8

Une pute sympathique,

un Danois grincheux et le cricket

 

Harry trouva Sandra devant Dez Go-Go. Elle faisait le guet sur son petit royaume de King’s Cross, depuis son bout de trottoir. Ses jambes fatiguées oscillaient sur des talons aiguilles, elle avait les bras croisés, une cigarette entre deux doigts et dans les yeux ce regard de Belle au bois dormant, à la fois aguicheur et dissuasif. En bref, elle avait l’air de n’importe quelle pute, dans n’importe quelle rue au monde.

« Bonjour », dit Harry. Sandra le regarda sans paraître le reconnaître. « Tu te souviens de moi ? »

Les coins de sa bouche se soulevèrent. C’était peut-être supposé être un sourire.

« Bien sûr, mon cœur. On y va.

– C’est Holy, le policier. »

Sandra le fixa en plissant les yeux.

« Ah, merde, oui, tiens. Mes lentilles se mettent en grève, de si bon matin. Ça doit être toute cette pollution.

– Est-ce que je peux t’offrir un café ? » demanda poliment Harry.

Elle haussa les épaules.

« Il ne se passe plus grand-chose, ici, alors je peux aussi bien arrêter de bosser pour aujourd’hui. »

Teddy Mongabi apparut brusquement à l’entrée du club de strip-tease, une allumette entre les dents. Il fit un petit signe de tête à Harry.

 

« Comment tes parents le vivent ? » demanda Sandra quand on leur servit le café. Ils étaient au Bourbon & Beef, où Harry prenait ses petits-déjeuners, et le taulier se souvenait de la commande que Harry ne manquait pas de passer : œufs Benedict, hashbrownes et café, white flat. Sandra buvait le sien noir.

« Pardon ?

– Ta sœur…

– Ah oui. » Il leva la tasse à ses lèvres pour gagner un peu de temps. « Oui, ils le prennent comme on pourrait s’y attendre, c’est gentil de demander.

– On vit vraiment dans un monde de merde. »

Le soleil ne s’était pas encore levé au-dessus des toits de Darlinghurst Road, mais le ciel était déjà bleu, avec quelques petits nuages pelucheux. On jurait dit le papier peint d’une chambre d’enfant. Mais peu importait, car le monde était vraiment trop merdique.

« J’ai parlé avec quelques-unes des filles, poursuivit Sandra. Le mec que tu m’as montré sur la photo s’appelle White. Il deale de l’ecsta et de l’acide. Certaines d’entre elles lui en achètent. Mais aucune ne l’a eu comme client.

– Il n’a peut-être pas besoin de payer pour satisfaire ses besoins », suggéra Harry.

Sandra pouffa de rire.

« Avoir besoin de sexe, c’est une chose. Le besoin d’en acheter, c’en est une autre. C’est en fait ça qui branche pas mal de mecs. Il y a beaucoup de choses que nous pouvons te faire, que tu n’auras pas chez toi. Tu peux me croire. »

Harry leva les yeux. Sandra le regardait bien en face, et le mince voile devant ses yeux disparut un instant.

Il la crut.

« Tu as vérifié, pour les dates que je t’ai données ?

– L’une des filles m’a dit lui avoir acheté de l’acide un soir, la veille du jour où ta sœur a été retrouvée. »

Harry reposa sa tasse de telle sorte que le café jaillit, et il se pencha par-dessus la table.

« Je peux lui parler ? On peut lui faire confiance ? » demanda-t-il très vite, à voix basse.

La grande bouche rouge de Sandra se fendit en un large sourire. Un trou noir apparut à l’endroit où une canine manquait. « Comme je te l’ai dit, elle achetait de l’acide. C’est une substance interdite, en Australie aussi. Tu ne peux pas lui parler. Et pour la deuxième question : est-ce qu’on peut faire confiance à une cervelle rongée par l’acide ? »

Elle haussa les épaules.

« Je ne fais que répéter ce qu’elle m’a dit. Mais tu sais, elle ne doit pas avoir l’idée la plus précise qui soit de ce qui est mercredi et de ce qui est jeudi, si tu vois ce que je veux dire. »

L’ambiance dans la salle de réunion était tendue. Même le ventilateur bourdonnait plus gravement que d’habitude.

« Désolé, Holy. On laisse tomber White. Aucun motif, et sa copine dit qu’il était à Nimbin au moment du meurtre », dit Wadkins.

Harry haussa le ton :

« Mais vous n’entendez pas ce que je dis : Angeline Hutchinson marche au speed, et Dieu sait quoi d’autre. Elle est enceinte, sans doute d’Evans White. Merde, c’est son dealer attitré, les mecs ! Dieu et Jésus en une seule personne ! Elle dira tout ce que vous voulez. On a parlé avec le propriétaire, et cette gonzesse détestait Inger Holter, et à juste titre, étant donné que la Norvégienne essayait de lui faucher sa poule aux œufs d’or.

– Peut-être qu’on devrait plutôt se pencher un peu plus sur cette demoiselle Hutchinson, fit Lebie à voix basse. En tout cas, elle, elle a un motif. Peut-être que c’est elle qui a besoin de White comme alibi, et pas l’inverse.

– Mais White ment ! Il a été vu à Sydney un jour avant qu’on retrouve Inger Holter. » Harry s’était levé et fit deux pas en avant, puis deux en arrière, plusieurs fois de suite, utilisant toute la place disponible dans la salle de réunion.

« Vu par cette prostituée qui carbure au LSD, et dont on ne sait même pas si elle accepterait de témoigner, souligna Wadkins, avant de se tourner vers Yong. Qu’est-ce que tu as appris auprès des compagnies aériennes ?

– La police de Nimbin a elle-même vu White dans la grand-rue trois jours avant le meurtre. Ni Ansett, ni Quantas n’a de White sur la liste de ses passagers entre cet instant et le jour du meurtre.

– Ça ne veut rien dire, grogna Lebie. Vous n’allez quand même pas croire qu’un vendeur de schnouf voyage sous son vrai nom. En plus, il a pu venir en train. Ou en voiture, s’il avait du temps. »

Harry était chaud.

« Je répète : les statistiques américaines montrent que dans soixante-dix pour cent des cas, la victime connaît son meurtrier. Et pourtant, on se focalise sur un tueur en série tout en sachant que l’on a autant de chance de le trouver que de gagner au loto. Alors allons plutôt chercher où on sait qu’on a des chances de réussite. Après tout, on tient un type contre lequel on a un certain nombre d’indices. Ce qu’il y a, maintenant, c’est qu’il faut le secouer un peu. Agir tant que les traces sont encore fraîches. Le faire venir et lui agiter une mise en inculpation sous le nez. Le pousser à la faute. Pour l’instant, il nous mène par le bout du nez : à savoir, vers… vers… » Il tentait en vain de trouver un mot anglais traduisant « une impasse ».

« Hmm, fit Wadkins qui se mettait à penser tout haut. C’est clair que ça ne serait pas joli-joli s’il s’avérait que celui qu’on a juste devant nous est coupable. Alors qu’on n’a rien fait. »

À cet instant, la porte s’ouvrit et Andrew entra. « Bonjour, les gars, désolé pour le retard. Mais il faut que l’un au moins d’entre nous assure la sûreté à l’extérieur. Qu’est-ce qui se passe, chef, tu as des rides au front, aussi profondes que la Jamison Valley ? »

Wadkins soupira.

« On se demande s’il ne va pas falloir redistribuer les ressources. Laisser de côté la théorie d’un tueur en série et se concentrer sur Evans White. Ou Angeline Hutchinson. Selon Holy, leur alibi ne pèse pas lourd. »

Andrew s’esclaffa et sortit une pomme de sa poche. « J’aimerais bien voir une femme enceinte, de quarante-cinq kilos, étouffer une puissante matrone Scandinave. Et la sauter, juste après.

– C’était juste une supposition, murmura Wadkins.

– Et en ce qui concerne Evans White, oubliez-le, poursuivit Andrew en essuyant sa pomme sur la manche de son veston.

– Ah oui ?

– J’ai parlé avec l’un de mes contacts. Il était à Nimbin le jour du meurtre, pour mettre la main sur une livraison d’herbe, et on lui a parlé des excellents produits d’Evans White.

– Oui, et… ?

– Personne ne lui a dit que White ne faisait pas son business de chez lui, et il est donc allé jusqu’à sa ferme, rien que pour se faire rembarrer par un type surexcité, avec une pétoire sous le bras. Je lui ai fait voir la photo. Désolé, mais il n’y a aucun doute, Evans White était bien à Nimbin le jour du meurtre. »

Un ange passa. On n’entendit que le ventilateur, et le bruit que fit Andrew en arrachant un gros morceau à sa pomme.

« Retour à la case départ », dit Wadkins.

 

Harry avait prévu de retrouver Birgitta à cinq heures près de l’Opéra, pour prendre un café avant qu’elle n’aille travailler. La cafétéria était fermée ; lorsqu’ils arrivèrent. Un mot les informa que l’événement était lié à la représentation d’un ballet.

« Il y a toujours quelque chose », dit Birgitta. Ils allèrent s’appuyer près de la balustrade pour regarder le port, jusqu’à Kirribilli, qui se trouvait de l’autre côté.

Un bateau moche et rouillé, navigant sous pavillon russe, s’éloignait tranquillement, et plus loin, dans Port Jackson, des voiles blanches oscillaient en un sur-place apparent.

« Et maintenant, qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle.

– Il n’y a pas grand-chose que je puisse faire, ici. Le cercueil d’Inger Holter a été rapatrié. Le bureau des pompes funèbres d’Oslo m’a téléphoné un peu plus tôt dans la journée. J’ai pu leur expliquer que c’était l’ambassade qui avait organisé le transport par avion. Ils parlaient du macchab’, cadavre, dans leur jargon. On donne tout un tas de petits noms aux bambins, mais c’est bizarre que l’on en donne tant à la mort.

– Alors, quand est-ce que tu t’en vas ?

– Dès qu’on aura pu éliminer tous ceux avec qui on est sûrs qu’Inger Holter a eu des contacts. Je parlerai à McCormack demain. Je partirai vraisemblablement avant le week-end. Si aucune piste concrète ne se présente. Sinon, ça risque d’être une affaire plutôt longuette, et dans ce cas, il est prévu que l’ambassade fasse l’intermédiaire entre les polices des deux pays. »

Elle acquiesça. Un groupe de touristes japonais se planta juste à côté d’eux et le bourdonnement des caméscopes se mêla à la cacophonie de japonais, de cris de mouettes et de ronronnement de moteurs des bateaux qui passaient à proximité.

« D’ailleurs, est-ce que tu savais que celui qui a dessiné l’opéra de Sydney a tout laissé en plan ? » demanda tout à coup Birgitta. Au moment où les discussions sur les dépassements de budget concernant la construction de l’Opéra de Sydney avaient commencé à se faire houleuses, l’architecte danois Jorn Utzon avait tout laissé tomber et était parti, en signe de protestation.

« Oui, répondit Harry. On en a parlé la dernière fois qu’on est venus ici.

– Mais imagine un peu, te tirer tout simplement, comme ça, et abandonner ce que tu as commencé… Quelque chose dont tu pensais réellement que ça deviendrait chouette. Je crois que je ne pourrais jamais le faire. »

 

Ils s’étaient déjà mis d’accord : Harry accompagnerait Birgitta au lieu de la laisser prendre le bus jusqu’à l’Albury. Mais ils n’avaient pas grand-chose à se dire et ils remontèrent en silence Oxford Street, vers Paddington. Le grondement d’un lointain orage leur parvint, et Harry leva des yeux étonnés vers le beau ciel bleu. Un type distingué, aux cheveux gris, portant un irréprochable costume gris, se tenait au coin d’un immeuble, et portait une pancarte sur laquelle il était écrit : « La police secrète m’a confisqué mon travail, ma maison, et a détruit ma vie. Officiellement, ils n’existent pas, ils n’ont ni adresse, ni numéro de téléphone, et n’apparaissent pas dans le budget de l’État. Ils se croient intouchables. Aidez-moi à trouver ces escrocs pour qu’ils soient jugés pour leurs iniquités. Signez ici ou faites un don. » Il brandissait un livre dont les pages étaient couvertes de signatures.

Ils passèrent devant un magasin de disques, et Harry, sous le coup d’une impulsion subite, s’arrêta et entra. Un type était installé derrière le comptoir, dans la pénombre, une paire de lunettes de soleil sur le nez. Harry lui demanda s’il avait des albums de Nick Cave.

« Bien sûr, c’est un Australien », répondit le type en ôtant ses lunettes. Il avait un aigle tatoué sur le front.

« Un duo. Quelque chose où il est question de wild rose… commença Harry.

– Oui, oui, je vois lequel c’est. Where the Wild Roses Grow, de Murder Ballads. Une chanson de merde. Un album de merde. Achetez plutôt l’un de ses bons albums. »

Le type remit ses lunettes et disparut derrière le comptoir.

Harry en resta comme deux ronds de flan, clignant des yeux dans la pénombre.

« Qu’est-ce qu’elle avait de si spécial, cette chanson, demanda Birgitta lorsqu’ils furent ressortis.

– Rien, apparemment », répondit Harry en éclatant de rire. Le disquaire l’avait remis de bonne humeur. « Cave et cette nana chantent à propos d’un meurtre. Ils réussissent à en faire quelque chose de beau, presque comme une déclaration d’amour. Mais apparemment, c’est une chanson de merde. » Il rit à nouveau. « Je crois que je commence à aimer cette ville. »

Ils continuèrent à marcher. Harry jetait des coups d’œil devant et derrière eux. Ils étaient presque le seul couple dans Oxford Street qui ne fût pas formé de deux garçons ou de deux filles. Birgitta le prit par la main.

« Tu aurais dû être là pour mardi-gras, pour voir le défilé gay, dit Birgitta. Ils descendent Oxford Street. L’année dernière, ils ont dit que plus de cinq cent mille personnes étaient venues de toute l’Australie, pour regarder ou pour participer. C’était de la folie. »

La rue des tapettes. La rue des lesbiennes. Ce ne fut qu’à ce moment-là qu’il remarqua quel style de vêtements était exposé dans les vitrines. Du latex. Du cuir. Des hauts moulants et de petites culottes de soie. Des fermetures éclair et des clous. Mais de bonne qualité et stylés, sans ce côté gras et vulgaire qui transpirait des clubs de strip-tease de King’s Cross. « Il y avait un pédé qui habitait juste à côté de chez moi, quand j’étais petit, raconta Harry. Il devait avoir dans les quarante ans, il habitait seul, tout le voisinage savait qu’il était homo. L’hiver, on lui lançait des boules de neige, en criant « enculé », avant de détaler comme des fous, persuadés qu’il nous filerait une volée de bois vert s’il nous mettait la main dessus. Mais il ne nous a jamais couru après, il se contentait de tirer son bonnet un peu plus bas sur ses oreilles, et de rentrer chez lui. Un beau jour, il a déménagé. Il ne m’avait jamais rien fait, et je me suis toujours demandé pourquoi je le détestais à ce point.

– Les gens ont peur de ce qu’ils ne comprennent pas. Et ils détestent ce qui leur fait peur.

– Ce que tu es intelligente », lui dit Harry, ce qui lui valut un coup de poing dans le ventre. Il s’effondra en criant sur le trottoir, elle le supplia en riant de ne pas faire toute une scène, et il se releva pour la courser vers le haut d’Oxford Street.

« J’espère qu’il est venu s’installer ici », dit Harry après coup.

 

Après avoir fait ses adieux à Birgitta (le fait qu’il avait commencé à envisager toute séparation, pour plus ou moins longtemps, comme « des adieux », le préoccupait), il alla attendre le bus. Il avait devant lui un garçon qui portait un sac à dos orné du drapeau norvégien. Harry se demandait s’il devait engager la conversation, lorsque le bus arriva.

Le conducteur gémit quand Harry lui tendit un billet de vingt dollars.

« Tu n’en as pas trouvé un de 50 ? » demanda-t-il, grinçant.

« Si j’en avais eu un, je te l’aurais filé, pauvre enculé. » Il prononça ces derniers mots en norvégien, en articulant bien, et avec un sourire innocent, mais le conducteur ne sembla apprécier ni ce qu’il comprenait, ni ce qu’il ne comprenait pas dans cette réponse, et il lui jeta un regard mauvais en lui rendant sa monnaie.

Il avait pris la décision de reprendre le chemin qu’Inger avait suivi la nuit où elle avait été tuée. Non pas parce que personne ne l’avait encore fait : Lebie et Yong étaient passés dans des bars et des restaurants qui jalonnaient l’itinéraire et y avaient montré la photo d’Inger Holter – bien évidemment sans résultat. Il avait essayé de convaincre Andrew de l’accompagner, mais celui-ci avait freiné des quatre fers et déclaré que ça revenait à gaspiller un temps précieux qui pouvait avantageusement être passé devant la télé.

« Je ne déconne pas, Harry, ça donne confiance en soi, de regarder la téloche. Quand tu t’aperçois à quel point les gens peuvent être cons, à la télé, tu te sens intelligent. Et des études scientifiques ont démontré que les gens qui se sentent intelligents sont plus performants que ceux qui se sentent bêtes. »

Harry n’était pas d’attaque pour lutter contre ce genre de logique, mais il réussit quand même à lui arracher le nom d’un bar dans Bridge Road, où il pourrait passer et dire au patron qu’il venait de la part d’Andrew. « Il n’aura sûrement pas grand-chose à te raconter, mais il te fera peut-être payer ton coca moitié prix », lui avait dit Andrew en lui faisant un grand sourire satisfait.

Harry descendit du bus devant l’Hôtel de Ville, déambula vers Pyrmont. Il regardait les grands bâtiments et les gens qui couraient autour, à la façon des citadins des grandes villes, sans que cela ne lui apprît quoi que ce fût sur ce qui avait pu arriver à Inger Holter ce soir-là. Au marché aux poissons, il entra dans un café et commanda un petit pain au saumon et aux câpres. De la fenêtre, il voyait le pont qui enjambait la Blackwattle Bay et Glebe, sur l’autre rive. On avait commencé à aménager une scène sur la place, et Harry comprit d’après les affiches qu’on la construisait à l’occasion de la fête nationale australienne qui avait lieu le dimanche suivant. Harry se commanda un café et commença à se bagarrer avec le Sydney Morning Herald, un journal dans lequel on pouvait emballer toute une cargaison de poisson, et qu’on ne parcourt de bout en bout qu’au prix d’un certain effort, même en ne regardant que les images. Mais il restait encore une heure avant la nuit, et Harry voulait vérifier quelle faune surgit quand la nuit tombe sur Glebe.

 

Le propriétaire du Cricket était également le fier propriétaire du maillot que le héros national Nick Ambrose avait porté au cours des trois test-matches de cricket que l’Australie avait remportés d’affilée contre l’Angleterre, au début des années 1980. Il trônait dans un cadre suspendu au-dessus du bandit manchot. Sur un autre mur étaient accrochées deux des battes et la balle qui avait servi en 1978, quand l’Australie avait fini par mettre une dégelée au Pakistan après une longue traversée du désert. Après que quelqu’un eut fauché les guichets d’un match contre ; l’Afrique du Sud, qui décoraient le tympan de la porte de sortie, le patron s’était vu contraint de clouer plus solidement ses trophées – à la suite de quoi l’une des genouillères du légendaire Willard Staunton avait été réduite en lambeaux quand un client qui n’arrivait pas à la décrocher du mur l’avait criblée de balles.

Lorsque Harry entra et vit l’assortiment de trophées qui ornaient les murs, et les types – qu’on avait de bonnes raisons de penser fans de cricket – qui composaient la clientèle, il se dit qu’il fallait peut-être qu’il revoie la conception de sport de snob qu’il avait du cricket. Les clients n’étaient pas particulièrement bien coiffés et ne sentaient pas la rose, à l’instar de Borroughs, derrière son comptoir.

« B’soir », dit-il. Sa voix sonnait comme une faux émoussée contre une pierre à aiguiser.

« Tonic, sans gin, dit Harry en lui faisant signe de garder la monnaie sur le billet de dix dollars qu’il lui tendait.

– C’est beaucoup pour un pourboire, mais peu pour des infos, déclara Borroughs en agitant le billet. Tu es de la police ?

– Ça se voit tant que ça ? demanda Harry avec un air découragé.

– À part que tu parles comme un de ces satanés touristes, ouais. »

Borroughs posa la monnaie devant Harry et lui tourna le dos.

« Je suis un ami d’Andrew Kensington », dit Harry.

Borroughs se tourna avec la vitesse de l’éclair et récupéra la monnaie.

« Pourquoi tu ne l’as pas dit tout de suite ? » murmura-t-il.

Borroughs ne se rappelait pas avoir vu ou entendu parler d’Inger Holter, ce qui ne surprit pas outre mesure Harry, étant donné qu’Andrew en avait déjà discuté avec le patron. Mais comme l’avait toujours dit son vieux maître de la police d’Oslo, « Lumbago » Simonsen : « Mieux vaut demander une fois de trop. »

Harry regarda autour de lui.

« Tu sers quoi ? demanda-t-il.

– Brochettes et salade grecque, répondit Borroughs. Plat du jour, sept dollars.

– Excuse-moi, je m’exprime mal ; je veux dire, quel genre de clientèle est-ce que tu as ?

– C’est ce qu’on pourrait appeler la couche inférieure. » Il fit un sourire légèrement résigné, qui en disait plus long que n’importe quoi d’autre sur la vie professionnelle de Borroughs et sur ce qu’étaient devenus ses rêves de faire de cet endroit quelque chose de plus qu’un simple bar.

« Ce sont des habitués, qui sont assis là-bas ? demanda Harry avec un signe de tête vers un coin sombre de la pièce, où cinq types attablés buvaient de la bière.

« Oh oui. Ils le sont presque tous. Le gros des touristes ne passe pas vraiment par ici.

– Ça t’ennuie, si je vais leur poser une ou deux questions ? »

Borroughs hésita.

« Ces mecs-là ne sont pas des enfants de chœur. Je n’ai aucune idée de la façon dont ils gagnent le fric avec lequel ils se paient leur bière, et de toute façon, je n’ai pas l’intention de le leur demander. Mais ils ne sont pas au boulot de neuf à seize, pour dire ça comme ça.

– Mais tu ne vas pas me dire que ça ne gêne personne qu’une jeune fille innocente se fasse violer et étrangler dans le voisinage ? Même des gens qui ne sont pas toujours du bon côté de la loi, hein ? Ça fait fuir les gens, et ça, ce n’est pas bon pour les affaires, quelles qu’elles soient, hein ? »

Borroughs briquait un verre, encore et encore.

« Quoi qu’il en soit, si jetais toi, je ferais attention où je mets les pieds. »

Harry fit un signe de tête à Borroughs et alla à pas lents vers la table du coin, pour qu’ils aient le temps de le regarder venir. L’un d’entre eux se leva avant qu’Harry ne soit arrivé à la table. Il croisa les bras, révélant ainsi une dague tatouée sur son avant-bras musculeux.

« Ce coin est occupé, blondie, dit-il d’une voix si rauque qu’elle n’était presque qu’un souffle.

– J’ai une question… » commença Harry, mais la voix rauque secouait déjà la tête. « Juste une. Est-ce que l’un d’entre vous connaît ce type, Evans White ? » demanda Harry en levant la photo.

Jusque-là, les deux autres, qui lui faisaient face, s’étaient contentés de le regarder distraitement, avec dans les yeux plus un manque d’intérêt qu’une véritable animosité. Mais au moment où Harry prononça le nom de White, ils le regardèrent avec davantage d’intérêt, et Harry remarqua un frémissement sur la nuque de ceux qui lui tournaient le dos.

« Jamais entendu parler, dit le rauque. On était en pleine… conversation privée, mister. Bonsoir.

– Cette discussion ne concernerait pas par hasard des transactions de substances interdites par la loi australienne, hmm ? » demanda Harry.

Long silence. Il avait opté pour une tactique des plus dangereuses. On ne pouvait avoir recours à la provocation pure qu’en ayant un soutien solide, ou bien avec de bonnes chances de retraite. Harry n’avait ni l’un, ni l’autre. Il pensait juste qu’il était temps que les choses se mettent en mouvement.

L’une des nuques se leva. Et se leva encore. Elle avait pratiquement atteint le plafond quand elle se retourna et révéla un vilain côté face bourré de cicatrices. Une moustache en crocs soulignait l’aspect oriental du personnage.

« Gengis Khan ! C’est cool, de te voir, je te croyais mort ! » s’écria Harry en lui tendant la main.

Khan ouvrit la bouche.

« Tu es… ? »

On eût dit un râle macabre, une voix gargouillante de basse que n’importe quel groupe de death-metal aurait voulu engager, coûte que coûte.

« Je suis de la police, et je ne crois pas…

– Aï-dï. » Khan regardait Harry depuis le plafond.

– Pardon ?

– The badge – Ta plaque. »

Harry était pleinement conscient que la situation réclamait davantage que la carte en plastique de la préfecture de police d’Oslo, avec sa photo dessus.

« Est-ce qu’on t’a déjà dit que tu as exactement la même voix que le vocaliste de Sepultura, comment c’est son nom, déjà… »

Harry pointa un doigt sous son menton et fit mine de réfléchir. Le rauque avait commencé à faire le tour de la table. Harry le montra du doigt :

« Et toi, tu es Rod Stewart, c’est ça ? D’accord, vous êtes en train de mettre au point Live Aid II, et p… »

Le coup atteignit Harry sur les dents. Il se mit à tituber et porta la main à sa bouche.

« Est-ce que je dois comprendre que vous ne pensez pas que j’ai de l’avenir en tant que comique ? » demanda Harry. Il regarda ses doigts. Du sang, de la salive et quelque chose de mou et blanc qu’il ne pouvait identifier que comme de la pulpe dentaire les maculaient.

« La pulpe, ce n’est pas censé être rouge ? La pulpe, c’est ce qu’il y a de mou dans les dents, tu savais ? » demanda-t-il à Rod en lui montrant ses doigts.

Rod lança un coup d’œil sceptique à Harry avant de se pencher en avant pour examiner plus en détail les morceaux blancs.

« Ça, c’est de la dentine, ce qu’il y a sous l’émail, informa-t-il. Mon vieux est dentiste », expliqua-t-il aux autres. Puis il recula d’un pas et frappa à nouveau. Le champ de vision de Harry s’obscurcit, mais il constata qu’il était toujours debout lorsque la lumière revint.

« Regarde si tu ne trouves pas de la pulpe, maintenant », dit Rod, curieux.

Harry savait que c’était stupide, l’ensemble de son expérience et son bon sens lui soufflaient que c’était stupide, sa bouche endolorie lui faisait savoir que c’était stupide, mais sa main droite semblait malheureusement penser que c’était une riche idée, et à ce moment précis, ce fut elle qui décida. Elle toucha Rod à la pointe du menton, si bien que Harry entendit le claquement des mâchoires qui se refermaient ; Rod recula des deux pas qui attestaient d’un uppercut puissant et parfaitement ajusté.

Un tel coup se propage à travers l’os de la mâchoire et monte directement au cervelet (terme que Harry jugeait tout à fait approprié dans le cas présent), où un mouvement oscillant provoque toute une série de petits court-circuits, mais également – avec un peu de chance – une perte de conscience instantanée et/ou des séquelles permanentes au cerveau. Dans le cas de Rod, il semblait que le cerveau avait des difficultés à choisir : black-out complet, ou juste traumatisme passager.

Son collègue Khan n’avait pas l’intention d’attendre le résultat. Il attrapa Harry par le col de sa chemise, le souleva à la hauteur de ses épaules et le balança comme on charge des sacs de farine sur la plateforme d’un camion. Le couple qui venait de finir son plat du jour à sept dollars accueillit littéralement un convive supplémentaire directement dans le plat, et ils bondirent de leur siège lorsque Harry atterrit avec fracas sur leur table, face vers le ciel. Seigneur, j’espère que je vais bientôt tomber dans les pommes, se dit Harry sentant monter la douleur et voyant Khan approcher.

La clavicule est un os fragile, situé à un endroit peu protégé. Harry visa et son pied partit, mais les mauvais traitements que lui avait fait subir Rod avaient dû atteindre sa perception des distances, car son pied ne rencontra que le vide.

« Smertzen ! » promit Khan en levant les mains au-dessus de sa tête. Il n’avait pas besoin de masse. Le coup atteignit Harry sur la cage thoracique, paralysant sur-le-champ toute fonction cardiaque et respiratoire. C’est la raison pour laquelle il ne vit ni n’entendit le type basané qui entra et décrocha la balle avec laquelle l’Australie avait vaincu le Pakistan en 1969 : un petit machin dur comme la pierre, de 7,6 cm de diamètre et de 160 grammes. Le nouvel Arrivant se pencha vers l’arrière, puis légèrement sur le côté quand il arriva à la fin de sa course d’élan, tout en tendant le bras derrière lui. Sa main décrivit un puissant mouvement horizontal – le coude étant plié, comme au base-ball, et non rigide en un arc par-dessus la tête, comme au cricket – afin que la balle ne prenne pas d’effet en touchant le sol, mais qu’elle aille droit au but.

Contrairement à celui de Rod, le cervelet de Khan n’hésita pas une seule seconde quand la dure balle le frappa au front, juste à la naissance des cheveux : il dit bonne nuit sans délai. Khan se mit à tomber, il tomba encore et encore, un peu comme un gratte-ciel dynamité.

Mais entre-temps, les trois autres s’étaient levés autour de la table, et ils avaient l’air fâchés. Le nouvel arrivant avança à petits pas dansants, les bras levés en une garde désinvolte. L’un des types bondit en avant, et Harry – qui à travers son voile de brume pensait malgré tout avoir reconnu le petit dernier – eut tout bon : le Noir glissa hors de portée, fit quelques nouveaux petits pas vers l’avant et envoya deux légers directs du gauche, comme pour évaluer la distance, avant que la main droite ne surgisse d’en bas, en un uppercut dévastateur. La place manquait heureusement au fond du local, si bien qu’ils ne purent se jeter sur lui en même temps. Pendant que le compte à rebours défilait pour le premier, le second passa à l’attaque, un peu plus prudemment et en plaçant les bras devant lui dans une posture qui indiquait qu’il avait exposé chez lui une ceinture d’une couleur ou d’une autre dans un art martial ou un autre portant un nom asiatique. Le premier assaut, hésitant, arriva dans la garde du Noir, et pendant qu’il virevoltait sur lui-même en exécutant une figure imposée de karaté, le Noir s’était déjà déplacé. Le coup ne rencontra rien.

Ce ne fut pas le cas de la rapide combinaison gauche-droite-gauche qui envoya le karatéka tituber jusqu’au mur. Le Noir le poursuivit en dansant et lui mit un direct du gauche qui envoya sa tête taper la paroi avec un vilain claquement. Il dégoulina comme un plat qu’on aurait jeté contre le mur. Le lanceur le frappa encore une fois dans la descente, ce qui était vraisemblablement superflu.

Rod s’était posé sur une chaise et suivait la scène d’un regard vitreux.

Un cliquetis sec indiqua que la lame du cran d’arrêt du troisième homme venait de jaillir. Au moment où celui-ci approchait souplement du Noir, le dos rond et les bras écartés, Rod vomit sur ses chaussures – Un symptôme net de traumatisme crânien, se dit Harry avec satisfaction. Il se sentait en fait lui-même un tantinet nauséeux, ce qui s’aggrava lorsqu’il vit que le premier type avait réussi à décrocher une batte et s’approchait du boxeur, par derrière. L’homme au couteau se tenait à présent juste à côté de Harry, mais ne lui prêtait pas attention.

« Derrière toi, Andrew ! » cria Harry avant de se jeter sur le bras qui tenait le couteau. Il entendit le brusque coup sourd que fit la batte, et le bruit de tables et de chaises qui basculaient, mais il se concentra sur le possesseur du couteau qui avait réussi à se libérer, et qui tournait autour de lui en faisant de grands mouvements théâtraux avec les bras, et avec un rictus dément sur les lèvres.

Harry tâtonnait sur la table derrière lui à la recherche d’un objet quelconque, sans quitter des yeux l’homme au couteau. Il entendait toujours le son de la batte en action, derrière lui, en direction du comptoir.

L’homme au couteau s’approcha en riant, tout en jonglant avec son cran d’arrêt qu’il faisait passer de sa main droite à sa main gauche.

Harry bondit en avant, frappa et se replia. Le bras droit de l’homme au couteau tomba, inerte, le long de son corps, et l’arme toucha le sol en tintant. Il regarda avec étonnement son épaule d’où émergeait la pointe d’une brochette portant encore un morceau de champignon. Son bras droit semblait totalement paralysé, et il tira précautionneusement sur la pique, de sa main gauche, comme pour vérifier qu’elle était bel et bien là, sans se départir de son expression étonnée. J’ai dû toucher un tendon, ou un nerf, s’était, dit Harry au moment où il frappait.

Il n’eut conscience que d’avoir touché quelque chose de dur, et une douleur foudroyante lui traversa le bras, depuis la main. L’homme au couteau recula d’un pas en jetant à Harry un regard blessé. Un épais filet de sang coulait d’une narine. Harry se tenait la main droite. Il leva la main pour frapper à nouveau, mais se ravisa.

« Ça fait un mal de chien, de frapper. Tu ne peux pas te rendre, tout simplement ? » demanda-t-il.

L’homme au couteau hocha la tête et se laissa tomber à côté de Rod, qui était toujours assis la tête entre les genoux.

Lorsque Harry se retourna, il vit Borroughs au milieu de la pièce, pointant un pistolet sur le premier type, et Andrew qui gisait, immobile, entre des tables renversées. Certains des autres clients s’étaient tirés, d’autres suivaient avec curiosité, mais la plupart étaient restés et regardaient la télé. Un match de cricket y opposait l’Australie et l’Angleterre.

Lorsque les ambulances arrivèrent pour chercher les blessés, Harry veilla à ce qu’Andrew puisse en bénéficier en premier. On l’emporta sur un brancard, et Harry marcha à côté. Andrew saignait toujours d’une oreille et sa respiration sifflait vilainement, mais il avait fini par reprendre connaissance.

« Je ne savais pas que tu jouais au cricket, Andrew… Joli lancer, mais était-ce bien nécessaire d’y aller aussi carrément ?

– Tu as raison. J’ai complètement mésestimé la situation. C’est vrai que tu maîtrisais de A à Z.

– Non, dit Harry. Pour être honnête, il s’en fallait de beaucoup.

– O. K., fit Andrew. Pour être honnête, j’ai la caboche qui explose, et je regrette même d’être passé. Il aurait été plus juste que ce soit toi, qui sois étendu là. Et je ne plaisante pas. »

Les ambulances arrivaient et disparaissaient, et il ne resta bientôt plus que Harry et Borroughs dans le pub.

« J’espère qu’on a pas trop saccagé le mobilier, dit Harry.

– Non, ça peut encore aller. En plus mes clients n’ont rien contre un petit divertissement live de temps à autre. Mais dans les jours qui viennent, tu devrais peut-être te méfier un peu. Le boss de ces mecs-là ne va pas être content quand il entendra parler de ce qui s’est passé, répondit Borroughs.

– Ah oui ? » Il se doutait que Borroughs essayait de faire passer un message. « Et c’est qui, leur boss ?

– Je ne dis rien, mais le type qui est sur la photo que tu agites à tout bout de champ lui ressemble pas mal. »

Harry hocha longuement la tête.

« Alors il faut que je sois préparé. Et armé. Ça t’ennuie, si j’emporte une brochette en plus ? »