21
Une bonne oreille,
un direct du gauche
et trois coups de feu
Le haut-parleur du téléphone fit entendre une voix métallique :
« Son signal est reçu par les relais trois et quatre. »
Yong indiqua l’endroit sur la carte de Sydney qu’ils avaient affichée sur le tableau. Des cercles contenant des chiffres y avaient été dessinés, représentant les aires couvertes par les différents relais.
« Pyrmont, Glene et un bout de Balmain.
– Putain de merde ! cria Wadkins. Trop grand ! Il est quelle heure ? Il a essayé d’appeler chez lui ?
– Il est six heures, répondit Lebie. Il a composé deux fois son numéro au cours des soixante dernières minutes.
– Il ne va pas tarder à piger que quelque chose couve, dit McCormack en se levant à nouveau.
– Mais pas tout de suite », dit Harry calmement. Il avait passé les deux dernières heures assis sur une chaise, tout au fond de la pièce, sans rien dire, et sans bouger.
« Du neuf, côté météo ? demanda Wadkins.
– Juste que ça va empirer, répondit Lebie. Avis de tempête, avec des rafales de type ouragan pour la nuit. »
Les minutes s’égrenaient. Yong alla chercher un peu plus de café.
« Allô ? » C’était le haut-parleur du téléphone.
Wadkins bondit de sa chaise. « Oui ?
– L’abonné vient juste de clore une communication. Elle a été reçue par les relais trois, quatre et sept.
– Attendez ! » Wadkins consulta la carte. « Ça couvre une partie de Pyrmont et de Darling Harbour, c’est ça ?
– C’est ça.
– Merde ! S’il était passé sur les neuf et dix en plus, on le tenait !
– S’il ne bouge plus, oui, dit McCormack. Qui a-t-il appelé ?
– Notre standard, répondit la voix métallique. Il a demandé quel était le problème avec sa ligne fixe.
– Merde, merde, merde ! » Wadkins sortait de ses gonds. « Il va nous échapper ! Alerte générale ! Plan rouge !
Un « Ta gueule ! » claqua. Le silence s’abattit sur la pièce. « Excusez le choix des termes, Sir, dit Harry. Mais je propose que nous attendions le prochain bip, au lieu de nous précipiter. »
Wadkins, dont les yeux semblaient vouloir quitter leurs orbites, regarda Harry.
« Holy a raison, dit McCormack. Assieds-toi, Wadkins. Dans moins d’une heure, les lignes seront débloquées. Ça veut dire qu’il nous reste un, au mieux deux bips avant que Toowoomba ne puisse se rendre compte qu’il n’y a que sa ligne qui reste coupée. Pyrmont et Darling Harbour ne représentent pas grand-chose sur la carte, mais on parle là des quartiers du centre de Sydney les plus peuplés le soir. Envoyer tout un tas de voitures là-bas ne ferait que provoquer un bordel monstre, dont Toowoomba se servirait pour disparaître. On va attendre. »
À sept heures moins vingt, un message arriva dans le haut-parleur :
« Le bip a été reçu par les relais trois, quatre et sept. »
Wadkins gémit.
« Merci, dit Harry avant de déconnecter le micro. Même zone que tout à l’heure, ce qui peut indiquer qu’il ne bouge plus. Alors où peut-il bien être ? »
Ils s’amassèrent autour de la carte.
« Il s’entraîne peut-être ? proposa Lebie.
– Excellente idée ! dit McCormack. Y a-t-il des salles de boxe, dans le coin ? Est-ce que quelqu’un sait où ce type s’entraîne ?
– Je vais vérifier, Sir, dit Yong avant de sortir.
– D’autres propositions ?
– Le secteur est bourré de trucs à touristes, qui restent ouverts tard le soir, dit Lebie. Il est peut-être aux Jardins Chinois ?
– Avec le temps qu’il fait, il restera sûrement à l’intérieur », dit McCormack.
Yong revint en secouant la tête.
« J’ai appelé son entraîneur. Il ne voulait rien dire, et il a donc fallu que je lui dise que c’était la police. Toowoomba s’entraîne à Bondi Junction.
– Charmant ! dit Wadkins. Combien de temps crois-tu qu’il faudra à l’entraîneur de Toowoomba avant qu’il ne l’appelle sur son portable, pour lui demander ce que la police peut bien lui vouloir ?
– On brûle, dit Harry. J’appelle Toowoomba.
– Et tu lui demandes où il est ? ironisa Wadkins.
– Et je vois ce qui se passe, dit Harry en décrochant. Lebie, vérifie que le magnéto tourne, et vous autres, fermez-la ! »
Tous se figèrent. Lebie jeta un œil sur le vieux magnétophone à bobines, et leva le pouce. Harry déglutit. Les doigts gourds, il composa le numéro. Toowoomba décrocha à la troisième sonnerie.
« Allô ? »
Cette voix… Harry retint son souffle et écrasa le combiné sur son oreille. Il entendait d’autres voix, en fond.
« Qui est à l’appareil ? » demanda Toowoomba à voix basse.
Un bruit dans le fond fut suivi de cris d’enfants excités. Puis du rire profond et calme de Toowoomba.
« Tiens, tiens, c’est toi, Harry ? C’est bizarre, que tu appelles maintenant, parce que j’étais justement en train de penser à toi. Apparemment, il y a un malaise avec mon téléphone fixe, et je me suis demandé si tu n’y étais pas pour quelque chose. J’espère que ce n’est pas le cas, Harry… »
Il y avait un autre son. Harry se concentrait, mais n’arrivait pas à l’identifier.
« Ça me rend nerveux, quand tu ne me réponds pas, Harry. Très nerveux. Je ne sais pas ce que tu veux, mais je devrais peut-être éteindre mon portable. C’est ça, Harry ? Tu essaies de trouver où je suis ? »
Ce bruit…
« Chiotte ! cria Harry. Il a raccroché. »
Il se laissa tomber sur une chaise.
« Toowoomba a compris que c’était moi. Comment il a fait, bon sang de bonsoir ? !
– Rembobine la bande, dit McCormack. Et va chercher Marguez. »
Yong sortit en courant pendant que les autres repassaient la bande.
Harry n’y pouvait rien : il sentit ses cheveux se dresser dans sa nuque en entendant à nouveau la voix de Toowoomba à travers les enceintes.
« En tout cas, c’est un endroit où il y a du monde, dit Wadkins. C’était quoi, cette explosion ? Écoutez, des enfants ! C’est une fête foraine ?
– Repasse-le encore une fois », dit McCormack.
« Qui est à l’appareil ? » répéta Toowoomba. Un bruit assourdissant et des cris d’enfants suivirent.
« Qu’est-ce que… ? commença Wadkins.
– C’est le bruit d’une assez jolie chute dans l’eau », dit quelqu’un depuis la porte. Ils se tournèrent. Harry vit une petite tête basanée faite de cheveux noirs bouclés, d’une petite moustache et de lunettes minuscules mais épaisses, le tout fixé sur un corps énorme qui semblait avoir été gonflé à la pompe à vélo. Il pouvait exploser d’une seconde à l’autre.
« Jesùs Marguez – les meilleures oreilles dans son domaine, dit McCormack. Et il n’est même pas aveugle.
– Non, mais il s’en faut de peu, murmura Marguez en rajustant ses lunettes. Qu’est-ce que c’est que ça ? »
Lebie repassa derechef l’enregistrement. Marguez écouta, les yeux fermés.
« Intérieur. Murs de béton. Et de verre. Aucune atténuation, pas de tapis ou de rideaux. Des gens, des jeunes des deux sexes, et probablement pas mal d’enfants en bas-âge.
– Comment sais-tu tout ça rien qu’en écoutant un peu de bruit ? » demanda Wadkins, soupçonneux.
Marguez soupira. Ce n’était a priori pas la première fois qu’il croisait des sceptiques.
« Est-ce que vous savez à quel point l’oreille est un instrument merveilleux ? demanda-t-il. Elle peut distinguer jusqu’à plus d’un million de différences de pression. Un million. Et un son donné peut être composé d’une dizaine de fréquences et de sous-éléments. On arrive à dix millions de combinaisons. Une encyclopédie banale ne contient qu’environ cent mille entrées. Dix millions de combinaisons ! Le reste, c’est de l’entraînement.
– Et c’est quoi, ce bruit, que l’on entend en permanence dans le fond ? demanda Harry.
– Celui entre cent et cent vingt hertz ? Difficile à dire. On peut essayer de filtrer les sons dans notre studio, pour ne retenir que celui-là, mais ça ne se fait pas en un claquement de doigts.
– Alors c’est trop long, dit McCormack.
– Mais comment a-t-il pu reconnaître Harry sans qu’il parle ? demanda Lebie. L’intuition ? »
Marguez retira ses lunettes et les essuya, en pensant à autre chose.
« Ce qu’on appelle si joliment intuition, mon bon ami, repose toujours sur ce que nos sens perçoivent. Mais quand la perception devient si infime que nous ne l’enregistrons que comme une impression, une plume sous le nez dans notre sommeil, et nous n’arrivons pas à mettre un nom sur les associations que fait le cerveau, alors on parle d’intuition. C’était peut-être la façon… euh, dont Harry respirait ?
– Je retenais mon souffle, dit Harry.
– Est-ce que tu l’as déjà appelé d’ici ? Peut-être l’acoustique… le bruit de fond ? L’homme a une mémoire étonnante, en ce qui concerne les sons, souvent bien supérieure à ce qu’il croit.
– Je l’ai appelé une fois d’ici… » Harry fixa le vieux ventilateur. « Évidemment, dit-il. Comment n’y ai-je pas pensé…
– Hmm, fit Jesùs Marguez. On dirait que la personne que vous chassez est quelqu’un de très intéressant. Qu’est-ce qu’on gagne ?
– J’y suis allé, dit Harry, les yeux grand ouverts, toujours braqués sur le ventilateur. Évidemment. C’est pour ça que je reconnais le bruit de fond. J’y suis déjà allé. Ce bouillonnement… »
Il se tourna :
« Il est à l’Aquarium de Sydney !
– Hmm, fit Marguez en vérifiant que ses lunettes étaient propres. Ça correspond. Moi aussi, j’y suis déjà allé. Ce genre de bruit d’éclaboussure peut par exemple être produit par la queue d’un assez gros crocodile d’eau salée. »
Il releva les yeux et s’aperçut qu’il était seul dans la pièce.
Il était sept heures.
Ils auraient peut-être mis des vies de civils en danger, sur le court trajet entre l’hôtel de police et Darling Harbour, si l’orage n’avait pas débarrassé les lieux des voitures et des piétons. Lebie faisait quoi qu’il en soit de son mieux, et ce ne fut probablement que grâce au gyrophare sur le toit qu’un piéton bondit au tout dernier moment hors d’atteinte du véhicule et que quelques voitures qui arrivaient en sens inverse s’écartèrent. Wadkins, sur le siège arrière, jurait sans interruption, pendant que McCormack, à l’avant, appelait l’Aquarium pour les prévenir de leur intervention.
Lorsqu’ils arrivèrent devant l’Aquarium, les drapeaux sur Darling Harbour étaient raides comme des planches, et les vagues arrivaient jusque sur le quai.
Plusieurs voitures étaient déjà arrivées, et des policiers en uniforme couvraient les issues.
McCormack donna les dernières instructions.
« Yong, tu distribues le portrait de Toowoomba à nos gars. Wadkins, tu m’accompagnes au poste de surveillance. Il y a là des caméras qui couvrent l’ensemble de l’Aquarium. Lebie et Harry, vous commencez à chercher. L’Aquarium ferme dans quelques petites minutes. Voici les radios, mettez les oreillettes, fixez le micro à vos revers de veste et vérifiez tout de suite que vous avez le contact. On vous dirigera du poste de surveillance, O. K. ? »
Quand Harry sortit de voiture, une rafale l’attrapa et manqua de le renverser. Ils coururent comme des dératés se mettre à l’abri.
« Heureusement, il n’y a pas autant de monde que d’habitude », constata McCormack. Il respirait difficilement après ce petit sprint. « Ça doit tenir au temps. S’il est ici, on le trouvera. »
Ils furent reçus par le responsable de la surveillance, qui mena McCormack et Wadkins à son poste. Harry et Lebie contrôlèrent leur radio, passèrent les caisses et s’enfoncèrent dans la foule qui peuplait le couloir.
Harry vérifia que son pistolet était bien dans son holster. L’Aquarium lui semblait tout autre, avec toute cette lumière et tous ces gens. Il avait de plus l’impression qu’une éternité le séparait de sa visite avec Birgitta, comme s’ils étaient venus au cours d’une autre ère.
Il essaya de ne pas y penser.
« On est en place. » La voix de McCormack lui parvint par son oreillette, sécurisante et rassurante.
« On s’occupe des caméras. Yong est parti avec quelques gars fouiller les toilettes et la cafétéria. On vous voit, d’ailleurs. Continuez à avancer. »
Les couloirs de l’Aquarium menaient le public le long d’un parcours circulaire qui les ramenait quasiment à leur point de départ. Harry et Lebie partirent en sens inverse, afin d’arriver face aux gens. Harry sentait son cœur battre. Il avait la bouche sèche, et les mains moites. Des idiomes étrangers bourdonnaient autour d’eux, et Harry avait l’impression de nager dans un maelström de gens que différenciaient la nationalité, la couleur et la tenue. Ils traversèrent le tunnel sous-marin où Birgitta et lui avaient passé la nuit ensemble – où des enfants avaient pour l’heure le nez collé aux vitres et regardaient la vie sous-marine suivre son petit bonhomme de chemin.
« Cet endroit me donne la chair de poule, chuchota Lebie. Il avançait en gardant une main à l’intérieur de sa veste.
« Promets-moi juste que tu ne tires pas ici, dit Harry. Je ne voudrais pas avoir la moitié de Jackson Bay et une douzaine de grands blancs aux fesses. O. K. ?
– Ne t’en fais pas », répondit Lebie.
Ils ressortirent de l’autre côté de l’Aquarium, qui était pratiquement désert. Harry jura.
« Ils ont fermé les caisses à sept heures, dit Lebie. Il n’y a plus qu’à attendre que les gens qui sont encore là sortent. »
McCormack leur adressa un message :
« On dirait malheureusement que l’oiseau a pu s’envoler, les gars. Vous n’avez qu’à revenir au poste de surveillance.
– Attends ici », dit Harry à Lebie.
Un visage connu surplombant un uniforme attendait devant le guichet. Harry se jeta sur lui.
« Salut, Ben, tu te souviens de moi ? demanda Harry. Je suis venu avec Birgitta. »
Ben se retourna et regarda la frange blonde surexcitée. « Bien sûr, répondit-il. Harry, c’est bien ça ? Oui, oui, donc, tu es revenu ? C’est le cas de la plupart. Comment va Birgitta ? »
Harry déglutit.
« Ecoute, Ben. Je suis policier. Comme tu as sûrement entendu, on est à la recherche d’un type très dangereux. On n’arrive pas à le trouver, mais j’ai le sentiment qu’il est toujours ici. Personne ne connaît mieux cet endroit que toi, Ben… Est-ce qu’il a pu se cacher quelque part ? »
Le visage de Ben se couvrit de profondes rides pensives.
« Eh bien… Tu sais où loge Matilda, notre crocodile d’eau salée ?
– Oui ?
– Entre ce petit malin que l’on appelle Fidler Ray et la grosse tortue marine, c’est-à-dire, on l’a déménagée, maintenant, et on est en train d’aménager un bassin pour pouvoir recevoir quelques petits crocodiles d’eau d…
– Je sais où c’est. On n’a pas beaucoup de temps, Ben.
– Je comprends. Quelqu’un en forme et qui n’a pas peur de grand-chose peut sauter par-dessus la vitre de plexi, dans le coin.
– Chez le crocodile ?
– La plupart du temps, il somnole dans son bassin. Il y a cinq ou six pas entre le coin et la porte que nous utilisons pour nettoyer l’enclos et donner à manger à Matilda. Mais il faut faire vite, parce qu’un saltie est incroyablement rapide, il est sur toi de toutes ses deux tonnes avant que tu n’en aies conscience. Une fois où on allait…
– Merci, Ben. » Harry se mit à courir, et les gens s’écartèrent. Il releva le revers de sa veste et dit dans le micro :
« McCormack, ici Holy. Je cherche derrière l’enclos du crocodile. »
Il attrapa Lebie par le bras et le traîna. « Dernière possibilité », dit-il. Les yeux de Lebie s’agrandirent démesurément lorsque Harry s’arrêta devant l’enclos, avant de prendre un peu d’élan. « Suis-moi », dit Harry, avant de sauter pour agripper le dessus de la paroi de plexiglas et se rétablir de l’autre côté.
Au moment où ses pieds touchèrent le sol de l’autre côté, le bassin se mit à bouillir. De l’écume jaillit, et au moment où Harry allongeait le pas en direction de la porte, il vit une Formule 1 verte sortir de l’eau et accélérer vers lui, au ras du sol, en agitant de petites pattes de saurien tels des batteurs électriques. Il bondit et glissa dans le sable mou. Il entendit des cris, loin derrière lui, et vit du coin de l’œil que le capot de la voiture de course était grand ouvert. Il se remit sur ses jambes, courut le plus vite possible sur les quelques mètres qui le séparaient de la porte et attrapa la poignée. Pendant une fraction de seconde, Harry joua avec l’idée que la porte n’était pas le moins du monde ouverte. L’instant d’après, il était de l’autre côté. Une scène de Jurassic Park lui vint à l’esprit, et le fit verrouiller la porte derrière lui. Par acquis de conscience.
Il sortit son pistolet. Un mélange écœurant de détergent et de poisson avarié flottait dans la pièce humide.
« Harry ! » C’était McCormack, via la radio. « Premièrement, il y a un accès plus simple pour arriver où tu es, que de traverser la mangeoire de l’autre monstre. Deuxièmement, tu te tiens tranquille jusqu’à ce que Lebie ait fait le tour.
– Pas ent… très mauv… ception, Sir… dit Harry en grattant le micro avec un ongle. Je cont… ue seul. »
Il ouvrit la porte à l’autre bout de la pièce et arriva dans une tour cylindrique, munie en son centre d’un escalier en colimaçon. Harry se dit qu’en descendant, il arriverait du côté du tunnel sous-marin, et décida donc de monter. Une autre porte attendait au palier supérieur. Il regarda vers le haut de l’escalier, mais il ne semblait pas y avoir d’autre issue.
Il tourna la poignée et poussa doucement de la main gauche tout en pointant son pistolet devant lui. Il faisait noir comme dans un four, et l’odeur de poisson avarié était étourdissante.
Harry sentit un interrupteur sur le mur, juste à côté de l’ouverture, qu’il fit jouer de la main gauche, mais la lumière ne fut pas. Il lâcha la porte et fit deux pas prudents vers l’avant. Des craquements les accompagnèrent. Harry devinait ce que c’était, aussi revint-il silencieusement sur ses pas. Quelqu’un avait cassé l’ampoule qui était au plafond. Il retint son souffle, et écouta. Y avait-il quelqu’un d’autre dans la pièce ? Un ventilateur grondait.
Harry se faufila vers le palier.
« McCormack, chuchota-t-il dans son micro, je crois qu’il est là-dedans. Écoute, rends-moi un service et fais le numéro de son portable.
– Harry Holy, où es-tu ?
– Maintenant, Sir ! S’il vous plaît, Sir !
– Harry, n’en fais pas une vendetta privée, c’est…
– Il fait chaud, aujourd’hui, Sir. Vous voulez m’aider, oui ou non ? »
Harry entendit McCormack respirer difficilement.
« O. K. Je fais son numéro. »
Harry poussa la porte d’un pied et se campa dans l’ouverture, tenant son pistolet des deux mains, dans l’attente de la sonnerie. Le temps lui rappela une goutte qui pend et ne tombe jamais. Deux secondes peut-être s’écoulèrent. Pas un bruit.
Il n’est pas ici, pensa Harry.
Puis trois choses se passèrent simultanément.
La première, ce fut que McCormack se mit à parler.
« Il a coupé… »
La seconde, ce fut que Harry se rendit compte que sa silhouette se découpait bien nettement dans l’ouverture, comme une cible dans un stand de tir.
La troisième, ce fut que le monde explosa en une pluie d’étoiles et de points rouges sur la rétine de Harry.
Harry avait encore en mémoire des bribes des cours de boxe qu’Andrew lui avait donnés lorsqu’ils étaient allés à Nimbin en voiture. Comme par exemple qu’un crochet décoché par un professionnel suffit en principe largement pour mettre K. -O. une personne non entraînée. En bougeant la hanche, il met tout le poids de son corps dans la frappe, et donne assez de puissance à son coup pour provoquer un court-circuit instantané du cerveau. Un uppercut qui arrive pile à la pointe du menton vous soulève du sol et vous expédie au pays des rêves. Satisfait ou remboursé. De la même façon, un direct du droit parfait, chez un boxeur droitier, vous laisse peu de chances de pouvoir rester debout. Et le plus important : si on ne voit pas le coup venir, le corps ne peut pas se préparer et ne peut pas esquiver. Un petit mouvement seulement de la tête pourrait amortir considérablement l’impact. Il est par exemple extrêmement rare qu’un boxeur qui se fait mettre K. -O. ait vu partir le coup fatal.
La seule explication qui pouvait justifier que Harry n’était pas tombé dans les pommes devait être que l’homme qui attendait dans l’obscurité s’était trouvé à la gauche de Harry. Étant donné que Harry était dans l’ouverture, son agresseur ne pouvait pas l’atteindre à la tempe par le côté, ce qui, d’après Andrew, aurait selon toute vraisemblance été suffisant. Il n’aurait pas non plus été en mesure de décocher un crochet efficace ou un uppercut, puisque Harry tenait son pistolet droit devant lui, des deux mains. Un direct du droit était aussi exclu, puisque l’agresseur aurait dû se positionner dans la ligne de mire de l’arme. Le seul coup encore possible était un direct du gauche, un coup qu’Andrew avait décrit avec mépris comme étant « un coup de gonzesse, davantage destiné à irriter, dans le meilleur des cas à attendrir l’adversaire ; à exclure dans un combat de rue ». Andrew avait peut-être raison, mais ce direct du gauche avait renvoyé Harry jusque dans l’escalier, où la balustrade l’avait heurté au niveau des lombaires, l’empêchant de justesse de basculer.
Quand il ouvrit les yeux, il était toujours en position verticale. Une porte ouverte, à l’autre bout de la pièce, avait certainement servi d’issue à Toowoomba. Mais il entendait également un cliquetis répétitif dans l’escalier qu’il identifia presque catégoriquement comme le bruit de son pistolet dévalant l’escalier métallique. Il opta pour le pistolet. Il s’érafla les avant-bras et les genoux dans son plongeon de kamikaze pour immobiliser l’arme au moment où celle-ci allait bondir hors d’atteinte, pour une chute de vingt mètres vers le fond de la cage d’escalier. Il se mit à genoux, toussa et constata qu’il venait de perdre sa deuxième dent depuis son arrivée dans ce foutu pays.
Il faillit perdre connaissance en se redressant trop vivement.
« Harry ! » cria quelqu’un dans son oreille.
Il entendit aussi une porte s’ouvrir violemment quelque part en dessous de lui et des pas pressés qui secouaient l’escalier. Harry pointa son épaule vers la porte qu’il avait devant lui, lâcha la balustrade, fit mouche, courut pour ne pas tomber la tête la première, visa la porte à l’autre bout de la pièce, fit presque mouche et arriva en chancelant dans la pénombre, avec la sensation que son épaule s’était déboîtée.
« Toowoomba ! » cria-t-il dans le vent. Il regarda autour de lui. Il avait la ville juste devant lui, et Pyrmont Bridge derrière. Il se trouvait sur le toit de l’Aquarium, et les rafales le forcèrent à se cramponner au sommet d’une échelle d’incendie. L’eau dans le port était comme battue en neige, et l’air avait un goût salé. Juste en dessous de lui, il vit une silhouette sombre descendre l’échelle. Elle s’arrêta un instant et regarda autour d’elle. Elle avait à sa gauche une voiture de police au gyrophare allumé, et devant, les deux réservoirs qui émergeaient de l’Aquarium de Sydney.
« Toowoomba ! » gueula Harry en essayant de brandir son arme. Son épaule refusa tout net, et Harry cria de douleur et de rage. La silhouette était arrivée au bas de l’échelle, et elle courut jusqu’à la clôture qu’elle commença à escalader. Harry comprit à cet instant ce que l’autre avait l’intention de faire – entrer dans un réservoir, sortir de l’autre côté et nager la faible distance qui le séparait du quai opposé. Arrivé là-bas, il ne lui faudrait que quelques secondes pour disparaître dans l’agitation de la ville. Harry dégringola plus qu’il ne descendit le long de l’échelle. Il arriva à toute bombe sur la clôture, comme s’il avait l’intention de la mettre en pièces, passa à grand peine par-dessus en s’aidant de son bras valide, et atterrit lourdement sur le béton de l’autre côté.
« Harry, au rapport ! »
Il arracha son oreillette et tituba vers le réservoir. La porte était ouverte. Harry courut jusque dans le réservoir, où il tomba à genoux. Sous la voûte devant lui, baignant dans la lumière que diffusait un néon suspendu à un câble d’acier au-dessus du bassin, se trouvait un bout enclos du port de Sydney. Un étroit ponton flottant divisait le réservoir en deux parties égales, et Toowoomba galopait plus loin dessus. Il portait un pull à col roulé et un pantalon noirs, et il courait avec autant de décontraction et d’élégance que peut le permettre un ponton flottant, instable et étroit.
« Toowoomba ! cria Harry pour la troisième fois. C’est Harry. Arrête, ou je tire ! »
Il tomba en avant, pas parce qu’il n’arrivait pas à tenir debout, mais parce qu’il ne parvenait pas à lever le bras. Il prit la silhouette noire dans sa ligne de mire et pressa la détente.
Le premier tir produit un petit plouf dans l’eau, juste devant Toowoomba qui courait avec désinvolture en levant très haut les genoux, et les mains grand ouvertes. Harry baissa un peu son arme. Un clapotis se fit entendre juste derrière Toowoomba. Il était à présent presque à cent mètres. Une idée absurde germa dans le crâne de Harry : c’était comme l’entraînement de tir, à Økern – la lumière au plafond, les murs qui répercutaient l’écho, le pouls qu’il sentait contre la détente et cette profonde concentration, à la limite de la méditation.
C’est comme l’entraînement dans la salle de tir d’Økern, se dit Harry avant de tirer pour la troisième fois.
Toowoomba bascula vers l’avant.
Harry raconta au cours de sa déposition qu’il avait pensé que le coup avait atteint Toowoomba à la cuisse gauche, ce qui n’était donc sûrement pas une blessure fatale. Tous savaient cependant que ce n’était qu’une simple supposition, personne ne pouvant déterminer où fait mouche une arme de service à cent mètres de distance. Harry aurait pu dire ce qu’il voulait sans que qui que ce soit ait pu prouver le contraire. Parce qu’il n’y avait pas de cadavre à autopsier.
Toowoomba avait le bras et le pied gauche dans l’eau, et il hurlait tandis que Harry courait vers lui. Harry avait la tête qui tournait, il avait la nausée, et tout se mit à se mélanger – l’eau, la lumière au plafond, et le ponton qui tanguait devant lui. Tout en courant, Harry se souvint qu’Andrew lui avait dit que l’amour était un mystère plus insondable que la mort. Et la vieille légende lui revint en mémoire.
Le sang sifflait par à-coups à ses oreilles, et Harry était Walla, le jeune guerrier, et Toowoomba était le serpent Bubbur, qui avait tué Moora, la bien-aimée. Et il fallait tuer Bubbur. Par amour.
McCormack, dans sa propre déposition, ne put préciser ce qu’il avait entendu crier Harry à travers son micro après les coups de feu.
« On a juste entendu qu’il courait en gueulant, probablement dans sa langue maternelle. »
Harry lui-même n’arrivait pas à rendre compte de ce qu’il avait crié.
Il avait couru de travers sur le ponton, dans une course contre la vie et la mort. Le corps de Toowoomba subit une secousse si forte qu’elle fit trembler tout le ponton. Harry pensa tout d’abord que quelque chose avait tapé la plate-forme, mais il se rendit bientôt compte qu’on était en train de lui voler sa proie.
C’était Le Grand Revenant.
Il sortit sa tête de mort blanche de l’eau et ouvrit la gueule. Tout se passa comme au ralenti. Harry était persuadé que Le Grand Revenant allait emporter Toowoomba avec lui, mais il assura mal sa prise et ne parvint qu’à entraîner le corps hurlant un peu plus loin dans l’eau, et dut plonger bredouille.
Pas de bras, pensa Harry en se remémorant un anniversaire chez sa grand-mère à Åndalsnes, très longtemps auparavant, lorsqu’ils avaient essayé de sortir des pommes d’un bassin plein d’eau en ne se servant que de la bouche. Sa mère avait tant ri qu’elle avait ensuite dû s’allonger un moment sur le canapé.
Il lui restait trente mètres. Il pensa qu’il y arriverait, mais Le Grand Revenant fut de nouveau là. Harry était si près qu’il put voir rouler ses yeux torves, comme en extase, en même temps qu’il exhibait fièrement ses doubles rangées de dents. Cette fois-ci, il réussit à saisir un pied et secoua la tête. L’eau jaillit, Toowoomba fut projeté en l’air comme une poupée de chiffons, et son cri fut rapidement étouffé. Harry était sur place.
« Enfoiré de fantôme ! Il est à moi ! » cria-t-il d’une voix étranglée par les larmes, avant de lever son pistolet et de vider la totalité de son chargeur dans l’eau. Celle-ci avait pris une teinte rouge transparent, presque comme de la grenadine, et Harry distingua en dessous la lumière du tunnel sous-marin dans lequel grands et petits se rassemblaient pour assister à la fin, à un authentique drame de la nature dans toute son horreur, un festin qui allait concurrencer « le meurtre du clown » parmi les événements marquants de l’année pour, la presse people.