19

Deux conversations

avec un meurtrier,

un kookaburra

et le sommeil paradoxal

 

 

Après son accident, Harry s’était posé la question à maintes reprises : aurait-il préféré être à la place de Ronny, s’il avait pu ? Pour que ce soit lui qui torde le piquet de clôture dans Sørkedalsveien, qui ait un enterrement solennel rassemblant policiers en uniformes et parents éplorés, qui ait sa photo dans le couloir, au poste de Grønland, pour n’être petit à petit plus qu’un souvenir lointain mais cher pour les collègues et les proches. N’était-ce pas plus attirant que le mensonge avec lequel il devait vivre, qui par bien des aspects était encore plus humiliant que d’accepter la culpabilité et la honte ?

Apparemment, une question inutile et autodestructrice. Mais Harry se rendait compte que sa réponse lui donnait la certitude nécessaire pour recommencer à zéro. Parce qu’il n’aurait en fait pas voulu faire l’échange. Il était heureux d’être en vie.

Chaque matin, quand il se réveillait à l’hôpital, assommé de cachets et vide de toute pensée, c’était avec le sentiment que quelque chose n’était vraiment pas comme ça aurait dû. Il lui fallait en général quelques secondes ensommeillées avant que la mémoire revienne, lui dise qui et où il était, et reconstitue la situation pour lui, avec une noirceur implacable. Pourtant, ce qui lui venait ensuite à l’esprit, c’est qu’il était vivant. Qu’il était toujours dans la course, que ce n’était pas encore terminé. Ce n’était peut-être pas énorme, mais à ce moment-là, ça lui suffisait.

Après être sorti de l’hôpital, il avait pris rendez-vous avec un psychiatre.

« En vérité, tu viens un peu tard, lui avait-il dit. Ton subconscient a probablement déjà décidé comment il va gérer ce qui s’est passé, alors on ne peut plus influencer ce premier choix. Il a par exemple pu choisir de faire le black-out sur ce qui est arrivé. Mais s’il a vraiment fait un si mauvais choix, on peut essayer de le faire changer d’avis. »

Tout ce que savait Harry, c’est que son subconscient lui disait que c’était une bonne chose qu’il soit en vie, et il ne voulait pas risquer qu’un psychiatre réussisse à le faire changer d’avis, et ce fut donc la première et dernière fois qu’il y alla.

Il avait appris par la suite que ce n’était pas une bonne chose de lutter contre tous ses sentiments à la fois. Tout d’abord, il ne savait pas ce qu’il ressentait, en tout cas pas de façon générale, ce qui revenait à défier un monstre qu’il ne voyait même pas. Ensuite, il avait plus de chance de gagner s’il parvenait à fractionner la guerre en plusieurs petites batailles dans lesquelles il avait un meilleur aperçu des ressources de l’ennemi, il pouvait trouver ses points faibles et le battre sur le long terme. C’était comme passer des feuilles au broyeur. Si on en met trop, la machine panique, tousse et meurt dans un bruit sourd. Et à ce moment-là, il faut tout reprendre depuis le début.

Un ami d’un collègue, que Harry avait vu lors de dîners occasionnels, officiait comme psychologue communal. Il avait regardé Harry curieusement quand celui-ci lui avait présenté sa méthode pour gérer ses sentiments.

« La guerre ? avait-il demandé. Le broyeur ? »

Il avait eu l’air de vraiment s’inquiéter.

 

Harry ouvrit brusquement les yeux. Les premières lueurs du jour filtraient à travers les rideaux. Il regarda sa montre. Il était six heures. La radio grésillait.

« Ici Delta. Vous me recevez, Charlie ? » Harry bondit hors du canapé et attrapa le micro.

« Delta, ici Holy. Qu’est-ce qui se passe ?

– On a trouvé Evans White. On a reçu un tuyau anonyme d’une bonne femme qui l’avait vu à King’s Cross, alors on a envoyé trois voitures après lui. On l’interroge en ce moment même.

– Et qu’est-ce qu’il dit ?

– Il a tout nié en bloc jusqu’à ce qu’on lui repasse sa conversation avec mademoiselle Enquist. Après ça, il nous a dit être passé trois fois devant Hungry John après huit heures, dans une Honda blanche. Mais ne la voyant pas, il avait abandonné et était rentré à un appartement qu’on lui prête. Plus tard dans la soirée, il est sorti en boîte, et c’est là qu’on l’a trouvé. La fille qui nous a filé le tuyau a demandé après toi, d’ailleurs.

– C’est bien ce que je pensais. Elle s’appelle Sandra. Vous avez passé son appartement au peigne fin ?

– Ouais. Nada. Que dalle. Et Smith confirme qu’il a vu passer la Honda blanche trois fois devant Hungry John.

– Pourquoi est-ce qu’il n’avait pas une Holden noire, comme prévu ?

– White dit qu’il a bobardé mademoiselle Enquist au cas où quelqu’un aurait voulu le coincer – dans l’éventualité d’un coup monté – et il pouvait donc faire quelques allées et venues sans que personne ne le remarque, et vérifier que la voie était libre.

– D’accord. J’arrive. Appelle les autres pour les réveiller, s’il te plaît.

– Les autres sont rentrés chez eux il y a deux heures, Holy. Ils sont restés debout toute la nuit, et Wadkins nous a demandé…

– Je me fous complètement de ce qu’a dit Wadkins. Réveille-les. »

 

Le vieux ventilateur avait repris du service. Il était malaisé de dire si la pause lui avait été bénéfique, mais il exprimait en tout cas sa désapprobation d’avoir été rappelé de sa paisible retraite.

La réunion était terminée, mais Harry n’avait pas quitté la pièce. Il avait de grandes auréoles de transpiration sous les bras, et il avait installé un téléphone sur la table devant lui. Il ferma les yeux et murmura quelques phrases. Puis il décrocha et composa un numéro.

« Hello ?

– C’est Harry Holy.

– Harry ! Je suis content de constater que tu es debout de si bonne heure, même un dimanche matin. C’est une bonne habitude. J’attendais ton coup de fil, Harry. Tu es seul ?

– Je suis seul. »

Pendant un instant, on n’entendit que des respirations de part et d’autre de la ligne.

« Tu es à mes trousses, pas vrai, mon pote ?

– Ça fait un moment que j’ai compris que c’était toi, oui.

– Bon travail, Harry. Et maintenant, tu m’appelles parce que j’ai quelque chose que tu voudrais récupérer, c’est ça ?

– C’est ça. »

Harry s’épongea le visage.

« Tu comprends pourquoi j’ai dû la prendre, Harry ?

– Non. Non, je ne comprends pas.

– Allez, Harry ; tu n’es pas idiot. Quand j’ai appris que quelqu’un commençait à enquêter, j’ai tout naturellement compris que c’était toi. J’espère juste pour toi que tu as eu l’intelligence de ne rien dire de tout ça aux autres. Hmm ?

– Je n’ai rien dit.

– Alors il y a encore une chance que tu revoies ta copine rousse.

– Comment tu t’y es pris ? Pour la prendre.

– Je savais à quelle heure elle finissait, alors j’ai attendu dans ma voiture, devant l’Albury, et je l’ai suivie. Quand elle est entrée dans le parc, je me suis dit qu’il fallait que quelqu’un la prévienne que ce n’est pas recommandé, de passer par là le soir. Je suis descendu de voiture et je lui ai couru après. Je l’ai laissée renifler un chiffon que j’avais sur moi, et après ça, il a fallu que je l’aide à monter dans ma bagnole. »

Harry comprit que son interlocuteur n’avait pas découvert le magnétophone dans le sac.

« Qu’est-ce que tu attends de moi ?

– Tu as l’air nerveux, Harry. Détends-toi. Je n’ai pas l’intention de demander grand-chose. Ton boulot, c’est d’arrêter des meurtriers, et c’est exactement ce que je compte te demander de faire. Continuer à faire ton boulot. En effet, Birgitta m’a dit que le suspect principal est un dealer, un certain Evans White. Innocent ou pas, lui et ses homologues tuent plus de personnes en une année que moi dans toute ma vie. Ce qui n’est pas un mince exploit. Hé, hé. Je ne crois pas avoir besoin de t’expliquer tout ça en détail, tout ce que je veux que tu fasses pour moi, c’est veiller à ce que cet Evans White soit condamné pour ses crimes. Plus quelques-uns des miens. L’élément décisif, ce sera peut-être qu’on trouve des traces de sang et de peau d’Inger Holter dans l’appartement de White ? Si tu connais le médecin-légiste, il peut peut-être te procurer quelques échantillons des preuves nécessaires, pour que tu les places sur les lieux ? Hé, hé. Je déconne, Harry. Mais peut-être que moi, je peux t’en procurer ? Peut-être que j’ai quelque part le sang, des fragments de peau et un ou deux cheveux de différentes victimes, bien rangés dans des sacs plastiques ? Juste au cas où, c’est vrai qu’on ne sait jamais quand on peut en avoir besoin pour brouiller les pistes. Hé, hé. »

Harry étreignit le combiné moite. Il essaya de réfléchir. Cet homme ne savait apparemment pas que la police avait appris l’enlèvement de Birgitta et qu’elle était en train de se raviser sur l’identité de l’assassin. Ça ne pouvait signifier qu’une chose : Birgitta ne lui avait pas dit que c’était sur les instructions de la police qu’elle avait prévu de rencontrer White. Il l’avait purement et simplement subtilisée sous le nez d’une douzaine de policiers, sans en avoir conscience !

La voix le tira de ses réflexions :

« Une hypothèse alléchante, Harry, non ? Que le meurtrier t’aide à foutre à l’ombre un autre ennemi public. Bien, bien, restons en contact. Tu as… disons quarante-huit heures pour préparer les chefs d’inculpation. J’attends de bonnes nouvelles aux infos de mardi soir. D’ici là, je te promets de traiter la rouquine avec toutes les bonnes manières que tu es en droit d’attendre d’un gentleman. Si je reste sur ma faim, j’ai peur qu’elle ne vive pas jusqu’à mercredi. Mais je peux lui promettre un mardi soir à tout casser. »

Harry raccrocha. Le ventilo rotait vilainement, de façon déchirante. Il regarda ses mains. Elles tremblaient à peine.

 

« Qu’est-ce que vous en pensez, Sir ? » demanda Harry.

Le large dos qui avait bouché sans interruption la vue du tableau se mit en mouvement.

« J’en pense qu’il faut qu’on mette la paluche sur cet enculé, répondit McCormack. Avant que les autres n’arrivent, Harry… dis-moi exactement quand tu as compris que c’était lui…

– Pour être honnête, ça n’a pas vraiment été une question de compréhension, Sir. C’était seulement l’une des nombreuses théories qui m’ont traversé le caberlot, et à laquelle je n’ai d’abord pas cru du tout. Après l’enterrement, Jim Conolly, un vieux camarade de boxe d’Andrew, m’a ramené en ville. Sa femme était avec lui, et il m’a raconté qu’elle était artiste dans un cirque, quand il l’avait rencontrée. Il m’a dit lui avoir fait la cour tous les jours pendant un an avant d’arriver à quoi que ce soit. Au début, je ne m’y suis pas spécialement intéressé, mais je me suis ensuite dit qu’il l’entendait peut-être au sens propre – autrement dit, que ces deux-là avaient eu l’occasion de se voir tous les jours, pendant un an. Je me suis tout à coup souvenu que les gars de Jim Chivers boxaient sous une grande tente, quand Andrew et moi les avons vus à Lithgow, et qu’il y avait également une fête foraine. Alors j’ai demandé à Yong d’appeler l’agent de Jim Chivers pour vérifier. Et ça collait. Quand la troupe de Jim Chivers fait une tournée, c’est presque toujours dans le cadre d’un cirque itinérant ou d’une fête foraine. Ce matin, on a faxé à Yong les dates des anciennes tournées, et il est apparu que la fête foraine avec laquelle Jim Chivers a tourné ces dernières années comprenait aussi une troupe de cirque, jusqu’à une date récente. Celle d’Otto Rechtnagel.

– Bon. Alors les boxeurs de Jim Chivers étaient eux aussi sur les lieux des crimes aux dates qui nous intéressent. Mais il y en a beaucoup chez Jim Chivers qui connaissaient Andrew ?

– Andrew ne m’en a présenté qu’un, et j’aurais dû piger que ce n’était pas pour enquêter sur un viol sans intérêt pour nous qu’il me traînait à Lithgow. Andrew le considérait comme un fils. Ils avaient vécu tant de choses identiques, et il y avait des liens si forts entre eux qu’il était possible que ce mec-là soit le seul sur cette terre qu’Andrew Kensington l’orphelin pouvait considérer comme sa famille. Même si Andrew n’aurait jamais admis qu’il éprouvait des sentiments forts pour son peuple, je crois qu’il aimait Toowoomba plus que n’importe qui d’autre, justement parce qu’ils étaient issus du même peuple. C’est pour ça qu’Andrew ne pouvait pas le prendre lui-même. Toute sa batterie de préceptes moraux, appris ou innés, se retrouvait en contradiction avec son sens de la loyauté vis-à-vis de son peuple et son affection pour Toowoomba. Je ne sais pas si quelqu’un peut imaginer à quel point ce conflit a dû être un cauchemar pour lui. Il devait essayer de trouver un moyen de l’arrêter sans devoir commettre un infanticide. C’est pourquoi il avait besoin de moi, un intervenant extérieur qu’il pouvait orienter vers la cible.

– Toowoomba ?

– Toowoomba. Andrew avait découvert que c’était lui qui était derrière tous les meurtres. Peut-être que Otto Rechtnagel, l’amant désespéré et éconduit l’avait dit à Andrew après s’être fait plaquer par Toowoomba. Peut-être qu’Andrew avait réussi à faire promettre à Otto de ne pas aller voir la police, en échange de la promesse qu’il résoudrait l’affaire sans que ni l’un, ni l’autre ne soit impliqué. Mais je crois que Otto était sur le point de craquer. Il commençait à juste titre à craindre pour sa propre vie, puisqu’il avait compris que Toowoomba ne serait pas aux anges à l’idée qu’un ex-amant soit dans la nature et puisse le dénoncer à tout instant. Toowoomba savait que Otto m’avait parlé, et que ça commençait à sentir le roussi. Il a donc prévu d’éliminer Otto pendant son spectacle. Puisqu’ils avaient tourné ensemble et que le spectacle était pratiquement identique à chaque fois, Toowoomba savait exactement quand il devait frapper.

– Pourquoi ne pas l’avoir fait dans l’appartement d’Otto ? Il avait les clés, que je sache ?

– Je me suis posé la même question. » Harry n’en dit pas plus.

McCormack agita la main devant lui.

« Harry, ce que tu m’as dit jusque-là est si énorme pour un vieux policier que quelques théories originales de plus ou de moins ne changeront pas grand-chose.

– Le syndrome du coq.

– Le syndrome du coq ?

– Toowoomba n’est pas seulement un psychopathe, c’est aussi un coq. Et il ne faut pas sous-estimer la vanité du coq. Alors que les meurtres conditionnés par des motifs sexuels suivent un schéma qui peut ressembler à des troubles obsessionnels compulsifs, “le meurtre du clown” est tout à fait différent, à savoir un meurtre rationnel et nécessaire. Devant ce meurtre, il se trouve tout à coup libre, débarrassé des psychoses qui avaient déterminé le cours des autres meurtres. La possibilité de faire quelque chose de vraiment spectaculaire, un couronnement de son œuvre. Et on ne peut pas nier qu’il ait réussi – “le meurtre du clown” restera dans les mémoires bien plus longtemps que ceux des filles.

– O. K. Et Andrew a filé de l’hosto pour nous stopper quand il a compris qu’on voulait arrêter Otto ?

– Ma théorie, c’est qu’il a foncé chez Otto pour lui parler, le préparer à l’arrestation et lui expliquer en long, en large et en travers à quel point il était crucial qu’il la boucle sur Toowoomba, de sorte que ni Otto ni Andrew ne soient mêlés davantage à l’affaire. Le tranquilliser en lui disant que Toowoomba se ferait prendre comme l’avait prévu Andrew, il suffisait de lui en laisser le temps. Il suffisait de m’en laisser le temps, à moi. Mais quelque chose a foiré. Je ne sais pas du tout quoi. Mais je ne doute pas une seule seconde que ce soit Toowoomba qui ait fini par se faire le meurtrier d’Andrew Kensington.

– Pourquoi ça ?

– Intuition. Bon sens. Et un petit détail.

– Quoi ?

– Quand je suis allé voir Andrew, il m’a dit que Toowoomba devait venir le lendemain.

– Et ?

– À l’hôpital Saint-Etienne, tous les visiteurs sont inscrits sur le registre de l’accueil. J’ai demandé à Yong d’appeler l’hôpital, et ils n’ont enregistré ni visite, ni coup de téléphone pour Andrew après que j’y suis allé.

– Je ne te suis plus trop, Harry…

– S’il avait eu un contretemps, on peut supposer que Toowoomba aurait prévenu Andrew par téléphone. Puisqu’il ne l’a pas fait, il n’avait aucun moyen de savoir qu’Andrew avait quitté l’hôpital, avant d’arriver à l’accueil. Après avoir été inscrit au registre des visiteurs. À moins que…

– À moins qu’il ne l’ait tué la veille au soir. »

Harry écarta les bras.

« On ne va pas voir quelqu’un qu’on est sûr de ne pas trouver, Sir. »

 

Le dimanche promettait d’être long. Merde, il avait déjà été long, se dit Harry. Ils étaient tous en salle de réunion, les manches retroussées, et essayaient d’être géniaux.

« Alors tu l’appelles sur son mobile, dit Wadkins. Et tu penses qu’il n’est pas à l’adresse qu’on a ? »

Harry secoua la tête.

« Il est prudent. Il garde Birgitta ailleurs.

– On peut peut-être trouver quelque chose chez lui qui nous indiquera où il la séquestre ? suggéra Lebie.

– Non ! fit Harry fermement. S’il découvre qu’on est allé chez lui, il en déduira que j’ai ouvert ma gueule, et c’en est fait de Birgitta.

– Eh bien, il faut attendre qu’il rentre, et être prêts à lui tomber dessus, dit Lebie.

– Et s’il avait envisagé cette possibilité, et qu’il avait fait en sorte de pouvoir tuer Birgitta sans être sur place ? demanda Harry. Si elle est attachée quelque part, et si Toowoomba refuse de nous dire où ? » Son regard fit le tour de la pièce. « Et si elle est sur un stock d’explosifs reliés à un détonateur à minuterie, qui doit être neutralisé en un temps déterminé ?

– Stop ! » Wadkins abattit une paume sur la table. « On est en train de virer dans le plus pur style cartoons. Merde, il faudrait que ce type soit un expert en explosifs, rien que parce qu’il a occis quelques filles ? Le temps passe, et on ne peut plus se permettre de rester sur notre cul, à attendre. Je pense que c’est une bonne idée d’aller jeter un coup d’œil chez Toowoomba. Et on va aussi se démerder pour monter un piège qui se refermera s’il essaie de revenir près de chez lui, tu peux me croire !

– Ce type n’est pas un abruti ! dit Harry. On met la vie de Birgitta en jeu en essayant quelque chose de ce genre, vous ne comprenez pas ça ? »

Wadkins secoua la tête.

« Désolé, Holy, mais j’ai peur que tes rapports avec la personne qui a été enlevée diminuent tes capacités à évaluer la situation de façon rationnelle. On fait ce que j’ai dit. »

Le soleil de l’après-midi brillait à travers les arbres de Victoria Street. Un petit kookaburra s’était posé sur le dossier de l’autre banc, et s’échauffait la voix en prévision de son concert vespéral.

« Tu penses certainement que c’est bizarre que les gens puissent se balader en souriant, aujourd’hui, dit Joseph. Que tout ce à quoi ils pensent en ce moment, c’est à leur repas dominical, chez eux, alors qu’ils reviennent de la plage, du zoo ou de chez leur grand-mère qui habite Wollongong. Tu prends sans doute comme une insulte personnelle le fait que le soleil joue dans la futaie à un moment où tu préférerais voir le monde ravagé par la misère et déchiré par les larmes. Eh bien, Harry, mon ami, que veux-tu que je te dise ? Ce n’est pas comme ça. Le rôti du dimanche attendra, point. »

Harry plissa les yeux vers le soleil.

« Elle a peut-être faim, elle a peut-être mal quelque part. Mais le pire, c’est de penser à quel point elle doit avoir peur.

– Alors elle fera une bonne épouse pour toi, si elle surmonte l’épreuve », dit Joseph avant de siffler à l’attention du kookaburra.

Harry le regarda sans comprendre. Joseph avait affirmé que le dimanche était son jour de repos, et le fait est qu’il était à jeun.

« Dans le temps, une femme aborigène devait affronter une épreuve composée de trois tests avant de pouvoir être mariée, expliqua Joseph. Le premier consistait à pouvoir contrôler sa faim. Il fallait qu’elle parte à la chasse ou qu’elle marche pendant deux jours, sans nourriture. Puis on la laissait tout à coup seule devant un feu où finissait de cuire un beau rôti de kangourou bien juteux. Elle passait ce test si elle arrivait à maîtriser sa gourmandise de sorte qu’elle ne mangeait qu’un peu afin qu’il y en ait pour tout le monde.

– On avait quelque chose qui ressemblait, quand j’étais petit, dit Harry. Ça s’appelait “les bonnes manières à table”. Mais je crois que ça n’existe plus.

– Le second test portait sur la résistance à la douleur, dit Joseph en appuyant ses explications de gesticulations frénétiques. On traversait les joues et le nez de la jeune femme avec des aiguilles, et on lui faisait des marques sur le corps.

– Et alors ? Aujourd’hui, les minettes paient, pour ça…

– Écrase, Harry. À la fin, quand le feu était presque éteint, elle devait s’allonger sur le brasier, avec seulement quelques branches entre elle et les braises. Mais c’était le troisième test, le plus difficile.

– La peur ?

– Je veux ! Une fois le soleil couché, les membres de la tribu se rassemblaient autour du feu de camp, et les vieux échangeaient autour de la jeune femme des histoires horribles, à faire dresser les cheveux sur la tête, où il était question de fantômes et de Muldarpe, le Démon des Démons. C’étaient des trucs pas tristes, pour certains. Après ça, on l’envoyait passer la nuit dans un endroit désert, ou près de la tombe de ses parents. Puis les anciens se glissaient dans l’obscurité après s’être peint le visage à l’argile blanche et alors ayant mis des masques d’écorce…

– Ça ne fait pas un peu double emploi ?

– … et faisaient des bruits pas sympa du tout. Excuse-moi de te le dire, mais tu es un public navrant, Harry. »

Joseph prit un air buté.

Harry se frotta le visage.

« Je sais, dit-il après un moment. Excuse-moi, Joseph. J’étais juste venu ici pour penser un peu tout haut et voir s’il n’avait pas laissé un petit indice qui m’aurait permis de savoir où il l’a emmenée. Mais on dirait que je n’arrive à rien, et tu es le seul sur qui je puisse m’épancher. Tu dois trouver que je me comporte comme un enfoiré cynique et insensible.

– Tu te comportes comme quelqu’un qui croit devoir se battre contre le monde entier, répondit Joseph. Mais si tu ne baisses pas ta garde de temps en temps, tu vas te fatiguer les bras et ils ne pourront plus frapper. »

Harry ne put réprimer un sourire.

« Tu es donc absolument sûr que tu n’avais pas un grand frère ? »

Joseph éclata de rire.

« Comme je te l’ai dit, il est trop tard pour demander à ma mère, mais je crois qu’elle me l’aurait dit, si j’avais eu un frère inconnu.

– C’est juste qu’à vous entendre, on jurerait que vous êtes frères.

– Ça fait plusieurs fois que tu me dis ça, Harry. Tu devrais peut-être essayer de dormir un peu. »

 

Le visage de Joe s’éclaira lorsque Harry passa la porte de Springfield Lodge.

« Bel après-midi, n’est-ce pas, M. Holy ? Vous avez d’ailleurs l’air en pleine forme, aujourd’hui. Et j’ai un paquet pour vous. » Il lui tendit un colis emballé dans du papier kraft, avec Harry Holy écrit en grosses capitales.

« De la part de qui est-ce ? demanda Harry, abasourdi.

– Je ne sais pas. Un chauffeur de taxi l’a apporté, il y a deux ou trois heures. »

Arrivé dans sa chambre, Harry posa le paquet sur le lit, enleva le papier et ouvrit la boîte qui était à l’intérieur. Il avait déduit presque à coup sûr qui avait envoyé le paquet, mais son contenu balaya tout vestige de doute : six petits étuis cylindriques en plastique, portant chacun une étiquette blanche. Il attrapa l’un d’eux, et y lut une date qu’il identifia instantanément comme celle du meurtre d’Inger Holter, et la mention « Poils pubiens ». Il n’y avait pas besoin d’être spécialement imaginatif pour penser que les autres tubes contenaient du sang, des cheveux, des fibres textiles, etc… Et c’était bien le cas.

Le téléphone le réveilla une demi-heure plus tard.

« Tu as reçu ce que je t’ai envoyé, Harry ? J’ai pensé que tu voudrais l’avoir le plus vite possible.

– Toowoomba.

– À votre service, hé, hé.

– J’ai bien reçu le paquet. Inger Holter, je présume. Je suis curieux, Toowoomba. Comment l’as-tu assassinée ?

– Oh, il n’y a pas de quoi en faire toute une histoire. Presque trop facile. J’étais chez une copine quand elle a appelé, un soir, tard. »

Otto est donc une copine ? faillit demander Harry, mais il se retint.

« Inger avait apporté de la bouffe pour le clebs de la propriétaire – de l’ex-propriétaire, devrais-je dire – de l’appartement. J’étais dans l’appartement, mais j’avais été tout seul toute la soirée, étant donné que ma copine était sortie en ville. Comme d’habitude. »

Harry sentit que la voix prenait un timbre plus tranchant.

« Tu n’as pas pris un risque un peu trop sérieux ? demanda-t-il. Quelqu’un aurait pu savoir qu’elle devait aller chez… euh, ta copine…

– Je le lui ai demandé.

– Demandé ? répéta Harry, incrédule.

– C’est incroyable, à quel point certaines personnes peuvent être naïves. Ils répondent avant d’avoir réfléchi, parce qu’ils se sentent en sécurité et ne pensent pas avoir besoin de gamberger. C’était ce genre de gentille fille innocente. « Non, personne ne sait que je suis ici, pourquoi ? » Hé, hé. Je me suis senti comme le loup, dans Le Petit Chaperon Rouge. Je lui ai donc dit qu’elle tombait particulièrement bien. Ou mal, plutôt ? Hé, hé. Tu veux entendre la suite ? »

Harry avait bien envie d’entendre la suite. Il voulait à tout prix tout savoir, jusqu’au plus infime détail, quel genre d’enfant avait été Toowoomba, quand il avait tué pour la première fois, pourquoi il n’avait pas suivi un rituel immuable, pourquoi, dans certains cas, il ne faisait que violer ses victimes, comment il se sentait après un meurtre, si l’extase cédait la place à l’abattement parce que cette fois non plus, ça n’avait pas été parfait ou parce que cette fois non plus, ça n’avait pas été conforme à ses rêves et à ses projets. Il voulait savoir combien, quand et où, les méthodes et l’outillage. Et il voulait comprendre les émotions, la passion, ce qui était le moteur de la folie.

Mais il n’en eut pas le courage. Pas maintenant. Pour l’heure, il se foutait bien de savoir si Inger Holter avait été violée avant ou après avoir été tuée, si la mort avait été une sanction parce que Otto l’avait laissé dans son coin, s’il l’avait nettoyée, ensuite, s’il l’avait tuée dans l’appartement ou s’il l’avait fait dans la voiture. Harry ne voulait pas savoir si elle avait imploré, pleuré, ni comment ses yeux avaient fixé Toowoomba quand elle était sur le seuil, avec la certitude d’une mort imminente. Il ne voulait pas le savoir parce qu’il ne pourrait s’empêcher de remplacer le visage d’Inger par celui de Birgitta, parce que ça l’affaiblirait.

« Comment as-tu fait pour savoir où je logeais ? demanda Harry, histoire de dire quelque chose, de relancer la conversation.

– Voyons, Harry ! Tu fatigues ? C’est toi-même qui m’as dit où on pouvait te trouver, la dernière fois qu’on s’est vus. Oui, c’était sympa, d’ailleurs, j’ai oublié de te le dire jusqu’à maintenant.

– Écoute, Toowoomba…,

– En fait, je me suis demandé pourquoi tu m’avais appelé pour me demander si je pouvais t’aider ce soir-là, Harry. À part pour faire leur fête aux deux smokings aux hormones, dans cette boîte. Ça aussi, à la rigueur, c’était sympa, mais est-ce qu’on y allait bien pour que tu te rappelles au bon souvenir de ce péquenaud de mac ? Je ne suis peut-être pas un grand psychologue, Harry, mais je n’ai pas réussi à bien faire le lien. Tu es dans une enquête criminelle jusqu’aux yeux et tu perds ton temps et ton énergie dans des vétilles personnelles, suite à des manipulations un peu musclées, dans une boîte de nuit ?

– Eh bien…

– Eh bien, Harry ?

– Pas seulement. Il se trouve que la fille qu’on a retrouvée dans Centennial Park bossait dans ce club, et je m’étais dit que celui qui l’avait butée avait pu y passer dans la soirée, et attendre près de la sortie des artistes pour ensuite la suivre. Je voulais voir comment tu réagirais en apprenant où on allait. Et puis, n’oublie pas que tu es un type qu’on remarque, alors je voulais te montrer à Mongabi pour vérifier s’il t’avait vu ce soir-là.

– Pas de bol ?

– Peau de balle. Je parie que tu ne t’y es pas pointé. »

Il entendit Toowoomba rire.

« Je ne me doutais même pas qu’elle était strip-teaseuse. Je l’ai vue entrer dans le parc, et je me suis dit qu’il fallait que quelqu’un la prévienne que c’est dangereux, si tard le soir. Avec démonstration de ce qui peut arriver à l’appui.

– Bon, alors cette affaire-là est réglée, en tout cas, dit Harry sèchement.

– Dommage que tu sois le seul à t’en réjouir. »

Harry décida de tenter sa chance.

« Puisque personne ne se réjouit de quoi que ce soit, tu peux peut-être aussi me raconter ce qui s’est passé avec Andrew, dans l’appartement d’Otto Rechtnagel. Parce que c’était Otto, ta copine, pas vrai ? »

Un ange passa à l’autre bout du fil.

« Tu ne veux pas plutôt savoir comment va Birgitta ?

– Non », répondit Harry. Pas trop vite, pas trop fort. « Tu as dit que tu la traiterais comme un gentleman. Je compte sur toi.

– J’espère que tu n’essaies pas de me filer mauvaise conscience, Harry. Parce que si c’est le cas, ça ne sert à rien. Je suis un psychopathe. Tu savais que je le savais ? »

Toowoomba ponctua sa phrase d’un rire sourd.

« Effrayant, n’est-ce pas ? Nous autres psychopathes, c’est comme si nous ne devions pas savoir que nous le sommes. Mais je l’ai toujours su. Otto aussi. Otto savait que de temps en temps, il fallait que je les punisse. Mais Otto n’arrivait plus à tenir sa langue. Il avait déjà tout raconté à Andrew et il commençait à pédaler dans la semoule, alors il a fallu que j’agisse. L’après-midi où Otto devait donner une représentation au St George’s, je suis allé chez lui après son départ, pour faire le vide de tout ce qui pouvait me relier à lui – photos, cadeaux, lettres, des trucs comme ça. Et puis, brusquement, quelqu’un a sonné à la porte. J’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre de la chambre à coucher, et j’ai constaté à ma grande surprise que c’était Andrew. Mon premier réflexe, ça a été d’ouvrir la porte. Mais je me suis alors dit que ça ruinait mes projets initiaux. Parce que j’avais prévu d’aller voir Andrew le lendemain et de lui donner une cuiller, un briquet et une seringue en même temps qu’un petit sac de cette saloperie qui lui manquait tant, enrichi de mon petit mélange personnel.

– Un cocktail fatal.

– On peut le dire.

– Comment pouvais-tu être sûr qu’il le prendrait ? Il savait que tu étais un tueur, que je sache.

– Il ne savait pas que je savais qu’il savait. Tu me suis toujours, Harry ? Il ne savait pas que Otto s’était trahi. En plus, un junkie qui entre dans une période d’abstinence n’a rien contre la prise de certains risques. Comme par exemple compter sur un type pour qui il pense être comme un père. Mais après tout ça, ça ne servait plus à rien de continuer à se torturer. Il s’était barré de l’hôpital, et je l’ai vu devant la grille de l’immeuble.

– Alors tu as décidé de le laisser entrer ?

– Est-ce que tu sais à quelle vitesse fonctionne le cerveau humain, Harry ? Est-ce que tu sais que ces rêves qui racontent des histoires longues et tordues, dont nous pensons qu’elles durent toute la nuit, ne se sont en réalité déroulées qu’en l’espace de quelques petites secondes d’intense activité cérébrale ? C’est à peu près comme ça que l’idée m’est venue, que j’ai compris que je pouvais donner l’impression que c’était Andrew Kensington qui était derrière l’ensemble. Je te jure, je n’y avais pas réfléchi une seule seconde, avant ce moment-là ! Alors j’ai déclenché l’ouverture de la porte, et j’ai attendu qu’il soit arrivé en haut. Je me suis mis derrière la porte avec mon chiffon magique…

– … Acétyl-éther.

– … et ensuite, j’ai ligoté Andrew à une chaise, j’ai sorti mon petit nécessaire et le peu qu’il avait de drogue sur lui, et je lui ai filé le tout pour être sûr qu’il se tiendrait tranquille jusqu’à ce que je rentre du théâtre. Sur le chemin du retour, j’ai pu trouver encore un peu de drogue, et Andrew et moi nous sommes fait une chouette petite sauterie nocturne. Ouais, ça a fini par décoller pour de bon, et quand je suis parti, il était accroché au plafond. »

Encore ce petit rire sourd. Harry se concentrait pour garder une respiration profonde et calme. Il n’avait jamais eu aussi peur de toute sa vie.

« Qu’est-ce que tu entends par “il fallait que je les punisse” ?

– Hein ?

– Tu viens de me dire qu’il fallait qu’elles soient punies…

– Ah, ça… Comme tu le sais sans doute, les psychopathes sont souvent paranoïaques, ou bien ils souffrent de fantasmes paranoïdes. Le mien, c’est que mon rôle dans la vie, c’est de venger mon peuple.

– En violant des Blanches ?

– Des Blanches sans enfant.

– Sans enfant ? » répéta Harry, désarçonné. C’était un point commun entre les victimes auquel il n’avait pas fait attention pendant l’enquête, et ce n’était pas tout à fait anormal. Ça n’avait rien de surprenant que des femmes si jeunes n’aient pas d’enfant.

« Bien sûr. Non, vraiment, tu n’avais pas compris ? Terra nullius, Harry ! Quand vous êtes arrivés, vous nous avez déclarés “sans terre” parce qu’on ne semait rien dans la terre. Vous nous avez pris notre pays, vous l’avez violé et tué sous nos yeux. »

Toowoomba n’avait pas besoin d’élever la voix. Ses mots sonnaient suffisamment fort. « Eh bien, vos femmes sans enfant sont à présent ma terra nullius, Harry. Personne ne les a fécondées, et elles n’appartiennent donc à personne. Je ne fais que suivre la logique de l’homme blanc, je fais comme lui.

– Mais c’est toi qui en parles comme d’un fantasme paranoïde, Toowoomba ! Tu comprends quand même à quel point c’est dément !

– Bien sûr, que c’est dément. Mais la démence, c’est normal, Harry. C’est l’absence de pathologie qui est dangereuse, parce qu’à ce moment-là, l’organisme arrête de se battre, et il tombe rapidement en morceaux. Mais les fantasmes paranoïdes, Harry, il ne faut pas les sous-estimer. Ils sont précieux dans toute culture. Prends la tienne, par exemple. Dans le christianisme, on parle ouvertement de la difficulté qu’il y a à croire, du doute qui parfois ronge même le prêtre le plus avisé et le plus pieux. Mais reconnaître que l’on doute, n’est-ce pas exactement la même chose qu’avouer que la foi dont on suit la ligne de conduite est un fantasme paranoïde, la représentation d’une cohérence que le bon sens le plus élémentaire contredit ? On ne devrait pas abandonner ses fantasmes sur un coup de tête, Harry. À l’autre extrémité de l’arc-en-ciel se trouve peut-être une récompense. »

Harry se renversa sur le lit. Il tenta de ne pas penser à Birgitta, au fait qu’elle n’avait pas d’enfant.

« Comment pouvais-tu savoir qu’elles n’avaient pas eu d’enfant ? s’entendit-il demander d’une voix rauque.

– J’ai posé la question.

– Comment…

– Certaines d’entre elles m’ont dit qu’elles avaient des enfants, pensant que je les épargnerais si elles disaient avoir des enfants à charge. Je leur donnais trente secondes pour me le prouver. Une mère qui n’a pas sur elle de photo d’elle avec son enfant n’est pas une vraie mère, si tu veux mon avis. »

Harry déglutit.

« Pourquoi des blondes ?

– Ce n’est pas une règle absolue. C’est juste que ça réduit les chances qu’elles aient du sang de mon peuple dans les veines. »

Harry se contraignit à ne pas penser à la peau très blanche de Birgitta.

Toowoomba eut un petit rire.

« Je vois que tu veux savoir des tas de choses, Harry, mais ce n’est pas donné, de communiquer via un mobile, et les idéalistes comme moi ne roulent pas sur l’or. Tu sais ce qu’il te reste à faire. Et à ne pas faire. »

Il n’était plus là. Le crépuscule rapide avait laissé la pièce dans une pénombre grise, le temps qu’avait duré la conversation. Les deux antennes d’un cafard oscillaient sous la porte, et se demandaient si la voie était libre. Harry tira le drap sur lui, et se recroquevilla. Sur le toit, de l’autre côté de la fenêtre, un kookaburra solitaire avait démarré son concert nocturne, et King’s Cross s’élançait vers une nouvelle longue nuit.

 

Harry rêva de Kristin. Il est possible que ça n’ait duré que les quelques secondes d’un sommeil paradoxal, mais il avait une demi-vie dans laquelle il pouvait piocher, et il se pouvait donc plus certainement que ça ait duré un peu plus longtemps. Elle portait le vieux peignoir vert de Harry, lui caressait les cheveux en le priant de venir avec elle. Il lui demanda où, mais elle se trouvait à ce moment-là dans la porte-fenêtre qui donnait sur le balcon, les rideaux flottant autour d’elle, et il n’entendit pas la réponse à cause du raffut que faisaient les enfants dans la cour intérieure. Le soleil l’aveuglait par instants à tel point qu’il ne la voyait plus du tout.

Il se leva et approcha pour entendre ce qu’elle disait, mais elle éclata de rire et sortit en courant sur le balcon, grimpa sur la rambarde et s’envola comme un ballon vert. Elle monta lentement vers le toit des maisons, en criant « Tout le monde vient, tout le monde vient ! » Plus tard dans son rêve, il courait partout en demandant à ceux qu’il connaissait où la fête devait avoir lieu, mais ou bien ils ne savaient pas, ou bien ils étaient déjà partis. Il descendit alors à la piscine de Frogner, mais il n’avait pas assez d’argent et dut escalader l’enceinte.

Une fois de l’autre côté, il découvrit qu’il s’était égratigné, et que du sang formait comme un sentier rouge derrière lui, sur l’herbe, le carrelage et toutes les marches qui menaient au grand plongeoir. Il n’y avait personne, alors il s’étendit sur le dos pour regarder le ciel, en écoutant les petits claquements humides que faisaient les gouttes de sang en atteignant le bord de la piscine, loin dessous. Tout là-haut, près du soleil, il lui sembla distinguer une silhouette flottante verte. Il imita une paire de jumelles avec ses mains, et la vit du même coup très nettement. Elle était incroyablement belle, presque transparente.

 

Il se réveilla une seule fois sur une détonation qui pouvait être un coup de revolver, et se mit à écouter la pluie qui tombait et le bourdonnement de King’s Cross. Il se rendormit un moment après. Harry rêva alors de Kristin le reste de la nuit, à ce qu’il lui sembla. Ce n’était que par intervalles qu’elle avait les cheveux roux et parlait suédois.