10
Le Grand Revenant, Mr Bean
et un patient supplémentaire
Le gardien confia une lampe de poche à Birgitta.
« Tu sais où me trouver, Birgitta. Fais attention à ce que rien ne vous dévore », dit-il en riant avant de retourner en boitant vers son poste de garde.
Birgitta et Harry avancèrent dans les couloirs tortueux et obscurs de ce gros bâtiment qu’est l’Aquarium de Sydney. Il était presque deux heures du matin, et Ben, le gardien de nuit, les avait laissés entrer.
Ils avaient eu droit à un exposé complet de la part du vieux vigile après que Harry avait innocemment demandé pourquoi toutes les lumières étaient éteintes.
« Bien sûr, ça permet d’économiser de l’électricité, mais ce n’est pas le point essentiel… Le plus important, c’est qu’on fait savoir aux poissons qu’il fait nuit. C’est mon avis, en tout cas. Au début, on éteignait au moyen d’un interrupteur classique, et on pouvait entendre le choc qu’éprouvaient les poissons en se retrouvant d’un seul coup dans le noir absolu. Il y avait comme un murmure qui traversait l’Aquarium tout entier, le bruit de centaines de poissons qui se dépêchaient d’aller se cacher ou qui partaient en nageant dans tous les sens, pris de panique. »
Ben baissa brusquement le ton et imita avec les mains le mouvement de poissons zigzaguant.
« On entendait clapoter et frémir pendant plusieurs minutes. Et certaines espèces, comme les maquereaux, devenaient complètement dingues au moment où la lumière s’éteignait, et allaient se bousiller contre les vitres. C’est pourquoi on a mis en place des variateurs qui diminuent progressivement la lumière en même temps que le jour décroît, pour imiter la nature. À la suite de ça, il y a eu beaucoup moins de poissons malades. C’est la lumière qui renseigne le corps sur le jour et la nuit, et je crois sincèrement que les poissons ont besoin d’un rythme journalier naturel pour ne pas être stressés. Ils ont une horloge biologique, tout comme nous, et on ne devrait pas essayer d’interférer avec. Je sais que certaines personnes qui s’occupent d’élevages de barramundi, en Tasmanie, par exemple, éclairent davantage les poissons en automne. Ils leur font croire que l’été continue, pour qu’ils fraient davantage. »
« Ben a tendance à ne plus pouvoir s’arrêter dès qu’on le lance sur un sujet, expliqua Birgitta. Ça lui lait presque autant plaisir de parler à des gens qu’à ses poissons. » Elle avait travaillé à l’Aquarium ces deux derniers étés, en renfort, et c’est comme ça qu’elle était à tu et à toi avec Ben, qui prétendait qu’il travaillait à l’Aquarium depuis sa création.
« C’est tellement paisible, ici, la nuit, dit-elle. Tellement calme. Regarde ! » Elle éclaira la paroi vitrée derrière laquelle une murène noire et jaune se glissait hors de son trou, et leur montrait une rangée de petites dents pointues. Un peu plus loin, elle éclaira deux raies manta tachetées qui glissaient de l’autre côté de la vitre verte, avec des mouvements qui rappelaient des battements d’ailes au ralenti. « C’est beau, hein ? chuchota-t-elle, les yeux luisants. C’est comme un ballet sans musique. »
Harry avait l’impression de traverser un dortoir sur la pointe des pieds. Ils n’entendaient que le bruit de leurs pas et le bouillonnement faible et régulier des aquariums.
Birgitta s’arrêta devant une grande vitre.
« C’est ici qu’on a notre saltie, Matilda du Queensland », dit-elle en braquant le faisceau de sa torche sur la paroi vitrée. Un tronc d’arbre desséché gisait sur le bord d’une reconstitution de rivière. Un rondin flottait dans le bassin qui se trouvait derrière.
« Qu’est-ce que c’est, un saltie ? » demanda Harry en tentant de déceler un signe de vie. Au même instant, le rondin leva les paupières et exhiba deux yeux verts qui luisaient faiblement dans le noir, comme deux catadioptres.
« C’est un crocodile qui vit dans l’eau salée, à la différence d’un freshie. Les freshies vivent surtout de poisson, et il n’y a pas de raison de les craindre.
– Et les salties ?
– Ceux-là, il faut les craindre. Beaucoup de prédateurs soi-disant dangereux n’attaquent l’homme que quand ils se sentent menacés, quand ils ont peur ou bien quand tu t’aventures sur leur territoire. Un saltie, en revanche est une âme simple, brute de décoffrage. Il n’en veut qu’à ton corps. Chaque année, dans les zones marécageuses du nord, plusieurs personnes se font tuer par les crocodiles. »
Harry s’appuya à la vitre.
« Est-ce que ce genre de chose ne provoque pas… euh… une certaine antipathie ? Dans certaines régions d’Inde, ils ont exterminé les tigres sous prétexte qu’ils dévoraient les bébés. Pourquoi ne se débarrasse-t-on pas de ces bouffeurs d’hommes ?
– Ici, la plupart des gens ont une attitude aussi cool concernant les attaques de crocodiles que les accidents de la route. Enfin, presque, en tout cas. Si on veut des routes, il faut accepter qu’elles puissent tuer quelques personnes, pas vrai ? Eh bien, si on veut des crocodiles, c’est la même chose. Ces animaux mangent les hommes, c’est comme ça. »
Harry frissonna. Matilda avait rabattu les paupières sur ses yeux comme les phares d’une Porsche. Pas une ride sur l’eau pour révéler que le rondin qui se trouvait à un demi-mètre de lui, derrière la vitre, était en réalité une double tonne de muscles, de dents et de mauvaise humeur.
« Poursuivons », proposa Harry.
« Et voici Mr Bean », annonça Birgitta en éclairant un petit poisson beigeasse qui ressemblait à une plie. C’est un fiddler ray, c’est comme ça qu’on appelle Alex, au bar, celui qu’Inger surnommait Mr Bean.
– Pourquoi fiddler ray ?
– Je ne sais pas. Ils l’appelaient déjà comme ça avant que j’arrive.
– Amusant sobriquet. Il a l’air de bien aimer s’aplatir sur le fond…
– Oui, et c’est pour ça qu’il faut que tu sois prudent quand tu vas te baigner. Il se trouve qu’il est venimeux, et il pique si tu lui marches dessus. »
Ils empruntèrent un escalier qui descendait en spirale jusqu’à l’un des grands bassins.
« Ces bassins ne sont pas des aquariums à proprement parler, ils se sont contentés de circonscrire une partie de Port Jackson », expliqua Birgitta tandis qu’ils entraient.
Une faible lumière verdâtre tombait du plafond en créant un effet de vagues. Elle glissait sur le corps et le visage de Birgitta, donnant à Harry l’impression d’être sous la boule à facettes d’une boîte de nuit. Ce ne fut que lorsqu’elle leva le faisceau de sa lampe qu’il s’aperçut qu’ils étaient complètement entourés d’eau. Ils se trouvaient tout bonnement dans un tunnel vitré sous la mer, et la lumière venait de l’extérieur, à travers l’eau. Une ombre énorme passa juste à côté d’eux, et il sursauta involontairement. Birgitta émit un petit rire et braqua sa lampe sur une raie gigantesque qui nageait le long de la vitre en traînant derrière elle son interminable queue.
« Mobulidae, dit-elle. Le diable de mer.
– Seigneur ! Ce que c’est gros ! » chuchota Harry.
La raie tout entière n’était qu’un seul mouvement ondulant, elle était comme un énorme matelas hydraulique, et Harry se sentait somnoler rien qu’en la regardant. Puis elle se retourna, vira de bord, leur fit un signe et partit en planant dans son univers marin obscur, comme un fantôme noir.
Ils s’assirent à même le sol, et Birgitta sortit de son sac à dos une couverture, deux verres, une bougie et une bouteille de vin rouge sans étiquette. Cadeau d’un ami qui travaillait dans un vignoble de la Hunter Valley, expliqua-t-elle en débouchant la bouteille. Puis ils s’allongèrent l’un à côté de l’autre sur la couverture, et se mirent à regarder l’eau qui les surplombait.
C’était comme se trouver au milieu d’un monde sens dessus dessous, comme regarder dans un ciel l’envers plein de poissons de toutes les couleurs et de créatures bizarres qu’un type à l’imagination un peu trop vive aurait conçus. Un poisson bleu luisant, à la face lunaire, interrogatrice, se figea dans l’eau, juste au-dessus d’eux tandis que ses fines nageoires continuaient à frémir.
« Ce n’est pas agréable, de voir à quel point ils prennent leur temps, à quel point leurs activités semblent dénuées de sens ? chuchota Birgitta. Est-ce que tu sens qu’ils ralentissent la course du temps ? » Elle posa une main froide sur la gorge de Harry et serra légèrement.
« Est-ce que tu sens que ton pouls s’est pratiquement arrêté ? »
Harry avala.
« Ça ne me pose pas de problème, que le temps passe lentement, dit-il. Pas maintenant. Pas pour les deux jours à venir. »
Birgitta serra plus fort.
« Ne m’en parle pas. »
« Il m’arrive parfois de penser : “Harry, tu n’es pas si con, finalement.” Je remarque par exemple que quand Andrew parle des Aborigènes, il dit toujours “eux”, il parle de son propre peuple à la troisième personne. C’est pourquoi j’avais compris une bonne partie de son histoire avant que Toowoomba ne me donne les détails concrets. J’avais pratiquement deviné qu’Andrew n’avait pas grandi au milieu de ses semblables, qu’il n’a pas d’attaches géographiques précises, mais qu’il dérive et voit les choses de l’extérieur. Comme nous, ici, qui regardons un monde dans lequel on n’a pas notre rôle. Après avoir discuté avec Toowoomba, j’ai aussi compris autre chose : Andrew n’a pas reçu à la naissance la fierté naturelle Inhérente à l’appartenance à un peuple, et c’est pour ça qu’il a dû s’en forger une propre. Au début, j’ai cru que c’était de ses frères qu’il avait honte, mais je sais maintenant que c’est contre la honte de lui-même qu’il se bat. »
Birgitta grogna quelque chose. Harry poursuivit.
« De temps en temps, je crois comprendre quelque chose. Rien que pour être à nouveau précipité l’instant d’après dans la plus grande des confusions. Je n’aime pas être paumé, je n’ai aucune tolérance envers la confusion. C’est pour ça que j’aurais aimé ou bien ne pas avoir cette faculté de remarquer les détails, ou bien de pouvoir les assembler en une image qui ait un sens. » Il se tourna vers Birgitta et enfouit son visage dans ses cheveux.
« Dieu n’a pas rendu service à un type si peu intelligent en le dotant d’un sens de l’observation aussi développé », dit-il tout en essayant de trouver ce qui pouvait sentir aussi bon que les cheveux de Birgitta. Mais le souvenir était tellement lointain qu’il dut abandonner.
« Et qu’est-ce que tu remarques ? demanda-t-elle.
– Que tout le monde essaie de me montrer quelque chose dont je ne comprends pas la nature.
– Comme quoi ?
– Je ne sais pas. Ils sont comme les gonzesses, voilà. Ils me racontent des histoires qui ont un sens caché. C’est sans doute plus qu’évident, ce qu’il y a entre les lignes, mais comme je te l’ai dit, je n’ai pas cette capacité. Pourquoi vous, les femmes, vous ne pouvez pas tout bonnement dire ce que vous pensez ? Vous surestimez la capacité d’interprétation des hommes.
– Parce que c’est de ma faute, maintenant ? ! » cria-t-elle, hilare, en essayant de lui taper dessus. L’écho roula vers l’intérieur du tunnel sous-marin.
« Chhh, tu vas réveiller le Grand Revenant », dit Harry.
Birgitta mit un moment à remarquer qu’il n’avait pas touché à son verre de vin.
« Un petit verre de vin, ça ne peut quand même pas faire de mal… dit-elle.
– Si, ça peut faire du mal. » Il l’attira vers lui en souriant. « Mais n’en parlons pas. » Puis il l’embrassa, et elle inspira profondément, fiévreusement, comme si elle avait attendu ce baiser depuis la nuit des temps.
Harry s’éveilla en sursaut. La bougie était totalement consumée, et l’obscurité était totale. Il ne savait pas d’où était venue la lueur verte qui éclairait l’eau, si c’était de la lune au-dessus de Sydney ou des projecteurs, à terre, mais en tout cas, elle avait disparu. Il avait malgré tout le sentiment qu’on l’observait. Il attrapa la lampe de poche, près de Birgitta, et l’alluma – elle était enroulée dans sa moitié du plaid, nue, l’air serein. Il braqua sa lampe vers la vitre.
Il crut tout d’abord que c’était son propre reflet qu’il voyait, mais ses yeux s’habituèrent à la lumière et il sentit son cœur battre un dernier coup fracassant avant de se changer en glace. Le Grand Revenant était à ses côtés et le regardait de ses yeux froids et sans vie. Harry se remit à respirer et une tache de huée se forma sur la vitre, devant le visage pâle et gorgé d’eau, le fantôme d’un noyé, démesuré au point de sembler emplir tout le bassin. Les dents qui dépassaient de sa gueule donnaient l’impression d’avoir été dessinées par un enfant, un zigzag de poignards blancs et triangulaires alignés en deux rangées irrégulières avides de chair fraîche.
Puis il monta et passa en nageant au-dessus de lui, sans le quitter de ses yeux morts qui n’exprimaient que la haine, un interminable cadavre blanc qui traversa le faisceau de la lampe en circonvolutions indolentes.
« Alors tu pars demain ?
– Ouais. » Harry tenait sa tasse de café sur ses genoux, et ne savait absolument pas ce qu’il devait en faire. McCormack quitta son bureau et se mit à faire des allers et retours devant la fenêtre.
« Et tu crois qu’on est encore loin du dénouement ? Tu crois qu’on a affaire à un psychopathe, quelque part dans la foule, à un tueur sans visage qui tue à l’envi et ne laisse aucune trace ? Que tout ce qu’il nous reste à faire, c’est attendre et prier pour qu’il fasse une boulette, la prochaine fois qu’il frappera ?
– Je n’ai pas dit ça, Sir. C’est juste que je ne vois pas en quoi je peux vous être utile ici. En plus, ils ont téléphoné pour dire qu’ils ont besoin de moi, à Oslo.
– Bon. Je leur dirai que tu t’es bien comporté, ici, Holy. Il m’a semblé comprendre qu’on pensait te filer une promotion, au pays.
– Personne ne m’en a encore parlé, Sir.
– Prends le reste de ta journée, et profite un peu de Sydney avant ton départ, Holy.
– D’abord, je vais juste vérifier que cet Alex Tomaros n’a rien à voir dans cette affaire, Sir. »
McCormack resta devant la fenêtre, à contempler un Sydney nuageux et étouffant.
« De temps en temps, j’ai le mal du pays, Holy. Retourner sur cette superbe île.
– Sir ?
– Kiwi. Je suis kiwi, Holy. C’est comme ça qu’on appelle les néo-zélandais, ici. Mes parents sont arrivés ici quand j’avais dix ans. Les gens sont plus sympas, entre eux, là-bas. C’est en tout cas comme ça dans mon souvenir. »
« On n’ouvre pas avant plusieurs heures, informa la grincheuse à l’entrée, un balai-brosse à la main.
– Il ne s’agit pas de ça. J’ai rendez-vous avec M. Tomaros », répondit Harry en se demandant si elle se laisserait convaincre par une plaque de police norvégienne. Ce ne fut pas nécessaire. Elle ouvrit la porte assez grand pour que Harry puisse se glisser à l’intérieur. L’Albury sentait la vieille bière et le savon, et semblait étrangement plus petit lorsqu’on le voyait vide et en plein jour.
Il trouva Alex Tomaros, alias « Mr Bean », alias « Fiddler Ray », dans son bureau, derrière le comptoir. Harry se présenta.
« Que puis-je faire pour vous, M. Holy ? » Il parlait vite et avec un accent marqué, comme le font les étrangers qui ont vécu un certain temps dans un pays – dans leur version cristallisée de la langue.
« Merci d’avoir pu me recevoir aussi rapidement, M. Tomaros. Je sais que je ne suis pas le premier à venir vous demander des tas de choses, alors je ne serai pas long, c’est juste…
– Tant mieux, comme vous le voyez, j’ai pas mal de choses à faire. La comptabilité, vous savez…
– Je comprends. Je vois dans votre déposition que vous avez contrôlé la caisse le soir où Inger Holter a disparu. Y avait-il quelqu’un d’autre avec vous ?
– Si vous aviez lu votre papier un tout petit peu plus attentivement, vous auriez sûrement vu que j’étais seul. Je suis toujours seul… »
Harry enregistra l’apparence arrogante d’Alex Tomaros, et sa bouche humide et postillonnante : Tu m’étonnes… se dit-il.
« … à faire la caisse. Absolument seul. Oui, si j’avais voulu, j’aurais pu arnaquer ce bar de plusieurs dizaines de milliers de dollars sans que personne ne remarque quoi que ce soit.
– Alors, concrètement parlant, vous n’avez pas d’alibi pour le soir où Mlle Holter a disparu ? »
Tomaros retira ses lunettes.
« Concrètement parlant, j’ai téléphoné à ma mère à deux heures pour lui dire que j’avais terminé, et que j’arrivais.
– Concrètement parlant, vous aviez le temps de faire beaucoup de choses entre la fermeture du bar, à une heure, et votre coup de fil à deux heures, M. Tomaros. Non que je vous soupçonne de quoi que ce soit… »
Tomaros le regardait sans ciller.
Harry passa en revue les pages vierges de son carnet de notes, comme s’il cherchait quelque chose de précis.
« Et d’ailleurs, pourquoi avez-vous téléphoné à votre mère ? Ce n’est pas un peu inhabituel, de passer un coup de fil à deux heures du matin, rien que pour transmettre un message de ce genre ?
– Ma mère tient à savoir où je suis. La police est aussi allée la voir, alors je ne vois pas pourquoi il faut reprendre tout ça.
– Vous êtes grec, n’est-ce pas ?
– Je suis australien, et ça fait vingt ans que j’habite ici. Mes parents étaient relativement grecs. Ma mère a la nationalité australienne, à présent. Autre chose ? » Il se contrôlait bien.
« Vous avez montré un intérêt envers Inger Holter sur un plan plus personnel. Comment avez-vous réagi quand elle vous a éconduit au bénéfice d’autres hommes ? »
Tomaros s’humecta les lèvres et s’apprêta à dire quelque chose, mais se contint. Le bout de sa langue apparut à nouveau. Comme celle d’un petit serpent, se dit Harry. Un pauvre petit serpent que tout le monde méprise et pense inoffensif.
« Mlle Holter et moi avions parlé de dîner ensemble, si c’est à ça que vous pensez. Elle n’était pas la seule de l’équipe que j’ai invitée à dîner. Allez-y, demandez aux autres. À Cathrine et Birgitta, par exemple. Je tiens en effet beaucoup à ce qu’il y ait une bonne relation entre mes employés et moi.
– Tes employés ?
– Eh bien, concrètement parlant, je suis…
– Gérant. Eh bien, gérant, tu as apprécié, quand son copain a déboulé ici ? »
La buée avait commencé à envahir les lunettes de Tomaros.
« Inger avait de bons rapports avec de nombreux clients, et il était donc impossible pour moi de savoir que l’un d’entre eux était son copain. Alors, comme ça, elle avait un copain ? Tant mieux pour elle… »
Il ne fallut pas à Harry de gros talents de psychologue pour s’apercevoir de la tentative que faisait Tomaros pour jouer les indifférents.
« Alors tu n’as aucune idée des gens avec qui elle entretenait une relation particulièrement amicale, Tomaros ? »
Celui-ci haussa les épaules.
« Il y avait le clown, bien sûr, mais il a d’autres centres d’intérêt…
– Le clown ?
– Otto Rechtnagel, un habitué. Elle avait l’habitude de lui fournir de la nourriture pour…
– … le chien ! » cria Harry. Tomaros fit un bond sur sa chaise. Harry se leva et se frappa la paume de la main.
« C’est ça ! Otto s’est fait remettre un sac, hier, au bar. C’étaient des restes pour le chien ! Ça me revient, maintenant, il m’a dit qu’il avait un chien. Inger a dit à Birgitta qu’elle emportait des restes pour le chien, ce soir-là, avant de rentrer chez elle, et on s’est toujours dit que c’était pour le chien de son logeur. Mais le diable de Tasmanie est végétarien. Savez-vous de quel genre de restes il s’agissait ? Savez-vous où habite Rechtnagel ?
– Doux-Jésus ! Pourquoi le saurais-je ? » demanda Tomaros, épouvanté. Sa chaise avait reculé jusqu’aux étagères.
« O. K., écoutez-moi. Fermez-la sur ce qui vient de se passer, n’en parlez même pas à votre maman bien-aimée, ou je reviens pour vous arracher la tête. C’est compris, Mr Bea… M. Tomaros ? »
Alex Tomaros hocha la tête, rien de plus.
« Et maintenant, je vais vous emprunter votre téléphone. »
Le ventilateur grinçait pitoyablement, mais personne dans la pièce n’y prêtait attention. Tous se concentraient sur Yong, qui venait de poser un transparent représentant une carte de l’Australie sur la vitre du rétroprojecteur. Il y avait dessiné des petits points rouges, et des dates étaient notées en regard de chaque point.
« Ce sont les endroits et les dates des viols et des meurtres dont nous sommes sûrs que notre homme est responsable, expliqua-t-il. Nous avons déjà essayé de trouver une logique géographique ou temporelle, mais sans succès. Il semblerait maintenant que Harry l’ait trouvée pour nous. »
Yong superposa un autre transparent, orné de points bleus qui recouvraient pratiquement tous les points rouges de la première carte.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Wadkins avec impatience.
– Ça, c’est tiré des dates de The Australian Travelling Showpark, une fête foraine itinérante, et ça montre où ils se trouvaient aux dates qui nous intéressent. »
Le ventilateur poursuivait sa complainte, mais hormis cela, le silence était total dans la salle de réunion.
« Corne de bouc, on le tient ! s’exclama Lebie.
– La probabilité qu’il s’agisse d’une coïncidence est d’environ une sur quatre millions, sourit Yong.
– Attends, attends, qui on cherche, ici ? s’immisça Wadkins.
– On cherche cet homme », répondit Yong en posant un troisième transparent. Deux yeux tristes surplombant un sourire timide, dans un visage pâle et un peu bouffi, les regardèrent depuis l’écran. « Harry peut vous dire qui c’est. »
Harry se leva.
« C’est Otto Rechtnagel, clown professionnel, quarante-deux ans, qui a parcouru le pays en compagnie de The Australian Travelling Showpark sur les dix dernières années. Quand la fête foraine est au repos, il vit seul à Sydney et exerce en tant qu’artiste indépendant. Il y a peu, il a monté une petite troupe de cirque qui fait des représentations en ville. Son casier judiciaire est vierge, à ce qu’on en connaît, il n’a jamais été dans la lumière des projecteurs pour des histoires d’attentat à la pudeur, et il est considéré comme un type calme et jovial, bien qu’un peu excentrique. Le point crucial, c’est qu’il connaissait la victime ; il faisait partie de la clientèle fidèle du restaurant où travaillait Inger Holter, et ils avaient fini par devenir bons amis. Elle allait apparemment chez Otto Rechtnagel la nuit où elle a été tuée. Lui porter de la nourriture, pour son chien.
– Pour le chien ? demanda Lebie en riant. À une heure et demie du matin ? Il devait bien y avoir un petit quelque chose pour notre clown aussi, selon moi.
– Justement, là, tu mets le doigt sur l’aspect un peu bizarre de l’affaire, dit Harry. Otto Rechtnagel entretient une image d’homosexuel inconditionnel depuis qu’il a dix ans. »
Cette information provoqua des murmures autour de la table.
Wadkins gémit :
« Tu veux dire qu’un type homosexuel à ce point aurait pu tuer sept femmes et en violer six fois plus ? »
McCormack les avait rejoints dans la salle de réunion. On l’avait informé à l’avance :
« Si tu as été un pédé heureux en n’ayant que des amis pédés toute ta vie, ce n’est peut-être pas étonnant que tu t’inquiètes le jour où tu t’aperçois que la vue d’une jolie paire de nichons fait que Popaul se sent tout chose. Bon Dieu, on est à Sydney, la seule ville au monde où on met son côté hétéro en sourdine. »
Le rire tonitruant de McCormack couvrit le cancan de Yong, qui riait tellement que ses yeux n’étaient plus que deux fentes.
Wadkins ne se laissa cependant pas entraîner par toute cette bonne humeur. Il se gratta la tête.
« Quoi qu’il en soit, il y a une ou deux choses qui ne collent pas. Pourquoi un type qui jusque-là a été aussi froid et calculateur devrait-il brusquement se dévoiler à ce point ? Inviter une victime chez soi, comme ça… Je veux dire… Il ne pouvait pas savoir si Inger dirait où elle allait. Dans ce cas, elle nous aurait conduits droit à lui. En plus, on a l’impression que toutes les autres victimes ont été choisies au hasard. Pourquoi devrait-il changer tout à coup de façon de faire, et choisir une fille qu’il connaissait ?
– Tout ce qu’on sait sur ce pauvre diable, c’est justement qu’il ne suit pas un schéma particulier, dit Lebie en soufflant sur un de ses anneaux. Au contraire, on dirait qu’il aime la diversité… Hormis le fait que les victimes doivent être blondes… » Il frotta son anneau contre la manche de sa chemise « … et qu’il les étrangle volontiers ensuite.
– Une sur quatre millions », répéta Yong.
Wadkins soupira.
« O. K., je me rends. Peut-être que nos prières ont tout bonnement été entendues. Peut-être qu’il a fini par commettre l’erreur qu’on attendait.
– Qu’est-ce que vous faites, maintenant ? » demanda McCormack.
Ce fut à Harry de prendre la parole :
« Il y a peu de chances que Otto Rechtnagel soit chez lui, il doit participer à la première d’un nouveau spectacle avec sa troupe, ce soir, à Bondi Beach. Je propose que nous allions voir sa représentation et que nous lui mettions la main dessus sitôt le spectacle terminé.
– Je vois que notre collègue norvégien a le goût de ce qui est un peu théâtral, dit McCormack.
– S’il faut interrompre la représentation, les médias seront sur l’affaire en quelques secondes, Sir. »
McCormack hocha lentement la tête.
« Wadkins ?
– Ça me va, Sir.
– O. K. Chopons-le, les gars. »
Andrew avait remonté sa couverture jusque sous son menton et donnait l’impression d’être déjà sur son lit de mort. Les gonflements, sur le côté de son visage, avaient pris tout un tas de couleurs intéressantes, et son visage se crispa de douleur lorsqu’il essaya de sourire à Harry.
« Bonté divine, ça fait si mal, de sourire ? demanda Harry.
– Tout me fait mal. Même de penser », répondit Andrew d’un ton mauvais.
Un bouquet de fleurs ornait sa table de chevet.
« D’une secrète admiratrice ?
– Si on veut. Il s’appelle Otto. Et demain, Toowoomba va venir me voir, et aujourd’hui, c’est toi. C’est chouette, de sentir qu’on vous aime.
– Moi aussi, je t’ai apporté quelque chose. À ne consommer que quand personne ne te verra, recommanda Harry en brandissant un énorme cigare presque noir.
– Ah, maduro. Bien sûr. De la part de mon cher amarillo norvégien. »
Andrew jubilait, et rit aussi prudemment qu’il le put.
« Ça fait combien de temps que je te connais, Andrew ? »
Andrew caressa le cigare comme s’il s’agissait d’un minou.
« Je dirais bien plusieurs jours, mon pote. On est pour ainsi dire frères.
– Et combien de temps crois-tu qu’il faille pour vraiment connaître quelqu’un ?
– Pour le connaître vraiment ? répéta Andrew en reniflant avec délice son cigare. Eh bien, Harry, il ne faut pas nécessairement beaucoup de temps pour avoir une certaine connaissance des sentiers les plus fréquentés du grand bois sombre. Certaines personnes ne sont faites que de chemins droits et soignés, aussi bien signalés qu’éclairés. C’est comme si elles voulaient tout te dire. Mais c’est à ce moment-là qu’il faut faire le plus attention à ne pas tout considérer comme acquis. Parce que ce n’est pas sur les routes éclairées que tu trouves la faune sylvestre, c’est dans les buissons et les fourrés.
– Et ça, combien de temps faut-il pour le connaître ?
– Tout dépend de qui s’y attelé. Et du bois. Certains sont plus sombres que d’autres.
– Et ton bois, il est comment ? » demanda Harry.
Andrew dissimula le cigare dans le tiroir de sa table de chevet.
« Sombre. Comme un maduro. » Il fit une pause, sans quitter Harry du regard.
« Mais ça, tu m’as bien l’air de l’avoir déjà découvert…
– J’ai discuté avec un de tes amis, qui a éclairé un peu la véritable personnalité d’Andrew Kensington, oui.
– Bon, alors dans ce cas, tu sais de quoi je parle. Quand je dis de ne pas se laisser abuser par les chemins bien éclairés. Mais toi aussi, tu n’es pas exempt de zones d’ombre, alors je ne dois pas avoir besoin de te l’expliquer en détail ?
– À quoi tu penses ?
– Disons que je sais reconnaître un homme qui a mis un terme à certaines choses. À la boisson, par exemple.
– C’est apparemment le cas de tout le monde, murmura Harry.
– Tout ce qu’on a derrière soi laisse des traces, n’est-ce pas ? La vie qu’une personne a menée se lit sur elle, à condition qu’on sache le faire.
– Et toi, tu sais ? »
Andrew posa sa grosse patte sur l’épaule de Harry, qui se dit qu’il avait repris du poil de la bête remarquablement vite.
« Je t’aime bien, Harry. Tu es mon ami. Je crois que tu comprends de quoi il s’agit, alors fais attention aux endroits où tu furètes. Je suis juste l’une de ces très nombreuses âmes esseulées qui tentent de vivre sur cette Terre. J’essaie de m’en tirer sans faire trop d’erreurs fatales. Il m’arrive parfois même d’avoir suffisamment pris le dessus pour essayer d’accomplir quelque chose de bien. C’est tout. Je ne représente pas grand-chose, dans cette histoire, Harry. Me comprendre ne te mènera pas loin. Merde, même moi, ça ne m’intéresse pas spécialement de me comprendre plus que nécessaire.
– Pourquoi ça ?
– Quand ta forêt est si sombre que même toi, tu n’arrives pas à la connaître, il peut être bon de ne pas trop chercher à faire des découvertes. Tu aurais vite fait de tomber dans un ravin. »
Harry hocha la tête, le regard perdu sur les fleurs dans leur vase.
« Tu crois aux coïncidences ? demanda-t-il.
– Mouais, répondit Andrew. Après tout, la vie n’est qu’une succession de coïncidences tout à fait incroyables. Quand tu achètes un billet de loterie, et que tu tombes par exemple sur le numéro 822531, il y a une chance sur un million pour que tu obtiennes ce numéro. »
Harry hocha à nouveau la tête.
« Ce qui me chiffonne, c’est que j’ai obtenu ce numéro, et pas un autre, trop de fois de suite.
– Ah oui ? » Andrew se redressa en gémissant sur son lit. « Raconte à Tonton.
– La première chose qui se passe quand j’arrive à Sydney, c’est que j’apprends qu’en fait, tu n’étais absolument pas censé t’occuper de cette affaire, mais que tu as insisté pour être mis sur le meurtre d’Inger Holter, et que tu as en plus insisté pour bosser avec moi, un étranger. Dès ce moment-là, on devrait commencer à se poser certaines questions. Ce que tu fais ensuite, c’est me présenter à l’un de tes amis sous prétexte d’aller voir un numéro de cirque modérément drôle afin de tuer un peu le temps. Sur les quatre millions d’habitants que compte Sydney, il faut que ce soit ce gars-là que je rencontre le soir de mon arrivée. Un type ! Quatre millions contre un. Ce même type réapparaît d’ailleurs, on fait même un pari de nature on ne peut plus personnel de cent dollars, mais ce qui est le plus important, c’est qu’il se pointe au bar où travaille Inger Holter, et qu’il se trouve qu’il la connaît ! Là aussi, quatre millions contre un ! Et pendant qu’on essaie de mettre le grappin sur un prétendu tueur, à savoir Evans White, toi, tu nous dégottes en moins de deux un contact qui a vu White, une personne sur dix-huit millions vivant sur ce continent, un contact qui comme par hasard est à Nimbin le soir du meurtre ! »
Andrew semblait avoir sombré dans de profondes pensées. Harry poursuivit :
« Alors je me dis que ce n’est vraiment pas surprenant que tu me donnes l’adresse du pub où la bande d’Evans White à comme par hasard l’habitude de zoner, de sorte qu’ils puissent confirmer sous la pression l’histoire que tout le monde a l’air de vouloir que je croie : que White n’a rien à voir dans cette histoire. »
Deux infirmières étaient entrées et l’une d’entre elles attrapa le pied du lit.
« Je suis sincèrement désolée, mais les visites sont terminées, dit l’autre d’un ton doux mais ferme. M. Kensington doit passer un électroencéphalogramme et les médecins attendent. »
Harry se pencha tout près d’Andrew et lui chuchota à l’oreille :
« Je ne suis au mieux qu’un homme moyennement intelligent, Andrew. Mais je sens qu’il y a quelque chose que tu essaies de me dire. Je n’arrive juste pas à comprendre pourquoi tu ne veux pas cracher le morceau. Et en quoi tu as besoin de moi. Est-ce qu’il y a quelqu’un qui te tient, Andrew ? »
Il marcha à tout petits pas à côté du lit que les infirmières sortirent de la chambre et commencèrent à pousser dans le couloir. Andrew avait posé la tête sur l’oreiller et fermé les yeux.
« Harry, tu m’as dit une fois que les Blancs et les Aborigènes avaient trouvé à peu près la même explication quant aux premiers hommes sur terre, parce que nous faisons les mêmes conclusions concernant les choses dont on ne sait rien, que nous avons ce qu’on pourrait appeler des schémas de pensée innés. D’une certaine façon, c’est probablement la chose la plus idiote qu’il m’ait été donné d’entendre, mais j’ai en même temps un peu l’espoir que tu aies raison.
Et si c’est le cas, il suffit de fermer les yeux, et de regarder…
– Andrew ! » feula Harry dans son oreille. Ils s’étaient arrêtés devant un monte-charge, et l’une des infirmières ouvrit la porte.
« Arrête de me prendre pour un con, Andrew ! Tu m’entends ? C’est Otto ? C’est Otto, qui est Bubbur ? »
Andrew ouvrit tout grand les yeux.
« Comment…
– On va le choper ce soir, Andrew. Après son spectacle.
– Non ! » Andrew s’assit à moitié sur le lit, mais l’une des infirmières le remit en place d’un geste doux mais déterminé.
« Le médecin vous a dit de ne pas bouger, M. Kensington. N’oubliez pas que vous avez subi un sérieux traumatisme. » Elle se tourna vers Harry : « Vous n’êtes pas autorisé à nous suivre, à partir d’ici. »
Andrew fit de nouveaux efforts pour se redresser sur son lit.
« Pas maintenant, Harry ! Laisse-moi deux jours. Pas maintenant. Promets-moi que vous attendrez deux jours ! Allez au Diable, vous ! » conclut-il en s’adressant à l’infirmière.
Il repoussa violemment la main qui tentait de le faire se rallonger.
Harry se tenait à la tête du lit, qu’il retenait. Il se pencha en avant et chuchota très vite, crachant presque les mots :
« Pour l’instant, aucun des autres ne sait que Otto te connaît, mais ce n’est bien sûr qu’une question de temps. Ils vont se demander quel est ton rôle dans tout ça, Andrew. Je ne peux pas retarder cette arrestation, à moins que tu ne me donnes une putain de bonne raison. Et tout de suite ! »
Andrew attrapa Harry par le col de sa chemise :
« Cherche mieux, Harry ! Utilise tes yeux ! Rends-toi compte que… commença-t-il avant d’abandonner et de retomber sur son oreiller.
– Que quoi ? » tenta Harry mais Andrew avait fermé les yeux, et il le congédia d’un geste. Il avait tout à coup l’air si vieux et si petit, se dit Harry. Vieux, petit et noir dans un grand lit blanc.
L’une des infirmières écarta résolument Harry, et la dernière chose qu’il vit avant que les portes du monte-charge ne se referment, ce fut la grande main noire d’Andrew qui s’agitait toujours.