil se fait souvent attendre chez les hommes qui ont depuis longtemps l’habitude de maîtriser leurs sentiments. Il fut par conséquent surpris en sentant les larmes emplir ses yeux et une envie de pleurer jouer des coudes dans sa gorge, au moment où il s’écroula au milieu des coussins du canapé.

Non pas qu’il n’ait jamais pleuré auparavant. Il avait déjà senti cette boule dans la gorge quand, seul dans sa chambre au camp militaire de Bardufoss, il lisait la lettre de Kristin lui révélant qu’il était « … la meilleure chose qui m’est arrivé de toute ma vie… ».

Il ne ressortait pas du contexte si elle parlait de Harry ou du musicien anglais avec qui elle allait partir. Tout ce qu’il savait, c’est que c’était la pire chose qui lui était arrivée de toute sa vie. Pourtant, les pleurs s’étaient arrêtés là, quelque part dans sa gorge. Comme s’il se sentait malade sans parvenir à vomir.

Il se leva et regarda Andrew. Il n’avait pas été remplacé. Harry voulait avancer de quelques pas et remettre la chaise d’aplomb afin d’avoir quelque chose sur quoi grimper au moment de couper le fil électrique, mais il ne parvint pas à bouger. Il resta ainsi jusqu’à ce que Lebie revienne avec un couteau de cuisine. En voyant le regard interloqué de Lebie, Harry se rendit compte que de chaudes larmes coulaient sur sa joue.

Tiens, ce n’est pas plus compliqué que ça, constata-t-il avec étonnement.

Sans mot dire, ils dépendirent Andrew et l’allongèrent sur le sol avant de fouiller ses poches. Il avait deux trousseaux de clés sur lui, un petit et un gros, plus une clé isolée qui, après vérification immédiate de Lebie, se trouva être celle de la porte d’entrée.

« Aucune trace extérieure de violence », dit Lebie après un examen rapide.

Harry déboutonna la chemise d’Andrew, découvrant un crocodile tatoué sur la poitrine. Il retroussa également le pantalon et jeta un coup d’œil aux mollets.

« Rien, dit-il. Absolument rien.

– Attendons de voir ce que va dire le toubib », dit Lebie.

Harry sentit que les larmes étaient de retour, et ne parvint qu’à hausser les épaules.

Ils traversèrent à grand-peine les bouchons de la matinée en retournant au bureau.

« Merde ! »[13] cria Lebie en se jetant sur l’avertisseur.

Harry avait pris The Australian au passage, et le meurtre du clown emplissait toute la première page. « Équarri par sa propre machine infernale », pouvait-on lire au-dessus de la photo de la guillotine ensanglantée, avec un Otto Rechtnagel dans son costume de clown, en médaillon, extrait du programme.

Le sujet était traité de façon légère, presque humoristique, vraisemblablement à cause du caractère étrange de l’affaire. « Pour des raisons inconnues, le meurtrier a laissé sa tête au clown », écrivait le reporter, qui en concluait qu’il y avait peu de chances que le meurtre reflétât l’avis du public quant au spectacle : « … il n’était pas mauvais à ce point. » Il louait quelque peu ironiquement la rapidité inhabituelle avec laquelle la police s’était rendue sur les lieux. « Le chef de la brigade criminelle de la police de Sydney ne fait cependant pas de commentaire hormis que la police a découvert l’arme du crime… »

Harry faisait la lecture.

« Très amusant », dit Lebie avant de donner un coup de klaxon et d’adresser un doigt à un taxi qui avait quitté la file voisine pour se glisser devant eux.

« Ta mère est…

– Ce numéro, dans lequel un type chasse un oiseau… »

La phrase resta en suspens l’espace de deux feux.

« Tu disais… dit Lebie.

– Non, rien. C’est juste que ce numéro m’a intrigué, il n’avait pour ainsi dire aucun intérêt. Un chasseur qui croit s’en prendre à un oiseau et qui découvre tout à coup que c’est un chat qu’il a abattu, c’est-à-dire quelqu’un qui chassait aussi l’oiseau. Bon, d’accord, mais après ? »

Mais Lebie, largement penché à sa vitre, n’entendit pas :

« Torche mon putain de cul poilu avec ta gueule, sale enculeur de porcs… »

C’était la première fois que Harry le voyait aussi expansif.

 

Comme Harry s’y était attendu, l’activité au bureau était fébrile.

« Reuters en parle, dit Yong. L’AP veut envoyer un photographe, et quelqu’un de la mairie a téléphoné pour dire que la NBC veut faire venir une équipe télé par avion pour s’occuper de l’affaire. »

Wadkins secoua la tête.

« Six mille personnes meurent dans un raz-de-marée en Inde, et ça fait un entrefilet. Un clown pédé se fait ébrancher de quelques membres, et c’est un événement planétaire. »

Harry pria les autres d’entrer dans la salle de réunions. Il ferma la porte.

« Andrew Kensington est mort », dit-il.

Wadkins et Yong le regardèrent, incrédules. Harry raconta alors brièvement et sans détour comment ils avaient découvert Andrew qui se balançait au plafond, dans l’appartement d’Otto Rechtnagel.

Il les regardait bien dans les yeux, et sa voix était posée :

« On voulait vous le dire de vive voix pour éviter tout risque de fuites. Il est possible que nous devions provisoirement essayer de tenir ça secret. »

Il prit conscience qu’il était plus facile pour lui d’en parler dès lors qu’il l’envisageait comme une affaire criminelle. Cela devenait quelque chose de concret, dont il connaissait la nature. Un corps, une cause de décès et une succession d’événements qu’il fallait essayer de reconstituer. Cela repoussait la Mort – l’étrangère avec laquelle il ne savait pas quel rapport entretenir – un peu plus loin, pour un court moment.

« O. K., fit Wadkins, ahuri. On se calme, maintenant. Ne tirons pas de conclusions hâtives. »

Il essuya la sueur qui couvrait sa lèvre supérieure.

« Laissez-moi aller chercher McCormack. Merde, merde ! Qu’est-ce que tu as fait, Kensington ? Si la presse fourre son pif dans ce merdier… » Il disparut par la porte.

Les trois autres restèrent un moment à écouter la complainte du ventilateur.

« C’est vrai qu’il travaillait un peu pour la brigade criminelle, de temps en temps, dit Lebie. Vu comme ça, il ne faisait pas vraiment partie de notre groupe, mais quand même.

– Un chouette type, dit Yong tout en regardant par terre. Un chouette type. Il m’a aidé quand je suis arrivé ici, c’était… un chouette type. »

 

McCormack décréta le port de la muselière. Il n’était pas dans son assiette, piétinait plus lourdement que d’habitude, et ses sourcils broussailleux qui se rejoignaient formaient comme une dépression grise à la naissance de son nez.

Après la réunion, Harry s’assit au bureau d’Andrew et jeta un œil à ses notes. Il n’y avait pas grand-chose à en tirer, juste quelques adresses, deux numéros de téléphone qui se révélèrent être ceux de garages, et quelques gribouillis indéchiffrables sur un bout de papier. Les tiroirs étaient pratiquement vides, ne contenant que quelques fournitures de bureau. Harry étudia ensuite les deux trousseaux de clés qu’ils avaient trouvé sur Andrew. L’un d’eux portait les initiales AK sur un porte-clés en cuir, et il en déduisit que ce devaient être ses clés personnelles.

Il décrocha le téléphone et appela Birgitta chez elle. Elle accusa le coup, posa quelques questions, mais laissa ensuite la parole à Harry.

« Je ne comprends pas, dit-il, que quand un type que j’ai connu un peu plus d’une semaine passe l’arme à gauche, je pleure comme un enfant, alors que je n’ai pas réussi à verser ne serait-ce qu’une seule larme pour ma mère. Ma mère, la femme la plus géniale qui ait été ! Alors que ce type… Je ne sais même pas à quel degré on se connaissait. Où est la logique ?

– La logique, répéta Birgitta. Ce n’est peut-être pas le moment de parler de logique. De toute façon, on ne devrait peut-être pas se reposer autant sur la logique comme sur une référence absolue.

– Eh bien, je voulais juste que tu le saches. Garde-le pour toi. J’aurai de la visite, une fois que tu auras fini de bosser ? »

Elle hésita. Elle attendait un coup de fil de Suède, cette nuit-là. De ses parents.

« C’est mon anniversaire, dit-elle.

– Alors, bon anniversaire. »

Harry raccrocha. Il sentait un vieil ennemi gronder en lui.

 

Au terme d’un trajet d’une demi-heure en voiture, Harry et Lebie parvinrent au domicile d’Andrew Kensington, dans Sydney Road, à Chatwick, une rue sympathique d’un agréable quartier périphérique.

« Fichtre, on ne s’est pas trompés ? » dit Harry lorsqu’ils s’arrêtèrent au numéro que leur avait donné le service du personnel. Il s’agissait d’une grande villa de brique, avec garage pour deux véhicules, une pelouse bien entretenue, et une fontaine sur le devant. Une allée conduisait à une impressionnante porte en acajou. Un garçonnet vint ouvrir lorsqu’ils sonnèrent. Il hocha gravement la tête lorsqu’ils demandèrent si Andrew habitait là, se désigna de l’index avant de poser une main sur sa bouche, pour leur faire comprendre qu’il était muet. Puis il les guida à l’arrière de la villa et indiqua une petite maison basse, en brique, à l’autre bout de l’énorme jardin. S’il s’était agi d’un domaine anglais, on eût pu parler de la maison du jardinier.

« Nous avions l’intention d’entrer, dit Harry qui se rendit compte qu’il articulait exagérément, comme si l’ouïe du garçonnet était également défectueuse. Nous sommes… nous étions des collègues d’Andrew. Andrew est mort. »

Il lui montra le porte-clés de cuir. Le garçon y jeta un coup d’œil interloqué, et se mit à respirer avec peine.

« Il est mort cette nuit, comme ça », dit Harry. Le garçon s’était figé devant eux, les bras ballants, tandis que ses yeux se faisaient progressivement plus brillants. Harry comprit que ces deux-là devaient se connaître depuis pas mal de temps. Il avait appris qu’Andrew habitait ici depuis presque vingt ans, et il se dit tout à coup que le garçon devait avoir grandi dans la grande maison. Sans vraiment le vouloir, Harry se les représenta – le petit garçon et l’homme noir qui jouaient au ballon dans le jardin, le petit qui se vautrait, recevait un peu de réconfort et de l’argent pour acheter de la glace et de la bière. Peut-être avait-il été nourri aux conseils plus ou moins valables, et aux histoires plus ou moins vraies du policier qui habitait dans la maison du jardinier, et une fois suffisamment grand, il aurait appris comment s’y prendre avec les filles et comment décocher un gauche sans baisser sa garde.

« Et d’ailleurs, ce n’est pas vrai ; on était plus que des collègues. On était amis. Nous aussi, ajouta Harry. Ça ne te pose pas de problème, si on entre ? »

Le gamin cligna des yeux, pinça les lèvres et hocha la tête.

Harry se maudit tout bas. Ressaisis-toi, Hole, se dit-il. Tu ne vas pas tarder à sombrer dans le plus pur mélo américain.

 

La première chose qui le frappa en entrant dans le petit appartement de célibataire, ce fut l’ordre et la propreté qui y régnaient. Dans le salon dépouillé, aucun journal ne traînait sur la table basse devant la télévision, et aucune vaisselle n’attendait à la cuisine. Dans l’entrée, des bottines et des chaussures étaient soigneusement alignées, les lacets rentrés. Cet ordre rigoureux ne lui était pas étranger.

Dans la chambre à coucher, le lit était impeccablement garni de draps blancs bien bordés sur les côtés, de telle sorte qu’il fallait être un acrobate averti pour s’introduire dans la fente séparant les draps du drap-housse, et se retrouver « au lit ». Harry avait déjà pesté, dans sa propre chambre d’hôtel, contre cette manière comique de faire le lit. Il alla jeter un œil à la salle de bains. Rasoir et savon étaient alignés sur l’étagère, sous le miroir, à côté de l’après-rasage, du dentifrice, de la brosse à dents et du shampooing. Rien d’autre. Aucune extravagance dans le choix des affaires de toilette non plus, constata Harry – en se rendant soudain compte de ce que cette rigueur lui rappelait : son propre appartement, après qu’il avait arrêté de boire.

La nouvelle vie de Harry avait en fait commencé à ce stade, avec la mise en pratique d’exercices d’autodiscipline simples qui imposait que chaque chose ait une place, sur une étagère ou dans un tiroir, où elle devait retourner sitôt qu’il en avait fait usage. Rien ne traînait, pas même un stylo-bille à un endroit incongru, pas un seul fusible grillé dans l’armoire électrique. La raison en était bien sûr symbolique autant que pratique – à juste titre ou non, il utilisait le niveau de désordre dans l’appartement comme un indicateur de celui régnant dans sa propre vie.

Harry demanda à Lebie de passer en revue le placard et la commode de la chambre à coucher, et attendit d’être seul pour ouvrir l’armoire à pharmacie qui se trouvait à côté du miroir. Sur les deux étagères supérieures, soigneusement alignées et pointant vers lui comme un stock d’ogives miniatures, il trouva une vingtaine de seringues jetables dans leur emballage hermétique.

Bien sûr, Andrew Kensington pouvait souffrir de diabète et être contraint de s’injecter de l’insuline, mais Harry ne fut pas dupe. En démolissant la moitié de la baraque, ils trouveraient certainement l’endroit où était caché le matos : la poudre et le matériel qui allait avec, mais ce serait sans intérêt. Harry savait ce qu’il devait savoir.

Gengis Khan n’avait pas menti en disant qu’Andrew était camé. Harry n’avait d’ailleurs pas eu de doute après l’avoir trouvé dans l’appartement d’Otto. Il savait que quand le climat impose la plupart du temps le port de chemisettes et de T-shirts, un policier ne peut pas se trimballer avec un avant-bras criblé de marques d’injection. Il se faisait donc ses shoots là où ils passeraient davantage inaperçus – comme par exemple l’arrière des mollets. Les mollets et creux poplités d’Andrew en avaient été pleins.

Aussi loin que remontaient les souvenirs de Gengis, Andrew avait été client du type qui avait la même voix que Rod Stewart. Selon lui, Andrew était le genre de personne qui peut consommer de l’héroïne tout en continuant à fonctionner plus ou moins normalement, professionnellement et socialement. « Et ça, c’est pas si rare qu’on pourrait le penser, avait dit Gengis. Mais quand Speedy a su, par des moyens détournés, que ce type était un poulet, il a pété les plombs, et il voulait le buter. Pensait qu’il était infiltré. Mais on l’a dissuadé. Après tout, ce type était un des meilleurs clients de Speedy, et depuis des années. Jamais de marchandage, toujours le fric en temps et en heure, réglo, pas de discussions, pas d’histoires. Je n’ai jamais vu un Aborigène gérer sa conso aussi bien. Merde, j’ai jamais vu qui que ce soit gérer aussi bien la schnouff ! »

Il n’avait jamais vu Andrew discuter avec Evans White, et n’avait jamais entendu dire que ça s’était fait.

« White ne s’occupe absolument pas des clients, là-bas, il est grossiste, point. Mais à ce qu’on m’a dit, il a dealé un peu, du côté de King’s Cross, pendant un moment. Je ne sais pas pourquoi, il gagne suffisamment comme ça. Mais il est censé avoir arrêté – il a eu des emmerdes avec quelques putes, à ce qu’on m’a dit. »

Gengis avait vidé son sac. Plus que nécessaire pour sauver sa peau. Oui, on aurait même dit que ça l’amusait. Il devait se dire qu’il n’y avait pas de danger qu’ils revoient débarquer Harry tant qu’ils avaient au moins un de ses collègues sur la liste de leurs clients.

« Passe le bonjour à ce gusse, et dis-lui de pas se gêner pour revenir nous voir. On n’est pas rancuniers, avait fini par dire Gengis en rigolant. Ils reviennent toujours, tu sais, quels qu’ils soient. Toujours. »

 

Harry alla dans la chambre où Lebie parcourait sans grand enthousiasme sous-vêtements et papiers qui emplissaient les tiroirs.

« Tu trouves quelque chose ? demanda Harry.

– Non, pas vraiment. Et toi ?

– Non. »

Ils échangèrent un regard.

« Tirons-nous », proposa Harry.

 

Le gardien du St George’s Theatre, qu’ils retrouvèrent dans la salle de déjeuner, n’avait pas oublié Harry depuis la veille au soir. Il avait presque l’air soulagé.

« En-Enfin quelqu’un qui n’est pas venu pour savoir de quoi tout ça avait l’air. Des journalistes ont traîné dans les parages t-toute la journée, dit-il. Plus ces techniciens, de chez vous, bien sûr. Mais eux, ils font leur boulot, ils ne s-s’occupent pas de nous.

– Oui, ils ont vraiment de quoi faire, là-dedans.

– Ah ça, oui. Je n’ai pas beaucoup dormi, cette nuit. Ma femme a dû finir par me filer de ses s-somnifères. Personne ne mérite de vivre ce genre de choses. Mais vous, vous devez avoir l’habitude, vous…

– Eh bien, ça, c’était un peu plus costaud que ce qu’on voit d’habitude, quand même.

– Je ne sais pas si je réussirai un jour à remettre les pieds dans cette p-pièce.

– Oh, vous vous en remettrez.

– Vous n’avez qu’à écouter, maintenant, je suis infoutu de l’appeler r-remise. Je dis cette pièce. » Le gardien secoua la tête, éperdu.

« Il suffit de laisser le temps passer, dit Harry. Faites-moi confiance, j’en sais quelque chose.

– J’espère que vous avez raison, monsieur.

– Appelez-moi Harry.

– Café, Harry ? »

Harry accepta et posa un trousseau de clés sur la table, entre eux deux.

« Tiens, fit le gardien. Le trousseau que Rechtnagel avait emprunté. J’avais p-peur qu’on ne le retrouve pas, et qu’on soit obligés de changer toutes les serrures. Où l’avez-vous retrouvé ?

– Chez Otto Rechtnagel.

– Quoi ? Mais il s’est servi des clés hier au soir. La porte de sa loge…

– N’y pense plus. Ce que je voudrais savoir, c’est s’il y avait quelqu’un d’autre que les acteurs, en coulisses, hier.

– Ah, oui. Attendez… L-l’éclairagiste, les deux assistants et l’ingénieur du son étaient là, bien sûr. Aucun habilleur ou aucune maquilleuse, mais ce n’est pas une grosse production, vous avez vu. Oui, ça doit être tout. Pendant la représentation à proprement parler, il n’y avait que les assistants et les autres artistes. Et moi, bien sûr.

– Tu n’as vu personne d’autre ?

– Nan, répondit le gardien, catégorique.

– Est-ce que quelqu’un aurait pu entrer par autre part que la porte de derrière, ou par celle qui est sur le côté de la scène ?

– Eh bien, il y a un passage, en haut, sur le balcon. I-il était fermé, hier, c’est vrai, mais la porte était ouverte parce que l’ingénieur du son y a sa place. Allez en parler avec lui. »

Les yeux globuleux de l’ingénieur du son faisaient penser à ceux d’un poisson qu’on vient de pêcher dans les abysses.

« Si, attendez. Avant la pause, il y avait un gars, assis là-haut. On ne vend des billets que pour les fauteuils d’orchestre, quand on sait à l’avance que la salle ne sera pas pleine, mais le fait qu’il soit là n’avait rien d’étonnant, parce que la porte reste ouverte même si les billets concernent en réalité le bas de la salle. Il était tout seul, au dernier rang. Je me souviens avoir été surpris qu’il veuille rester là, si loin de la scène. Il n’y avait pas beaucoup de lumière, d’accord, mais je l’ai vu. Quand je suis revenu de la pause, comme je vous l’ai dit, il était parti.

– Est-ce qu’il a pu descendre en coulisses en passant par la même porte que vous ?

– Eh bien… » L’ingénieur du son se gratta la tête. « Je suppose que oui. S’il est allé directement jusqu’à la remise, il a même pu passer sans que personne le voie. Maintenant que j’y pense, ce type n’avait vraiment pas l’air net. Ouais. Je me rends compte maintenant qu’il y avait quelque chose qui clochait, quelque chose qui est resté dans un coin de mon crâne, à me turlupiner, quelque chose qui ne collait pas, d’une certaine façon…

– Écoutez, dit Harry. Tout ça, c’est bien joli. Je vais vous montrer une photo…

– Il y avait autre chose, en fait, avec ce type…

– … mais d’abord, l’interrompit Harry, je voudrais que vous essayiez de vous remémorer l’homme que vous avez vu hier, et quand je vous montrerai la photo, ne réfléchissez pas, dites seulement ce qui vous passe par la tête. Ensuite, je vous donnerai un peu plus de temps pour réfléchir, et éventuellement changer d’avis ; mais pour l’instant, je veux quelque chose de spontané. D’accord ?

– D’accord, répondit l’ingénieur du son en écarquillant ses yeux globuleux jusqu’à finir par ressembler à une grenouille. Je suis prêt. »

Harry lui montra la photo.

« C’est lui ! coassa aussi sec l’hypothyroïdien.

– Prenez un peu plus de temps et donnez-moi votre impression, dit Harry.

– Il n’y a aucun doute. C’est exactement ce que j’essaie de vous dire, ce type était un nègre… un Aborigène. C’est votre homme ! »

 

Harry était épuisé. La journée avait déjà été longue, et il essayait de ne pas penser à ce qu’il en restait. Quand un assistant le laissa entrer dans la salle d’autopsie, il vit la petite silhouette compacte du docteur Engelsohn penchée sur un énorme corps de femme étendu sur une sorte de table d’opération qu’éclairaient de grosses lampes. Harry pensait avoir eu sa dose quotidienne, en matière de grosses femmes, et il pria donc l’assistant de faire savoir au docteur que Holy, celui qui avait appelé plus tôt dans la journée, était arrivé.

Avec son apparence grincheuse, Engelsohn était une illustration parfaite du savant fou. Le peu de cheveux qui lui restaient partaient dans tous les sens, et de courts poils de barbe claire parsemaient au hasard son visage rougeaud et porcin.

« Oui ? »

Harry en déduisit que l’autre avait oublié la conversation téléphonique vieille de deux heures.

« Je m’appelle Harry Holy, je vous ai appelé pour avoir les premiers résultats de l’autopsie d’Andrew Kensington… »

En dépit des odeurs chimiques peu familières qui emplissaient la pièce, Harry put reconnaître l’arôme univoque d’une haleine parfumée au gin.

« Ah oui. Bien sûr. Kensington. Sale affaire. J’ai eu l’occasion de lui parler, à plusieurs reprises. Quand il était encore de ce monde, s’entend. Et maintenant, il est muet comme une carpe, dans ce tiroir. »

Engelsohn indiqua vaguement du pouce une direction, derrière lui.

« Ça, je n’en doute pas un seul instant, docteur. Qu’avez-vous trouvé ?

– Écoutez, Monsieur… Comment, déjà ?… Holy, c’est ça ! J’ai tout un tas de cadavres, ici, qui me cassent les pieds pour pouvoir passer en premier. Oui, enfin, pas les cadavres, mais les enquêteurs. Mais il faut tous qu’ils attendent gentiment leur tour. C’est la règle, ici, pas de resquille, vous comprenez ? Alors ce matin, quand le grand chef en personne appelle ici pour dire qu’il faut donner la priorité à un suicide, je commence vraiment à me poser des questions. Je n’ai pas eu le temps d’en savoir plus par McCormack, mais peut-être que vous, M. Hogan, vous pouvez me dire ce qui fait que M. Kensington se croit quelqu’un de si exceptionnel ? »

Il rejeta dédaigneusement la tête en arrière, vaporisant encore un peu de son haleine au gin sur Harry.

« Eh bien, c’est la question à laquelle nous espérions que vous sauriez répondre, docteur. Est-ce qu’il est exceptionnel ?

– Exceptionnel ? Qu’est-ce que ça veut dire, exceptionnel ? S’il a une jambe de bois, quatre poumons ou des tétons dans le dos ? »

Harry était épuisé. Ce dont il se serait bien passé, c’était un médecin-légiste imbibé qui faisait des difficultés parce qu’il avait l’impression de se faire marcher sur les pieds. Et les gens dont les diplômes ont couronné de longues études ont en général des orteils beaucoup plus délicats que les autres.

« Y avait-il quelque chose de… d’inhabituel ? » se paraphrasa Harry.

Engelsohn lui adressa un regard légèrement voilé.

« Non, répondit-il. Il n’y avait rien d’inhabituel. Du tout. »

Le docteur continua à le regarder en branlant du chef, et Harry comprit que l’autre n’avait pas terminé. Il ménageait juste ses effets, en une pause qui ne devait pas, au regard de son cerveau alcoolisé, lui sembler aussi exagérément longue qu’à Harry.

« Chez nous, il n’est pas inhabituel, finit-il par dire, que les cadavres soient gonflés à bloc de stupéfiants. Comme, dans ce cas, d’héroïne. La seule chose inhabituelle, à la rigueur, c’est qu’il se soit agi d’un policier, mais puisqu’on ne voit pas tant de vos collègues sur nos tables, je n’ose pas dire exactement à quel point ça, c’est inhabituel.

– Cause du décès ?

– Vous ne m’avez pas dit que c’était vous qui l’aviez trouvé ? De quoi croyez-vous qu’on meurt, lorsqu’on est accroché au plafond avec un fil enroulé autour du cou ? De la coqueluche ? »

Les oreilles de Harry avaient progressivement commencé à chauffer, mais il garda provisoirement le masque.

« Alors il est mort par asphyxie, pas d’une overdose ?

– Dans le mille, Hogan.

– O. K. Question suivante : heure du décès.

– Disons quelque part entre minuit et deux heures ce matin.

– Il n’y a pas moyen d’avoir quelque chose d’un peu plus précis ?

– Vous serez plus heureux, si je vous dis une heure zéro quatre ? » Le visage déjà rougeaud du docteur s’était encore empourpré. « Bon, disons une heure zéro quatre. »

Harry respira à fond deux ou trois fois.

« Je suis désolé si je m’exprime… si je vous semble insolent, docteur ; mais mon anglais n’est pas toujours…

– … ce qu’il devrait être, compléta Engelsohn.

– Exactement. Vous êtes sans aucun doute possible un homme occupé, docteur, alors je ne vous dérangerai pas davantage, si ce n’est pour m’assurer que vous avez bien compris que McCormack désire que ce rapport d’autopsie ne remonte pas par les voies classiques, mais qu’il lui soit directement transmis.

– Désolé, ce ne sera pas possible. Là-dessus, les instructions sont claires, Horgan. N’hésitez pas à aller le dire à McCormack de ma part. »

Le petit savant fou était bien campé devant Harry, sûr de lui et les bras croisés. Son regard s’était animé d’une lueur combative.

« Instructions ? Je ne connais pas le rôle des instructions, dans la police de Sydney, mais d’où je viens, elles sont là pour que les gens sachent ce qu’il faut faire quand leur patron ne le leur dit pas, dit Harry.

– Oubliez, Horgan. L’éthique professionnelle n’est apparemment pas une qualité particulièrement prisée dans votre service, alors je doute que nous puissions avoir une discussion réellement fructueuse sur ce sujet. Que diriez-vous de tirer un trait là-dessus, avant que nous nous séparions, M. Horgan ? »

Harry ne broncha pas.

« Alors, qu’en dites-vous ? » demanda Engelsohn avec impatience.

Harry dévisagea un homme qui pensait ne plus rien avoir à perdre. Un médecin-légiste médiocre, alcoolisé, dans la force de l’âge, qui n’avait plus d’espoir ni de promotion, ni de carrière, et qui par conséquent ne craignait rien ni personne. Car que pouvaient-ils lui faire, en réalité ? Pour Harry, cette journée avait été la plus longue et la plus pénible de toute sa vie. Et la coupe était pleine. Il attrapa le médecin par le col de sa blouse blanche, et leva le tout.

On entendit craquer les coutures.

« Ce que j’en dis ? Je dis qu’on va vous faire une prise de sang, et on parlera éthique professionnelle ensuite, docteur Engelsohn. Je dis qu’on va parler du nombre de témoins qui peuvent affirmer que vous étiez beurré au moment où vous avez autopsié Inger Holter. Et je dis qu’on va parler avec quelqu’un qui travaille à un endroit où l’éthique professionnelle est vraiment présente, quelqu’un qui peut vous foutre à la porte, non seulement d’ici, mais de n’importe quel poste pour lequel il faut une licence de médecine. Qu’en dites-vous, M. Engelsohn ? Comment trouvez-vous mon anglais, à présent ? »

Le docteur Engelsohn trouvait que Harry parlait un anglais des plus corrects, et après avoir réfléchi un peu, conclut que pour cette seule et unique fois, il devait pouvoir transmettre le rapport sans passer par les voies habituelles.