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Un diable de Tasmanie, un clown
et une Suédoise
Harry frappa doucement à la porte du chef de la police de Sydney South Dist.
« Entrez », tonna une voix de l’autre côté de la porte.
Un grand type baraqué, dont le ventre était fait pour impressionner, se tenait près de la fenêtre, derrière un bureau de chêne. Des sourcils gris et broussailleux pointaient de sous une chevelure usée jusqu’à la corde, mais les pattes d’oie de part et d’autre des yeux souriaient.
« Harry Holy, d’Oslo, en Norvège, Sir.
– Assieds-toi, Holy. Tu as l’air foutrement en forme à cette heure si matinale. À propos : tu n’es pas passé voir l’un des gars des stup, j’espère… » Neil McCormack rit de bon cœur.
« Décalage horaire. Je n’ai pas fermé l’œil depuis la nuit dernière, quatre heures. Sir, expliqua Harry.
– Bien sûr. Juste une blague, dans la maison. On a eu une affaire de corruption qui n’était pas mineure, il y a quelques années, vois-tu. Dix policiers ont été condamnés, entre autres pour vente de schnouf – les uns aux autres. On s’est douté de quelque chose parce que certains d’entre eux avaient les idées étonnamment claires, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pas de quoi rire, en fait… » conclut-il avec un petit rire bon enfant, avant de mettre ses lunettes et de passer en revue les papiers qu’il avait devant lui.
« On t’a donc envoyé ici pour nous servir d’assistant dans l’enquête sur le meurtre d’Inger Holter, citoyenne norvégienne qui possédait un permis de travail en Australie. Une jolie blonde, d’après les photos. Vingt-trois ans, c’est bien ça ? » Harry acquiesça. McCormack s’assombrit : « Découverte par des pêcheurs au large de Watson’s Bay, plus précisément The Gap Park. À demi-nue, portant des marques qui indiqueraient qu’elle a d’abord été violée avant d’être étranglée, mais on n’a relevé aucune trace de sperme. Puis on a profité de la nuit pour la transporter dans le parc, et le cadavre a été balancé du haut de la falaise. » Il fit la grimace.
« Si le temps avait été un peu plus agité, les vagues l’auraient sans doute emportée, mais au lieu de ça, elle est restée entre les rochers où on l’a retrouvée le lendemain matin. Comme j’ai dit, on n’a pas retrouvé de traces de sperme, pour la simple et bonne raison qu’on lui a ouvert le vagin comme quand on lève les filets d’un poisson, et que l’eau de mer l’a soigneusement nettoyée. C’est aussi pour ça que l’on n’a aucune empreinte digitale, mais l’heure du décès est relativement sûre… » McCormack ôta ses lunettes et se frotta le visage. « … et il nous manque un meurtrier. Et comment tu vas te dépatouiller avec ça, Mister Holy ? »
Harry s’apprêtait à répondre, mais il fut interrompu :
« Je vais te dire : ce que tu penses faire, c’est ne pas en perdre une miette quand on mettra la main sur cet enfoiré, raconter d’ici-là à la presse norvégienne quel travail irréprochable on fait ensemble – t’assurer qu’on ne heurte pas quelqu’un de l’ambassade de Norvège ou l’un des proches, et en dehors de ça envisager le tout comme des vacances, en envoyant une ou deux cartes postales à ta chef bien-aimée… Comment va-t-elle, à ce propos ?
– Bien, à ma connaissance.
– Une sacrée nana. Elle a bien dû te dire ce qu’on attend de toi…
– Vaguement. Je suis censé participer à l’enq…
– Bien. Oublie tout ça. Voici les nouvelles règles. Primo : à partir de maintenant, tu vas m’écouter moi, moi et rien que moi. Deuxio : tu ne participes à rien sans que je te l’aie clairement indiqué. Et tertio : un seul faux pas, et c’est le premier vol pour la maison. »
Il le dit avec le sourire, mais le message était sans ambiguïté : bas les pattes, Harry n’était là qu’en tant qu’observateur. Il aurait aussi bien pu apporter son maillot de bain et son appareil photo.
« Si j’ai bien saisi, Inger Holter était une sorte de vedette de la télé, en Norvège ?
– Demi-vedette, Sir. Elle animait avec d’autres une émission pour les jeunes que la télé a diffusée il y a deux ou trois ans. Elle sombrait pour ainsi dire dans l’oubli quand elle a été tuée.
– Oui, on m’a dit que ce meurtre fait la une de vos quotidiens. Quelques-uns d’entre eux ont déjà dépêché des équipes sur place. On leur a donné ce qu’on avait, c’est-à-dire pas grand-chose, et ils vont bientôt en avoir marre et faire le voyage en sens inverse. Ils ne savent pas que tu es ici, on a nos propres garde-chiourmes pour s’occuper d’eux, alors ne te bile pas pour ça.
– Je vous en sais gré, Sir », dit Harry sincèrement.
L’idée d’avoir des journalistes norvégiens hyperzélés sur les talons ne le séduisait en rien.
« O. K., Holy, je vais être honnête et te dire où nous en sommes. Mon patron m’a expliqué en long, en large et en travers que certains représentants de la municipalité de Sydney ont à cœur de voir cette affaire élucidée le plus rapidement possible. Il s’agit comme d’habitude de politique et d’économie.
– D’économie ?
– Eh bien, on prévoit que le taux de chômage à Sydney va dépasser les dix pour cent cette année, et la ville ne peut pas se priver du moindre sou venant du tourisme. Les JO 2000 sont tout proches, le nombre de touristes scandinaves est en forte augmentation. Des meurtres – en particulier non-élucidés – sont une mauvaise publicité pour la ville. Alors on fait ce qu’on peut, on a une équipe de quatre enquêteurs sur l’affaire, sans oublier un accès prioritaire à toutes les ressources de la maison – toutes les bases de données, tout le personnel médico-légal, toute la police scientifique. Et ainsi de suite. »
McCormack choisit une feuille qu’il regarda en fronçant les sourcils.
« En fait, tu devais travailler avec Watkins, mais comme tu as expressément demandé à avoir Kensington, je ne vois aucune raison de m’y opposer.
– Sir, à ma connaissance, je n’ai pas…
– Kensington est un type bien. Peu d’indigènes arrivent au niveau qu’il a atteint.
– Ah ? »
McCormack haussa les épaules. « Je ne fais que dire ce qui est. Eh bien, Holy, s’il y a quoi que ce soit, tu sais où me trouver. Questions ?
– Juste un petit détail, Sir. Je me demande si Sir est une façon adéquate de s’adresser à un supérieur, dans ce pays, ou bien si c’est un peu trop… ?
– Formel ? Rigide ? Oui, on peut le dire. Mais j’aime bien. Ça me rappelle que c’est bien moi qui suis le chef de cette boutique. » McCormack hurla de rire et mit un terme à l’entrevue avec une énergique poignée de main de bienvenue.
« Janvier, c’est la saison touristique, en Australie », expliqua Andrew tandis qu’ils peinaient dans la circulation qui contournait Circular Quay.
« Tout le monde vient voir l’Opéra, faire des promenades en bateau dans le Port et regarder les minettes à Bondi Beach. Dommage qu’il te faille bosser. »
Harry haussa les épaules.
« Ce n’est pas plus mal. De toute façon, les attrape-touristes ne font que me filer des sueurs froides, et l’envie de cogner. »
Ils arrivèrent sur New South Head Road, où la Toyota prit de la vitesse en direction de l’est, vers Watson’s Bay.
« L’est de Sydney n’a pas grand-chose de comparable avec l’est de Londres », expliqua Andrew tandis qu’ils longeaient des maisons plus belles les unes que les autres. « Ce quartier s’appelle Double Bay. On l’appelle Double Pay.
– Où Inger Holter habitait-elle ?
– Elle a habité avec son petit ami, à Newtown, pendant un moment, avant que ça ne foire et qu’elle n’emménage dans un petit studio à Glebe.
– Son petit ami ? »
Andrew haussa les épaules.
« Il est australien, ingénieur en informatique, et l’a rencontrée il y a deux ans, alors qu’elle était en vacances. Il a un alibi pour le soir du meurtre, et il ne correspond pas exactement à ce que qu’on peut appeler un prototype de meurtrier. Mais on ne peut jamais savoir, pas vrai ? »
Ils se garèrent devant The Gap Park, l’un des nombreux poumons verts de Sydney. De raides escaliers de pierre montaient vers le parc battu par les vents qui surplombait Watson’s Bay au nord, et le Pacifique à l’est. La chaleur les assaillit lorsqu’ils ouvrirent les portières. Andrew mit une paire de grosses lunettes de soleil qui rappelèrent à Harry un roi du porno norvégien. Pour une raison indéterminée, son collègue australien avait passé un costume étroit, et Harry trouva que la baraque noire qui se dandinait en gravissant le sentier qui menait au point de vue était un tantinet comique.
« D’ici, tu vois l’Océan Pacifique, Harry. Prochain arrêt : la Nouvelle-Zélande, à quelque deux mille humides kilomètres d’ici. »
Harry regarda autour de lui. Il vit vers l’ouest le centre-ville et le Harbour Bridge, vers le nord la plage et les voiliers sur Watson’s Bay, et Manly, la banlieue verte qui occupait l’autre côté de la baie. L’horizon se courbait à l’est en un spectre de divers bleus. Les falaises plongeaient à leurs pieds, et loin en dessous, la houle achevait son long voyage entre les rochers, en un crescendo assourdissant.
« O. K., Harry, tu te trouves à présent sur un sol riche en Histoire, dit Andrew. En 1788, les Anglais ont envoyé vers l’Australie leur premier bateau de condamnés. Il a été décidé qu’ils devaient s’installer à Botany Bay, à quelques dizaines de kilomètres plus au sud, mais une fois arrivés, le bon capitaine Phillip a trouvé que le paysage était franchement dégueulasse, et il a envoyé un petit bateau remonter le long de la côte, vers le nord, pour chercher quelque chose de mieux. Il a contourné le cap sur lequel on se trouve et a trouvé le port le plus délicieux qui soit. Peu après, le capitaine Phillip est arrivé avec le reste de sa flotte ; 11 navires, 750 condamnés, hommes et femmes, 400 marins, quatre compagnies de marine, et des provisions pour deux ans. Mais ce pays est moins facile à vivre qu’il n’en a l’air, et les Anglais ne savaient pas exploiter la nature comme les Aborigènes l’avaient appris. Lorsque le premier bateau de ravitaillement est arrivé, deux ans et demi plus tard, les Anglais étaient en train de mourir de faim.
– On dirait que les choses se sont arrangées, par la suite. » Harry fit un mouvement de tête vers les vertes collines de Sydney, et sentit une goutte de sueur couler entre ses omoplates. Cette chaleur lui donnait la chair de poule.
« Pour les Anglais, on peut le dire », acquiesça Andrew en expédiant un gros glaviot au pied de la falaise. Ils suivirent un instant le crachat des yeux avant que celui-ci ne fut dispersé par le vent.
« Elle peut se réjouir de ne pas avoir été vivante au moment de sa chute, dit-il. Elle a dû râper la falaise en dégringolant, il lui manquait de grands lambeaux de chair, quand ils l’ont retrouvée.
– Elle était morte depuis combien de temps, à ce moment-là ? »
Andrew fit la grimace.
« Le médecin-légiste a dit quarante-huit heures. Mais il… »
Il leva le poing devant sa bouche, en pointant le pouce vers ses lèvres. Harry hocha la tête. Le médecin-légiste était donc une âme assoiffée.
« Et ça te met la puce à l’oreille, les chiffres trop ronds ?
– On l’a retrouvée vendredi matin, alors disons qu’elle est décédée dans la nuit de mardi à mercredi.
– Vous avez trouvé quelque chose, ici ?
– Comme tu le vois, les voitures peuvent se garer juste en dessous, la zone n’est pas éclairée pendant la nuit, et il y a rarement du monde. Nous n’avons pas eu de témoignages, et de toute façon, on ne compte pas dessus, pour être franc.
– Alors qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
– On va faire ce que le chef m’a imposé : on va aller au restaurant et dépenser un peu des frais de représentation de la Police. L’air de rien, tu es le plus haut représentant de la police norvégienne dans un périmètre de deux mille kilomètres. Au bas mot. »
Andrew et Harry avaient pris place à une table recouverte d’une nappe blanche. Le restaurant de poissons Doyle’s se trouvait au creux de Watson’s Bay, juste séparé de la mer par une mince bande de sable.
« Ridiculement beau, n’est-ce pas ? demanda Andrew.
– Comme une carte postale pompier. » Un petit garçon et une petite fille construisaient un château de sable, juste devant eux, sur fond de mer azur et de collines vertes et luxuriantes, le fier horizon urbain de Sydney composant l’arrière-plan.
Harry choisit une coquille Saint-Jacques et de la truite de Tasmanie, Andrew une plie australienne dont Harry n’avait naturellement jamais entendu parler. Andrew commanda une bouteille de Chardonnay Rosemount, « absolument déconseillé avec cette nourriture, mais c’est un blanc, il est bon et il est juste en deçà du plafond budgétaire », et prit un air légèrement étonné lorsque Harry lui révéla ne pas boire d’alcool.
« Quaker ? demanda-t-il.
– Rien de tel. »
Doyle’s était un vieux restaurant de famille, réputé pour être l’un des meilleurs de Sydney, expliqua Andrew. La saison battait son plein, le restaurant était complet, et Harry estima que cela justifiait la difficulté à entrer en contact avec un serveur.
« Les serveurs, ici, sont à l’instar de Pluton, s’emporta Andrew. Ils gravitent aux confins de l’espace, n’apparaissent que tous les vingt ans et même à ce moment-là, ils sont invisibles à l’œil nu. »
Harry, pour sa part, était incapable de démontrer une quelconque indignation, et se rejeta en arrière sur sa chaise, avec un soupir satisfait.
« Mais ils ont de la chouette boustifaille, dit-il. Alors, c’est ce qui explique le costume.
– Oui et non. Comme tu vois, ce n’est pas très formel, ici. Mais l’expérience m’a appris à ne pas me pointer en jean et T-shirt dans des endroits comme celui-ci. Compte tenu de mon apparence, il faut que je compense.
– C’est-à-dire ? »
Andrew regarda Harry.
« Les Aborigènes ne jouissent pas d’un statut particulièrement élevé, dans ce pays, comme tu as pu t’en rendre compte. Très tôt, les Anglais ont écrit dans leurs lettres que les autochtones avaient un penchant pour la dive bouteille et les escroqueries en tous genres. »
Harry l’écoutait, intéressé.
« Selon eux, c’était inscrit dans les gènes. « Tout ce dont ils sont capables, c’est de jouer une musique infernale en soufflant dans de longs bouts de bois creux qu’ils nomment didgeridoo » ; c’est ce qu’a écrit l’un d’entre eux. Eh bien, l’Australie est un pays où l’on frime volontiers pour avoir rassemblé plusieurs cultures en une société opérationnelle. Mais opérationnelle pour qui ? Le problème – ou l’avantage, selon le point de vue – c’est que les indigènes ne sont plus visibles.
« Les Aborigènes sont presque totalement absents de la vie sociale en Australie, exception faite de quelques affaires politiques qui touchent les intérêts particuliers et la culture aborigènes. Les Australiens se dédouanent en affichant de l’art aborigène sur les murs de leurs maisons. En revanche, les Aborigènes sont bien représentés parmi les bénéficiaires d’aides sociales, dans les statistiques de suicides et les prisons. Si tu es aborigène, la probabilité pour que tu te retrouves en prison est vingt-six fois plus importante que pour un Australien lambda. Penses-y un peu, Harry Holy. »
Andrew but le restant de vin pendant que Harry y pensait un peu. À cela et au fait qu’il venait probablement de manger le meilleur repas de poissons de sa vie longue de trente-deux années.
« Et pourtant, l’Australie n’est pas un pays plus raciste que d’autres, c’est une nation multiculturelle et des gens du monde entier vivent ici. Ça veut juste dire qu’il vaut mieux mettre un costume quand tu vas au restaurant. »
Harry acquiesça de nouveau. Il n’y avait rien à ajouter à cela.
« Inger Holter bossait dans un bar ?
– Oui. The Albury, dans Oxford Street, à Paddington. Je m’étais dit qu’on pourrait y aller ce soir.
– Pourquoi pas tout de suite ? » Harry prit conscience qu’il perdait patience devant tant d’indolence.
« Parce qu’il faut d’abord qu’on dise bonjour au patron. »
Pluton surgit sans crier gare sur le ciel étoilé.
Glebe Point Road se révéla être une rue agréable et pas trop animée, où de petits restaurants simples, proposant pour la plupart des cuisines de différentes régions du monde, se jouxtaient les uns les autres.
« Ce quartier était connu comme le quartier bohème de Sydney, expliqua Andrew. J’ai habité dans le coin, quand j’étais étudiant, dans les années 70. On y trouve toujours ces restaurants végétariens typiques dont la clientèle se compose de fanatiques d’écologie au mode de vie alternatif, des librairies pour lesbiennes et ce genre de choses. Mais les vieux hippies et les accros à l’acid ont disparu. Au fur et à mesure que Glebe est devenu un endroit branché, les loyers ont augmenté, de sorte que je n’aurais même pas pu y habiter avec ma paie de policier, si ça se trouve. »
Ils prirent à droite en montant Hereford Street, et entrèrent sous le porche du 54. Un petit animal noir poilu vint vers eux en jappant, et exhiba une rangée de petites dents acérées. Le petit monstre avait l’air littéralement hors de lui, et ressemblait de façon criante à l’animal présenté par la photographie de la brochure touristique comme « le diable de Tasmanie ». Agressif, et de façon générale peu agréable à porter en cravate, à ce qui était écrit. L’espèce était pratiquement éteinte, information que Harry espérait du fond du cœur vraie. Au moment où ce spécimen lui bondissait dessus la gueule grande ouverte.
Andrew leva le pied et reprit à la volée l’animal qui voltigea en criant jusqu’aux buissons, le long de la clôture.
Un gros type qui semblait avoir été tiré de son sommeil les accueillit au sommet de l’escalier avec un regard mauvais :
« Où est passé le clébard ?
– Il admire les rosiers, l’informa Andrew avec un sourire. Nous sommes de la police, brigade criminelle. M. Robertson ?
– Ouais ouais. Qu’est-ce que vous voulez, encore ? Je vous ai déjà dit que je vous ai dit tout ce que je sais.
– Et à présent, vous avez dit que vous avez dit que vous avez dit… »
Une longue pause survint, pendant laquelle Andrew continua à sourire et Harry changea de pied d’appui, du gauche au droit.
« Désolé, M. Robertson, nous n’allons pas essayer de vous faire pleurer, mais voici le frère d’Inger Holter ; il aurait voulu voir sa chambre, si ça ne vous dérange pas trop. »
L’attitude de Robertson changea du tout au tout.
« Désolé, je ne savais pas… Entrez ! » Il ouvrit la porte et commença à monter devant eux.
« Oui, en fait, je ne savais même pas qu’Inger avait un frère. Mais maintenant que vous le dites, je vois bien le lien de parenté. »
Derrière lui, Harry se tourna à demi vers Andrew et leva les yeux au ciel.
On n’avait pas fait de gros efforts pour ranger la chambre d’Inger. Elle débordait de vêtements, de magazines, de cendriers pleins et de litrons vides.
« Euh… la police ma demandé de ne rien toucher, pour l’instant.
– Il n’y a pas de problème.
– Un soir, elle n’est tout simplement pas revenue. Évaporée.
– Merci, M. Robertson, mais nous avons déjà lu votre déposition.
– Je lui avais dit de ne pas passer par Bridge Road et le marché aux poissons quand elle rentrait le soir. Il fait sombre, et il y a tout un tas de Noirs et de Jaunes… » Il jeta un regard affolé à Andrew Kensington : « Je suis désolé, je ne voulais pas…
– Pas de mal. Vous pouvez vous en aller, à présent, M. Robertson. »
Robertson redescendit lentement l’escalier et ils entendirent peu après des tintements de bouteilles en provenance de la cuisine.
La pièce comprenait un lit, quelques étagères et un bureau. Harry regarda autour de lui et tenta de se faire une idée d’Inger Holter. Victimologie : se mettre à la place de la victime. Il se souvenait vaguement de la fille un rien chipie qu’il avait vue sur le petit écran, de son implication juvénile bien intentionnée, et de son regard bleu et innocent.
Elle n’était en tout cas pas du genre casanier qui utilise cent pour cent de son temps libre à jouer les fées du logis. Il n’y avait pas grand-chose aux murs, hormis une affiche du film Braveheart, avec Mel Gibson – dont Harry ne se souvenait que parce qu’il avait remporté, pour des raisons incompréhensibles, l’oscar du meilleur film. Bien, se dit-il. Donc, elle avait mauvais goût en ce qui concerne le cinéma. Et les hommes. Il appartenait pour sa part à ceux qui s’étaient sentis trahis lorsque Mad Max s’était changé en star hollywoodienne.
Une photo d’Inger avait en outre été épinglée au mur ; elle la représentait assise sur un banc, devant quelques façades colorées dignes d’un western, en compagnie d’un groupe de jeunes gens chevelus et barbus. Elle portait une ample robe violette. Ses cheveux blonds sans vie pendaient de part et d’autre de son visage pâle et grave. Le jeune homme qu’elle tenait par la main avait un bébé sur les genoux.
Une blague de tabac et quelques livres sur l’astrologie occupaient l’une des étagères, ainsi qu’un masque grossièrement taillé dont le nez pendait à la façon d’un bec de rapace. Harry retourna le masque. Made in Papua New Guinea, lisait-on sur l’étiquette.
Les vêtements qui ne traînaient pas sur le lit ou par terre étaient suspendus dans une petite penderie. Il n’y avait pas grand-chose. Quelques chemises en coton, un manteau usé et un grand chapeau de paille, sur l’étagère du dessus.
Andrew sortit un paquet de feuilles à rouler du tiroir du bureau.
« King Size Smoking Slim. Elle se roulait de sacrées cigarettes.
– Est-ce que vous avez trouvé des stupéfiants, ici ? » demanda Harry.
Andrew secoua la tête et désigna le paquet de feuilles.
« Mais si nous avions passé en revue ce que contiennent les cendriers, je parie qu’on aurait trouvé des traces de cannabis.
– Pourquoi est-ce que ça n’a pas été fait ? L’équipe technique n’est pas venue ?
– Premièrement : on n’a aucune raison de penser que c’est ici, le lieu du crime. Deuxièmement : la consommation de marijuana n’est pas quelque chose d’exceptionnel ici ; dans le New South Wales, nous sommes plus pragmatiques concernant la marijuana que dans d’autres États australiens. Je n’exclurais pas que le meurtre puisse être lié à la toxicomanie, mais un joint ou deux, ça ne veut pas dire grand-chose, dans ce contexte. Et on ne peut pas être sûr à cent pour cent qu’elle prenait d’autres drogues. On trouve pas mal de coke et de drogues synthétiques à l’Albury, mais aucun de ceux avec qui on a pu parler n’a dit quoi que ce soit, et les analyses sanguines n’ont rien révélé. En tout cas, elle ne touchait pas aux drogues dures. Elle n’avait aucune trace d’injections, et on connaît en gros les plus atteints. »
Harry le regarda. Andrew se racla la gorge.
« C’est en tout cas la version officielle. Voici d’ailleurs un truc sur lequel ils pensent que tu pourras être utile. »
C’était une lettre. Elle commençait par « Chère Elisabeth », et était manifestement inachevée.
Harry la lut en diagonale :
Ouais, ouais, je vais bien, et encore plus important : je suis amoureuse ! Il est bien entendu beau comme un dieu grec, il a de longs cheveux bruns et bouclés, un beau petit cul, et un regard qui te confirme ce qu’il t’a déjà chuchoté : qu’il te veut maintenant, tout de suite, derrière le mur le plus proche, dans les toilettes, sur la table, par terre, n’importe où. Il s’appelle Evans, il a trente-deux ans, a déjà été marié (tiens, tiens), et il a un beau petit garçon d’un an et demi, qui s’appelle Tom-Tom. Pour l’instant, il n’a pas de boulot réglo, mais il bricole dans son coin.
Et, oui, je sais que tu sens les embrouilles, et je te promets que je ne me laisserai pas démolir. En tout cas pas pour l’instant.
Basta avec Evans. Je bosse toujours pour The Albury. « Mister Bean » ne me fait plus d’avances depuis qu’Evans est passé au bar, un soir, et ça, en tout cas, c’est un progrès. Mais il me suit toujours de son regard gluant. Beurk ! En fait, je commence à en avoir légèrement ma claque, de ce boulot, mais il faut que je me cramponne jusqu’à ce que mon permis de séjour soit prolongé. J’ai parlé avec la NRK[4], ils prévoient de poursuivre les émissions à l’automne prochain, et je pourrai participer si ça me chante. Décisions, décisions !
La lettre s’achevait là, sans signature ni date.
Harry remercia Robertson et lui serra la main en repartant, et Robertson lui présenta ses condoléances en baissant la tête et en disant qu’Inger avait été une chouette fille et une locataire merveilleuse, oui, purement et simplement un honneur pour la maison et peut-être même le voisinage, qu’en savait-il ? Il sentait la bière et son élocution s’était déjà dégradée. Au moment où ils passèrent le porche, ils entendirent un couinement qui provenait du parterre de rosiers. Deux yeux terrifiés apparurent.
Ils s’installèrent à une table à l’intérieur d’un étroit restaurant vietnamien, à Darling Harbour. La clientèle ne se composait pratiquement que d’Asiatiques, et il était évident que la plupart d’entre eux étaient des habitués – ils conversaient de façon incompréhensible avec le serveur, et leur intonation ne cessait de monter et de descendre sans rime ni raison.
« On dirait qu’ils inhalent de l’hélium à l’envi, et ça leur fait des voix à la Donald Duck, remarqua Harry.
– Tu n’aimes pas les Asiatiques ? » demanda Andrew.
Harry haussa les épaules :
« Bof… Je n’en connais aucun. Je n’ai pas de raison de ne pas les aimer, en fait… Ils ont l’air d’être des gens honnêtes et travailleurs. Et toi ?
– Il y a beaucoup d’Asiatiques qui veulent venir s’installer en Australie, et ils sont loin de faire l’unanimité. Moi, je n’ai rien contre qui que ce soit. Qu’ils viennent, que je dis. »
Entre les lignes, Harry eut l’impression d’entendre un « de toute façon, il est trop tard, mon peuple a déjà perdu cette terre ».
« Il y a quelques années, il était pour ainsi dire impossible pour un Asiatique de décrocher un permis de séjour en Australie, les autorités voulaient que le pays reste le plus blanc possible. Le prétexte, c’était que l’on voulait éviter les grands conflits interculturels, les tentatives pour “intégrer” les Aborigènes “dans la société” n’ayant pas été une véritable réussite, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais par la suite, les Japonais ont proposé d’injecter des capitaux en Australie, et ça a tout de suite été un autre son de cloche. Il fallait tout à coup veiller à ne pas s’isoler, mais prendre en compte que les Asiatiques étaient nos voisins les plus proches, et que les échanges commerciaux avec des pays comme le Japon s’étaient progressivement intensifiés pour surpasser ceux qu’on avait avec l’Europe et les États-Unis. Les chaînes japonaises ont donc obtenu l’autorisation de construire des hôtels à touristes le long de Gold Coast, vers Brisbane, et d’y installer des gérants, des cuisiniers et des réceptionnistes japonais, tandis que les Australiens récoltaient les postes de femmes de chambre et de grooms. Tôt ou tard, les gens réagissent à ça. Personne n’apprécie d’être cireur de pompes dans son propre pays.
– Ton peuple non plus, j’imagine ? » Andrew lui répondit par un sourire amer.
« Les Européens n’ont jamais demandé aux Aborigènes que ceux-ci leur accordent des permis de séjour. »
Harry regarda l’heure. Il restait quelques heures avant l’ouverture de l’Albury, où Inger Holter avait travaillé.
« Tu veux peut-être passer faire un tour chez toi, avant ? » demanda-t-il. Andrew secoua la tête.
« Là-bas, en ce moment, je n’y croise guère que moi.
– En ce moment ?
– Ouais, ces dix dernières années. Je suis divorcé. Ma femme habite à Newcastle, avec les gamines. J’essaie d’aller les voir aussi souvent que je peux, mais ça fait une petite trotte, et mes filles ont bientôt l’âge de pouvoir décider elles-mêmes de ce qu’elles vont faire le week-end. Et bientôt, je vais sûrement me rendre compte que je ne suis plus le seul homme dans leur vie. Ce sont de jolis petits démons, vois-tu. Quatorze et quinze ans. Putain, je virerais tous les soupirants qui approcheraient de la porte. »
Andrew fit un grand sourire. Harry ne put s’empêcher d’apprécier l’étrange phénomène qui lui tenait lieu de collègue.
« Eh bien, c’est comme ça.
– Pas faux, mon pote. Mais et toi ?
– Eh bien, pas de femme. Pas d’enfant. Pas de chien… Tout ce que j’ai, c’est un chef, un père et une bande de types que j’appelle toujours des copains, même s’il s’écoule à chaque fois plusieurs années entre leurs coups de fil. Ou les miens.
– Dans cet ordre ?
– Dans cet ordre. » Ils éclatèrent de rire, et restèrent un moment à regarder au dehors les prémices de la période de pointe. Andrew commanda un Victoria Bitter supplémentaire. Ils déferlaient des magasins et des banques : des Grecs chenus, au nez en bec d’aigle, des Asiatiques à lunettes, vêtus de costumes sombres, des Hollandais et des rouquines au grand nez, sans doute d’origine britannique. Tous trottinaient pour attraper le bus de Paramatta ou le métro qui les mènerait à Bondi Junction. Des commerciaux en bermudas – un phénomène typiquement australien, expliqua Andrew – descendaient vers les quais pour prendre l’un des bacs à destination des banlieues situées au nord de la baie de Port Jackson.
« Et maintenant, que fait-on ? demanda Harry.
– On va au cirque ! Il est juste à côté, et j’ai promis à un ami que je passerais le voir, un jour. Et aujourd’hui, c’est un jour, pas vrai ? »
À la Powerhouse, une petite troupe d’artistes venait tout juste d’entamer la représentation gratuite de l’après-midi devant un public clairsemé, mais jeune et enthousiaste. Le bâtiment avait été une centrale électrique à l’époque où Sydney comptait des tramways, expliqua Andrew. À présent il tenait lieu en quelque sorte de musée contemporain des Arts et Métiers. Deux jeunes femmes solides venaient de clore un numéro peu passionnant de trapèze, mais avaient récolté des applaudissements nourris de la part d’un public acquis.
Une énorme guillotine fit son entrée sur scène en même temps qu’un clown. Celui-ci portait un costume bigarré et un bonnet rayé, manifestement d’inspiration révolutionnaire. Il trébucha et fit quelques singeries sous le regard émerveillé des enfants.
Arriva alors un second clown qui portait une longue perruque blanche, et Harry comprit petit à petit qu’il s’agissait d’un pastiche de Louis XVI.
« Condamné à mort avec une voix d’avance », déclara le clown qui portait le bonnet rayé.
Le condamné fut bientôt conduit à l’échafaud, où on lui fit mettre la tête en place sous le couperet, malgré ses nombreux cris et pleurs – toujours sous le regard émerveillé des enfants. Un bref roulement de tambour retentit, la lame tomba, et à la surprise générale – celle de Harry comprise – trancha la tête du monarque en produisant un son qui rappelait celui d’une lame de hache dans une forêt, par un clair matin d’hiver. La tête sauta en tournoyant, toujours coiffée de sa perruque, et atterrit dans un panier. La lumière s’éteignit, et quand on la ralluma, le roi décapité apparut dans le faisceau du projecteur, tenant sa propre tête sous le bras. L’exaltation des enfants semblait devoir ne pas s’arrêter. Puis on éteignit à nouveau, et lorsque la lumière revint pour la seconde fois, toute la troupe salua, marquant la fin du spectacle.
Harry et Andrew passèrent derrière la scène tandis que le public affluait vers la sortie. Dans les vestiaires provisoires, les artistes étaient déjà occupés à se changer et à se démaquiller.
« Otto, je te présente un ami qui vient de Norvège ! » cria Andrew.
Un visage se tourna. Louis XVI était moins majestueux sans sa perruque et à moitié démaquillé : « Tuka l’Indien !
– Harry, voici Otto Rechtnagel. » Otto tendit la main en cassant un peu le poignet, en un geste hautement distingué, et prit l’air indigné lorsque Harry, légèrement déstabilisé, se contenta de la serrer sans insister.
« Pas de baise-main, beau gosse ?
– Otto pense qu’il est une femme. Une femme de souche noble, expliqua Andrew.
– Foutaises, Tuka. Otto sait fort bien qu’elle est un homme. Tu as l’air paumé, jeune homme ? Tu veux peut-être vérifier toi-même ? »
Otto partit d’un grand rire en cascade qui démarra haut dans les aigus.
Harry sentit que les lobes de ses oreilles commençaient à chauffer. Une paire de faux cils accusateurs battirent vers Andrew :
« Il parle, de temps en temps, ton ami ?
– Excusez-moi. Je m’appelle Harry… euh… Holy. Chouette numéro que le vôtre. Beaux costumes. Très… réaliste. Et inhabituel.
– Celui de Louis XVI ? Inhabituel ? Bien au contraire. C’est un vieux classique. Sa première représentation, effectuée par la famille Jandaschewsky, date de deux semaines après la véritable exécution, en janvier 1793. Le public a adoré. Les gens ont toujours adoré les exécutions publiques. Tu sais combien de rediffusions de l’assassinat de Kennedy passent chaque année sur les chaînes américaines ? »
Harry secoua la tête.
Otto fixa le plafond et se mit à réfléchir.
« Un bon paquet.
– Otto se considère comme le successeur du grand Jandy Jandaschewsky, expliqua Andrew.
– Ah oui ? » Les familles de clown réputés n’étaient pas le terrain de prédilection de Harry.
« Ton ami n’a pas l’air très au courant, Tuka. La famille Jandaschewsky était donc une troupe itinérante de clowns musiciens, arrivée en Australie au tout début du siècle pour s’y établir. Ils ont dirigé un cirque jusqu’à la mort de Jandy, en 1971. J’avais six ans quand j’ai vu Jandy pour la première fois. J’ai immédiatement su ce que je voulais devenir. Et maintenant, je le suis. »
Otto fit un triste sourire de clown à travers son maquillage.
« Comment vous êtes-vous connus ? » demanda Harry.
Andrew et Otto échangèrent un regard. Harry vit frémir les commissures de leurs lèvres et comprit qu’il avait gaffé.
« Je veux juste dire… un policier et un clown… ce n’est pas vraiment…
– C’est une longue histoire, commença Andrew. Tu peux considérer que nous avons grandi ensemble. Otto aurait bien sûr vendu sa mère pour pouvoir goûter à mon derche, mais j’ai remarqué dès mon plus jeune âge une étonnante attirance pour les filles et toutes ces cochonneries qui touchaient à l’hétérosexualité. Ça doit être fonction de l’atavisme et du milieu, qu’est-ce que tu en dis, Otto ? »
Andrew gloussa et se baissa pour éviter le coup d’éventail que Otto tentait de lui filer.
« Tu n’as ni classe ni argent, et ton cul est surfait », grinça Otto. Harry jeta un coup d’œil aux autres membres de la troupe, que l’incident semblait laisser parfaitement indifférents. L’une des solides trapézistes lui fit un clin d’œil encourageant.
« Harry et moi allons faire un tour à l’Albury, ce soir. Ça te dit ?
– Tu sais bien que je n’y vais plus, Tuka, répondit Otto d’un ton grognon.
– Tu devrais t’en être remis, à présent, Otto. La vie continue, tu sais bien.
– La vie de tous les autres continue, tu veux dire. La mienne s’arrête ici, à ce point précis. Quand l’amour meurt, je fais de même. » Otto plaqua le dos de sa main contre son front, en un geste joliment théâtral.
« Comme tu veux.
– En plus, il faut que je rentre d’abord donner à manger à Waldorf. Allez-y, et je vous rejoindrai peut-être un peu plus tard.
– À bientôt, dit Harry avant de poser docilement ses lèvres sur la main que Otto lui tendait.
– Le plus tôt possible, mon bel Harry. »
Le soleil s’était couché lorsqu’ils montèrent jusqu’à Oxford Street, à Paddington, où ils trouvèrent à se garer près d’un petit parc. Un panneau indiquait Green Park, mais l’herbe était grillée, et la seule chose verte, c’était le kiosque qui se trouvait au milieu du parc. Un homme aux origines aborigènes était étendu dans l’herbe, entre les arbres. Ses vêtements étaient en loques, et il était sale au point d’être davantage gris que noir. Il leva la main en une sorte de salut lorsqu’il aperçut Andrew, mais ce dernier l’ignora.
Il y avait tant de monde à l'intérieur de l'Albury qu'ils durent forcer légèrement pour en passer les portes vitrées. Harry s'arrêta là quelques secondes et observa la scène qui s'offrait à lui. Un mélange haut en couleur tenait lieu de clientèle, dans laquelle se côtoyaient tous les genres, mais qui était en majorité composée de jeunes hommes : des rockers en jean délavé, des yuppies en costume et aux cheveux gominés, des « artistes » barbichus tenant leurs coupes de potion de vernissage, de beaux petits surfers blonds au sourire étincelant, et des motards – ou « the bikies », comme disait Andrew – vêtus de cuir noir. Au milieu de la pièce, dans le bar proprement dit, un spectacle mettant en scène des femmes à moitié nues et aux grandes jambes, portant des hauts pourpres au décolleté profond, battait son plein. Elles se trémoussaient sur place tandis que leurs grandes bouches rouges articulaient les paroles de « I Will Survive » de Gloria Gaynor. Les filles se relayaient, de telle sorte que celles qui ne participaient pas au numéro pouvaient servir les clients tout en flirtant et en faisant des clins d’œil sans la moindre vergogne.
Harry joua des coudes jusqu’au comptoir et passa commande.
« Ça arrive tout de suite, blondinet ! fit d’une voix de contre-basse la serveuse qui portait un casque romain, en adressant un sourire espiègle à Harry.
– Dis-moi, est-ce qu’on est les deux seuls hétéros de cette ville ? demanda Harry lorsqu’il revint avec une bière et un jus de fruit.
– Sydney a la plus importante communauté homosexuelle au monde, juste après San Francisco, expliqua Andrew. Les Australiens qui vivent à la campagne n’ont pas pour principale caractéristique une grande tolérance à l’égard des déviances sexuelles. Et dès qu’on commence à comprendre où se trouve le plus grand choix, il n’est pas étonnant que toutes les tapettes campagnardes veuillent venir à Sydney. Et pas seulement de toute l’Australie, d’ailleurs ; il débarque tous les jours tout un tas de tapioles en provenance des quatre coins du monde. »
Ils allèrent vers un autre comptoir, plus au fond, où Andrew cria pour attirer l’attention d’une serveuse. Elle avait le dos tourné, et jamais Harry n’avait vu une chevelure d’un roux aussi vif, elle descendait jusqu’aux poches arrière de son jean moulant, mais sans toutefois dissimuler la cambrure de son dos, ni les courbes harmonieuses de ses hanches. Elle se retourna et son beau visage allongé et constellé de taches de rousseur se fendit d’un sourire qui révélait une rangée de dents blanches comme des perles, sous des yeux d’azur. Quel gaspillage éhonté si ceci n’est pas une femme, se dit Harry.
« Vous vous souvenez de moi ? cria Andrew en tentant de couvrir le martèlement du disco échappé des années’70. C’est moi qui suis venu poser des questions à propos d’Inger. Vous avez trente secondes ? »
La rouquine prit un air grave. Elle hocha la tête, dit quelques mots à l’une de ses collègues et fit signe de la suivre jusqu’à un petit fumoir, derrière la cuisine.
« Des nouvelles, sur ce qui s’est passé ? » demanda-t-elle, et Harry n’eut pas besoin d’en entendre plus pour constater qu’elle parlait probablement mieux suédois qu’anglais.
« J’ai jadis croisé un vieil homme… »[5] commença Harry en norvégien.
Elle le regarda, étonnée.
« Il était capitaine d’un bateau sur le fleuve Amazone. Quand il a eu dit trois mots en portugais, j’ai compris qu’il était suédois. Ça faisait trente ans qu’il vivait là. Et je ne connais pas un seul mot de portugais. »
La rouquine prit tout d’abord l’air perplexe, mais elle se mit bientôt à rire. Un rire joyeux, en cascades qui rappela à Harry le chant d’un oiseau qu’on n’entend que rarement, au fond d’un sous-bois.
« Est-ce que ça se remarque tant que ça ? demanda-t-elle en suédois, d’une voix profonde et calme, en grasseyant légèrement ses r.
– L’intonation, répondit Harry. Vous n’arrivez jamais à vous débarrasser de votre intonation.
– Vous vous connaissez, les jeunes ? » Andrew leur jeta un coup d’œil sceptique.
Harry regarda la rouquine.
« Nan », répondit-elle.
Et c’est bien dommage, se dit Harry.
Elle s’appelait Birgitta Enquist, vivait en Australie depuis quatre ans et travaillait à l’Albury depuis un an.
« On discutait bien sûr en bossant, mais je n’étais pas particulièrement proche d’Inger, elle restait le plus souvent dans son coin. Avec quelques autres du bar, on sort de temps en temps, et il est arrivé qu’elle se pointe, mais elle ne faisait pas partie des plus zélées. Elle venait juste de quitter un mec avec qui elle habitait à Newtown, quand elle a commencé à bosser ici. Ce que je sais de plus personnel sur elle, c’est que cette relation avait fini par lui peser. Il lui fallait sans doute du neuf.
– Est-ce que tu sais qui elle fréquentait ? demanda Andrew.
– Pas vraiment. Je l’ai dit, on discutait, mais elle ne m’a jamais brossé un tableau complet de sa vie. Il faut dire que je ne le lui ai jamais demandé. En octobre, elle est partie faire un tour vers le nord, dans le Queensland, et m’a dit y avoir rencontré un groupe de jeunes de Sydney avec qui elle avait gardé le contact depuis. Je crois qu’elle avait rencontré un type, là-bas, il est passé ici, un soir. Mais tout ça, je te l’ai déjà raconté, dit-elle sur un ton interrogateur.
– Je sais, chère mademoiselle Enquist, je voulais simplement que mon collègue norvégien ici présent puisse l’entendre de votre bouche, et voir par la même occasion l’endroit où Inger bossait. Après tout, Harry Holy est considéré comme le meilleur enquêteur de Norvège, et il peut exister certains éléments sur lesquels est passée la police de Sydney, mais sur lesquels lui mettra le doigt. »
Harry fut victime d’une violente quinte de toux.
« Qui est Mr Bean ? demanda-t-il d’une drôle de voix crispée.
– Mr Bean ? » Birgitta les regarda sans comprendre.
« Ou quelqu’un qui ressemble à ce comique anglais… euh… Rowan Atkinson, ce n’est pas comme ça qu’il s’appelle ?
– Oh, tu veux dire Mr Bean ! » fit Birgitta en éclatant à nouveau de son rire d’oiseau. Ne t’arrête surtout pas, se dit Harry.
« C’est Alex, le responsable du bar. Il arrivera plus tard.
– Nous avons des raisons de penser qu’il s’intéressait à Inger…
– Alex louchait sur Inger, oui. Et pas seulement sur elle, la plupart des filles qui travaillent ici ont été les cibles de ses tentatives assez désespérées, à un moment ou à un autre. Ou Fiddler Ray, comme on l’appelle entre nous. C’était Inger qui avait trouvé le surnom de Mr Bean. Ce n’est pas si facile pour lui, le pauvre. Plus de trente ans, il habite chez sa mère, et n’arrive tout bonnement pas à avancer. Mais comme supérieur, pas de problème. Et il est tout à fait inoffensif, si c’est ce à quoi vous pensez.
– Comment le savez-vous ? »
Birgitta plissa le nez.
« Ce n’est pas dans sa nature. »
Harry fit mine de prendre des notes sur un bloc.
« Est-ce que vous savez si elle connaissait ou si elle avait rencontré quelqu’un qui… euh… dont “c’était dans la nature” ?
– Eh bien… Il y a toutes sortes de gonzes qui traînent ici. Ils ne sont pas tous pédés, et il y en a plusieurs qui ont flashé sur Inger, jolie comme elle est. Était. Mais je ne vois rien de spécial. Il y avait…
– Oui ?
– Non, rien.
– J’ai lu dans le rapport qu’Inger a travaillé ici le soir où on suppose qu’elle a été tuée. Est-ce que vous savez si elle a eu des rendez-vous après le travail ou si elle avait prévu de rentrer directement chez elle ?
– Elle a pris quelques restes qui traînaient à la cuisine, en disant que c’était pour cette saloperie de clébard. Je savais qu’elle n’avait pas de chien, et je lui ai demandé où elle allait. Elle m’a dit qu’elle rentrait chez elle. C’est tout ce que je sais.
– Le diable de Tasmanie », murmura Harry. Elle le regarda d’un air interrogateur. « Son logeur a un clebs, expliqua-t-il. Il faut le soudoyer pour pouvoir passer sain et sauf. »
Harry remercia pour les renseignements. Au moment de s’en aller, ils entendirent Birgitta, derrière eux :
« À l’Albury, nous sommes tous vraiment navrés de ce qui s’est passé. Comment le prennent ses parents ?
– Ils l’encaissent plutôt mal, j’ai bien peur, répondit Harry. Ils sont tous les deux sous le choc, comme on peut s’y attendre. Et ils se reprochent de l’avoir laissée venir ici. Le cercueil sera expédié en Norvège demain. Je peux vous trouver leur adresse à Oslo, si vous voulez envoyer quelques fleurs pour la cérémonie.
– Merci, ce serait très sympa de votre part. »
Harry avait envie de lui demander encore autre chose, mais n’y arrivait pas en plein milieu de toutes ces références à la mort et aux enterrements. Au moment de sortir, il avait toujours son sourire sur la rétine. Il savait qu’il y resterait un moment.
« Et merde, se dit-il tout bas. Pile ou face. »
Tous les travestis, plus une bonne poignée de clients, dansaient sur le comptoir en mimant Katrina & The Waves. Les enceintes martelaient Walking On Sunshine.
« Un endroit comme l’Albury ne laisse pas beaucoup de place au deuil et au recueillement, dit Andrew.
– C’est la règle, j’imagine, répondit Harry. La vie continue. »
Il demanda à Andrew d’attendre un peu, retourna au bar et fit signe à Birgitta.
« Excusez-moi, une toute dernière question.
– Oui ? »
Harry inspira profondément. Il le regrettait déjà, mais c’était trop tard.
« Connaissez-vous un bon restaurant thaï dans ce patelin ? »
Birgitta réfléchit un instant.
« Mmm… oui, il y en a un dans Bent Street, dans la City. Vous savez où c’est ? Il paraît qu’il est très bien, à ce qu’on dit.
– Au point que vous voudriez bien m’y accompagner ? »
Ça, ça ne sonnait pas bien du tout, se dit Harry. De plus, ce n’était pas professionnel. Vraiment pas, à y réfléchir. Birgitta poussa un soupir désabusé, mais pas assez désabusé pour que Harry n’y voie pas une ouverture. Et son sourire était toujours aux aguets.
« Tu procèdes souvent comme ça, monsieur l’agent ?
– Assez, oui.
– Et ça marche ?
– Statistiquement parlant ? Pas trop. »
Elle se mit à rire, pencha la tête sur le côté et jeta un regard curieux à Harry. Puis elle haussa les épaules.
« Pourquoi pas ? Je ne travaille pas mercredi. Neuf heures. Et tu casques, flicaillon. »