17
Des mouches mortes,
un remboursement
et un hameçon
Birgitta plaça une cigarette entre les lèvres de Harry et l’alluma.
« C’est mérité », dit-elle.
Harry analysa ce qu’il ressentait. Tout compte fait, il ne se sentait pas si mal que ça. Il tira le drap sur lui.
« Tu es gêné ? lui demanda Birgitta en riant.
– C’est juste que je n’aime pas ton regard gourmand, esquiva Harry. Tu refuses peut-être de le croire, mais je ne suis pas une machine.
– Ah non ? » Birgitta lui mordilla passionnément la lèvre inférieure. « J’aurais cru. Ce piston…
– Là, là. As-tu besoin d’être vulgaire, maintenant que la vie est idyllique, chérie ? »
Elle se glissa près de lui et posa la tête sur son torse.
« Tu m’avais promis le reste de l’histoire, murmura-t-elle.
– Ah oui. » Harry prit une profonde inspiration. « Voyons voir. Voici donc le début. Quand j’étais en troisième, une fille est arrivée à l’école, dans une autre troisième. Elle s’appelait Kristin, et il n’a fallu que trois semaines pour qu’elle et mon meilleur pote, Terje, qui avait les dents les plus blanches de l’école et qui jouait de la guitare dans un groupe, deviennent un petit couple officiel, reconnu. Le hic, c’est qu’elle était la fille que j’avais attendue toute ma vie. »
Il se tut.
« Alors, qu’est-ce que tu as fait ? demanda-t-elle.
– Rien du tout. J’ai continué à attendre. Dans l’intervalle, je suis devenu ce copain de Terje avec qui elle trouvait si agréable de parler de tout et de rien. À qui elle pouvait se confier quand il y avait du flottement entre eux, sans savoir qu’il se réjouissait en silence, et qu’il ne faisait qu’attendre son heure pour frapper. »
Il eut un petit rire.
« Bon Dieu, qu’est-ce que je me détestais.
– Je suis outrée, murmura Birgitta en lui caressant amoureusement les cheveux.
– Un copain a invité toute la bande dans la ferme abandonnée de ses grands-parents, un week-end où Terje avait un concert. On a bu du vin maison, et un peu plus tard dans la soirée, on s’est retrouvés avec Kristin à discuter sur le canapé. Un moment après, on a décidé de partir à la découverte de cette grande maison, et on est montés au grenier. La porte était fermée, mais elle a trouvé une clé qui pendait à un crochet, et elle a ouvert. On s’est couchés l’un à côté de l’autre sur l’édredon d’un lit à baldaquin trop court. Il y avait une couche de trucs noirs dans les renfoncements de la literie, et j’ai fait un bond quand je me suis aperçu que c’étaient des mouches mortes. Il devait y en avoir des milliers. Je voyais son visage près du mien, couronné de mouches mortes sur l’oreiller blanc, baigné dans la lumière bleutée d’une grosse lune ronde qu’on voyait par la fenêtre, et qui rendait sa peau presque transparente.
– Houh ! » cria Birgitta en se jetant sur lui. Il la regarda longuement.
« On a parlé de tout et de rien. On est restés immobiles, à écouter rien du tout. Dans la nuit, de rares voitures sont passées devant la maison, les lumières des phares balayaient le plafond, et toutes sortes d’ombres erraient dans la pièce. Kristin a cassé avec Terje deux jours plus tard. »
Il se mit sur le côté, tournant le dos à Birgitta, qui se colla contre lui.
« Et ensuite, Valentino ?
– Kristin et moi avons commencé à nous voir en cachette. Jusqu’au moment où on n’a plus pu le cacher.
– Et comment l’a pris Terje ?
– Eh bien… Parfois, les gens réagissent exactement comme on s’y attend. Il a demandé aux potes de choisir : lui ou moi. Je crois qu’on peut parler d’un raz-de-marée électoral. En faveur de celui qui avait les dents les plus blanches de tout le bahut.
– Tu as dû en chier… Tu te sentais seul ?
– Je ne sais pas ce qui était le pire. Et qui je plaignais le plus. Terje ou moi.
– En tout cas, tu avais Kristin, et vice-versa.
– Ouais. Mais d’une certaine façon, la magie avait un peu disparu. En fait, la femme idéale était morte.
– C’est-à-dire ?
– Une femme avait quitté son mec au profit du meilleur ami de ce dernier.
– Et pour elle, tu étais le type qui s’était sans aucun scrupule servi de son meilleur poteau pour entrer dans la place.
– Tout juste. Et ça devait ne jamais s’effacer. C’est resté un peu sous la surface, d’accord, mais ça a couvé tout le temps dans une sorte de mépris réciproque non exprimé. Comme si on était des conjurés dans un meurtre infâme.
– D’accord, tu as dû te contenter d’une relation qui n’était pas parfaite en tout. Bienvenue dans la réalité !
– Ne te méprends pas. En fait, je crois que nos péchés communs nous rapprochaient, en bien des points. Et je crois qu’on s’est aimés sincèrement, pendant un temps. Quelques jours ont été… parfaits. Comme des gouttes d’eau. Comme un beau tableau. »
Birgitta rit.
« Je t’aime bien, quand tu parles, Harry. C’est comme si tes yeux brillaient, quand tu dis ce genre de trucs. Comme si tu le revivais. Est-ce que ça te manque, de temps en temps ?
– Kristin ? » Harry réfléchit un instant. « Il m’arrive d’avoir la nostalgie des instants qu’on a passés ensemble, mais elle en particulier ? Les gens changent. La personne qui nous manque n’existe peut-être plus. Merde, on change tous. Quand on a vécu quelque chose, c’est fini pour de bon, on ne peut jamais revivre la même chose avec le sentiment que c’est la première fois. C’est triste, mais c’est comme ça.
– Comme être amoureux pour la première fois ? demanda tout doucement Birgitta.
– Comme être amoureux… pour la première fois », répondit Harry en lui caressant la joue. Puis il inspira profondément :
« J’ai quelque chose à te demander, Birgitta. Un service. »
La musique était assourdissante, et Harry dut se pencher vers lui pour entendre ce qu’il disait. Teddy était intarissable au sujet de sa dernière trouvaille, Melissa, dix-neuf ans, en passe de mettre l’endroit sens dessus dessous, ce qui n’était pas exagéré, Harry dut le reconnaître.
« Le bouche-à-oreille. C’est le plus important, tu sais, dit Teddy. Tu peux faire autant de pub et de coups commerciaux que tu veux, mais en fin de compte, il n’y a qu’une seule chose qui fait vendre, et c’est le bouche-à-oreille. »
Et le bouche-à-oreille avait manifestement fonctionné, puisque le club était presque plein pour la première fois depuis longtemps. À la fin du numéro où Melissa manipulait un lasso, déguisée en cow-boy, les hommes étaient debout sur leur chaise, et même la minorité féminine applaudissait poliment.
« Regarde, dit Teddy. Ce n’est pas parce que c’est un numéro de strip-tease original, parce que Dieu sait que ça n’en est pas un, tu sais. On a eu une douzaine de filles qui ont fait exactement le même numéro, sans que le public ne daigne ne serait-ce que se réveiller. Ce qui rend cette prestation différente, c’est deux choses : l’innocence et l’implication. »
Mais Teddy savait par expérience que ce genre de vague de popularité n’était en général – et malheureusement – qu’un stade passager. D’une part, le public était sans arrêt à l’affût de quelque chose de nouveau, et d’autre part, cette branche avait une fâcheuse tendance à dévorer ses propres enfants.
« Un bon strip-tease exige de l’enthousiasme, tu sais, gueula Teddy pour couvrir le rythme du disco. Très peu de ces filles réussissent à conserver leur enthousiasme, vu la dose de travail qu’elles doivent fournir. Quatre shows chaque putain de jour, tu sais. Elles finissent par s’ennuyer, et elles oublient le public. J’ai déjà vu ça trop de fois. Peu importe leur popularité, un œil averti sait quand une vedette est sur le déclin.
– Comment ?
– Eh bien… Ce sont des danseuses, non ? Elles doivent écouter la musique, s’en imprégner, tu sais. Quand elles commencent à être un peu “sur les dents”, et qu’elles sont un poil en avance sur le rythme, ce n’est pas comme on pourrait le croire parce qu’elles en font un peu trop. Au contraire, ça montre qu’elles en ont marre, et qu’elles ont hâte que ça se termine. En plus, elles tronquent inconsciemment leurs gestes, les suggèrent plus qu’elles ne les font vraiment. C’est comme ces gens qui ont raconté la même blague à trop de reprises : ils commencent à laisser tomber les petits détails, mais qui ont leur importance, et grâce auxquels la chute fait rire. C’est ce genre de choses sur lesquelles il n’y a pas grand-chose à faire, c’est difficile de faire mentir son corps, et ça, le public le sent, tu sais. La fille remarque le problème, et pour dynamiser le show, pour pouvoir décoller, elle s’en jette deux ou trois avant de monter sur scène. Un peu trop, des fois. Et puis… » Teddy appuya un index contre sa narine et inspira de l’autre.
Harry hocha la tête. Cette histoire lui disait quelque chose.
« Elle découvre la poudre, qui la booste, contrairement à l’alcool, et dont elle a entendu dire qu’elle faisait maigrir, en plus. Petit à petit, elle doit en prendre de plus en plus pour avoir la pêche qu’il lui faut pour donner le maximum chaque soir. Ensuite, elle est obligée d’en prendre pour pouvoir monter sur scène, rien que ça. Progressivement, les effets indésirables vont devenir visibles, elle va sentir qu’elle n’arrive plus à se concentrer comme avant, et elle va commencer à détester ce public hurlant et bourré. Jusqu’à ce qu’un soir, elle se barre de la scène en plein numéro. Furax, en larmes. Elle se frite avec le gérant, se met une semaine au vert, et revient. Mais elle n’arrive plus à sentir l’ambiance comme avant, ni à nourrir cette conscience qui l’aidait à orchestrer les choses correctement, au début. La salle se vide aussi, et pour finir, il ne reste plus que la rue et le marché de l’emploi. »
Ouais, Teddy connaissait la chanson. Mais tout ça était loin dans le futur. Il s’agissait à présent de traire la vache, la vache qui était à ce moment sur scène, regardant le public de ses grands yeux, pointant vers lui ses pis prêts à exploser, vraisemblablement – et tout compte fait – une vache très heureuse. « Tu ne me croirais pas si je te disais qui vient ici regarder nos nouveaux talents, gloussa Teddy en époussetant le revers de sa veste. Certains viennent de ta propre branche, si tu vois ce que je veux dire. Et ce ne sont pas vraiment les hommes du rang, tu sais.
– Un peu de strip-tease ne peut faire de mal à personne, que je sache.
– Faire du mal… dit Teddy lentement. Mais bon. À partir du moment où on paie pour les pots cassés, je suppose que quelques égratignures ne font de mal à personne.
– Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
– Pas grand-chose, répondit Teddy. Mais assez de tout cela. – Qu’est-ce qui te fait revenir dans ce coin ?
– Deux choses. La fille qu’on a retrouvé dans Centennial Park s’est trouvée être moins innocente que ce qui pouvait apparaître au premier coup d’œil. Les analyses sanguines ont montré qu’elle était bourrée d’amphétamines, et une courte enquête nous a menés ici. En fait, on a découvert qu’elle était passée sur cette scène un peu plus tôt le soir où elle a disparu.
– Ah oui, Barbara. C’est tragique, pas vrai ? » Teddy essaya d’afficher une expression chagrinée. « Ce n’était pas un talent inné pour le strip-tease, mais c’était une fille vraiment chouette. Vous avez trouvé quelque chose ?
– On pensait que tu pourrais peut-être nous aider, Mongabi ? »
Teddy passa nerveusement une main sur sa frange noire gominée.
« Désolé, elle ne faisait pas partie de mon écurie. Parles-en à Sammy, il va sûrement se pointer un peu plus tard. »
Le contact visuel fut interrompu un instant par une paire d’énormes nichons enveloppés dans du satin qui disparurent bientôt, ne laissant comme trace qu’un cocktail coloré, sur la table, devant Harry.
« Tu as dit que tu venais ici pour deux choses. C’était quoi, la deuxième ?
– Ah oui. Une affaire des plus privées, Mongabi. Je voudrais savoir si tu as déjà vu mon pote qui est là-bas. » Harry pointa le doigt vers le bar. Une grande silhouette noire vêtue d’un smoking leur fit un petit signe. Teddy secoua la tête.
« Tu en es sûr et certain, Mongabi ? Il est assez connu. Dans pas longtemps, il sera champion de boxe d’Australie. »
Un ange passa. Le regard de Teddy Mongabi se mit à vaciller.
« Qu’est-ce que tu essaies de…
– Chez les poids lourds, bien entendu. » Harry trouva la paille au milieu des parasols et des tranches de citron qui encombraient son jus de fruit et se mit à pomper.
Teddy lui fit un sourire crispé.
« Écoute, je me trompe, ou on était en train de discuter tranquillement ?
– Bien sûr, c’est ce qu’on faisait, répondit Harry en souriant. Mais on est rarement tranquille bien longtemps, n’est-ce pas ? Et cet instant de tranquillité est terminé.
– Écoute, agent Holy, ce qui s’est passé la dernière fois n’était pas plus agréable pour moi que pour toi. Je le regrette. Même si tu dois balayer un peu devant ta porte, tu sais. Quand tu es arrivé, tout à l’heure, je suis parti du principe que nous étions bien d’accord : tout ça, c’était du passé. Je crois qu’on peut se mettre d’accord sur pas mal de choses. Tu sais, on parle la même langue, toi et moi. »
Il y eut une seconde de silence total quand le disco cessa. Teddy n’osait plus rien dire. Un grand bruit de succion déchira le silence quand ce qui restait du jus de fruit de Harry disparut dans la paille.
Teddy déglutit.
« Par exemple, je sais que Melissa n’a rien de prévu pour le restant de la soirée. » Il lança à Harry un regard suppliant.
« Merci, Mongabi, ta sollicitude me touche beaucoup. Mais là, il se trouve que je n’ai pas le temps. Il faut que je me débarrasse de ce qui m’amène ici, et puis je me tire. »
Il sortit une matraque en caoutchouc noir de sous sa veste.
« On a si peu de temps devant nous que je ne sais même pas si j’aurai le temps de te démolir correctement la tronche.
– Bordel de m… »
Harry se leva.
« J’espère que Geoff et Ivan sont de garde, ce soir. Mon pote brûle littéralement d’envie de les rencontrer. Tu sais. »
Teddy essaya de se lever de son siège.
« Ferme les yeux », dit Harry avant de cogner.
« Hein ?
– Allo, c’est Evans ?
– Peut-être. Qui le demande ?
– Salut. C’est Birgitta. Tu sais, la copine suédoise d’Inger. On s’est vu deux ou trois fois, à l’Albury. J’ai les cheveux longs et blonds, tirant sur le roux. Tu te rappelles ?
– Bien sûr, que je me souviens de toi. Birgitta, c’est bien ça ? Comment ça va ? Et comment as-tu eu ce numéro ?
– Ça va bien. Des hauts et des bas. You know. Un peu déprimée, à cause de ce qui est arrivé à Inger, entre autres. Mais tu dois bien savoir de quoi je parle, alors je ne vais pas te bassiner avec. Inger m’avait donné ton numéro, au cas où il faudrait pouvoir la joindre à Nimbin.
– Bon. »
…
« Ouais, en fait, je sais que tu peux me fournir quelque chose dont j’ai besoin, Evans.
– Ah oui ?
– Des choses.
– Je vois. Ça m’ennuie de te décevoir, mais je ne crois pas avoir ce que tu cherches. Écoute… euh, Birgitta…
– Tu n’as pas compris, il faut que je te voie !
– On se calme… Ce dont tu as besoin, il y en a des centaines qui peuvent te le fournir, et on discute sur une ligne non-sécurisée, alors je te conseille de faire attention à ce que tu dis. Je suis désolé de ne pas pouvoir t’aider.
– Ce que je veux, ça commence par un m, pas par un h. Et il n’y a que toi qui en aies.
– Foutaises !
– Je sais qu’il y en a quelques autres, mais je ne fais confiance à aucun. J’en achète pour plusieurs personnes. Il m’en faut beaucoup, et je paierai bien.
– Je suis un peu occupé, Birgitta. Sois gentille, ne m’appelle plus à ce numéro.
– Attends ! Je peux… Je sais deux ou trois trucs. Je sais ce que tu aimes.
– Ce que j’aime ?
– Ce que tu aimes… vraiment. Ce qui te fait grimper aux rideaux. »
…
« Attends une seconde. »
…
…
« Désolé, il fallait juste que je foute quelqu’un dehors. C’est tout le temps la prise de tête. Alors. Qu’est-ce que tu crois que j’aime, Birgitta ?
– Je ne peux pas le dire au téléphone, mais… Mais j’ai les cheveux blonds, et je… j’aime ça, moi aussi.
– Ça par exemple. Ah, les copines ! Vous me surprendrez toujours. Sérieusement, je pensais qu’Inger l’avait bouclée, sur ce genre de choses.
– Quand est-ce que je peux te voir, Evans ? C’est urgent. »
« Je dois aller à Sydney, après-demain, mais je devrais peut-être envisager de prendre un avion avant…
– Oui !
– Hmm.
– Quand est-ce quon…
– Chut, Birgitta, je réfléchis. »
…
« O. K., Birgitta, écoute-moi bien. Demain, huit heures, descends Darlinghurst Road. Arrête-toi devant Hungry John, sur le trottoir de gauche. Cherche une Holden noire avec des vitres teintées. Si tu ne l’as pas vue à huit heures et demie, tu peux t’en aller. Et veille à ce que je puisse voir tes cheveux. »
« La dernière fois ? Eh bien, Kristin m’a appelé une nuit, comme ça. Elle avait un peu picolé, je crois. Elle s’est mise à m’engueuler pour je ne sais quelle connerie. Je ne me souviens pas quoi. Pour avoir bousillé sa vie, probablement. Elle avait tendance à penser que les gens qui l’entouraient passaient leur temps à détruire les choses qu’elle avait patiemment mises sur pied.
– Voilà ce qui arrive aux petites filles qui ont joué un peu trop toutes seules à la poupée, tu sais, intervint Birgitta.
– Peut-être. Mais comme je te l’ai dit, je ne me souviens pas. Je crois que je n’étais pas parfaitement étanche, moi non plus. »
Harry, sur le sable, se releva sur les coudes pour regarder la mer. Les vagues se dressaient, leur sommet blanchissait, l’écume restait un instant suspendue en l’air avant de s’abattre sur la falaise près de Bondi Beach, en scintillant dans le soleil comme du verre pilé.
« Mais je l’ai revue une fois, après ça. Elle est venue me voir à l’hôpital après mon accident. Au début, j’ai cru que je rêvais quand j’ai ouvert les yeux et que je l’ai vue assise à côté de mon lit, pâle, presque translucide. Elle était aussi belle que la première fois que je l’avais vue. »
Birgitta le pinça au flanc.
« J’en fais trop ? » demanda Harry.
Birgitta, allongée sur le ventre, pouffa de rire.
« Non, non, vas-y continue…
– Non, mais ? ! En fait, on s’attend à un soupçon de jalousie quand on parle d’anciennes conquêtes de cette façon, tu ne savais pas ? Hein ? Toi, au contraire, plus je rajoute des détails sur mon passé romantique, plus tu apprécies. »
Birgitta plissa les yeux par-dessus le bord des ses lunettes de soleil.
« J’aime bien apprendre que mon macho de flic a réellement eu une vie sentimentale. Même si c’est une époque révolue.
– Révolue ? Et ce qu’on fait, en ce moment, c’est quoi ? »
Elle éclata de rire.
« Ça, c’est la passade bien calibrée de deux adultes en vacances, avec suffisamment de recul pour que ça ne devienne pas trop sérieux, et suffisamment de cul pour que ça vaille le coup. »
Harry secoua la tête.
« Ça, ce n’est pas vrai, Birgitta ; et tu le sais.
– Si, si. Mais ce n’est pas grave, Harry. Maintenant, ce n’est plus grave. J’ai juste traversé une petite période de doute. Continue à raconter. S’il y a trop de passion dans les détails, je te le dirai. En plus, je te rendrai la pareille quand ce sera à moi de te parler de mon ex. »
Elle se pelotonna dans le sable chaud, un air réjoui sur le visage.
« Mes ex, devrais-je dire. »
Harry épousseta un peu de sable du dos blanc de Birgitta.
« Tu es sûre que tu ne vas pas attraper un coup de soleil ? Avec ce cagnard, et ta peau…
– C’est toi qui m’as tartinée de crème, monsieur Holy !
– Je me demande juste si l’indice de protection était suffisamment élevé. D’accord, oublie. C’est juste que je ne voudrais pas que tu crames… »
Harry regarda sa peau qui semblait si sensible à la lumière. Quand il lui parla du service qu’il voulait lui demander, elle accepta immédiatement – sans hésiter.
« Relax, Papa, et vide ton sac. »
Le ventilateur ne fonctionnait pas.
« Et merde, et en plus, il est tout neuf ! » dit Wadkins en tapant sur l’arrière et en manœuvrant l’interrupteur. En pure perte. Ce n’était plus qu’un bout d’aluminium muet et de l’électronique morte.
McCormack gronda.
« Laisse tomber, Larry. Demande à Laura d’en trouver un nouveau. C’est le jour J, et on a des choses plus importantes à faire. Larry ? »
Larry reposa le ventilo en un geste de mauvaise humeur.
« Tout est prêt, Sir. On aura trois voitures dans le secteur. Mademoiselle Enquist sera équipée d’un radio-émetteur qui nous permettra de la localiser n’importe quand, en plus d’un micro pour qu’on puisse écouter et évaluer la situation. D’après ce qui est prévu, elle rentre chez elle avec lui où les attendent Holy, Lebie et moi-même, respectivement dans le placard de la chambre, sur le balcon et dans le couloir, à l’extérieur de l’appartement. S’il doit se passer quelque chose dans la voiture ou s’ils vont ailleurs, les trois voitures les suivent.
– Et la tactique ? » Yong rajusta ses lunettes.
« Sa mission est de le faire parler des meurtres, Sir. Elle lui mettra la pression en disant qu’elle ira voir la police pour leur répéter ce que lui avait dit Inger Holter sur les petites manies sexuelles de monsieur. Quand il sera sûr qu’elle ne peut plus lui échapper, il se peut qu’il vende la mèche.
– Et combien de temps attend-on avant d’entrer ?
– Jusqu’à ce qu’on ait des preuves irréfutables sur la bande. Au pire : jusqu’à ce qu’il l’attaque.
– Risque ?
– Pas de risque zéro, bien sûr, mais on n’étrangle pas quelqu’un en deux coups de cuiller à pot. On sera à quelques secondes seulement, en permanence.
– Et s’il est armé ? »
Yong haussa les épaules.
« Ce serait un comportement atypique compte tenu de ce que l’on sait, Sir. »
McCormack s’était levé et avait commencé à faire comme à son habitude les cent pas dans le peu d’espace dont il disposait. Il rappela à Harry un vieux léopard grassouillet qu’il avait vu au zoo, quand il était petit. La cage était si petite que l’avant du corps commençait à repartir dans l’autre sens avant que l’arrière n’en ait terminé avec le virage précédent. En long, en large. En long, en large.
« Et s’il veut tirer son coup avant que quoi que ce soit n’ait été dit, ou avant qu’il se soit passé quelque chose ?
– Elle refuse. Elle dira qu’elle a changé d’avis, qu’elle avait dit ça juste pour le convaincre de lui procurer de la morphine.
– Et on le laisse repartir, rien d’autre ?
– On ne va pas faire de vague si on n’est pas sûrs de pouvoir l’alpaguer, Sir. »
McCormack enfouit sa lèvre supérieure sous sa lèvre inférieure.
« Pourquoi elle le fait ? »
Silence.
« Parce qu’elle n’aime ni les violeurs, ni les tueurs, dit Harry après une longue pause. En particulier ceux qui tuent des gens qu’elle connaît.
– Mais encore ? »
Un autre ange passa, encore plus lentement.
« Parce que je le lui ai demandé », dit finalement Harry.
« Je peux t’embêter un peu, Yong ? »
Yong Sue leva les yeux de son PC et sourit.
« Sure, mate. »
Harry se laissa tomber sur une chaise. L’actif Chinois continua à taper à toute vitesse en gardant un œil sur l’écran, et l’autre sur Harry.
« Ce serait bien que ça reste entre nous, Yong, mais je n’y crois plus. »
Yong cessa de taper.
« Je crois qu’Evans White est une fausse piste », continua Harry.
Yong eut l’air paumé.
« Pourquoi ça ?
– C’est un peu difficile à expliquer, mais il y a deux ou trois choses que je n’arrive pas à me sortir du crâne. Andrew a essayé de me faire comprendre quelque chose, quand il était à l’hôpital. Et même avant, d’ailleurs. »
Harry se tut. D’un signe de tête, Yong l’encouragea à continuer.
« Il a essayé de me convaincre que la solution était plus proche que je ne le pensais. Je crois que le coupable est une personne qu’Andrew, pour une raison indéterminée, ne pouvait pas prendre lui-même. Qu’il avait besoin d’un intervenant extérieur. Moi, par exemple – un Norvégien qui débarque avec ses gros sabots, et qui devait en principe repartir par le premier vol. Je me suis dit qu’il devait s’agir d’un truc de ce genre quand je pensais que c’était Otto Rechtnagel, le tueur, que parce que c’était un ami proche, Andrew voulait que ce soit quelqu’un d’autre qui l’arrête. Mais au fond de moi, j’avais l’impression que quelque chose devait merder. Maintenant, je sais que ce n’était pas lui qu’Andrew voulait que j’arrête, mais quelqu’un d’autre. »
Yong s’éclaircit la voix :
« Je n’en ai pas parlé plus tôt, Harry, mais j’ai tiqué quand Andrew a parlé de ce témoin qui avait clairement vu Evans White à Nimbin, le jour du meurtre. Après coup, je me dis qu’Andrew pouvait avoir une bonne raison pour éloigner les soupçons d’Evans White. Précisément le fait qu’Evans White le tenait. Il savait qu’Andrew était héroïnomane, et que ça aurait pu lui valoir de se faire virer de la police et de se retrouver en prison. Je n’aime pas cette idée, mais est-ce que tu as pensé qu’Andrew et White pouvaient avoir un petit accord visant à ce qu’Andrew détourne notre attention de White ?
– Ça commence à être compliqué, Yong, mais… Oui, j’ai envisagé cette possibilité. Et je l’ai rejetée. N’oublie pas que c’est Andrew qui a fait en sorte qu’on puisse identifier et retrouver Evans White à partir de cette photo.
– Mouais, concéda Yong en se grattant la tête avec son crayon. On aurait pu y arriver sans lui, mais ça aurait sûrement pris plus de temps. Est-ce que tu connais le pourcentage de chances pour que, dans une affaire donnée, ce soit le conjoint le meurtrier de la personne assassinée ? Cinquante-huit pour cent. Andrew savait qu’on mettrait beaucoup en œuvre pour retrouver le petit ami caché d’Inger Holter, une fois la lettre traduite. Alors s’il voulait réellement protéger White tout en le dissimulant, il avait tout intérêt à apporter son aide. Pour sauver la face. Par exemple, tu n’as pas trouvé un poil stupéfiant qu’il reconnaisse comme ça quelques façades, à un endroit où il était passé une fois un siècle avant, et sous l’emprise de la marijuana, par-dessus le marché ?
– Tu as peut-être raison, Yong, je ne sais pas. De toute façon, je ne pense pas que ça ait un intérêt de semer le doute maintenant que nos gars savent ce qu’ils doivent faire. Peut-être qu’Evans White est notre homme, tout compte fait. Mais si j’en étais persuadé, je n’aurais jamais mêlé Birgitta à tout ça.
– Alors à ton avis, qui est notre homme ?
– Cette fois-ci, tu veux dire ? »
Yong sourit.
« Pourquoi pas. »
Harry se frotta le menton.
« J’ai déjà sonné le tocsin deux fois, Yong. Ce n’est pas la troisième fois que le garçon a crié “au loup” que les gens ne s’en sont plus préoccupé ? C’est pour ça que cette fois, il faut que je sois tout à fait sûr.
– Pourquoi tu es venu me raconter ça à moi, Harry ? Pourquoi pas à un des chefs ?
– Parce que tu peux me rendre un ou deux menus services, faire quelques recherches discrètes et trouver les informations que je recherche sans que personne de la baraque ne le sache.
– Personne d’autre ne doit le savoir ?
– Je sais que ça a l’air un peu bancal. Et je sais que tu as plus à perdre ici que la plupart des autres. Mais tu es le seul qui puisse m’aider, Yong. Alors ? »
Yong regarda longuement Harry. « Est-ce que ça t’aidera à trouver le meurtrier ?
– Je l’espère. »