18
La mission et une balade
dans le parc
« Bravo, vous me recevez ? »
Le récepteur crachota.
« La radio fonctionne normalement, cria Lebie. Ça va comment, dedans ?
– Bien », répondit Harry.
Assis sur le lit, il regarda la photo de Birgitta qui était sur la table de nuit. C’était une photo de confirmation. Les cheveux frisés, et le fait qu’on ne voyait pas ses taches de rousseur parce que le cliché était surexposé, lui donnaient une apparence juvénile, sérieuse et étrangère. Elle n’avait pas l’air dans son assiette. Elle lui avait dit qu’elle gardait ce portrait en prévision des mauvaises journées, pour se remonter le moral et se prouver que malgré tout, les choses allaient mieux.
« Ça donne quoi, au niveau du planning ? cria Lebie depuis la cuisine.
– Elle quitte le boulot dans cinq minutes. Ils sont à l’Albury, en train de lui poser le micro et l’émetteur.
– Ils la conduisent à Darlinghurst Road, ensuite ?
– Non. On ne sait pas où est exactement White, il pourrait la voir par hasard descendre de voiture, et il se méfierait. Elle y va à pied de l’Albury. »
Wadkins arriva du couloir.
« Ça se présente bien. Je peux me poster au coin de la porte cochère pour qu’ils ne me voient pas, et les suivre ensuite. On ne va pas quitter ta poule des yeux une seule seconde, Holy. Où es-tu, Holy ?
– Ici, Sir. J’ai entendu. Ça fait plaisir, Sir.
– Radio, Lebie ?
– On a le contact, Sir. Tout le monde est en place. On démarre n’importe quand. »
Harry y avait repensé et repensé. En long, en large et en travers. Il en avait débattu avec lui-même, avait adopté tous les points de vue, et avait finalement décrété qu’il se foutait bien qu’elle puisse le prendre comme un cliché navrant, comme une façon puérile de le dire ou comme une échappatoire facile. Il déballa la rose rouge qu’il avait achetée et la mit dans le verre d’eau qui jouxtait la photographie, sur la table de chevet.
Il hésita un instant. Ça allait peut-être la distraire ? Evans White allait peut-être se mettre à poser des questions en voyant une rose à côté du lit ? Il éprouva prudemment une des épines du doigt. Non. Birgitta comprendrait l’encouragement, et la vue de la rose la rendrait au contraire plus forte.
Il regarda sa montre. Il était huit heures.
« Allez, expédions tout le bazar ! » cria-t-il en direction du salon.
Quelque chose clochait. Harry ne pouvait pas entendre ce qu’ils disaient, mais il entendait le grésillement de la radio, depuis le salon. Et elle grésillait beaucoup trop. Tous savaient à l’avance exactement ce qu’ils devaient faire, ce qui voulait dire qu’il n’était pas nécessaire de tant communiquer par la radio si tout se passait comme prévu.
« Merde, merde, merde », dit Wadkins. Lebie se débarrassa de ses écouteurs et se tourna vers Harry.
« Elle ne se pointe pas, dit-il.
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– Elle a quitté l’Albury à huit heures moins le quart précises. De là, il ne faut pas plus de dix minutes à pied pour se rendre à King’s Cross. Et ça fait maintenant vingt-cinq minutes.
– Je croyais que vous m’aviez dit que vous ne la quitteriez pas des yeux !
– À partir du moment où elle serait sur le lieu de rendez-vous, oui. Pourquoi quelqu’un aurait…
– Et le micro ? Elle était bien reliée au récepteur, quand elle est partie.
– Ils ont perdu le contact. Ils l’avaient, et puis tout à coup, plus rien. Plus un son.
– On a une carte ? Par où est-elle passée ? » Il parlait rapidement, à voix basse. Lebie prit le plan de sa sacoche et le tendit à Harry, qui l’ouvrit à la page de Paddington et King’s Cross.
« Par où devait-elle passer ? demanda Lebie dans l’appareil.
– Par le trajet le plus simple. En descendant Victoria Street.
– Voilà, c’est là. Tourner d’Oxford Street dans Victoria Street, passer devant St Vincent Hospital et Green Park, continuer jusqu’au carrefour où commence Darlinghurst Road, puis deux cents mètres tout droit jusqu’à Hungry John. Bordel, ça ne peut pas être plus simple ! »
Wadkins s’empara du micro.
« Smith, envoie deux voitures remonter Victoria Street, pour retrouver la fille. Passe la consigne à ceux qui étaient à l’Albury qu’ils doivent nous aider. Une voiture reste près de Hungry John au cas où elle se pointerait. Faites vite, et soyez le plus discrets possible. Faites-moi un rapport dès que vous savez quelque chose. »
Wadkins balança le micro.
« Merde, merde, merde ! Mais qu’est-ce qui se passe, exactement, bon Dieu ? Elle s’est fait écraser ? Détrousser ? Violer ? Merde, merde ! »
Harry et Lebie se regardèrent.
« Est-il possible que White ait remonté Victoria Street par hasard, qu’il l’ait vue et ramassée là-haut ? proposa Lebie. Parce qu’il l’a déjà vue, à l’Albury, et il a pu la reconnaître.
– L’émetteur, dit Harry. Il doit bien encore fonctionner !
– Bravo, Bravo ! Ici Wadkins. Vous recevez un signal de l’émetteur ? Oui ? Direction l’Albury ? Alors elle n’est pas loin. Vite, vite, vite ! Bon. Terminé. »
Les trois hommes restèrent silencieux. Lebie regarda Harry à la dérobée.
« Demande-leur s’ils ont aperçu la bagnole d’Evans White, dit Harry.
– Bravo, vous me recevez ? Ici Lebie. Et la Holden noire ? Est-ce que vous l’avez vue ?
– Negative. »
Wadkins bondit de son siège et commença à faire des allers et retours tout en jurant à voix basse. Harry était resté accroupi depuis qu’il était entré au salon, et commençait seulement à sentir que les muscles de ses cuisses tremblaient.
La radio grésilla.
« Charlie, ici Bravo, vous me recevez ? »
Lebie alluma le haut-parleur.
« Ici Charlie. On vous reçoit, Bravo.
– Ici Stoltz. On a trouvé le micro et l’émetteur dans son sac, à Green Park. La fille a disparu.
– Dans son sac ? demanda Harry. Elle ne devait pas l’avoir fixé sur elle ? »
Wadkins se tortilla.
« J’ai dû oublier de te le dire, mais on s’est demandé ce qui arriverait s’il l’approchait… euh, s’il la touchait et, oui, enfin, tu sais… S’il s’échauffait. Mademoiselle Enquist était d’accord avec nous, c’était plus sûr d’avoir le matériel dans son sac. »
Harry avait déjà mis sa veste.
« Où vas-tu ? demanda Wadkins.
– Il l’attendait, dit Harry. Il l’a peut-être suivie depuis l’Albury. Elle n’a même pas eu le temps de crier. Je parie qu’il s’est servi d’un tampon de diéthyl. Comme pour Otto Rechtnagel.
– En pleine rue ? demanda Lebie, sceptique.
– Non. Dans le parc. J’y vais. J’y connais du monde. »
Joseph n’arrêtait pas de cligner des yeux. Il était tellement pété qu’il donnait à Harry envie de pleurer.
« Je pensais qu’ils étaient en train de se rouler un patin, moi, Harry.
– Ça fait quatre fois que tu me ressers ça, Joseph. De quoi avait-il l’air ? Où sont-ils allés ? Ils étaient en voiture ?
– Mikke et moi nous sommes fait la remarque quand il est passé en la soutenant, qu’elle était encore plus défoncée que nous, rien que ça. Je crois que Mikke a été jaloux d’elle, à ce moment. Hi, hi. Dis-lui bonjour. Il est finlandais. »
Mikke était allongé sur l’autre banc, et la journée était depuis belle lurette terminée pour lui.
« Regarde-moi, Joseph. Regarde-moi ! Il faut que je la retrouve. Tu piges ? Ce mec est vraisemblablement un meurtrier.
– J’essaie, Harry, j’essaie vraiment. Merde, j’aimerais sincèrement pouvoir t’aider. »
Joseph ferma fort les yeux et posa un poing sur son front tout en gémissant.
« Il fait tellement noir, dans ce putain de parc, je n’ai pas vu grand-chose. Il m’a semblé qu’il était assez baraqué.
– Gros ? Grand ? Blond ? Brun ? Il boitait ? Il avait des lunettes ? De la barbe ? Un chapeau ? »
Joseph roula des yeux en guise de réponse.
« Tu as une clope, mon pote ? Ça me fait mieux réfléchir, tu sais. »
Mais toutes les cigarettes du monde ne pouvaient chasser le brouillard éthylique qui baignait la cervelle de Joseph. Harry lui donna le reste de son paquet et le pria de demander à Mikke de quoi celui-ci se souvenait, à son réveil. Sans se faire trop d’illusions.
Il était deux heures du matin quand Harry revint à l’appartement de Birgitta. Assis à côté de la radio, Lebie lui adressa un regard plein de compassion.
« T’as tenté le coup, hein ? Pas bon, hein ? »
Harry ne comprit pas un traître mot, mais approuva de la tête.
« Pas bon, répéta-t-il en se laissant tomber sur une chaise.
– Comment était l’ambiance, au poste ? » demanda Lebie.
Harry chercha maladroitement une cigarette avant de se souvenir qu’il les avait données à Joseph.
« Un cran en dessous du bordel généralisé. Wadkins est en train de perdre totalement les pédales, et des voitures de police parcourent la moitié de Sydney en faisant gueuler leurs sirènes, comme des poules sans tête. Tout ce qu’ils savent sur White, c’est qu’il a quitté sa ferme de Nimbin plus tôt aujourd’hui et qu’il a pris l’avion de quatre heures pour Sydney. Depuis, personne ne l’a vu. »
Il tapa une cigarette à Lebie, et ils fumèrent un moment en silence.
« Rentre chez toi dormir quelques heures, Sergueï. Je vais rester ici cette nuit, au cas où Birgitta rentrerait. Laisse la radio allumée, ça me permettra de me tenir au courant.
– Je peux dormir ici, Harry. »
Celui-ci secoua la tête.
« Rentre chez toi. Je t’appellerai pour te réveiller, s’il se passe quelque chose. »
Lebie mit une casquette des Bears sur son crâne lisse comme une boule de billard. Il resta un instant près de la porte.
« On va la retrouver, Harry. J’en ai la conviction. Alors cramponne-toi, mon pote. »
Harry le regarda. Il était difficile de dire si Lebie croyait à ce qu’il disait.
Aussitôt seul, il ouvrit la fenêtre et se mit à regarder les toits, devant lui. La température avait baissé, mais l’air était toujours doux, portant les effluves de la ville, des hommes et de nourriture venant de tous les coins de la planète. C’était l’une des plus belles nuits d’été du globe, dans l’une des plus belles villes du globe. Il leva les yeux vers les étoiles. Une infinité de petites lumières clignotantes qui semblaient battre et vivre quand il les regardait assez longtemps. Toute cette beauté insensée.
Il essaya prudemment de sonder ce qu’il ressentait. Prudemment, parce qu’il ne pouvait pas se permettre de s’y abandonner. Pas encore, pas maintenant. Juste un peu. Il ne savait pas si ça le rendait plus fort, ou plus faible. Le visage de Birgitta entre ses mains, le reste de son rire qui demeurait dans sa mémoire. Ce qui faisait mal. C’était ça qu’il fallait qu’il arrive à tenir à l’écart de sa vie, mais il l’évaluait, comme pour se faire une idée de la puissance que ça avait.
Il avait l’impression d’être dans un sous-marin, au fond d’un océan de désespoir et de résignation trop profond. L’eau faisait pression et voulait entrer, et des grincements et des claquements étaient déjà audibles autour de lui. Il ne lui restait plus qu’à espérer que la coque tiendrait, qu’un entraînement de toute une vie en matière de self-control pourrait trouver son utilité. Harry pensa aux âmes qui se changeaient en étoiles, à la mort de l’enveloppe corporelle. Mais il parvint à éviter de chercher une étoile en particulier.