3
Un évêque, un boxeur
et une méduse
Il n’était que quatre heures du matin quand Harry ouvrit les yeux. Il essaya de se rendormir, mais le meurtrier inconnu d’Inger Holter et le décalage horaire – il était vingt heures à Oslo – le tinrent éveillé. En outre, ce visage couvert de taches de rousseur avec qui il n’avait discuté que deux minutes, mais qui l’avait fait se comporter de façon particulièrement idiote, revenait sans cesse.
« Inélégant, Hole », murmura-t-il dans l’obscurité de sa chambre d’hôtel tout en se maudissant.
À six heures, il estima qu’il était temps de se lever. Après une douche rafraîchissante, il sortit sous un ciel bleu pâle et un soleil matinal paresseux, et chercha un endroit où déjeuner. La City bourdonnait en contrebas, mais l’agitation matinale n’était pas encore arrivée jusqu’au quartier des lampes rouges et des yeux surmaquillés. King’s Cross avait un certain charme mal dégrossi, une beauté qui avait vécu, et Harry se prit à fredonner tout en marchant. Exception faite de quelques retardataires noctambules éméchés, d’un couple endormi sous une couverture, dans un escalier, et d’une pute pâle et court-vêtue en pleine garde matinale, les rues étaient encore vides.
Un propriétaire de restaurant nettoyait son bout de trottoir, et Harry put décrocher à force de sourires un petit déjeuner anticipé. Tandis qu’il mangeait son toast au bacon, une brise taquine tenta de lui subtiliser sa serviette.
« Tu démarres tôt, Holy, dit McCormack. C’est bien, le cerveau fonctionne mieux entre six heures trente et onze heures. Après, tout se met à déconner, si tu veux mon avis. Et puis, c’est calme, ici, le matin.. C’est tout juste si j’arrive à être logique au milieu du raffut qu’il y a ici passé neuf heures. Et toi ? Mon gosse prétend qu’il lui faut de la musique quand il fait ses devoirs, qu’il est complètement déstabilisé quand il n’y a pas de bruit. Tu t’imagines ?
– En tout cas, hier, j’en ai eu ma claque, et je suis entre chez lui pour faire taire cette machine infernale. “J’ai besoin de ces trucs-là pour réfléchir !” a-t-il crié. Je lui ai dit qu’il n’avait qu’à travailler comme les gens normaux. “Les gens ne sont pas tous pareils, papa”, m’a-t-il rétorqué en faisant la tronche. Oui, il a l’âge, tu sais… »
McCormack s’arrêta et regarda une photo qu’il avait sur son bureau.
« Tu as des gamins, Holy ? Non ? Parfois, je me demande ce qui a bien pu me prendre. Dans quel trou à rat t’ont-ils réservé une chambre, à part ça ?
– Crescent, dans King’s Cross, Sir.
– King’s Cross, ouais. Tu n’es pas le premier Norvégien à y avoir ses quartiers. Il y a quelques années, on a eu la visite officielle de l’évêque de Norvège, ou quelque chose dans le genre, je ne me rappelle plus son nom. Quoi qu’il en soit, ses subordonnés lui avaient réservé une chambre au King’s Cross Hotel.
Ils pensaient que le nom de l’hôtel avait une quelconque signification biblique. Quand l’évêque et sa suite sont arrivés à l’hôtel, le soir, une des vieilles putes invétérées a aperçu son col ecclésiastique et lui a fait quelques vigoureuses propositions. J’ai la putain d’impression que l’évêque a dû quitter l’hôtel avant même qu’ils n’aient eu le temps de monter ses valises… »
McCormack en rit aux larmes.
« Oui, oui, Holy. Qu’est-ce que tu veux savoir, aujourd’hui ?
– Je me demandais si je pouvais voir le corps d’Inger Holter avant qu’il soit expédié en Norvège, Sir.
– Kensington peut t’emmener à la morgue, dès qu’il sera arrivé. Mais tu as bien eu une copie du rapport d’autopsie, non ?
– Bien sûr, Sir, c’est juste que…
– Que ?
– Je réfléchis mieux devant le cadavre, Sir. »
McCormack se tourna vers la fenêtre et murmura quelque chose dont Harry déduisit qu’il avait le feu vert.
La température au sous-sol de la South Sydney Morgue était de huit degrés, contre vingt-huit à l’extérieur.
« Ça t’apprend quelque chose ? » demanda Andrew. Il frissonna et serra les pans de sa veste.
« Pas vraiment, non », répondit Harry en regardant la dépouille d’Inger Holter. Le visage avait été relativement épargné dans la chute. Il est vrai qu’une narine avait été déchirée, et une des pommettes bien enfoncée, mais il n’y avait aucun doute : ce visage cireux appartenait bien à la fille dont le sourire éclatant ornait les photos du rapport de police. Des traces noires entouraient son cou. Le reste du corps était couvert de bleus, de plaies et de quelques profondes entailles. L’une d’entre elles révélait la blancheur d’un os.
« Les parents voulaient voir les photos. L’Ambassade de Norvège a dit que ce n’était pas recommandé, mais l’avocat a insisté. Il ne devrait pas être donné à une mère de voir sa fille dans un tel état. » Andrew secoua la tête.
Harry étudia à l’aide d’une loupe les bleus qu’elle avait au cou.
« Celui qui l’a étranglée ne s’est servi que de ses mains. C’est difficile, de tuer quelqu’un comme ça. Ou bien le meurtrier était foutrement costaud, ou bien il ne manquait vraiment pas de motivation.
– Ou bien ce n’est pas la première fois qu’il le fait. »
Harry se tourna vers Andrew. « Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
– Il n’y a aucun reste de peau sous ses ongles, aucun cheveu du meurtrier n’a été trouvé sur ses vêtements, et ses phalanges montrent qu’elle n’a pas donné de coups. Elle a été tuée de façon si rapide et efficace qu’elle n’a eu ni le temps ni la possibilité d’opposer une véritable résistance.
– Est-ce que ça vous fait penser à quelque chose que vous avez déjà vu ? »
Andrew haussa les épaules.
« Quand tu travailles depuis suffisamment longtemps, chaque meurtre te fait penser à un autre sur lequel tu as déjà planché. »
Non, se dit Harry. C’est le contraire. Quand on travaille suffisamment longtemps, on apprend à voir les petites nuances propres à chaque meurtre, les détails qui le distinguent d’un autre et le rendent unique.
Andrew regarda l’heure.
« La réunion du matin commence dans une demi-heure. Il faut qu’on se grouille. »
Le chef de l’équipe d’investigation était Larry Wadkins, un enquêteur de formation juridique qui gravissait rapidement tous les échelons. Ses lèvres étaient minces, ses cheveux clairsemés, et il parlait d’une voix monocorde et sans adjectif superflu.
« Un véritable autiste, à côté de ça, dit Andrew sans détour. Un enquêteur hors-pair, mais ce n’est pas à lui qu’il faut demander de téléphoner à des parents pour leur dire que leur fille a été retrouvée morte. Et il jure sans arrêt, quand il est en proie au stress », ajouta-t-il.
Le bras droit de Wadkins était Sergueï Lebie, un Yougoslave chauve, bien mis, dont le bouc noir en faisait un Méphisto en costume. Andrew exprima son scepticisme général envers les hommes qui se préoccupaient trop de leur apparence :
« Mais Lebie n’est pas ce qu’on peut appeler un paon, il est juste du genre tatillon. Il a entre autres pour habitude d’étudier ses ongles quand quelqu’un lui parle, mais ce n’est pas fait avec arrogance. Et puis, il cire ses chaussures après chaque pause déjeuner. Et il ne faut pas que tu t’attendes à ce qu’il dise grand-chose, que ce soit sur lui-même ou sur quoi que ce soit d’autre. »
Le benjamin de l’équipe était Yong Sue, un petit gars rachitique, sympathique, qui arborait toujours un sourire au sommet de son maigre cou d’oiseau. Sa famille était arrivée de Chine trente ans auparavant. Dix ans en arrière, quand Sue en avait dix-neuf, ses parents étaient retournés en Chine pour aller y voir la famille. On n’avait plus jamais entendu parler d’eux. Le grand-père était d’avis que son fils était impliqué dans « quelque chose de politique », mais il ne voulait pas s’en mêler personnellement. Sue ne découvrit jamais ce qui s’était passé. Il s’occupait à présent de ses grands-parents et de ses deux sœurs cadettes, travaillait douze heures par jour dont au moins dix avec le sourire. « Si tu connais une blague merdique, va la raconter à Sue. Il rigole de tout, sans aucune exception », avait dit Andrew, un jour. Tous étaient à présent réunis dans une pièce minuscule qui sentait le renfermé, où un ventilateur plaintif était censé assurer une circulation minimale à l’air contenu dans la pièce. Wadkins, près du tableau qu’ils avaient devant eux, leur présenta Harry.
« Notre collègue norvégien a traduit la lettre trouvée dans l’appartement d’Inger. As-tu quelque chose d’intéressant à nous en dire, Hole ?
– Hou-li.
– Désolé. Holy.
– Eh bien, elle venait apparemment tout juste d’amorcer une relation avec un dénommé Evans. Selon ce qui est écrit, il y a des raisons de penser que c’est lui qu’elle tient par la main sur la photo qui était au-dessus de son bureau.
– On a vérifié, dit Lebie. Nous pensons qu’il s’agit d’un certain Evans White.
– Ah oui ? fit Wadkins en haussant un mince sourcil.
– On n’a pas grand-chose sur lui. Ses parents sont arrivés des États-Unis à la fin des années soixante, et ont décroché leur permis de séjour. Ça ne posait pas de problème, à cette époque, ajouta Lebie en guise d’explication.
– Quoi qu’il en soit… ils ont parcouru tout le pays dans un mini-bus, vraisemblablement en carburant à la bouffe végétarienne, à la marijuana et au LSD, comme c’était l’usage à l’époque. Ils ont eu un enfant, ont divorcé et quand Evans a eu dix-huit ans, son père est rentré aux États-Unis. Sa mère est branchée healing, Scientologie et mysticisme astral tous azimuts. Elle dirige un endroit du nom de Crystal Palace, dans un ranch de la Gold Coast. Elle y vend des pierres à karma et des saloperies qu’elle fait venir de Thaïlande à des touristes ou des âmes égarées. Quand Evans a eu dix-huit ans, il a décidé de faire ce que font de plus en plus de jeunes Australiens, dit-il, à nouveau à l’intention de Harry : rien. »
Andrew se pencha en arrière :
« L’Australie est l’endroit rêvé pour ceux qui veulent voyager, faire un peu de surf et profiter de la vie aux frais du contribuable, murmura-t-il tout bas. Un réseau social optimum et un climat à l’avenant. On vit dans un pays merveilleux. » Il reprit sa position initiale.
« Actuellement, il n’a pas d’adresse fixe, poursuivit Lebie, mais on pense qu’il habitait il y a encore peu dans une baraque à la périphérie de la ville, où on trouve le white trash[6] de Sydney. Ceux avec qui on a parlé là-bas nous ont dit ne pas l’avoir vu depuis un moment. Il n’a jamais été arrêté. Donc, la seule photo qu’on ait d’Evans date malheureusement de ses treize ans, quand il a eu son passeport.
– Je suis impressionné, dit Harry, sincèrement. Comment avez-vous réussi à trouver un type avec un casier judiciaire vierge, rien qu’avec une photo et un prénom, en si peu de temps, au milieu de dix-huit millions d’habitants ? »
Lebie fit un signe de tête à Andrew. « Andrew a reconnu la ville, sur la photo. On a faxé une copie de la photo au commissariat local, et ils ont retrouvé le nom. Ils disent qu’il a “un rôle dans le milieu”, là-bas. En clair, ça veut dire qu’il est l’un des rois de la marijuana.
– Ça doit être une ville minuscule, dit Harry.
– Nimbin, un tout petit peu plus de mille habitants, informa Andrew. Ils ne vivaient presque que de l’industrie laitière jusqu’à ce que l’Association Nationale des Étudiants Australiens ait la bonne idée d’y organiser ce qu’ils ont appelé le festival Aquarius en 1973. »
Il y eut des rires autour de la table.
« Le festival véhiculait des thèmes comme l’idéalisme, le mode de vie alternatif, le retour à la nature et ce genre de trucs. Les journaux se sont focalisés sur les jeunes qui se droguaient, et qui pratiquaient le libéralisme sexuel. La fête a duré plus de dix jours, et pour certains, elle se poursuit encore. Les alentours de Nimbin offrent des conditions propices. Pour tout ce que vous voulez. Mais si je puis me permettre, je doute que l’industrie laitière y soit encore la principale activité. Dans la rue principale, à cinquante mètres du commissariat local, se trouve le marché de marijuana le moins secret d’Australie. Et de LSD, je le crains.
– En tout cas, dit Lebie, on l’a vu dernièrement à Nimbin, d’après la police.
– En fait, le gouverneur de New South Wales a déclenché là-bas une vaste campagne, intervint Wadkins. À ce qu’on dit, le gouvernement, à Canberra, l’a contraint à agir face à l’expansion que connaît le commerce de stupéfiants.
– C’est exact, dit Lebie. La police se sert de petits coucous et d’hélicoptères pour prendre des photos des champs où ils cultivent le chanvre.
– D’accord, dit Wadkins. On va rechercher ce type. Kensington, on dirait que le coin ne t’est pas inconnu, et toi, Holy, tu n’as certainement rien contre le fait de découvrir d’autres coins d’Australie. Je vais demander à McCormack de passer un coup de fil à Nimbin, pour les informer de votre arrivée. Yong, toi, tu continues à tapoter sur ton engin et à regarder ce qui en sort. Essayons de faire du bon boulot !
– Allons casser la croûte », dit Andrew.
Ils se mêlèrent aux touristes dans un train qui circulait sur la voie unique ralliant Darling Harbour, descendirent à Harbourside où ils s’installèrent à une table, à l’extérieur, d’où ils pouvaient voir le port.
Une paire de longues jambes passèrent comme des échasses terminées par des talons aiguilles. Andrew s’anima et siffla de manière on ne peut plus politiquement incorrecte. Dans le restaurant, quelques têtes se tournèrent et leur jetèrent des regards agacés. Harry secoua la tête.
« Et ton pote Otto, comment va-t-il ?
– Bof. Il est au trente-sixième dessous. Il s’est fait plaquer pour une femme. Si leurs amants sont à la base à voile et à vapeur, ils finissent toujours par se maquer avec une femme, à ce qu’il dit. Mais il survivra sans doute, ce coup-ci aussi. »
Harry fut surpris de sentir tomber quelques gouttes, et pour cause : une grosse couche de nuages était arrivée presque imperceptiblement du nord ouest.
« Comment as-tu fait pour reconnaître cette Nimbin rien que par la photo d’une façade ?
– Nimbin ? J’ai oublié de te dire que je suis un ancien hippie ? fit Andrew avec un grand sourire. On dit que ceux qui prétendent se souvenir du festival Aquarius n’y étaient pas. Eh bien, je me souviens en tout cas des maisons de la rue principale. Qu’elle faisait penser à une ville hors-la-loi dans un western médiocre, peinte à la mode psychédélique, en violet et jaune. En fait, pour être honnête, je pensais que le violet et le jaune n’étaient qu’un effet d’optique dû à l’influence des stupéfiants sur l’appareil sensoriel. Jusqu’à ce que, donc, je voie cette photo, dans l’appartement d’Inger. »
Quand ils revinrent de la pause déjeuner, Wadkins appela à une autre réunion dans le bureau de coordination. Yong Sue avait dégotté quelques informations intéressantes sur son PC.
« J’ai passé en revue tous les meurtres non-élucidés dans le New South Wales sur ces dix dernières années, et j’en ai trouvé quatre qui font penser à celui qui nous occupe. Les corps des femmes ont été trouvés dans des endroits reculés, deux dans des décharges, un en bordure de forêt, le long d’une route, et un autre flottant dans la Darling River. Toutes ont vraisemblablement été tuées et violées ailleurs avant qu’on se débarrasse des corps. Et il y a mieux : toutes ont été étranglées, et portaient des marques de doigts au cou. »
Yong Sue exhiba un sourire radieux.
Wadkins s’éclaircit la voix :
« Allons-y mollo ; après tout, la strangulation n’est pas une méthode si inédite lorsqu’il s’agit aussi de viol. Qu’en est-il du regroupement géographique. Sue ? Darling River se trouve foutrement loin, au milieu de nulle part, à plus de mille bornes de Sydney.
– Rien trouvé, Monsieur. Je n’ai pas réussi à trouver de cohérence géographique. »
Yong avait l’air sincèrement désolé.
« Eh bien, quatre personnes mortes par strangulation dispersées un peu partout sur le territoire sur une période de dix ans, c’est un peu court pour…
– Il y a autre chose, Sir. Toutes les femmes avaient les cheveux clairs. Attention, je n’ai pas dit “blonds”. J’ai dit “clairs”, presque blancs. »
Lebie émit un sifflement silencieux. Le silence se fit autour de la table.
Wadkins ne s’était pas départi de son air sceptique :
« Tu ne peux pas être un peu plus systématique, Yong ? Regarder si les statistiques sont pertinentes et ce genre de trucs, si les probabilités sont dans les limites du raisonnable, avant que l’on se mette à crier au loup ? Par sécurité, tu devrais peut-être vérifier sur l’ensemble du territoire. Et y ajouter les viols non élucidés, par la même occasion. Il se peut qu’on trouve quelque chose.
– Ça va peut-être prendre un peu de temps. Mais je vais essayer, Sir. » Yong sourit à nouveau.
« O. K. Kensington et Holy, pourquoi n’êtes-vous pas en route pour Nimbin ?
– Nous partons demain matin. Sir, dit Andrew. Il y a une récente affaire de viol à Lithgow sur laquelle j’aimerais foire quelques recherches, d’abord. J’ai le sentiment qu’il peut y avoir un rapport entre les deux. Nous étions sur le point de partir. »
Wadkins plissa le front.
« Lithgow ? On essaie de travailler en équipe, ici Kensington. Ça signifie qu’on discute et qu’on coordonne, et qu’on ne folâtre pas selon son bon vouloir. Que je sache, on n’a jamais évoqué un quelconque viol à Lithgow.
– Juste un pressentiment. »
Wadkins soupira.
« Eh bien, McCormack semble penser que tu as une sorte de sixième sens…
– Nous autres Aborigènes sommes plus proches du monde des esprits que vous, les visages pâles, tu sais bien, Sir.
– Dans mon service, le travail d’investigation ne peut pas se baser sur ce genre de choses, Kensington.
– Je plaisantais, Sir. J’ai plus que ça, sur cette affaire. »
Wadkins secoua la tête.
« Tâchez de prendre l’avion, demain matin, O. K. ? »
Ils quittèrent Sydney par l’autoroute. Lithgow est une ville industrielle de dix-douze mille habitants, mais elle rappelait plutôt à Harry un village de taille moyenne. Un gyrophare bleu clignotait en haut d’un poteau devant le poste de police.
Le chef les accueillit chaleureusement. C’était un homme jovial, dont la pile de doubles mentons dénonçait une bonne surcharge pondérale et qui s’appelait Larsen. Larsen avait de lointains cousins en Norvège.
« Tu connais des Larsen, en Norvège, mon pote ? demanda-t-il.
– Tu sais, il y en a un bon paquet, répondit Harry.
– Oui, j’ai entendu ma grand-mère dire que l’on a une grande famille, là-haut.
– Tu peux le dire. »
Larsen se souvenait bien de cette histoire de viol.
« Heureusement, ce genre de choses n’arrive pas très souvent ici, à Lithgow. C’était au début novembre. On l’a passée à tabac dans une petite rue, alors qu’elle rentrait chez elle après le changement d’équipe de nuit, avant de la mettre dans une voiture et de l’emmener. Il l’a menacée d’un gros couteau, a quitté la route pour s’enfoncer sur un chemin forestier, au pied des Blue Mountains, où il s’est arrêté pour la violer sur la banquette arrière. Le violeur avait déjà mis les mains autour de son cou et commencé à serrer, quand une voiture a klaxonné derrière eux. Le conducteur se rendait dans sa maison de campagne et pensait avoir surpris un couple en pleine séance de jambes en l’air, sur le chemin désert, il n’a donc pas voulu descendre de voiture. Quand le violeur s’est installé au volant pour déplacer la voiture, la femme a réussi à se tirer par la porte arrière et a couru vers l’autre voiture. Le violeur a compris que les carottes étaient cuites, alors il a écrasé le champignon et a foutu le camp.
– Est-ce que quelqu’un a pu noter le numéro de la plaque ?
– Nan, il faisait trop sombre, et ça s’est passé trop vite.
– Est-ce que la femme a pu voir cet homme en détail ? Vous avez un signalement ?
– Bien sûr. En quelque sorte. Je vous ai dit : il faisait sombre.
– On a apporté une photo. Est-ce que vous avez une adresse où on peut joindre cette femme ? »
Larsen alla jusqu’à une armoire à archives et commença à chercher. Il respirait avec peine.
« D’ailleurs, commença Harry, est-ce que vous savez si elle est blonde ?
– Blonde ?
– Oui, est-ce qu’elle a les cheveux clairs, presque blancs ? »
Les mentons de Larsen se mirent à trembloter, tandis que son souffle se raccourcissait encore. Harry comprit qu’il riait.
« Non, je ne crois pas, mon pote. C’est une koori. »
Harry interrogea Andrew du regard.
Andrew leva les yeux au plafond. « Elle est noire, dit-il.
– Comme du charbon », compléta Larsen.
« Alors, les koori, c’est une tribu ? demanda Harry lorsqu’ils reprirent la voiture.
– Eh bien, pas exactement, répondit Andrew.
– Pas exactement ?
– C’est une longue histoire, mais quand les Blancs sont arrivés en Australie, il y avait là sept cent cinquante mille indigènes répartis en six à sept cents tribus. Ils parlaient plus de deux cent cinquante langues, dont certaines aussi différentes que peuvent l’être l’anglais et le chinois. Mais les balles et la poudre, de nouvelles maladies contre lesquelles les indigènes n’avaient aucune défense naturelle, l’intégration et d’autres merveilles que l’homme blanc avait apportées avec lui, tout ça a réduit de façon dramatique la population originelle. Beaucoup de tribus sont totalement éteintes. Quand la structure d’origine des tribus a disparu, on a commencé à employer une terminologie beaucoup plus générale pour ceux qui restaient. Les aborigènes qui vivent par ici, dans le sud-est, sont appelés koori.
– Mais enfin, pourquoi tu n’as pas vérifié d’abord si elle était blonde ?
– Boulette. J’ai dû lire de traviole. Les écrans d’ordinateurs ne tremblent pas, en Norvège ?
– Bordel, Andrew, on n’a pas de temps à perdre pour ce genre de conneries.
– Si, si. Et on a aussi le temps pour quelque chose qui te mettra de meilleure humeur, dit Andrew en tournant soudain sur la droite.
– Où va-t-on ?
– À une foire agricole australienne, pur jus.
– Une foire agricole ? J’ai un dîner, ce soir, Andrew.
– Ah ? Avec Miss Suède, je présume ? Détends-toi, ça va être vite fait. D’ailleurs, je suppose qu’en tant que représentant du ministère public, tu es conscient des conséquences qu’aurait un engagement personnel vis-à-vis d’un témoin potentiel ?
– Ce dîner s’inscrit bien entendu dans le cadre de l’enquête. On y posera des questions importantes.
– Bien sûr. »
La place du marché se trouvait dans une plaine dégagée, avec des bâtiments d’usine disséminés et quelques garages pour tout voisins. La dernière course de qualification pour le championnat des tracteurs venait de s’achever, et les gaz d’échappement formaient encore une chape au-dessus du sol au moment où Harry et Andrew arrivèrent devant une grande tente. L’endroit vrombissait d’activité, des cris parvenaient des différents stands, et tout le monde semblait avoir un verre de bière en main et un sourire aux lèvres.
« Commerce et plaisir en parfaite harmonie, dit Andrew. Vous n’avez rien de tel, en Norvège, hein ?
– Eh bien… on a quelque chose que l’on appelle “martnad”[7].
– Maaar… tenta Andrew.
– Laisse tomber. »
De grandes affiches étaient dressées près de la tente. De grandes capitales peintes en rouge annonçaient « The Jim Chivers Boxing-Team ». La photo des dix boxeurs qui composaient apparemment l’équipe figurait en dessous. Des informations cruciales, comme le nom, l’âge, le lieu de naissance et le poids étaient également mentionnées.
À l’intérieur de la tente, le premier boxeur s’échauffait déjà sur le ring. Un peignoir taillé dans un tissu brillant flottait autour de lui tandis qu’il boxait dans le vide, sous la lumière pâle qui tombait du haut de la tente. Un homme plutôt âgé, rondouillard, vêtu d’un smoking un peu fatigué, monta sur le ring – sous un tonnerre d’applaudissements. Il était apparemment déjà passé par ici, car les gens se mirent à scander son nom : « Ter-ry, Ter-ry ! »
Il arrêta les cris d’une main impérieuse et saisit le micro qui pendait du plafond :
« Mesdames et Messieurs ! Qui prendra les gants ? » Nombreux applaudissements. Suivit un laïus qui ressemblait plus à un rituel, sur « Le noble art de l’autodéfense », sur l’honneur et la réputation et sur l’attitude intransigeante des autorités envers la boxe, condamnée dans des tournures dignes d’un cracheur d’anathèmes. La prestation se termina par le retour de la question : « Qui prendra les gants ? »
Plusieurs personnes levèrent la main, et Terry leur fit signe d’approcher. Elles se placèrent en file indienne près d’une table où on leur demandait apparemment de signer quelque chose.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Harry.
– Ce sont des jeunes des alentours qui vont essayer de casser la gueule aux boxeurs de Jim Chivers. S’ils réussissent, c’est le gros lot, et qui plus est, une gloire et une renommée locales. Ils sont en ce moment en train de signer une déclaration qui stipule qu’ils sont en bonne condition physique, et qui leur fait savoir que l’organisateur décline toute responsabilité quant à un changement soudain de leur état de santé, expliqua Andrew.
– Waow… c’est légal, tout ça ?
– Mouais. » Andrew hésita. « Une sorte d’interdiction a vu le jour en 1971, ce qui a fait qu’ils ont dû modifier légèrement certaines choses. Il s’agit d’un divertissement qui a une longue histoire en Australie, tu comprends. Ils ont usurpé son nom, puisque Jimmy Chivers dirigeait une troupe de boxeurs qui faisaient le tour du pays au gré des foires et des rassemblements sportifs, après la Deuxième Guerre mondiale. Ce type était une institution à lui tout seul. Beaucoup de ceux qui sont devenus plus tard des grosses pointures étaient passés par l’équipe de Jimmy. Il y avait toujours beaucoup de nationalités différentes, chez les participants : des Chinois, des Italiens et des Grecs. Et des Aborigènes. À l’époque, les gens que ça tentait pouvaient même choisir contre qui ils allaient se battre. Ainsi, si tu étais par exemple antisémite, tu pouvais te choisir un adversaire juif. Même si les chances de se faire mettre une raclée par un juif étaient relativement grandes. »
Harry pouffa de rire. « Est-ce que ça ne fait pas qu’attiser le racisme ? »
Andrew se gratta le menton.
« Peut-être. Peut-être pas. C’était en tout cas un moyen d’évacuer l’agressivité refoulée. En Australie on a l’habitude de cohabiter avec des cultures et des races différentes, et dans l’ensemble, ça marche plutôt bien. Mais il y a toujours des frictions. Et dans ce cas, il vaut toujours mieux se mettre sur la bobine dans un ring que dans la rue. Prends par exemple les matches qui opposent un Blanc à un Aborigène. Ceux-là intéressent tout particulièrement le public. Un Aborigène, membre de l’équipe de Jimmy et qui s’en sortait bien, devenait facilement un héros parmi ses semblables, dans son patelin. Il donnait une petite impression de cohésion et de gloire au milieu de toutes les humiliations. Je ne crois pas que ça ait aggravé les choses entre les ethnies. Quand les jeunes Blancs se faisaient foutre une raclée par un Noir, ça leur inspirait plus de respect que de haine. Les Australiens forment un peuple fair-play, de ce point de vue-là.
– On jurerait entendre un véritable péquenaud. »
Andrew rit.
« Presque, je suis un ocker. Un simple campagnard.
– Ça, certainement pas. »
Andrew rit de plus belle.
Le premier combat commença. Un petit rouquin trapu, venu avec ses gants personnels et accompagné de son groupe de fans, face à un type encore plus petit, de l’équipe Chivers.
« Irlandais contre Irlandais, fit Andrew avec un air de connaisseur.
– Ton sixième sens ?
– Mes deux yeux. Ils sont roux. Donc : Irlandais. Ils ont la peau dure, ces bougres ; le combat promet d’être long.
– Go-go-Johnny-go-go-go ! »[8] crièrent les fans.
Ils eurent le temps de répéter deux fois la formule avant que le combat ne s’achève. Johnny avait alors ramassé trois prunes sur le nez, et ne voulait plus boxer.
« Les Irlandais ne sont plus ce qu’ils étaient », soupira Andrew.
Les paris sur le second combat avaient déjà commencé, au vu et au su de tous. Les gens s’étaient regroupés autour de deux types coiffés de grands chapeaux de cuir à large bord, qui étaient selon toute vraisemblance des bookmakers. Tout le monde parlait à tort et à travers tandis que les caractéristiques dollars australiens, infroissables, changeaient de mains. Des accords verbaux étaient conclus à toute allure, sans que rien ne soit jamais écrit, seul un hochement de la tête du bookmaker scellait le pari.
« Qu’est-ce qu’elle disait, déjà, cette vieille loi sur les paris ? murmura Andrew avant de crier trois ou quatre mots qu’Harry ne fut pas en mesure de comprendre.
– Qu’est-ce que tu as fait ?
– Parié cent dollars que le représentant de l’équipe Chivers aura ratatiné son adversaire avant la fin du deuxième round.
– Tu n’as pas peur que des gens, devant, aient pu saisir ce que tu as dit, au milieu de tout ce chahut ? »
Andrew pouffa de rire. Il était évident que le rôle de maître de conférence ne lui déplaisait pas.
« Tu n’as pas vu le bookmaker hausser un sourcil ? C’est ce qu’on appelle la capacité simultanée, Harry, en partie innée, en partie acquise. Le fait de pouvoir entendre plusieurs choses en même temps, mettre tout le raffut de côté et ne retenir que ce qui est important.
– Entendre.
– Et entendre. Tu as déjà essayé, Harry ? C’est très pratique, dans bien des cas de figure. »
Les haut-parleurs crachotèrent, et Terry, au micro, présenta Robin « The Murri » Toowoomba, de l’équipe de Chivers, et Bobby « The Lobby » Pain, un géant du coin qui entra sur le ring avec un rugissement, en sautant par-dessus les cordes. Il enleva son T-shirt, et dévoila ainsi un torse puissant et poilu, en même temps que des avant-bras aux muscles saillants. Une femme vêtue de blanc sautait sur place juste devant le ring, et Bobby lui envoya un baiser avant que ses deux assistants ne lui bandent les mains et lui mettent ses gants. Des murmures s’élevèrent dans la salle lorsque Toowoomba se glissa entre les cordes. C’était un grand type, à la peau étonnamment noire et à la beauté peu commune.
« The Murri ? demanda Harry.
– Aborigène du Queensland. »
Les fans de Johnny se réveillèrent quand ils s’aperçurent qu’ils pouvaient maintenant crier « Bobby » dans leurs encouragements. Un coup de gong résonna, et les deux boxeurs s’approchèrent l’un de l’autre. Le Blanc était plus grand, presque une tête de plus que son adversaire noir, mais même un œil peu entraîné remarquait facilement qu’il ne se déplaçait pas avec la preste élégance du Murri.
Bobby plongea et porta un coup puissant à Toowoomba, qui l’esquiva sans difficulté. Le public poussa une exclamation et la femme en blanc cria son admiration. Bobby frappa encore dans le vide à deux ou trois reprises avant que Toowoomba ne se glisse pour placer un coup prudent, presque pour tâter le terrain, dans le visage du « Lobby ». Bobby fit deux pas en arrière, et eut l’air de déjà vouloir s’en tenir là.
« J’aurais dû parier deux cents », dit Andrew.
Toowoomba gravita autour de Bobby, asséna deux ou trois autres touchettes en se déplaçant toujours avec la même fluidité tandis que Bobby faisait des moulinets avec ses gourdins de bras. Bobby respirait avec difficulté. Il hurla sa frustration en constatant que Toowoomba semblait ne jamais être deux secondes de suite au même endroit. Le public se mit à siffler. Toowoomba sembla vouloir tendre la main comme pour saluer, mais le poing atterrit dans le ventre de Bobby qui se cassa et se tint plié en deux dans un coin du ring. Toowoomba recula de deux pas, l’air vaguement inquiet.
« Achève-le, connard ! » cria Andrew. Toowoomba se tourna vers eux, étonné, sourit et agita sa main au-dessus de sa tête.
« Ne reste pas là à sourire bêtement, fais ton boulot, espèce de con ! J’ai un pari sur le feu ! »
Toowoomba se retourna pour en finir, mais au moment où il se préparait à donner le coup de grâce à Bobby, le gong retentit. Les deux boxeurs retournèrent chacun dans son coin, et le présentateur saisit le micro. La femme en blanc était déjà près du coin de Bobby et gueulait, alors que l’un des assistants filait une canette de bière à celui-ci.
Andrew faisait la tronche. « Robin ne veut pas abîmer cette face de craie, pas de problème. Mais il devrait respecter le fait que j’ai misé de l’argent sur lui, ce veau inutile.
– Tu le connais ?
– Oui, effectivement, je connais Robin Toowoomba », répondit Andrew.
Le gong retentit derechef, et Bobby se leva pour attendre Toowoomba qui approchait d’un pas décidé. Bobby releva sa garde, pour protéger la tête, et Toowoomba lui colla un gentil crochet corps. Bobby s’écroula en arrière, dans les cordes. Toowoomba se retourna et supplia du regard Terry le Crieur – qui assurait aussi les fonctions d’une sorte d’arbitre – pour le convaincre d’arrêter le combat.
Andrew cria à nouveau, mais trop tard.
Le coup de poing asséné par Bobby envoya voltiger Toowoomba qui chuta avec un claquement sec. Lorsqu’il réussit à se relever, Bobby fut sur lui avec la vigueur d’un ouragan. Les coups étaient directs et précis, et la tête de Toowoomba sautait d’avant en arrière comme une balle de ping-pong. Un mince rai de sang lui coulait d’une narine.
« Et merde, un requin ! cria Andrew.
– Un requin ?
– Notre pote Bobby joue les amateurs, une vieille ruse pour inciter les types de Chivers à ne pas s’en faire et à s’ouvrir. Ce mec-là est probablement le champion local. Putain, Robin, il t’a eu comme un bleu. »
Toowoomba était parvenu à remonter sa garde devant son visage et reculait devant Bobby. Le bras gauche de ce dernier frappait par salves que suivaient de lourds crochets et uppercuts du droit. Le public ne touchait plus le sol. La femme en blanc était de nouveau debout, et elle ne cria que la première syllabe de son nom dont elle maintint la voyelle en une longue note déchirante :
« Boooo… »
Terry secoua la tête, tandis que les fans bricolaient à toute vitesse leur nouveau refrain :
« Go-go-Bobby-go-go-go, Bobby be good ! »
« Ça y est, c’est fini, dit Andrew sur un ton résigné.
– Toowoomba va perdre ?
– Tu déconnes ? demanda Andrew en jetant à Harry un regard interloqué. Toowoomba va tuer l’autre zigue. J’avais juste espéré que ce ne serait pas trop moche, aujourd’hui. »
Harry se concentra et essaya de voir ce dont parlait Andrew. Toowoomba s’était adossé aux cordes, l’air presque détendu, pendant que Bobby lui martelait les abdominaux. Un instant, Harry eut le sentiment que Toowoomba allait s’endormir. La femme en blanc tira les cordes qui retenaient le Murri. Bobby changea de tactique et visa la tête, mais Toowoomba esquiva les coups en faisant des rotations du buste, d’avant en arrière, en un mouvement lent, presque indolent. Presque comme un serpent à lunettes, se dit Harry, comme un…
Cobra !
Bobby se figea en pleine action. Sa tête était légèrement tournée vers la gauche, son expression était celle de quelqu’un qui vient de se rappeler quelque chose qu’il avait oublié, puis les yeux se retournèrent dans leurs orbites, son protège-dents s’échappa et le sang jaillit en un filet mince et régulier s’écoulant d’un petit orifice qui indiquait l’endroit de l’arrête nasale où le cartilage s’était brisé. Toowoomba attendit que Bobby ait commencé à chuter pour frapper de nouveau. Un silence total régnait sous la tente, et Harry entendit distinctement le claquement immonde que produisit le coup en atteignant le nez de Bobby pour la seconde fois, tout comme la voix féminine qui criait le reste du nom :
« … biiii »
Un jet rouge clair, de sang et de sueur mêlés, surgit de la tête de Bobby et alla arroser le coin du ring.
Terry arriva en trombe et signala à toutes fins utiles que le combat était terminé. La tente était toujours totalement silencieuse, et on n’entendit que le crépitement des talons de la femme en blanc contre le plancher lorsqu’elle remonta l’allée centrale pour sortir de la tente. Sa robe avait pris une teinte rouge sur le devant, et son visage arborait la même expression de surprise que Bobby.
Toowoomba tenta d’aider à la remise sur pieds de Bobby, mais ses assistants le repoussèrent. Il y eut une ébauche d’applaudissements, mais le cœur n’y était pas. Les sifflements furent en revanche d’autant plus puissants lorsque Terry attrapa la main de Toowoomba pour la lever en l’air. Andrew secoua la tête :
« Il a dû y avoir un bon paquet de gens qui ont parié sur le champion du coin. Les cons ! Viens, allons chercher le pognon, et parler sérieusement avec cet imbécile de Murri ! »
« Robin, espèce de con ! On devrait t’enfermer… et je suis sincère ! »
Le visage de Robin « The Murri » Toowoomba s’éclaira d’un grand sourire. Il tenait une serviette contenant de la glace sur son œil.
« Tuka ! Je t’ai entendu, tout à l’heure. Tu t’es remis à jouer ? » Toowoomba parlait à voix basse. Un homme qui a l’habitude d’être écouté, se dit instinctivement Harry. Sa voix était douce et agréable, et Harry n’avait pas l’impression qu’elle appartenait à quelqu’un qui venait de péter le nez à un type presque deux fois plus grand que lui.
Andrew renâcla. « Jouer ? Dans le temps, il n’était pas question de jouer quand on mettait de l’argent sur un des types de Chivers. Mais maintenant, plus rien n’est sûr, à ce que je vois. Penser que tu t’es fait couillonner de cette façon par un putain de yahoo blanc. Où va le monde ? »
Harry se racla la gorge.
« Ah, oui. Robin, je te présente un ami. Il s’appelle Harry Holy. Harry, voici la pire brute, le psychopathe le plus accompli du Queensland, Robin Toowoomba. » Ils se serrèrent la main, et Harry eut une nouvelle fois l’impression de s’être fait coincer la main dans une porte. Il gémit un « Comment va ? » et reçut un « La grande forme, mec – et toi ? », en réponse, assorti en prime d’une jolie rangée de dents blanches comme des perles.
« Me suis jamais senti aussi bien », répondit Harry en se frottant la main. Cette façon de se saluer à l’australienne cillait finir par avoir sa peau. Selon Andrew, il s’agissait en outre de montrer à son interlocuteur à quel point on allait bien, un tiède « Ça va bien, merci » pouvant facilement paraître insultant.
Toowoomba pointa un pouce en direction d’Andrew :
« À propos de brute, est-ce que Tuka t’a dit qu’il a naguère boxé pour Jim Chivers, lui aussi ?
– Il y a sans doute un bon paquet de choses que je ne sais pas sur… euh, Tuka. C’est un petit cachottier.
– Cachottier ? répéta Toowoomba en riant. C’est juste qu’il ne va jamais droit au but. Tuka te raconte tout ce que tu as besoin de savoir, il faut juste que tu saches quoi écouter. Mais il n’a donc pas dû te raconter qu’on lui avait demandé d’arrêter de boxer pour Chivers, parce qu’il était considéré comme quelqu’un de trop dangereux ? Combien de pommettes, d’os du nez et de maxillaires as-tu sur la conscience, Tuka ? Pendant plusieurs années, on l’a présenté comme le plus grand talent de la boxe en Nouvelles-Galles du Sud. Mais il y avait juste un problème. Il n’arrivait pas à se maîtriser – il n’avait pas un gramme de discipline. Il a fini par démolir un arbitre, juste parce qu’il trouvait que celui-ci avait arrêté le combat trop tôt. En faveur de Tuka ! Voilà ce que j’appelle être assoiffé de sang. Tuka a été suspendu pour deux ans.
– Trois et demi, s’il te plaît ! » Andrew rayonnait. Il n’avait visiblement rien contre l’exposé minutieux de son ancienne carrière de boxeur. « C’était un vrai branleur, tu peux me croire. Je l’ai juste bousculé, ce connard d’arbitre, mais il est tombé et s’est flingué la clavicule, tu te rends compte ! »
Toowoomba et Andrew rirent de bon cœur et se tapèrent dans les mains.
« Robin était à peine né quand je boxais. Il ne fait que répéter ce que je lui ai moi-même dit, expliqua Andrew à Harry. Robin faisait partie d’un groupe de jeunes en difficulté avec qui je travaillais quand j’en avais le temps. Nous nous entraînions à la boxe, et pour enseigner aux jeunes l’importance de la maîtrise de soi, je leur ai raconté quelques histoires plus ou moins vraies à mon sujet. En guise d’avertissement. Apparemment, Robin, ici présent, a tout compris de travers. Et il s’est mis à m’imiter. »
Le visage de Toowoomba se fit grave.
« Ordinairement, on est des garçons sages, Harry. On les laisse s’exciter un peu avant de leur mettre deux ou trois coups peu appuyés pour leur faire comprendre qui est le patron, tu vois ? Après, ce n’est généralement pas très long avant qu’ils déposent les armes. Mais ce gars-là, il savait boxer, lui, il aurait pu blesser quelqu’un. Un type de ce genre n’a que ce qu’il mérite. »
La porte s’ouvrit :
« T’es un péquenaud, Toowoomba… comme si on n’avait pas assez de problèmes comme ça ; il a fallu que tu fusilles le nez du gendre du chef de la police locale. » Terry le Crieur n’avait pas l’air content, et le souligna en envoyant un crachat qui claqua sur le sol.
« Pur réflexe, patron, dit Toowoomba en contemplant le crachat brun de tabac à priser. Ça ne se reproduira pas. » Il fit un discret clin d’œil à Andrew.
Ils se levèrent. Toowoomba et Andrew s’étreignirent et échangèrent avant de se séparer quelques phrases dans une langue qu’Harry ne connaissait pas. Il se hâta pour sa part de donner une petite tape sur l’épaule de Toowoomba pour rendre superflue toute autre poignée de main.
« Quelle langue parliez-vous, sur la fin ? demanda Harry quand ils se furent installés dans la voiture.
– Ah, ça… C’est un créole, un mélange d’anglais et de mots d’origine aborigène. C’est parlé par beaucoup d’Aborigènes à travers le pays. Qu’est-ce que tu as pensé des combats ? »
Harry réfléchit un moment.
« C’était intéressant de te voir gagner quelque argent, mais on aurait pu être à Nimbin, à l’heure qu’il est.
– Si nous n’étions pas venus ici aujourd’hui, tu n’aurais pas pu être à Sydney, ce soir. On ne donne pas de rendez-vous à une femme comme celle-là si c’est pour se débiner ensuite. On parle peut-être de ta future femme, Harry, et de la mère de petits Holy. »
Ils sourirent légèrement l’un comme l’autre, en passant devant des arbres et des maisons basses, tandis que le soleil se couchait sur l’hémisphère est.
La nuit était tombée avant qu’ils ne soient de retour à Sydney, mais le pylône de télévision faisait comme une énorme ampoule posée au milieu de la ville, indiquant le chemin. Andrew s’arrêta près de Circular Quay, non loin de l’opéra. Une chauve-souris traversa à toute vitesse la lumière des projecteurs fixés sur le toit de la voiture avant de disparaître. Andrew s’alluma un cigare et fit signe à Harry de rester assis.
« La chauve-souris est le symbole de la mort, chez les Aborigènes, tu le savais ? »
Harry ne le savait pas.
« Imagine un endroit où les hommes ont été isolés pendant quarante mille ans. Autrement dit, ils sont passés à côté du judaïsme, sans oublier le christianisme et l’islam, parce que rien moins qu’un océan les sépare du continent le plus proche. Pourtant, ils imaginent la genèse suivante : Le premier être humain s’appelait Beer-rok-boorn. Il avait été créé par Baime, celui qui n’a pas été créé, celui qui était le début de tout et qui aimait et prenait soin de toute création. Un chouette type, autrement dit, ce Baime, que ses amis appelaient juste Le Grand Esprit Paternel. Après avoir donné à Beer-rok-boorn et à sa femme un endroit décent où vivre, Baime apposa sa marque sur un arbre yarran sur lequel un essaim d’abeilles s’était établi.
« Vous pourrez vous procurer votre nourriture où vous le désirerez, où que ce soit dans ce pays que je vous ai donné, mais cet arbre est à moi », les informa-t-il. « Si vous tentez de prendre la nourriture qui est ici, il vous arrivera tout un tas de saloperies, à vous et à vos descendants. » Quelque chose comme ça. En tout cas, un jour que Beer-rok-boom était sorti ramasser du bois, sa femme est arrivée près de l’arbre yarran. Elle a d’abord été effrayée lorsqu’elle a vu l’énorme arbre au-dessus d’elle, mais il y avait tant de bois mort alentour qu’elle n’a pas suivi son premier réflexe – qui était de se tirer le plus vite possible. Et puis, Baime n’avait rien dit concernant le bois. Tandis qu’elle en ramassait autour de l’arbre, elle a entendu un faible bourdonnement au-dessus d’elle, et en levant la tête, elle a aperçu l’essaim. Par la même occasion, elle a vu le miel qui dégoulinait le long du tronc de l’arbre. Elle n’avait goûté du miel qu’une fois, mais elle en voyait assez pour faire plusieurs repas. La lumière du soleil jouait dans les douces gouttes brillantes, et au bout d’un moment, la femme de Beer-rok-boorn n’a plus été capable de résister à la tentation, et elle a grimpé dans l’arbre.
« Au même instant, un brusque courant d’air froid lui est tombé dessus, et une silhouette assez effrayante, avec d’énormes ailes noires, l’a recouverte. C’était Narahdarn, la chauve-souris, que Baime avait chargée de garder l’arbre sacré. La femme est retombée sur le sol, et a couru jusqu’à sa grotte où elle s’est cachée. Mais c’était trop tard, elle avait amené la mort dans le monde, la mort symbolisée par Narahdarn, la chauve-souris, et tous les descendants de Beer-rok-boom subiraient sa malédiction. L’arbre yarran pleurait d’amères larmes, suite à la tragédie qui venait de se dérouler. Les larmes ont coulé le long du tronc et s’y sont solidifiées, et c’est polir ça qu’on trouve aujourd’hui le caoutchouc rouge sur l’écorce de l’arbre yarran. »
Andrew téta son cigare avec un air satisfait.
« Adam et Ève sont battus à plates coutures, tu ne trouves pas ? »
Harry acquiesça et admit qu’il y avait un certain nombre de similitudes.
« C’est peut-être tout simplement que les hommes où qu’ils se trouvent sur cette planète, partagent d’une manière ou d’une autre les mêmes visions et les mêmes fantasmes. Que tout vient de la nature, est pré-installé sur le disque dur, d’une certaine façon. Que, malgré toutes nos différences, on arrive tous aux mêmes réponses, tôt ou tard.
– Espérons », dit Andrew. Il plissa les yeux pour tenter de voir à travers la fumée. « Espérons. »
Harry avait bien entamé son deuxième coca quand Birgitta arriva, à neuf heures dix. Elle portait une simple robe de coton blanc, et ses cheveux roux étaient rassemblés en une impressionnante queue de cheval.
« Je commençais à avoir peur que tu ne viennes pas », dit Harry. C’était dit sur le ton de la plaisanterie, mais il le pensait pour de bon. Il avait commencé à le craindre dès l’instant où ils étaient convenus d’un rendez-vous.
« Vraiment ? » Elle lança un regard mutin à Harry. Il sentit que la soirée allait être agréable. Ils commandèrent un porc au curry, du poulet aux noix de cajou cuisiné au wok, un Chardonnay australien et du perrier.
« Je dois dire que je suis plutôt surpris de trouver des Suédois aussi loin de chez eux.
– Tu ne devrais pas. Près de quatre-vingt-dix mille Suédois vivent en Australie.
– Quoi ?
– La plupart se sont installés ici avant la Deuxième Guerre mondiale, mais pas mal de jeunes sont venus dans le courant des années 80, quand le chômage a pris de l’ampleur en Suède.
– Et moi qui pensais que les Suédois regrettaient leurs boulettes de viande et leurs mâts de la Saint-Jean avant même d’être arrivés à Helsingør.
– Ce doit être aux Norvégiens que tu penses. Vous êtes tous cintrés ! Les Norvégiens que j’ai rencontrés ici ont le mal du pays en l’espace de quelques jours, et tous ont fichu le camp avant la fin du deuxième mois. Retour aux valeurs sûres !
– Mais pas Inger ? »
Birgitta ne répondit pas immédiatement.
« Non, pas Inger.
– Est-ce que tu sais pourquoi elle est restée ?
– Sûrement pour la même raison que la plupart d’entre nous, j’imagine. On part en vacances, on tombe amoureux du pays, du climat, de la vie facile, ou d’un mec. On fait une demande de prolongation de permis de séjour, les filles de Scandinavie n’ont pas vraiment de mal à se trouver du boulot dans un bar, en Australie, et tout à coup, on est si loin de chez soi et c’est si facile de rester…
– Ça s’est passé comme ça, pour toi aussi ?
– À peu près. »
Ils mangèrent un moment en silence. Le porc au curry était épais, fort et bon.
« Qu’est-ce que tu sais à propos du dernier copain d’Inger ?
– Comme je t’ai dit, il est passé une fois. Elle l’a rencontré dans le Queensland. À Fraser Island, je crois. Il ressemblait à un spécimen de ces hippies que je pensais éteints depuis longtemps, mais qui se portent comme un charme ici, en Australie. Cheveux longs tressés, atours colorés et amples, et sandales.
On aurait dit quelqu’un qui arrivait directement de la plage de Woodstock.
– Woodstock se trouve en plein milieu des terres New Jersey.
– Mais n’y avait-il pas un lac, dans lequel ils se baignaient ? Il me semblait. »
Harry la regarda avec un peu plus d’attention. Elle se tenait le dos un peu voûté, et se concentrait sur son assiette. Les taches de rousseur formaient presque une couche unie sur l’arête de son nez. Harry la trouvait délicieuse.
« Tu n’es pas censée savoir ce genre de choses. Tu es trop jeune. » Elle éclata de rire.
« Et toi, qu’est-ce que tu es ? Un vieillard ?
– Moi ? Mouais, quelquefois, peut-être. C’est inhérent à ce boulot – certaines parties de l’individu vieillissent beaucoup trop vite. Mais espérons que je ne sois pas désabusé et bon pour la casse au point de ne plus pouvoir me sentir vivant, de temps à autre.
– Oooh… mon pauvre ami… »
Harry ne put s’empêcher de sourire. « Penses-en ce que tu veux, mais je ne dis pas ça pour faire appel à ton instinct maternel – même si ça n’aurait peut-être pas été une si mauvaise idée – je dis juste les choses telles qu’elles sont. »
Le serveur passa à côté de leur table et Harry en profita pour lui demander une autre bouteille de perrier.
« On garde toujours quelques séquelles après avoir éclairci les circonstances d’un meurtre. Malheureusement, derrière, il y a le plus souvent davantage de misère humaine et d’histoires sordides, et moins de traits d’ingéniosité qu’on pourrait le penser en lisant des romans d’Agatha Christie. Quand j’ai commencé, je me voyais comme une sorte de chevalier de la justice, mais j’ai par moments plutôt l’impression d’être un éboueur. Les meurtriers sont en général des types pathétiques, et on peine rarement à pointer au moins dix bonnes raisons qu’ils soient devenus ce qu’ils sont. Et finalement, c’est de la frustration, qu’on ressent le plus souvent. De la frustration en voyant qu’ils ne se contentent pas de foutre leur propre vie en l’air, mais qu’ils trouvent judicieux d’entraîner d’autres personnes dans leur chute. Ça a peut-être toujours l’air un rien mélo…
– Excuse-moi – je ne voulais pas paraître cynique. Je vois ce que tu veux dire. »
Un léger souffle venant de la rue fit vaciller la flamme de la chandelle, entre eux, sur la table.
Birgitta lui raconta comment elle et son petit copain avaient fait leurs sacs quatre ans plus tôt, en Suède, pour partir voyager sac au dos, comment ils étaient allés de Sydney à Cairns en bus et en stop, en campant et en dormant dans des hôtels bon marché pour ce genre de voyageurs, puis quand ils avaient travaillé comme réceptionniste et cuisinier dans ces mêmes hôtels, et leurs séances de plongée sous-marine près de la Grande Barrière de Corail au milieu des tortues et des requins marteaux. Ils avaient médité près d’Ayers Rock, économisé pour pouvoir prendre le train entre Adelaide et Alice Springs, étaient allés à un concert de Crowded House à Melbourne avant que ça ne merde dans un motel de Sydney.
« C’est bizarre de voir comment quelque chose qui fonctionne si bien peut être aussi… vide.
– Vide ? »
Birgitta hésita un instant. Peut-être trouvait-elle qu’elle en avait trop dit à ce Norvégien indiscret.
« Je ne sais pas exactement comment je dois l’expliquer. Nous avons perdu quelque chose, en cours de route, quelque chose que l’on avait et que l’on considérait comme allant de soi. On ne se voyait plus, et on n’a pas tardé à ne plus se toucher. On est tout simplement devenus compagnons de route, l’autre faisait l’affaire parce qu’une chambre double coûte moins cher, et parce que c’est plus sûr quand tu dors sous la tente. À Noosa, il a rencontré la fille d’un riche Allemand, et j’ai continué ma route pour leur permettre de conclure pénard. Je m’en foutais. Quand il est arrivé à Sydney, je lui ai dit que j’étais tombée amoureuse d’un connard de surfeur américain que j’avais rencontré. Je ne sais pas s’il m’a cru, peut-être qu’il a compris que je nous donnais à tous les deux un prétexte de séparation. On a essayé de s’engueuler dans cette chambre de motel, à Sydney, mais même ça, on n’y arrivait plus. Alors je lui ai demandé de partir devant, direction la Suède, en disant que je suivrais.
– Ça doit lui faire une sacrée avance, à présent.
– On est restés ensemble six ans. Tu me crois, si je te dis que je ne me souviens presque pas de ce à quoi il ressemblait ?
– Sans problème. »
Birgitta soupira.
« Je ne pensais pas que c’était possible. J’étais sûre qu’on se marierait, qu’on aurait des enfants et qu’on vivrait dans une petite banlieue de Malmö, avec un jardin devant la porte et le Sydsvenska Dagblad chaque matin sur les marches, et maintenant… maintenant, je me rappelle tout juste le son de sa voix, ou comment c’était de faire l’amour avec lui ou… » Elle leva les yeux vers Harry : « … ou son exquise politesse qui l’empêchait de me demander de la boucler quand je jacassais après quelques verres de vin. »
Harry sourit tout du long. Elle n’avait pas fait de commentaire soulignant qu’il n’avait pas pris de vin.
« Je ne suis pas poli, je suis juste intéressé, dit-il.
– Dans ce cas, il faut que tu me parles d’abord de quelque chose d’un peu plus personnel que de ton métier. »
Birgitta se pencha en avant, au-dessus de la table. Harry se supplia de ne pas plonger les yeux dans son décolleté. Ce fut tout juste s’il sentit son léger parfum, et inspira avidement par le nez. Il ne fallait pas qu’il se laisse abuser. Ce n’étaient que quelques rusés enfoirés de chez Karl Lagerfeldt ou de chez Christian Dior, qui savaient pertinemment ce qu’il fallait pour feinter un pauvre homme.
Elle sentait merveilleusement bon.
« Eh bien, commença Harry… J’ai une sœur aînée, ma mère est morte il y a quelques années, j’habite dans un appartement dont je n’arrive pas à me débarrasser, à Tøyen, dans Oslo. Je n’ai pas de longs récits amoureux à mon actif, et il n’y en a qu’un qui ait laissé des traces.
– Ah oui ? Et il n’y a personne dans ta vie, maintenant non plus ?
– Pas vraiment. J’ai quelques relations simplettes et sans avenir avec des femmes que j’appelle de temps en temps, quand elles ne m’appellent pas. »
Birgitta fronça les sourcils.
« Il y a un problème ?
– Je ne sais pas si j’apprécie beaucoup ce genre d’hommes. Ou de femmes. Je suis un peu vieux jeu, à ce sujet.
– Bien sûr, tout ça, c’est du passé, dit Harry en levant son verre de perrier.
– Et je ne sais pas non plus si j’apprécie vraiment tes réponses si avisées, poursuivit Birgitta en trinquant avec lui.
– Alors qu’est-ce que tu cherches, chez un homme ? »
Elle posa son menton dans sa main et regarda dans le vide pendant qu’elle réfléchissait. « Je ne sais pas. Je crois que je sais mieux ce que je n’aime pas chez un homme, que ce que j’aime.
– Qu’est-ce que tu n’aimes pas, alors ? À part des réponses avisées ?
– Les hommes qui essaient de me draguer.
– Tu en souffres beaucoup ? » Elle sourit.
« Laisse-moi te donner un tuyau, Casanova. Si tu veux séduire une femme, il faut que tu arrives à la persuader qu’elle est unique, que tu n’agis pas avec elle comme avec les autres, qu’elle reçoit quelque chose que les autres n’ont pas. Les hommes qui essaient de cueillir les filles dans des bars n’ont rien compris. Mais je parle pour des clopinettes, devant un libertin comme toi… »
Harry pouffa de rire.
« Quand je dis “quelques”, c’est en fait “deux”. J’emploie juste “quelques” parce que ça donne un côté un peu plus exubérant, ça laisse entendre… trois. L’une d’entre elles est d’ailleurs sur le point de se remettre avec son ex, à en croire ce qu’elle m’a dit la dernière fois que je l’ai vue. Elle m’a remercié pour avoir été si facile à vivre et parce que notre relation avait été… oui, sans intérêt, je suppose. L’autre, c’est une femme avec qui j’ai failli démarrer une liaison, et qui insiste maintenant sur le fait que puisque c’est moi qui me suis dégonflé, il est de mon devoir d’assurer qu’elle ait un minimum de vie sexuelle dans l’attente que l’un d’entre nous trouve autre chose. Attends un peu… pourquoi est-ce que je me défends ? Je suis un type tout simple, qui ne ferait pas de mal à une mouche. Tu sous-entends que j’essaierais de séduire quelqu’un ?
– Oh oui. Tu essaies de me séduire, moi. N’essaie pas de nier ! »
Harry ne nia pas.
« D’accord. Comment je m’en sors ? »
Elle but une longue gorgée de son verre de vin tandis qu’elle réfléchissait.
« Bien, il me semble. Passable, en tout cas. Non, je crois que je dirais “bien”… Tu t’en sors plutôt bien.
– On dirait un “presque bien”.
– Quelque chose comme ça. »
Il faisait sombre sur le port qui était presque désert, et un vent frisquet soufflait. Dans l’escalier qui menait à l’opéra illuminé, un couple de mariés exceptionnellement rondouillards prenait la pose pour le photographe. Il leur disait de faire ceci et cela, et les jeunes mariés avaient l’air franchement mécontents de devoir déplacer leurs énormes carcasses. Mais ils finirent par tomber d’accord, et la séance de photo nocturne devant l’opéra s’acheva dans les sourires, les rires et peut-être aussi quelques larmes.
« Ça doit être ça qu’ils entendent, par “être sur le point d’éclater de bonheur”, dit Harry. Ou peut-être qu’on ne dit pas ça, en suédois ?
– Si, il arrive que l’on soit si heureux qu’on se sente sur le point d’éclater en suédois aussi. » Birgitta retira l’élastique qui lui retenait les cheveux et s’exposa au vent, près de la rambarde qui donnait sur la mer devant l’opéra.
« Si, ça arrive », répéta-t-elle, plus pour elle que pour lui. Elle tourna vers le large son nez constellé de taches de rousseur, et le vent rabattit ses cheveux roux en arrière.
Elle ressemblait à une méduse. Il ne savait pas que les méduses pouvaient être aussi belles.