Quarante-huit heures plus tard, Jack était voûté près de la poupe de la Seaquest II, la main sur l’oreille pour s’isoler du bruit de l’eau qui bouillonnait dans le sillage du navire. Il venait de recevoir un appel d’Istanbul de la part de Maurice Hiebermeyer. Il alla rejoindre Costas, Maria et Jeremy, assis sur un banc derrière l’hélistation.
— Ça y est, je t’entends, dit Jack qui tenait le récepteur contre son oreille. Bon, c’est parfait. Rendez-vous demain matin dans la Corne d’Or. Merci d’avoir pris le relais, Maurice. Bon travail. Je te revaudrai ça. Terminé.
Il ferma le récepteur radio et se faufila entre les cordes qui avaient été fixées au pont pour arrimer le Lynx après son arrivée. La Seaquest II retournait dans l’Arctique. Le projet scientifique du fjord glacé d’Ilulissat allait reprendre et plusieurs scientifiques qui avaient quitté le navire lors de son déroutement vers les Caraïbes étaient ramenés à bord par hélicoptère. La Seaquest II se trouvait actuellement à moins de cent milles nautiques à l’est de Terre-Neuve et le dernier trajet du Lynx était prévu pour la fin d’après-midi. Malgré la houle, la mer était relativement calme et le ciel dégagé mais, tandis qu’ils se dirigeaient vers le nord, les membres de l’équipe craignaient la fraîcheur de l’air, qui leur semblait encore plus intense après les quelques jours passés dans la jungle étouffante du Yucatan. Maria et Jeremy, emmitouflés dans des anoraks de l’UMI, étaient blottis derrière le bastingage, à l’abri du vent.
— C’était Maurice Hiebermeyer, annonça Jack. Les nouvelles sont excellentes. Ils ont fini par trouver des artefacts jetés dans la Corne d’Or après le sac de Constantinople, en 1204.
— L’or des croisés ? demanda Costas plein d’espoir.
— Une statue colossale en bronze doré de l’empereur Vespasien avec une dédicace indiquant qu’elle avait été initialement érigée dans le forum de la Paix, à Rome, après le triomphe consécutif à la Guerre juive. Ce n’est pas vraiment ce que nous cherchions, mais ce sont les aléas de l’archéologie.
— Ça, c’est une bonne nouvelle ! s’exclama Costas avec un soupir de satisfaction. Ma sonde a mis dans le mille. De toute manière, si mes souvenirs sont bons, beaucoup d’autres objets ont été volés dans le temple de Jérusalem outre la menora. Nous les trouverons. Faites confiance à la technologie de l’UMI.
— Cela va devoir attendre, déclara Jack. Maurice Hiebermeyer était impatient de me parler d’une découverte faite dans le désert égyptien après notre retour de l’Atlantide et j’ai fini par l’écouter. C’est incroyable.
— J’espère que ce n’est pas encore un papyrus, se plaignit Costas. Le dernier nous a déjà créé suffisamment de problèmes.
— Celui-ci est romain. C’est juste un fragment de manuscrit, mais il donne un indice fantastique.
— Encore une chasse au trésor ?
— Tu as déjà entendu parler d’Alexandre le Grand ?
Costas reconnut la lueur qui brillait dans les yeux de Jack.
— D’accord, dit-il. L’archéologie, dans ces conditions, ça me va. Tu peux compter sur moi, du moment qu’il n’y a pas d’icebergs.
— Marché conclu !
Jack sourit et se tourna vers Maria et Jeremy. Son expression changea brusquement lorsqu’il vit l’air abattu de Maria.
— Je voulais te demander Maria, commença-t-il d’une voix douce, à propos de tes origines ukrainiennes... Je sais que la population juive était ashkénaze, mais en sais-tu davantage sur tes ancêtres ? J’essaie simplement de comprendre d’où te vient cette passion pour les Vikings.
Le visage de Maria s’éclaira d’un sourire mélancolique.
— Lorsque j’ai enterré ma mère, l’année dernière, répondit-elle, j’ai passé quelques jours en Ukraine. Je suis allée à la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev où j’ai étudié les célèbres fresques. J’ai observé les rois et les reines qui ont régné sur Kiev à l’époque des Vikings, les marchands et les guerriers qui sont venus par les fleuves à bord de galères. Des hommes blonds, barbus, incroyablement grands, le portrait craché de Harald Hardrada et de ses compagnons.
— Des Varègues, murmura Jack. Les Rus.
— Avant de mourir, ma mère m’a raconté quelque chose à propos de sa famille. Une histoire de mariage, une légende familiale selon laquelle nous descendrions de la noblesse rus.
— Je m’en doutais.
— Il semble que je sois le seul ici à n’avoir pas de sang viking dans les veines, affirma Costas.
— N’y compte pas trop, répliqua Jack. L’inscription de Halfdan dans la cathédrale Sainte-Sophie de Constantinople n’est pas la seule preuve de la présence des Vikings dans le coin. Il y a une autre inscription runique sur une sculpture antique d’Athènes. Il semblerait que Harald et ses hommes aient également fait un petit tour en Grèce. Ils sont allés à peu près partout.
Costas regarda une carte sur laquelle il avait tracé leur périple.
— Dans l’hémisphère occidental, en tout cas.
Jack reprit son sérieux.
— J’ai également eu des nouvelles du chef de la sécurité de l’UMI au Royaume-Uni. Par mesure de précaution, Maria a envoyé le brouillon du dossier qu’elle préparait avec O’Connor au chef de la sécurité de l’UMI juste avant d’être kidnappée. Interpol procède en ce moment même à une série d’arrestations dans des cercles très influents. Apparemment, le félag était impliqué jusqu’au cou dans la criminalité internationale : blanchiment d’argent, trafic de drogue, d’armes et d’antiquités. Un des membres aurait même été à la tête d’un vol audacieux sur le site d’Herculanum, dans la baie de Naples, effectué juste sous le nez des autorités italiennes. On dirait que Reksnys n’était pas le seul à se servir du félag pour s’en mettre plein les poches.
— Que nous sommes loin des idéaux héroïques de Harald Hardrada ! s’écria Costas.
— Le nouveau félag n’avait rien à voir avec lui, fit remarquer Jeremy avec amertume. C’était une organisation criminelle pure et simple, qui avait à peu près autant de légitimité historique que les nazis.
— Le dossier que le père O’Connor et toi avez monté semble avoir été d’une importance cruciale, dit Jack à Maria. Il a permis à Interpol de faire le lien entre différents criminels. Et maintenant qu’il y a une accusation de meurtre, on ne devrait plus entendre parler du félag avant un bon bout de temps.
— Et cet obscur personnage du Vatican ? demanda Costas.
Jack hocha la tête, le visage soudain assombri par l’inquiétude.
— C’est une exception, en effet. Reksnys a failli le vendre lorsqu’il se vantait de ses sources dans le temple, mais il s’est interrompu au dernier moment. O’Connor avait des soupçons concernant cet informateur, mais il voulait être sûr de lui avant de nous en parler. Son meurtre a coupé court à ses investigations. C’est la seule petite victoire de Loki. Mais qui que ce soit, nous pouvons être sûrs qu’il va se faire discret maintenant, au moins pendant toute la durée de l’enquête. Pendant ce temps, peut-être découvrirons-nous de nouvelles informations, un indice sur son identité, dans les documents du père O’Connor.
— Je vais retourner sur l’île d’Iona pour boucler le dossier, annonça Maria les yeux embués de larmes, en esquissant un sourire. Le père O’Connor sera resté digne jusqu’à la fin. Vous vous souvenez de ce qu’il disait à propos des Vikings ? Notre destin est prédéterminé. Alors ce qui compte, c’est notre façon de mener notre vie, sans compromis. Afin que nous puissions aller au Valhalla et nous ranger aux côtés des dieux pour l’ultime bataille du Ragnarok avec la certitude que notre honneur et celui de nos frères sont saufs.
— Il faisait partie de ceux que Hardrada aurait aimé avoir à ses côtés, dit Jeremy.
— Quel gâchis ! murmura Maria en baissant les yeux, la voix enrouée par l’émotion. Tout ce savoir, toute cette humanité.
— Le savoir, c’est la continuité, lui dit Jack avec douceur en lui posant la main sur l’épaule. C’est transmettre la sagesse à la génération suivante, en sachant qu’elle pourra donner lieu à de nouvelles découvertes, à des révélations que l’on n’imagine même pas.
Il leva les yeux vers Jeremy.
— Je crois que c’est ce que le père O’Connor a fait.
— À propos ! s’exclama Jeremy avec un enthousiasme soudain en montrant un paquet qu’il avait sur les genoux. J’ai fait venir ça via Goose Bay lors du dernier trajet de l’hélicoptère. Je voulais le voir de mes propres yeux avant de vous en parler.
Jack lui sourit chaleureusement.
— Je me doutais que tu n’avais pas encore dit ton dernier mot.
— Vous vous souvenez de la conversation que nous avons eue sur la disparition des Norrois du Groenland au XIVe siècle. De la possibilité que les Skraelings se soient emparés de toute la colonie occidentale ?
— Oui, eh bien ?
— Une découverte phénoménale vient d’être faite à la bibliothèque de Hereford, annonça Jeremy rouge d’excitation. Les spécialistes de la civilisation norroise en rêvent depuis des années. C’est une découverte aussi fabuleuse que le trésor perdu de Harald. Voilà ce qui a été trouvé au milieu de tout le reste dans l’escalier abandonné.
— Voyons cela.
Jeremy arracha le papier bulle et sortit du paquet un livre ancien orné d’une reliure en cuir.
— C’est fantastique ! s’exclama-t-il en se tournant vers Maria. C’est la saga perdue de la colonie occidentale du Groenland, la Vestribygôa saga. Écrite au XIVe siècle.
Maria retint son souffle et regarda par-dessus l’épaule de Jeremy, qui ouvrait avec précaution le codex médiéval à la dernière page.
— Est-ce qu’elle explique ce qui s’est passé ? demanda Costas.
— Sûrement, affirma Maria en parcourant le texte. Maintenant, tu peux certainement reconnaître ces mots.
Elle indiqua deux mots au centre de la page et Costas se pencha en avant.
— Haraldi konungi, notre vrai roi, lut Maria à voix haute. Harald Sigurdsson.
Costas siffla.
— Harald Hardrada ! s’exclama-t-il. Ils se souvenaient de lui, près de trois siècles après son départ !
— Et regarde le symbole associé à son nom.
— Quoi, la menora ? s’écria Costas, tandis que ses compagnons fixaient tous le symbole qui ressemblait à une rune au milieu des lettres latines. Nous sommes revenus au point de départ. Constantinople, Iona, le fjord glacé, le Vinland, le Yucatan, et nous revoilà dans la vieille bibliothèque de la cathédrale où tout a commencé.
— La boucle est bouclée, déclara Jeremy, mais cela ouvre une piste fantastique. Attendez de savoir ce que le dit le texte.
Maria traduisit lentement en suivant les lignes du doigt.
— « Anno Domini 1332. Les chefs du Vestribygô ont décidé de suivre leur vrai roi Harald Sigurdsson au Norôrseta et de l’autre côté de la mer en direction de l’ouest. »
Elle leva les yeux.
— Ils fuyaient l’oppression de l’Église, notamment l’impôt destiné aux croisades instauré au XIIe siècle. Les Norrois du Groenland étaient païens dans l’âme. Pour eux, leur vrai roi, c’était Harald Hardrada et non un obscur souverain pontife de Rome.
— Alors où sont-ils allés ? demanda Costas.
Maria poursuivit en glissant le doigt le long de la page.
— « Au nord du grand fjord glacé où Halfdan l’Intrépide est parti pour le Valhalla à bord de son navire. »
— Incroyable, murmura Jack. Cette saga mentionne Halfdan et le drakkar.
Il se tourna vers Costas.
— Ce n’était pas juste un rêve.
— C’était plutôt un cauchemar.
— Il y avait cent vingt hommes, femmes et enfants et, après avoir rempli leurs navires de provisions, ils sont partis vers le nord-ouest et on ne les a jamais revus, poursuivit Maria. Ils ont été conduits par Erling Sigvatsson, Bjarni Tordsson et Eindridi Oddson.
Elle interrompit sa lecture.
— Je connais ces noms ! s’exclama-t-elle. La pierre runique de Kingigtorssuaq, trouvée sur une île au nord du fjord glacé ! C’était la seule pierre runique trouvée au Groenland avant la découverte du drakkar.
— Parfois toutes les pièces du puzzle s’emboîtent à la perfection, murmura Jack émerveillé.
— Est-ce que cela signifie que Bjarni et ses compagnons ont conduit les réfugiés du Groenland vers le passage du Nord-Ouest ? demanda Costas.
— C’est ce que laisse entendre la saga.
— Tu crois qu’ils ont réussi ?
— Il n’y a aucune raison qu’ils aient échoué, répondit Jack. C’étaient les meilleurs marins qui aient jamais existé. Regarde jusqu’où Harald et les quelques hommes qu’il lui restait sont allés après Stamford Bridge. Ils ont quasiment fait le tour de l’hémisphère occidental. S’il n’y avait pas de glace dans les passages menant de la mer de Baffin à la mer de Beaufort au cours de l’été 1333, les Groenlandais ont très bien pu s’en sortir.
— Des Vikings dans le Pacifique au XIVe siècle, songea Jeremy, avant les voyages d’exploration des Chinois. Ils auraient battu tous les records.
— Tu pourrais envoyer quelques collègues anthropologues là-bas pour les soumettre à une série de tests ADN, murmura Costas.
— Excellente idée ! s’écria Jack. Depuis le début, nous cherchons Harald, son trésor, mais le plus bel héritage qu’il nous ait légué, c’est peut-être avant tout le peuple de l’ensemble du monde nordique, qui s’est reconnu en lui et dont il a permis la survie. Son bref séjour au Groenland a peut-être été l’étincelle qui a sauvé ces hommes et ces femmes d’une fin misérable des années plus tard.
— Dans ce cas, dit Maria en regardant Jack, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il en aurait retiré autant de satisfaction que de n’importe laquelle de ses grandes victoires. D’une certaine façon, grâce à lui, les plus intrépides des siens ont vécu une vie héroïque et digne jusqu’au bout.
Jeremy referma le livre et le glissa dans son emballage. Maria et lui se levèrent entre Jack et Costas. Pendant un instant, ils restèrent debout tous les quatre à regarder par-dessus la poupe les rayons du soleil de l’après-midi danser au loin sur les vagues de l’Atlantique. Jack se sentait rappelé par l’horizon du Vieux Continent, empreint du rayonnement de l’Histoire, même si les rivages du Nouveau Monde avaient désormais un attrait qu’il n’aurait jamais pu imaginer à peine quelques jours auparavant. Il repensa à la Corne d’Or, à Constantinople, et n’arrivait pas à croire qu’ils avaient parcouru tant de chemin.
Costas tenait le pendentif en jade qu’ils avaient trouvé à côté du squelette, sous le cairn, et observait les deux pièces en argent qui figuraient les yeux. Au bout d’un moment, il regarda Jack, d’un air légèrement perplexe.
— Alors c’est tout ce qu’il nous reste du trésor de Harald Hardrada ?
— Une pièce viking, une pièce romaine, dit Jack en souriant. C’est plutôt pas mal, tu ne trouves pas ? Séparément, ce ne sont que des fragments d’histoire indépendants l’un de l’autre, mais ensemble ils témoignent d’une aventure fantastique, que je n’aurais jamais crue possible. Nous l’avons trouvé, le trésor de Harald. Ces pièces valent tout l’or du monde.
— Une dernière question. La princesse byzantine, l’autre trésor que Harald a ramené de Constantinople, l’homonyme de Maria, tu crois qu’elle est restée avec lui jusqu’au bout ? J’aimerais bien qu’elle ait survécu, qu’elle soit devenue une redoutable reine des Toltèques. Ça ajouterait un peu de piment à l’Histoire.
— Comme si nous en avions besoin, après tout ce que nous venons de vivre ! s’exclama Jeremy.
— Tu as cru voir une femme sur la fresque, une Viking, lui rappela Costas.
Jeremy acquiesça en se souvenant brusquement de ce personnage.
— Pour moi, elle incarne la légende des Walkyries, déclara Maria, ces cavalières du monde des esprits qui sélectionnaient les guerriers tués sur le champ de bataille pour les emmener au Walhalla et les servaient ensuite dans la grande salle des festins. Je pense que Maria est restée avec Harald jusqu’au bout. Elle fut sa compagne de tolet, une princesse guerrière. Elle a dû l’accompagner dans l’au-delà, en bonne Viking. Je pense qu’elle est là-haut maintenant et qu’elle festoie avec lui ainsi que les membres de sa noble confrérie, le vrai félag.
— Maria, reine des Walkyries, plaisanta Costas. D’après ce que j’ai vu, ça te va bien !
— Il était temps que quelqu’un prenne la relève, dit Jack en souriant.
Le navire avait ralenti. Il était désormais immobile sur l’eau, tandis que les derniers remous de son sillage disparaissaient dans les vagues derrière la poupe. Le capitaine sortit de la passerelle et ses pas résonnèrent sur le pont.
— Nous avons atteint notre position, Jack, annonça-t-il. Quand vous voulez.
Jack hocha la tête et regarda la mer avant de se retourner vers un objet posé derrière lui sur le pont. Il retira avec précaution la couverture qui l’enveloppait et le laissa étinceler dans le soleil. C’était la superbe hache de guerre viking que Costas et lui avaient trouvée dans le drakkar, l’arme de Halfdan, qui les avait sauvés d’une mort certaine dans la glace. Il ne l’avait pas retouchée depuis le jour de leur terrible épreuve et il eut la chair de poule lorsqu’il referma la main autour du manche en chêne. Il tourna d’un côté et de l’autre la tête d’acier dorée qui avait la forme du marteau de Thor, Mjøllnir, ornée d’une tête de loup et de l’aigle bicéphale représentant Rome et Constantinople. Il passa la main sur les symboles runiques, la signature de Halfdan, des marques que celui-ci avait faites un millier d’années auparavant, lorsqu’il avait servi sous les ordres de son chef bien-aimé à la grande époque de la garde varangienne, dans la plus grande cité du monde.
Les compagnons de Jack s’approchèrent sans un mot et posèrent la main sur le manche.
— La chance du combattant, dit Costas.
— La chance du combattant, répéta Jack à voix basse.
Il y avait seulement dix jours que leur extraordinaire aventure avait commencé dans la Corne d’Or. Jack repensa au père O’Connor, à tout ce que cet homme avait fait pour combattre le côté obscur de l’histoire, au prix de sa propre vie.
La brume commença à descendre sur eux. Elle coupa le navire du monde extérieur, comme s’ils avaient fait un bond en arrière dans le temps. Juste au-dessus de l’horizon, à l’ouest, s’étendait le Vinland, l’avant-poste le plus reculé des Vikings. L’espace d’un instant, Jack eut l’impression de voir sortir de la brume la silhouette spectrale d’un drakkar, précédée du loup féroce que Costas et lui avaient aperçu dans la glace. C’était comme s’ils se trouvaient dans un univers où la réalité devenait mythe, à la frontière entre le monde des Vikings et le monde des esprits, où avait commencé pour Harald et ses hommes un voyage rempli de découvertes terrifiantes.
Jack souleva la hache puis posa les lèvres contre l’acier frais de la lame. Quelque part dans ces eaux froides, les derniers vestiges de l’iceberg libéreraient Halfdan et son drakkar après avoir suivi le courant qui avait porté le roi viking jusqu’à l’ultime bataille de la fin des temps. Halfdan devrait être prêt à combattre fièrement aux côtés de ses compagnons, ceux qui avaient été ses frères d’armes à l’époque où les Varègues étaient des guerriers inégalés dans le monde des hommes.
Jack fit un pas en arrière, laissa glisser la tête de la hache derrière lui et, dans un geste ample, souleva le manche dans les airs. Emporté par le poids de l’arme, il la lâcha au dernier moment. La hache décrivit un grand arc de cercle au-dessus de la poupe et se mit à tournoyer dans un rayon de soleil illuminant la brume avant de disparaître derrière une lueur étincelante, comme un éclair surgi de nulle part, un flot d’énergie provenant de l’âge des héros. Puis elle fendit la mer et sombra pour ne laisser que quelques rides sur l’eau, rapidement balayées par les vagues. Étrangement soulagé, Jack eut le sentiment d’avoir un poids en moins sur le cœur. Il se pencha contre le bastingage et fixa la surface grise de la mer, entouré de ses amis. À voix basse, il prononça en vieux norrois les mots sacrés, ces mots qui avaient perdu toute connotation funeste et racontaient une histoire merveilleuse.